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Origine : http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/081005.pdf
Au moment du bouclage de ce numéro, nous apprenons avec
douleur le décès de Christian Geffray, survenu le
vendredi 9 mars 2001. Lui qui avait croisé le danger bien
des fois, au Mozambique ou en Amazonie, est mort chez lui à
46 ans. Vient de disparaître un grand intellectuel dont on
attendait des contributions décisives à l'analyse
de la formation du lien social, des phénomènes de
violence, de l'État et des institutions. Bien qu'il ait été
fauché en plein élan, il laisse déjà
une oeuvre, qui fera son effet, profond, dans la durée. Politique
africaine s'associe à Lusotopies, dont il fut l'un des membres
fondateurs, pour lui rendre hommage. Formé dans le bouillonnement
de l'après-Mai 68 en France et dans l'optique d'un marxisme
critique, Christian Geffray avait d'abord étudié la
philosophie, avant de devenir chercheur en anthropologie. Très
proche de Claude Meillassoux, en qui il voyait toujours son maître
à penser, il s'en éloigna en insistant sur la place
de l'imaginaire dans la structuration sociale et en recourant à
la psychanalyse pour développer ce qu'il a fini par appeler
une « anthropologie analytique ».
Profondément pénétré de l'exigence
éthique de la recherche et du souci d'élaboration
théorique, il tenait aussi à ne jamais abandonner
le « terrain ». Son premier long terrain « classique
» d'anthropologue eut lieu parmi les Macuas du nord du Mozambique.
Il fut à l'origine de Ni père, ni mère. Critique
de la parenté chez les Makhuwa (Paris, Le Seuil, 1991). Cette
recherche sur l'organisation sociale et son langage allait ensuite
le conduire à utiliser l'anthropologie de manière
créative pour analyser la guerre apparemment « insensée
» qui ravageait le pays. Selon une démarche originale
et courageuse, il enquêta sur le théâtre du conflit,
pour comprendre les engagements de la société paysanne
dans l'un ou l'autre camp. Cela donna lieu à La Cause des
armes au Mozambique. Anthropologie d'une guerre civile (Paris, Karthala,
1990), un ouvrage qui ouvrit un débat international qui avait
tant de mal à se construire. La guerre au Mozambique, menée
par une guérilla ultra-violente, n'était-elle qu'une
conséquence de la politique régionale de déstabilisation
de l'apartheid ? Il montra qu'elle avait aussi des causes internes
et une base sociale, liées à la politique de modernisation
autoritaire engagée par le pouvoir contre la paysannerie
: des segments de la société cherchaient à
se protéger de cet État en utilisant une guérilla
venue de l'extérieur.
Dans le prolongement des interrogations de La Cause des armes,
il partit pour l'Amazonie brésilienne. Étudiant les
situations de frontières, les terrains violents où
se côtoient les garimpeiros (chercheurs d'or), les «
forestiers » et les narcotrafiquants, il entreprit aussi de
penser la place sociale de la mort chez les Indiens. Il y démonta
les mécanismes de la dette imaginaire qui lie les dépendants
au Maître, et les rapports de domination à l'oeuvre,
afin de comprendre les logiques de fonctionnement des sociétés
paternalistes. Ce fut d'abord la codirection du gros dossier «
L'oppression paternaliste au Brésil », publié
dans la revue Lusotopie, puis les Chroniques de la servitude en
Amazonie brésilienne (Paris, Karthala, 1995).
Dans le mouvement de pensée qui l'a toujours caractérisé,
il allait ensuite revenir de façon plus théorique
sur les thèmes et les acquis de ses terrains. C'est alors
qu'il se tourna vers les concepts de la psychanalyse, celle de Freud
et de Lacan, qui lui semblaient être des outils à la
fois absolument nécessaires à la compréhension
du lien social et pourtant non « applicables » aux phénomènes
collectifs. C'est tout le travail d'élaboration conceptuelle
mené dans Le Nom du Maître. Contribution à l'anthropologie
analytique (Paris, Arcanes, 1997). Reposant les questions fondamentales
lancées par Marx et les sciences sociales, sa nouvelle conceptualisation
visait non seulement à comprendre la puissance du paternalisme
comme paradigme social dans les sociétés périphériques,
mais aussi sa survivance au centre du monde, ce qui l'amenait à
réfléchir autrement sur les difficultés de
l'autonomie du citoyen et de la démocratie.
L'existence de la dette imaginaire qui lie le dépendant
au Maître posait évidemment la question de la valeur.
Dans Trésors. Anthropologie analytique de la valeur, texte
daté de septembre 1999 et dont il ne verra pas l'édition
puisque l'ouvrage doit paraître à la mi-mars (Paris,
Arcanes), il cherche à comprendre ce qui détermine
la valeur des biens dans la vie sociale, en réfléchissant
sur la fonction sociale de la mort pour les populations guerrières
amérindiennes, sur les biens précieux institutionnellement
voués au don et sur le lien noué entre les hommes
autour de biens marchands qui les engagent dans une autre relation
avec la mort. Il formule sa thèse que les couples de catégories
qui cherchent à rendre compte d'une tension dans la vie sociale,
depuis la distinction platonicienne entre l'« or divin »
et celui des hommes, reflètent la distinction de deux discours
(au sens lacanien), le « discours du don » et le «
discours du troc ou des marchands ». Il y analyse aussi l'invention
de la monnaie comme politique, censée restituer, relativement
aux opérations marchandes, la position de l'État et
le privilège souverain de la maîtrise. Nous ouvrirons
bientôt un débat sur cet ouvrage majeur. Directeur
de recherches à l'IRD et chercheur au Centre d'études
africaines de l'EHESS (Paris), il préparait avec la même
passion intellectuelle son prochain terrain, le Rwanda : là
encore au sujet d'une question cruciale de notre humanité
contemporaine, et en partant de manifestations de violence extrême
comment tue-t-on ses voisins ? comment un génocide est-il
possible ? , c'est la même quête de compréhension
anthropologique qu'il entendait poursuivre, prolongeant ses recherches
sur la violence et le lien social. Par-delà le cercle restreint
des « africanistes », c'est l'ensemble des sciences
sociales qui resteront orphelines du travail novateur et inachevé
de Christian Geffray
La rédaction de Politique africaine
L'association des chercheurs de la revue Lusotopie
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