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Origine : http://www.erudit.org/revue/as/2001/v25/n3/000262ar.html
Érudit | AS v25 n3 2001 :
Guillaud : La valeur des biens contre les hommes de valeur
Anthropologie et Sociétés
Politique, réflexivité, psychanalyse
Volume 25, numéro 3, 2001
Directrice : Francine Saillant
Éditeur : Département d'anthropologie de l'Université Laval
ISSN : 0702-8997 (imprimé)
ISSN : 1703-7921 (numérique)
La valeur des biens contre les hommes de valeur
Sur « l'anthropologie analytique » de Christian Geffray
Yann Guillaud
Centre de recherche sur le Brésil contemporain
52, boul. Raspail
75006 Paris
France
1 Subitement décédé le 9 mars 2001 à
l'âge de quarante-six ans, Christian Geffray était directeur de
recherche à l'Institut de recherches pour le développe-ment (IRD,
ex-Orstom). Venu à l'anthropologie après des études de philosophie,
le choix de ses thèmes de recherche était guidé par une éthique
politique et une sorte d'urgence du moment qui le poussaient à traiter
de questions essentielles en reliant études de terrain et pensée
théorique. Cette volonté de s'attaquer à des problèmes qui dépassent
les questions locales, tout en leur apportant des éclairages pertinents,
est remarquable tant sont nombreux les chercheurs qui se limitent
à des questions étroites. Inspiré par l'anthropologie économique
et par un marxisme critique, très proche de Claude Meillassoux,
ses terrains de prédilec-tion furent d'abord la parenté et la guerre
civile au Mozambique, puis les formes de servitude, la violence
rurale et le trafic de cocaïne en Amazonie brésilienne. C'est à
partir de ces domaines de recherche que Geffray s'est intéressé
à la psy-chanalyse plutôt que par l'intermédiaire des spécialités
où les sciences sociales la rencontrent habituellement, comme l'étude
des mythologies, des religions ou de la sexualité. Depuis quelques
mois, il se préparait à son prochain terrain qui devait être le
Rwanda pour appréhender le génocide. L'idée qu'il existe une vie
sociale dans la guerre ou en marge de la légalité et qu'il importe
d'en saisir les rouages pour éclairer la formation des liens sociaux
et la naissance des institu-tions était au cœur de ses recherches.
Geffray nous lègue son dernier livre, Trésors (2001), où il poursuivait
sa démarche consistant à incorporer certains acquis de la psychanalyse
dans la réflexion sur le social et dépasser ainsi l'oppo-sition
classique entre la société et l'individu qui assigne aux sciences
sociales l'étude de la première et à la psychanalyse l'étude du
second. Précisons que tout le propos de l'auteur sur la psychanalyse
était absorbé par une réflexion sur la pensée psychanalytique et
qu'il n'a donc, en aucun cas, évoqué la pratique de la cure. Pour
mettre en relief la portée et l'originalité de sa démarche, nous
en retraçons quelques moments clés — en particulier à partir de
son dernier ou-vrage.
2 Avec le concept du signifiant, Geffray
aborde implicitement Lacan dès son premier livre qui est consacré
à une critique de la notion de parenté à partir du cas des Makhuwa
du Mozambique (Geffray 1990a). Ceux-ci n'ont aucun mot dans leur
langue pour désigner nos père et mère ; mais tous les groupes
d'individus qui sont distingués par les mots locaux de la parenté
sont congruents avec l'organisation sociale de la production. Le
nom de clan, transmis à l'ini-tiation par la lignée des femmes,
est ce qui institutionnalise l'appartenance sociale des enfants
et ce qui organise toute la vie des individus en les soumettant
à la Loi que ce nom véhicule et dont ils deviennent les dépositaires
(ibid. : 70-73). Or, le nom de clan n'a de signification que
par son transfert, permettant à la population de concevoir le lien
social et, du même coup, de l'instaurer. Mais si la transmission
du nom de clan n'existe qu'en raison de la pensée qui lui donne
son sens, ce n'est pas cette pensée qui détermine le lien social.
Celui-ci procède, en effet, de la redistribution du surproduit qui
légitime la revendication d'autorité sur les enfants, revendication
qui correspond à l'enjeu majeur de la vie sociale makhuwa. Ainsi,
l'auteur définit ce nom de clan comme un pur signifiant (ibid. :
159-161). Les mots de la parenté sont donc, pour Geffray, issus
de relations sociales qui motivent leur désignation[1]
et non pas, comme l'affirme le structuralisme, d'une logique combinatoire
où la langue (le symbolique), indépendamment de l'histoire et de
la psychanalyse, ordonne la reproduction des individus en prohibant
l'inceste ce qui, en s'opposant à la nature, fonderait la culture.
3 Les registres lacaniens du réel, de
l'imaginaire et du symbolique, dont les traces sont discernables
dans la critique de la parenté que nous venons d'évoquer, sont pleinement
introduits dans la réflexion sur l'exploitation paternaliste élaborée
dans ses Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne (Geffray
1995 : 132-135). Pour l'auteur, la formation d'une dette fictive,
imaginaire, des dominés est ce qui fonde la domination des maîtres-marchands,
justifiant ainsi la situation d'obligés des débiteurs. Puisque le
maître est le vecteur de la Loi (domaine du symbolique) qu'il incarne
dans sa personne, à la manière de ce que recouvre la fonction du
père, cela explique que les dominés aiment leur maître malgré l'exploitation
(le réel).
4 Toutefois, c'est avec Le nom du maître
(Geffray 1997) que la relation entre psychanalyse et sciences sociales
est pensée de façon explicite en abordant de front les questions
de l'amour et de la haine qui renvoient aux thématiques de la foi,
de la parole et de la mort. Ces questions si importantes dans la
vie sociale, et qui s'étaient imposées à l'auteur en filigrane avec
son étude du basculement d'une population dans la guerre civile
mozambicaine (Geffray 1990b), sont pourtant très peu étudiées par
l'anthropologie.
5 Le concept d'identification, à la base
de la théorie freudienne du lien social, est repris par Geffray
dans Le nom du maître où il en fait une critique à l'aune de l'anthropologie.
Il suit ainsi le raisonnement de Freud, non seulement à propos de
l'identification au père (ou plutôt ce qui en tient lieu fonctionnel-lement)
pour expliquer la genèse du « Moi » chez l'enfant puis
de son « Idéal du Moi » — lorsque le père est écarté au
bénéfice de ses idéaux —, mais aussi à propos du remplacement de
ces « Idéaux du Moi » individuels par un « Idéal
de la masse » qui permet l'identification mutuelle des membres,
ce qui engendre le groupe (Geffray 1997 : 86-90). En revanche,
il rejette l'explication freudienne — à présent considérée comme
mythique par la psychanalyse — selon laquelle « le père originaire
est l'idéal de la masse », c'est-à-dire que les fonctions du
père et du meneur se recouvrent dans le chef de la horde tué par
ses fils qui, ensuite, sont taraudés par une culpabilité qui serait
à l'origine de la civilisation (ibid. : 92-94 et 142-151).
Geffray considère, en effet, qu'il existe une instance propre à
la vie sociale où se forme une représentation imaginaire commune
de soi qu'il nomme le « Nous » et dont le meneur (ou ce
qui en tient lieu fonctionnellement) est le vecteur (ibid. :
104-110). Ce « Nous » se distingue de « l'Opinion »
— appelée le « On » dans son dernier ouvrage — en ceci
que le meneur reconnaît le désir commun dont il devient le représentant
et qui, jusqu'alors dans « l'Opinion », était disparate
et non perçu par la population concernée comme étant un désir identique
et partagé. Le passage de « l'Opinion » au « Nous »,
en permettant la satisfaction du désir commun finalement reconnu,
est ce qui rend possible l'action sur la scène sociale. Enfin, ce
sont les « idéaux du Nous », au-delà de la disparition
des meneurs qui les incarnent, qui engendrent dans l'ordre symbolique
les institutions : Église, royauté, nation…
6 La portée du Nom du maître est donc
de suivre, de manière critique, le déroulement de concepts issus
de la psychanalyse pour y ancrer une réflexion anthropologique.
Ce qui permet de mieux appréhender des phénomènes sociaux jusqu'alors
mal ou peu pensés par les sciences sociales : l'amour et la
haine, la naissance et la mort des institutions. La méthodologie
choisie, fondée sur un aller-retour constant entre la théorie analytique
et des études de terrain typiquement anthropologiques, dégage la
pertinence de la démarche d'une « anthropologie analytique »
appelée de ses vœux par l'auteur.
7 Trésors est le prolongement de cette
démarche d'anthropologie analytique puisque son noyau théorique
est fondé sur ce qui est en jeu, selon la psycha-nalyse, dans la
prise de parole : à savoir que les êtres parlants doivent être
distingués de leurs croyances pour les considérer comme des sujets
de la parole où sont énoncés des discours sociaux.
8 L'auteur reprend ainsi la théorie de
Lacan sur le discours selon laquelle, en raison des lois du langage,
tout discours non seulement relève d'une structure universelle et
anhistorique mais encore, s'il réussit, instaure un lien social
entre participants (Geffray 2001 : 10-12). La structure du
discours comporte quatre éléments qui se répartissent entre la personne
qui tient le discours, d'une part, et celle(s) qui le reçoi(ven)t
d'autre part. Du côté du locuteur il y a « l'agent du discours »,
ce qui permet au discours d'opérer, et la « vérité du discours »,
ce qui est vraiment en cause dans ce discours. Du côté de l'auditoire
il y a la « référence du discours », ce que le discours
veut maîtriser, et la « production du discours », l'effet
qu'il engendre dès lors que le discours réussit à nouer une relation
sociale. Les différents types de discours se distinguent les uns
des autres à la fois par la nature des variables qui les composent
et par la position de ces variables dans la structure.
9 L'originalité de la démarche de Geffray
dans cet ouvrage tient à ce qu'il étudie la nature de ces variables
en les reliant aux « idéaux du Nous » à l'œuvre dans le
lien social en question, faisant basculer la démarche analytique
dans le champ du social. L'auteur distingue deux structures discursives
antagoniques mais qui coexistent dans toute vie sociale : la
foi (ou l'honneur, le don) et le calcul (ou l'intérêt, l'échange
marchand). Si ces structures discursives, et leur opposition, sont
universelles, la forme de leur antagonisme varie selon l'histoire
des sociétés. Chaque individu noue ainsi, selon les circonstances
et dans des conditions historiques particulières, l'un et l'autre
de ces liens sociaux irré-ductibles (ibid. : 7-10 et 121).
Les catégories classiques en anthropologie que sont le don et l'échange
marchand sont alors réinterprétées à partir de la configuration
dont relève chacun de ces discours. La première partie de Trésors
est construite sur cette démonstration théorique imbriquant, de
manière implicite, « idéaux du Nous » et structures du
discours pour aborder à nouveau les questions de l'amour et de la
mort, mais en les reliant à la question de la richesse. La démonstration
se nourrit de l'étude de la fonction symbolique de la mort chez
les Yanomami d'Amazonie (chapitre 1) et d'un retour sur l'étude
du don (chapitre 2), en particulier à partir de la kula mélanésienne,
pour faire apparaître en quoi l'échange marchand (chapitre 3) s'en
différencie. Cette discussion théorique est prolongée, dans la seconde
partie de l'ouvrage, par des études anthropologiques qui montrent
l'utilité de la démarche pour comprendre le rôle de la mort (1re
étude) et l'abandon des biens (2e étude) chez les populations
guerrières amérindiennes, la signification du hau mélanésien en
tant que « nom de la loi » (3e étude) ou encore
l'invention de la monnaie frappée en Grèce ancienne (4e
étude). La constitution du livre en deux parties, l'une qui se veut
plus théorique et l'autre plus appliquée, est cependant dommageable
à la bonne compréhension de certains éléments qui sont implicites
dans la première partie mais précisés dans la seconde. Il en va
ainsi du concept de l'abandon des biens à distinguer du don, des
différences entre servitudes paternaliste et marchande ou de la
relation entre les « noms de la loi » et le sacré. La
seconde partie est, en réalité, tout aussi théorique que la première
de telle sorte que son attrait dépasse le simple aspect monographique
des sujets abordés.
10 Dans le cadre du discours du don,
le doute que suscite l'exercice de la parole chez son destinataire
concerne la véracité de l'engagement de la personne qui s'exprime
(le sujet) ; ce que le sujet sait d'ailleurs fort bien sans
qu'il ne soit nécessaire de l'énoncer puisque lui-même doute de
la valeur de l'autre, de ses dispositions à son égard. Le fait que
le sujet soit ainsi « divisé » — pour reprendre sa caractérisation
psychanalytique — s'explique ici par le désir d'alliance mêlé de
crainte qui constitue la vérité de ce discours, ce qui y est vraiment
en cause (Geffray 2001 : 67-79). Or le doute d'autrui, qui
représente la référence du discours, ne peut être levé par le sujet
qu'en apportant une preuve, sans parole et symbolique, de la véracité
de sa parole afin de la signifier pour interrompre le « défilement
indéfini des pensées anxieuses de l'autre, de faire taire ce que
l'On persiste éventuellement à y imaginer » (ibid. : 75,
souligné par l'auteur). L'objet donné représente ainsi un signifiant
de la valeur du sujet et correspond à l'agent du discours, ce qui
va garantir symboliquement l'enga-gement du sujet dans sa parole
et permettre de sceller l'alliance. Alliance qui par ailleurs, comme
dans le cas de l'échange — appelé kula — des brassards contre des
colliers de coquillage, permet ensuite l'instauration pacifique
d'un commerce très actif. Mais peu importe que l'objet soit un coquillage
dans la kula ou un diamant dans une déclaration d'amour, l'essentiel
est que cet objet soit considéré dans la culture en question comme
digne de désir. En acceptant l'objet, l'autre tait son inquiétude
et le discours produit la foi dans le sujet. La valeur du sujet,
c'est-à-dire sa dignité, est reconnue par l'autre qui, par conséquent,
déclare sa propre croyance vis-à-vis du sujet. Mais, de la même
manière que précédemment, seul un contre-don peut signifier cet
engagement de l'autre. Par conséquent le don appelle la réciprocité,
dès lors que la défiance n'est pas envisagée. Cependant, le contre-don
n'est pas l'équivalent du don initial, puisque le sujet a pris le
risque de se mettre d'abord sur la sellette : à savoir, déclarer
sa propre croyance en l'autre en même temps qu'il demande à l'autre
de reconnaître sa bonne foi. Toutefois, comme la valeur du sujet
n'existe pas en dehors de sa reconnaissance par autrui et qu'il
n'existe pas de garant réel de la parole, la circulation d'objets
symboliques (les dons et les contre-dons) ne peuvent que se répéter
indéfiniment pour refouler sans cesse le doute récurrent puisque :
« Là où il est, le désir de savoir [autre nom du doute] creuse
indéfiniment ses sapes sous les fondations de la foi des dupes »
(ibid. : 77).
11 Pour qu'une société humaine soit
possible alors que l'exercice de la parole est marqué par un doute
structural, l'auteur fait sienne la considération analytique selon
laquelle il faut bien ériger une norme de base pour empêcher une
remise en cause infinie des normes (Safouan 1993 : 43-60).
Le sujet est alors en mesure d'invoquer la norme de base, ce nom
donné à la loi d'un sujet fictif, imaginaire, pour mettre un terme
au doute. Cependant, si le sujet sait que sa condition (son identification
au « Nous ») dépend de sa conformité à ce « Nom de
la loi » (tel le hau maori ou la loi de Jésus pour les chrétiens),
il refoule en revanche le fait que cette loi dépende de sa propre
croyance. Les objets (coquillages et autres objets précieux) qui
ont la capacité de refouler le doute possèdent cette particularité
parce qu'ils sont, d'une manière ou d'une autre, reliés aux garants
ultimes de la parole que sont les « Noms de la loi » ;
d'où la sacralisation de tels objets (Geffray 2001 : 162-167).
Ainsi, dans le discours d'honneur (autre nom du discours du don),
la loi occupe en définitive la position d'agent du discours, à la
place de l'objet donné. Or, le recours à cette fonction symbolique
inconsciente qu'est la « loi du nom » est considérée comme
« nécessaire et inutile » (Safouan 1993 : 57) en
raison des lois du langage et parce que, derrière la « loi
du nom », il n'y a rien que de la croyance, de l'imaginaire.
Cette caractéristique de la nécessaire, bien qu'inutile, nomination
de la loi est reprise par Geffray (2001 : 163-164) sans qu'il
n'en donne vraiment d'explication, alors que cela nous semble en
contradiction avec la démonstration qui met justement en relief
l'inévitable ancrage de la vie sociale dans l'imaginaire.
12 Le discours marchand, par rapport
au discours du don, « dit tout à l'en-vers » (Geffray
2001 : 114). En effet, dans le discours du don l'objet donné
(signifiant la véracité de la parole et confirmant du même coup
la dignité du sujet) était l'agent du discours et que le sujet (taraudé
par l'inquiétude à propos de sa demande d'alliance) était en position
de vérité du discours ; dans le discours marchand en revanche,
comme seules comptent la jouissance des objets et son anticipation,
l'objet (la marchandise du sujet) est cette fois en position de
vérité du discours, tandis que le sujet, toujours divisé, occupe
maintenant la position d'agent du discours (ibid. : 94-97 et
111-119). Le sujet dans le discours marchand est à présent divisé,
car son identité ne se joue pas dans le discours qu'il énonce puisqu'il
n'y intervient qu'en tant que porte-parole de son objet, tout comme
l'autre d'ailleurs qui n'intéresse le sujet qu'en raison de l'objet
qu'il possède. Dans un tel échange, il n'y a donc jamais de rencontre
intersubjective, mais seulement une rencontre de porte-parole d'objets.
Ainsi le discours marchand ne cherche plus à maîtriser le doute
de l'autre, comme dans le don, mais simplement à maîtriser le signifiant
de la valeur de l'objet du sujet (sa marchandise) que représente
le bien d'autrui (ou l'équivalent général cristallisé en monnaie).
Par conséquent, contrairement au discours du don qui refoule le
doute, le discours marchand ne peut produire chez l'autre que le
doute sur la valeur. Quoi qu'il en soit, dès lors qu'un accord est
trouvé sur la valeur relative des biens, c'est-à-dire que le prix
du bien du sujet est fixé en termes d'une quantité déterminée du
bien d'autrui, le lien social qu'instaure l'échange tant désiré
est le contrat, et non une alliance comme dans le don. La nature
du contrat est d'expliciter la jouissance que chacun doit assurer
à l'autre en lui cédant une quantité stipulée d'objets. La garantie
de cette institution n'est pas un « Nom de la loi », à
l'instar du don, mais simplement « tous les biens dont jouit
le sujet [c'est-à-dire l'un des contractants], y compris éventuellement
sa personne propre » (ibid. : 118, souligné par l'auteur)
qui sont susceptibles d'être saisis en cas de défaillance pour que
la jouissance d'autrui soit effectivement préservée. Dans l'imaginaire
marchand, il n'existe rien d'autre, ni foi ni loi, que la jouissance
des biens, laquelle est indépendante de la valeur du sujet.
13 La portée majeure de cette réinterprétation
de l'échange marchand effectuée par Geffray, à partir de l'analyse
discursive, consiste dans la démonstration rigou-reuse d'une position
qui, jusque-là, était assez diffuse dans la controverse, à la base
de l'économie politique, sur les fondements de la valeur des biens
(ibid. : 97-109). Selon son interprétation « il n'existe
pas de valeur réelle, indépendante de ce qui vient la signifier »
(ibid. : 109, souligné par l'auteur), puisqu'il est impossible
dans la réalité de comparer la part de jouissance retirée par chacun
des protagonistes du bien dont ils disposent. L'interrogation sur
la vérité des prix des biens, effectivement con-substantielle au
discours marchand, n'a en réalité pour l'auteur aucun sens puisqu'elle
est du ressort de l'exercice symbolique de la confrontation des
parts de jouissance attribuées aux biens dans l'imaginaire.
14 Ainsi, pas plus que la valeur d'un
individu soucieux d'honneur n'existait en dehors de son expression
signifiée par le don, la valeur d'un bien dans l'échange marchand
n'existe en dehors de son expression signifiée par le bien d'autrui.
Pour légitimer dans l'imaginaire de l'autre la valeur de son objet,
le marchand recourt à trois types d'arguments qui peuvent être combinés
à souhait : soit la « jouissance anticipée de l'autre »,
à savoir la promesse de jouissance accrue que comporte pour l'autre
le bien du sujet (ce que les économistes appellent l'utilité), ou
la « jouissance perdue du sujet », c'est-à-dire les renon-cements
endurés par le sujet pour rendre disponible le bien en question
(c'est le travail des économistes) ou encore la « jouissance
anticipée du sujet », ce qui met en exergue l'effort consenti
par le sujet, car un tiers est certainement prêt à donner plus que
ne veut céder l'autre (c'est la concurrence, ou loi de l'offre et
de la demande de l'économie). Cet argumentaire, qui aurait plutôt
tendance à écarter l'estimation des valeurs relatives par les protagonistes,
n'est pas un obstacle infranchissable, car la parole de l'un et
de l'autre n'implique ici aucune mise en cause de leur valeur subjective.
Pour mettre un terme au marchandage, à la fluctuation erratique
des représentations imaginaires de la valeur relative des objets
en cause, il faut résoudre le problème central de la part de jouissance
qui leur est associée. Ce problème, insoluble dans la réalité, trouve
symboliquement sa solution dans la mise en œuvre de la croyance
marchande qui stipule l'équité des parts de jouissance attachées
au bien du marchand et à une quantité déterminée du bien de l'autre.
Cette quantité du bien de l'autre est tout l'enjeu du marchandage
entre protagonistes puisqu'elle va signifier la valeur de la marchandise.
Comme le rappelle Geffray, cette analyse doit beaucoup à Marx qui
explicite précisément cette confrontation des objets dans la partie
consacrée à la forme de la valeur dès le premier chapitre du livre
I du Capital. Mais, contrairement à Marx pour qui le substrat de
la valeur d'une marchandise est la quantité de travail abstrait
socialement nécessaire à sa production, pour Geffray c'est la confrontation
symbolique entre des objets dont la jouissance est mesurable dans
l'imaginaire qui fonde leur valeur, rabattant ainsi le substrat
de la valeur sur la croyance marchande.
15 Sur la base de cette analyse d'une
croyance marchande qui institue dans l'imaginaire la répartition
équitable de la jouissance retirée par chacun dans l'échange des
biens (sinon il n'y aurait pas d'échange pacifique), il est possible
selon nous de considérer que la valeur relative des biens dans la
réalité est fixée par le rapport de forces entre protagonistes dans
l'échange. Les relations de pouvoir, qui instaurent des relations
dissymétriques et de subordination entre agents, quelque peu délaissées
par une analyse économique dominante qui assimile l'économique à
une théorie du marché, peuvent alors être réintroduites pour occuper
une place explicative centrale (Perroux 1973 : 5-35). Ainsi,
ce n'est plus le marché qui fixe le prix par confrontation de l'offre
et de la demande, mais les agents qui sont en mesure de faire accepter
localement leur prix. Par conséquent, tandis que la structure du
discours marchand serait anhistorique, le processus de fixation
du prix s'expliquerait en revanche par l'histoire des configurations
marchandes et non par l'existence d'un marché abstrait.
16 Si, a priori, chaque individu noue
librement ses liens sociaux qui relèvent des discours de la foi
ou du calcul, il faut néanmoins remarquer que chacun de ces discours
comporte de par sa nature le principe d'asservissement. Nous trouvons,
en effet, dans les travaux de Geffray la possibilité de distinguer
clairement les deux grandes formes de servitudes reliées à de telles
structures discursives et qu'il a traitées au fil de ses recherches[2] :
la servitude paternaliste et la servitude marchande. Notons, cependant,
que l'auteur n'a pas formulé cette opposition et que même leur distinction
nette n'est pas toujours très marquée chez lui.
17 La servitude marchande (ou contractuelle)
est, pour l'auteur, une forme singulière d'assujettissement dont
la structure peut se comprendre comme une perversion du discours
du don (ou d'honneur) en lui appliquant l'institution du contrat
qui est le lien social de l'échange marchand (Geffray 2001 :
168-171). En effet, comme dans le discours du don, les variables
du sujet divisé et du doute d'autrui occupent les positions respectives
de la vérité du discours et de sa référence ; en revanche,
la créance du sujet, c'est-à-dire le prix du manque à jouir du sujet
(ou dette d'autrui), remplace le signifiant de la valeur du sujet
en position d'agent du discours et la jouissance d'autrui remplace
la foi de l'autre en tant que production du discours. Comme la créance
du sujet « usurpe la position réservée à la loi dans la structure
du discours d'honneur, [elle] commande alors le simulacre marchand
de la maîtrise » (ibid. : 180). L'autre devient donc l'obligé
du maître-marchand tant que perdure son endettement et que persiste
la croyance en la mesure comptable de la jouissance des objets,
fondement de la croyance marchande. Le développement de cette forme
d'assujettissement déboucha, en Grèce ancienne (ibid. : 171-181),
sur des luttes pour l'abolition des dettes et la redistribution
des terres. Ces revendications, outre l'interdiction de prendre
les personnes pour gages, furent mises en œuvre par les lois de
Solon. Une limite au déploiement de la sujétion aux prix était dès
lors fixée. De la même manière, et à peu près à la même époque,
l'État instaura une souveraineté sur le monde de la marchandise
en garantissant l'équivalent général (ou signifiant-maître du discours
marchand) par la frappe de la monnaie, dont le nom en grec signifie
« loi ». L'État devenait ainsi le tiers qui garantissait
à la fois le discours marchand et son insti-tution, le contrat,
tout en limitant leur pouvoir de déliquescence du lien social[3].
18 Bien que l'auteur semble les distinguer
(ibid. : 168, note 2), cette servitude marchande issue d'un
croyance marchande sans garde-fou, analysée dans Tré-sors, ressemble
à s'y méprendre à l'exploitation paternaliste étudiée dans les Chroniques
de la servitude à partir de la collecte du caoutchouc sylvestre
en Amazonie brésilienne (Geffray 1995), puis discutée pour d'autres
activités et régions du Brésil (Léna et al. 1996). Selon nous, en
effet, malgré le fatras paternaliste décelable en forêt amazonienne,
le paternalisme n'y est pas une nécessité pour que les maîtres-marchands
instaurent leur domination. Les conditions locales dans lesquelles
s'exerce l'échange (éparpillement des ressources, manque de main-d'œuvre
locale, intégration des producteurs à la croyance marchande, difficulté
intrinsèque pour ceux-ci de faire face à la variation des prix et
faiblesse de la circulation monétaire) suffisent à engendrer l'endettement
et ses effets d'assujettissement (Guillaud 1998 : 44-50 ;
voir aussi Meillassoux 1996 : 349-353). L'élément clé réside
ici dans la pleine acceptation du principe de calcul de la jouissance
retirée de l'échange d'objets, et donc de la légitimité d'en garantir
la réalisation malgré la défaillance du producteur qui, dès lors,
tombe en servi-tude pour dette.
19 En revanche, la servitude clientéliste
étudiée par l'auteur dans le trafic de drogue nous semble, avec
la distribution de la « manne » (Geffray 2000 : 18-20),
radicalement différente des servitudes analysées jusqu'alors (et
auxquelles nous réservons l'appellation de servitudes marchandes),
mais bien correspondre à ce qu'il a appelé la servitude paternaliste.
Les biens distribués par le trafiquant le sont, en effet, en dehors
de tout principe marchand, de manière totalement discré-tionnaire
(ce qui différencie la « manne » des subventions ou allocations
versées par l'État en fonction d'une règle de droit) et sans qu'aucune
réciprocité soit possible. Cela implique pour le bénéficiaire que
seule la fidélité envers le bien-faiteur soit envisageable. Bien
qu'elle puisse en apparence évoquer le don, la « manne »
ne s'inscrit pas dans l'institution du don, comme le rappelle Geffray,
car il n'y a pas renouvellement infini d'un endettement réciproque
entre partenaires égaux. Dans Trésors, l'auteur envisage d'ailleurs,
mais de manière abstraite, une telle servitude que nous appelons
paternaliste en considérant le don d'un bien garantissant volontairement
une parole de mauvaise foi du donateur lorsque le donataire ne dispose
d'aucun trésor pour assurer la réciprocité (Geffray 2001 :
83-84). Étant incapable de retourner un présent pour symboliquement
nouer l'alliance, si le donataire ne veut pas signifier de la défiance
envers le donateur il ne peut alors que s'assujettir au bon vouloir
du donateur. Quoique cette démonstration soit logique, elle nous
semble assez curieuse, car elle explique la servitude paternaliste
par un coup de mauvaise foi d'un protagoniste nanti! Les exemples
du potlatch Kwakiutl ou des big men océaniens évoqués en soutien
de cette démonstration (ibid. : 84-85) ne sont pourtant ni
développés ni critiqués.
20 Inversement, l'auteur aurait pu
exposer la réalité de la servitude pater-naliste en ayant recours
à son analyse de la circulation d'une « manne » rendue
nécessaire pour protéger et « blanchir » la circulation
illégale de richesses par des hommes de main, des prête-noms, la
corruption… (Geffray 2000 : 16-18 et 20-23). Cette « manne »
est en effet un maillon dans la chaîne qui, dans la circulation
de marchandises hors-la-loi, telle la cocaïne, permet de réaliser
la valorisation du capital y compris dans la sphère légale ;
alors que dans le cas du recel, la marchandise concernée n'étant
pas en soi hors-la-loi, la valorisation du capital n'a lieu que
dans la seule sphère illégale puisque l'investissement pour l'acquisition
de la marchandise par le vol est quasi nul, mais que son écoulement
dans la sphère légale se fait au-dessous de son prix sur le marché
légal (Geffray 1998 : 163-169). Un tel exemple aurait évité
de donner à cette forme de servitude l'apparence d'une simple possibilité
liée à une logique combinatoire. Néanmoins, le mérite de cet inconvénient
est d'inscrire irrémédiablement « la sujétion sur le revers
de la médaille de la réciprocité » (Geffray 2001 : 85)
— sujétion pater-naliste préciserons-nous. La conséquence immédiate
est aussi d'imposer une nette prise de distance avec une vision
du don trop souvent matinée d'angélisme.
21 Selon notre lecture de Geffray,
les pratiques du don et de l'échange marchand comportent toutes
en quelque sorte leur servitude idéal-typique. La servitude paternaliste
peut évoquer un don sans possibilité de réciprocité et donc être
formellement perçue comme découlant d'un discours du don subverti,
cependant dans les sociétés contemporaines elle relève plutôt de
la distribution d'une « manne » imposée par les conditions
au regard de la loi légale pour la circulation de certaines marchandises
(illégales ou légales mais volées). La servitude marchande, quant
à elle, est la conséquence du déploiement sans limite de la croyance
marchande en l'équité d'une jouissance comptable des objets échangés
et dont la non-satisfaction doit être coûte que coûte compensée.
22 Que cela soit dans le don, l'échange
marchand, ou les formes de servitude qui en résultent, nous avons
constaté que les objets sont non seulement désirés par tout un chacun,
mais qu'ils sont aussi dignes de l'être. Une configuration sociale
singulière existe cependant où, bien que les objets soient désirés
avec autant d'ardeur qu'ailleurs, ils ne méritent pas de l'être
et circulent donc sous le sceau de leur abandon, selon la formule
de Geffray.
23 Dès les débuts de la rencontre avec
les Européens, les Amérindiens ont activement demandé les biens
dont disposaient les Européens. Or, malgré la fascination suscitée
par ces biens chez les Amérindiens, ceux qui les obtenaient ne les
accumulaient pas par-devers eux. Ces objets étaient mis en circulation,
soit pour acquérir des biens d'autres groupes amérindiens pour les
échanger avec les Européens, soit contre rien d'autre. Si la première
pratique relève clairement de l'échange marchand[4],
la seconde est considérée comme relevant du don, ce qui au regard
de l'analyse effectuée précédemment peut se justifier dès lors qu'il
s'agit d'alliance, comme dans le cas de l'échange de cadeaux lors
de négociations de paix (Havard 2001 : 72-73). En revanche,
il n'est pas question de cela lorsqu'il n'y a aucune obligation
de donner les biens, ni de les rendre dans un processus de réciprocité,
alors même que le droit de les demander reconnaît leur caractère
désirable ; la condamnation sociale de l'avarice étant là pour
le rappeler (Geffray 2001 : 139-143). Une telle pratique de
distribution des objets est alors comprise comme le fondement de
l'autorité ou du prestige de leurs acquéreurs qui les redistribuent
parmi les leurs en raison d'une culture du don (Havard 2001 :
73-75). Mais selon Geffray, toute l'importance de l'abandon des
biens — obtenus par la diplomatie ou la guerre — est d'être le lieu
où s'exprime le mieux l'incompatibilité entre le discours d'honneur
et celui du marchand ; ce qu'ignore l'analyse classique de
cette pratique assimilée au don. Le prestige provient en effet,
selon l'auteur, de la capacité du sujet en question à montrer son
détachement vis-à-vis de son intérêt, qu'il s'agisse de biens ou
de la mort : « le sujet indigne est celui qui se révèle
captif de son intérêt. Sa parole s'y trouve assujettie et cet homme
n'est donc pas fiable. Dès lors, il n'est pas en mesure de soutenir
les identifications à l'idéal de pure parole, requis par la constitution
du lien social élémentaire parmi ces populations » (Geffray
2001 : 138, souligné par l'auteur). Ainsi pour les grands guerriers
yanomami — ou de tous ceux qui relèvent des « sociétés ‘‘à
guerriers’’ » (Hurons, Iroquois, Sioux) selon l'appel-lation
de Clastres (1980 : 212) —, la fonction de la mort est la même
que celle de l'objet donné dans le don. Ce sont, dans les deux cas,
des signifiants de la valeur du sujet (agents du discours) qui cherchent
à maîtriser le doute d'autrui (réfé-rence du discours) pour engendrer
la croyance de l'autre en la parole du sujet. La vérité du discours
est cependant que le sujet est divisé car, dans le cas du guerrier
face à la mort, il en a bien sûr peur ou rechigne parfois à la donner
(Geffray 2001 : 48-51). Par cette capacité à s'exposer ou à
donner la mort, le grand guerrier yanomami refoule le doute d'autrui
sur la valeur, la liberté de sa parole. La fonction symbolique de
la mort parmi les hors-la-loi des sociétés contemporaines joue d'ailleurs
un rôle social identique en tant que garant de la parole puisque,
dans un tel groupement, le recours aux institutions légales de la
Justice est par définition impossible (ibid. : 123-124)!
24 Si l'on ajoute à cette caractéristique
de l'abandon des biens que, dans certaines populations amérindiennes,
le signifiant de la valeur du grand guerrier est le scalp et que
celui-ci ne peut en aucun cas être cédé (ibid. : 132-134),
alors « il n'existe peut-être pas à proprement parler de richesse
dans ces sociétés : ce qui est précieux ne circule pas, et
ce qui circule n'est pas précieux » (ibid. : 141, souligné
par l'auteur). Les scalps correspondent ainsi à une forme parfaitement
individualiste de distinction de la valeur du sujet, puisqu'ils
ne peuvent donner lieu à aucune transmission contrairement aux biens
de prestige de la kula, ou, comme dans le capitalisme, constituer
les fondements d'une accumulation primitive (selon la terminologie
de Marx — processus de concentration des richesses dans les mains
d'un groupe donné qui permet à terme le contrôle des moyens de production).
25 En fin de compte, chemin faisant,
une théorie de ce qui détermine la valeur des biens est proposée
selon nous par l'auteur ; bien qu'il n'en fasse pas explicitement
la typologie. Dit autrement, cela revient à s'interroger sur ce
qui fait que certains objets acquièrent le statut de trésor. La
constitution d'un trésor dépend, selon la perspective de Christian
Geffray, du discours dans lequel s'insère la circulation des biens
en relation avec leur statut au regard de la Loi (Geffray 1998 :
163-169). C'est la position des biens par rapport aux « idéaux
du Nous » en vigueur (légalité ou non des biens, relation au
sacré) combinée à la relation établie entre les protagonistes et
les objets en cause qui va déterminer, lorsqu'ils sont accumulés,
s'ils forment un trésor qui, dans l'imaginaire, confère à son détenteur
une reconnaissance sociale. En outre, comme seule la circulation
des objets comporte une signification, cette richesse représente,
en définitive, surtout la possibilité « [d']assujettir le désir
d'autrui au sien [puisqu'un] trésor n'est jamais que le sommeil
d'une créance » (Geffray 2001 : 86) dans le don aussi
bien que dans l'échange marchand.
26 Les deux ouvrages de Christian Geffray
qui abordent résolument « l'anthro-pologie analytique »
peuvent, sans aucun doute, se lire indépendamment l'un de l'autre.
Mais il n'en reste pas moins que Le nom du maître est le fondement
théorique de Trésors en expliquant le contenu du lien social par
« l'idéal du Nous » que Trésors combine avec ce qu'implique
l'exercice de la parole en termes de liens sociaux. En définitive,
il semblerait bien que les différents types de discours, qui nouent
divers liens sociaux, se distinguent selon le traitement qu'ils
effectuent, d'une part, du doute que suscite immanquablement l'exercice
de la parole chez son destinataire et, d'autre part, de la fonction
symbolique de la mort. Celle-ci, selon l'auteur, représente le premier
des signifiants de la parole. Le marchand, en soumettant le rapport
entre sujets à la jouissance des objets (impératif de l'intérêt),
se positionne symboliquement en deçà de la mort ; tandis que
l'individu soucieux d'honneur, en soumettant l'objet à la déclaration
entre sujets, se positionne au-delà. Ces considérations sont issues
d'une pensée psychanalytique mise à la portée du social et éprouvées
dans ces deux ouvrages par les recherches anthropologiques de l'auteur.
Par cette démarche, Christian Geffray montre de nouvelles perspectives
pour mieux saisir le social. Enfin, une écriture élégante, un style
incisif et concis ne sont pas les moindres des plaisirs à la lecture
des ouvrages de l'auteur, qu'il s'agisse d'anthropologie analytique
ou des précédents ouvrages que nous avons surtout évoqués pour souligner
la prise en compte progressive par l'auteur de concepts développés
par la psychanalyse. Malheureusement si tôt interrompus, les travaux
de Christian Geffray méritent, en raison de leur richesse théorique,
une large discussion par tous ceux qui abordent ces questions, aux
cœurs des sociétés, où se jouent la dignité des êtres humains et
la valeur des biens… fussent-ils ou non des trésors[5].
Références
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du guerrier sauvage » : 209-248, in P. Clastres, Recherches
d'anthropologie politique. Paris, Seuil.
GEFFRAY C., 1990a, Ni père ni mère.
Critique de la parenté : le cas makhuwa. Paris, Seuil.
—, 1990b, La cause des armes au Mozambique.
Anthropologie d'une guerre civile. Paris, Karthala.
—, 1995, Chroniques de la servitude
en Amazonie brésilienne. Paris, Karthala.
—, 1997, Le nom du maître. Contribution
à l'anthropologie analytique. Strasbourg, Arcanes.
—, 1998, « Cocaïne, richesses
volées et marché légal », Autrepart (Cahiers des Sciences Humaines,
nouvelle série), 8 : 159-174.
—, 2000, « État, richesse et criminels »,
Mondes en Développement, 28, 110 : 15-30.
—, 2001, Trésors. Anthropologie analytique
de la valeur. Strasbourg, Arcanes.
GUILLAUD Y., 1998, « La distance
au marché comme mode de domination sociale? La servitude pour dette
en zone rurale revisitée depuis l'Amazonie », Mondes en Développement,
26, 104 : 39-52.
HAVARD G., 2001, « ‘‘Des chefs
à soi’’. Les chefs dans l'alliance franco-amérindienne du Pays d'En
Haut (1660-1715) », Recherches amérindiennes au Québec, 31,
2 : 67-77.
LÉNA P., C. GEFFRAY et R. ARAÚJO
(dir.), 1996, « L'oppression paternaliste au Brésil »
(dossier thématique), Lusotopie, 3 : 103-353.
MEILLASSOUX C., 1992 [1975], Femmes,
greniers et capitaux. Paris, L'Harmattan.
—, 1996, « Des dimensions du
paternalisme au Brésil », Lusotopie, 3 : 343-353.
PERROUX F., 1973, Pouvoir et économie.
Paris, Dunod.
POLANYI K., 1975 [1957], « L'économie
en tant que procès institutionnalisé » : 239-260, in K.
Polanyi et C. Arensberg (dir.), Les systèmes économiques dans l'histoire
et la théorie. Paris, Larousse.
—, 1983 [1944], La Grande transformation.
Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris, Gallimard.
SAFOUAN M., 1993, La Parole ou la
Mort. Comment une société humaine est-elle possible? Paris, Seuil.
TRIGGER B. G., 1992, Les Indiens,
la fourrure et les Blancs. Français et Amérindiens en Amérique du
Nord. Montréal, Boréal.
Notes
[1]Il
s'ensuit que, pour l'auteur (Geffray 1990a : 24-37 et 161-163),
conceptualiser la parenté implique, d'une part, de rompre avec l'utilisation
de notre terminologie consanguine (père, mère, frère, sœur) qui
est une modalité certes classique, mais particulière de la parenté.
Cela implique aussi, d'autre part, de soumettre à la critique les
propres conceptions des sociétés étudiées pour en dégager les enjeux
centraux qui se nouent, pour les groupes domestiques, dans les rapports
entre générations et leur sein (Meillassoux 1992 : 70-93).
[2]Avec
les Makhuwa, Geffray (1990a : 54-64 et 172-178) a aussi abordé
une troisième forme de servitude, lignagère cette fois. Cependant,
nous la laissons de côté, car elle ne procède ni du don ni de l'échange
marchand, mais de la redistribution, dernière forme d'intégration
de l'économie par une société (Polanyi 1975 : 247-249).
[3]La
puissance subversive du discours marchand allant au bout de sa logique
rejoint, par d'autres voies, l'étude menée par Polanyi (1983 :
102-118) sur les effets dévastateurs pour les sociétés occidentales
de la mise en œuvre d'un marché autorégulateur dès 1834 (date de
l'abolition en Angleterre de la loi de Speenhamland qui, en assignant
les pauvres à résidence paroissiale contre des allocations, empêchait
l'instauration d'un marché du travail concurrentiel) jusqu'à la
crise de 1929. L'instauration de cette utopie marchande engendra
la « grande transformation » des années 1930-1945 qui
mit fin au libéralisme économique par le fascisme, le socialisme
dictatorial ou l'interventionnisme étatique (ibid. : 299-319).
Ce dernier engendra, dans l'après-guerre, l'État-providence dont
le démantèlement en cours, au titre de la « mondialisation »,
est à cet égard très inquiétant.
[4]En
dépit des protestations amérindiennes, les prix dans l'échange n'étaient
pas fixes (Trigger 1992 : 262-268). En général, cette revendication
pour une fixité des prix est comprise comme une preuve d'attachement
des Amérindiens au cadre du don ; alors qu'il nous semble que,
en raison même de la logique de l'échange marchand décrite plus
haut, une telle protestation soit normale! La preuve en est que
l'échange a tout de même lieu, alors qu'ergoter sur la valeur de
l'objet n'est pas envisagé dans le don puisque cela n'en est pas
l'enjeu.
[5]La
formation de trésors comme moyen d'assujettissement permet ainsi
d'entrevoir, entre autres, une relecture de l'échange inégal entre
Européens et Amérindiens. La réflexion sur l'échange inégal a été
élaborée, en effet, selon la seule perspective du discours marchand
et s'est assez peu préoccupée de confronter les différents discours
dans lesquels la circulation des biens s'intégrait lors de la transformation
par la colonisation d'espaces économiques en régions de « frontière »,
c'est-à-dire en régions périphériques par rapport au centre capitaliste
qui les intègre et qui étend ainsi son aire d'influence.
auteur : Yann Guillaud
Titre : La valeur des biens contre les hommes de valeur : Sur
« l'anthropologie analytique » de Christian Geffray
Revue : Anthropologie et Sociétés
Numéro : Volume 25, numéro 3, 2001. « Politique, réflexivité,
psychanalyse »
URI : http://www.erudit.org/revue/as/2001/v25/n3/000262ar.html
Anthropologie et Sociétés, Université Laval, 2001
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