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Origine : http://www.erudit.org/revue/as/2001/v25/n3/000263ar.html
Anthropologie et Sociétés
Politique, réflexivité, psychanalyse
Volume 25, numéro 3, 2001
Directrice : Francine Saillant
Éditeur : Département d'anthropologie de l'Université Laval ISSN
: 0702-8997 (imprimé)
ISSN : 1703-7921 (numérique) Anthropologie et discours analytique
Conférence éditée par Yann Guillaud Auteurs
Christian Geffray (1954-2001)
Institut de la recherche sur le développement
Paris (France)
Texte édité par :
Yann Guillaud
Centre de recherche sur le Brésil contemporain
52 boul. Raspail
75006 Paris
France
Avertissement
1 En hommage à Christian Geffray (1954-2001)
et pour favoriser une plus grande diffusion de ses travaux, la revue
Anthropologie et Sociétés publie cette conférence inédite, intitulée
« Anthropologie et discours analytique », donnée le 7
décembre 2000 à l'Université Laval, à Québec. À l'époque post-doctorant
au Centre interuniversitaire d'études sur les lettres, les arts
et les traditions (CÉLAT), je m'étais chargé d'organiser la venue
au Québec de Christian Geffray, conjointement invité à l'Université
Laval par le Département de sociologie et le CÉLAT. C'est à ce titre
que j'édite ce texte à partir des notes de l'auteur complétées ponctuellement
par mes propres notes prises durant son exposé. Celles de l'auteur
étant très synthétiques, la mise en forme littéraire est donc de
ma responsabilité même si j'ai collé le plus possible à la tonalité
du texte exposé. Signalons aussi que les intertitres sont de moi.
2 Nous invitons le lecteur qui souhaiterait
approfondir le sujet à se reporter à l'ouvrage de l'auteur, Le nom
du maître (Geffray 1997), et en particulier à la deuxième partie
du livre où le contenu de cet exposé est traité de manière très
détaillée. Pour une présentation plus générale des travaux de Christian
Geffray, le lecteur peut consulter mon essai bibliographique « La
valeur des biens contre les Hommes de valeur. Sur ‘‘l'anthropologie
analytique’’ de Christian Geffray » (ce numéro) où sont présentés
ses grands thèmes de recherche, en particulier la démarche qui a
consisté, au fil de ses ouvrages, à prendre en compte différents
concepts développés par la pensée psychanalytique pour mieux appréhender
le social.
3 Enfin, nous tenons à remercier la compagne
de Christian Geffray, Pascale, de nous avoir fait confiance pour
ce travail d'édition. Nos remerciements vont aussi à Frédéric Létang
pour avoir retrouvé ces notes et à la rédaction de la revue Anthropologie
et Sociétés pour avoir immédiatement accepté ce projet d'édition.
Ce modeste travail est notre façon de « rendre » à Christian
Geffray le soutien et l'amitié jamais démentis depuis notre première
rencontre amazonienne en 1992 et, surtout, de mettre en lumière
le caractère heuristique de ses travaux et d'appeler de nos vœux
que ces propos soient largement discutés.
4 Paris, août 2001
Anthropologie et discours analytique
5 Christian Geffray (1954-2001)
6 Il convient, avant de commencer ma
présentation, d'évoquer en quelques mots mon expérience comme anthropologue
pour situer ma position vis-à-vis de la pensée psychanalytique :
Freud et Lacan. Préciser les origines d'une interro-gation théorique
est toujours important, mais peut-être l'est-ce encore davantage
dans mon cas puisque les thèmes sur lesquels j'ai travaillé ne sont
pas ceux que l'on trouve d'ordinaire à la croisée des sciences sociales
et de la psychanalyse. Je n'ai ainsi aucune expérience de recherche,
par exemple, sur les mythologies, les cosmologies ou la « culture »
au sens de Lévi-Strauss, ni sur les systèmes de représentations,
sur les pratiques magiques, la sorcellerie ou la religion… ni sur
la sexualité. J'ai, en effet, commencé par travailler sur la parenté
avec mon premier livre Ni père ni mère (Geffray 1990a). Mais, même
là, il s'agissait d'une réflexion inspirée par « l'anthropologie
économique ». Cependant, c'est sur ce thème que j'ai commencé
à étudier Lacan ; au moins la conception du signifiant qui
s'est avérée être la définition la plus raisonnable du nihimo makhuwa,
ce nom de clan transféré à l'initiation. Avec l'entrée en guerre,
au cours des années 1980, des populations makhuwa dont j'avais étudié
le système de parenté, j'ai été mené à enquêter sur les causes de
la guerre civile mozambicaine exposées dans mon deuxième livre,
La cause des armes au Mozambique (Geffray 1990b). J'ai poursuivi
mes travaux sur la violence en Amazonie brésilienne à propos des
assassinats sociaux et des formes paternalistes de servitude que
j'ai retracées dans Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne
(Geffray 1995). J'essaie de répondre dans ce livre à la question
que l'on pourrait résumer ainsi, et de manière un peu brutale :
pourquoi, en dépit de l'exploitation, les populations en cause aiment-elles
leur maître? Je termine actuellement une recherche sur le grand
trafic de cocaïne en Amazonie (Geffray 2000) et je vais, prochainement,
travailler sur le Rwanda pour essayer de comprendre le mécanisme
d'un génocide, ou comment l'on massacre ses voisins.
7 Tous ces thèmes d'apparence disparates
ont en commun d'être entrés en résonance, pour moi en tous les cas,
avec le discours ou les catégories de la psychanalyse sur deux grandes
séries de questions.
-
Tout d'abord, sur la question de l'amour et de la haine dans la
vie sociale, ce qui renvoie aux questions de la foi, de la parole
et de la mort. L'im-portance de ces thèmes est évidente dans l'analyse
de la guerre, tout comme dans l'étude des formes paternalistes
de servitude pour assurer la mobilisation du travail et la sujétion,
de même que pour la formation des réseaux sociaux hors-la-loi.
Avec la question de l'amour et de la haine, ou autrement dit avec
la foi, la parole et la mort, nous avons l'essentiel de ce qui
fonde un ordre social ; seule manque la question de la richesse.
-
Ensuite, sur la question de la naissance et de la mort des institutions
qui, d'ailleurs, requiert elle aussi pour y répondre une conception
de l'amour et du désamour, de la foi et de la parole.
10 Or, toutes ces questions sont contournées,
sinon absentes, du discours de la sociologie (ou de l'anthropologie)
positive depuis Durkheim jusqu'à Lévi-Strauss et Bourdieu. Nous pourrions
même dire que ces questions sont refoulées, mais c'est là un autre
exposé. Pourtant, la guerre et les autres thèmes que j'ai abordés
ne m'ont pas paru pensables en toute rigueur à moins de poser ces
questions, qui se trouvent justement posées, et bien présentes en
revanche, dans le discours analytique. Non seulement ces questions
sont présentes, mais encore elles sont pensées grâce en particulier
à la catégorie de l'identification qui n'est pas une notion sociologique.
La sociologie, bien souvent, s'obstine en effet à envisager « l'identité »
sans concevoir l'identification. Or la psychanalyse articule préci-sément
la notion d'identification à la question de l'amour et de la haine,
dans un corps de concept rigoureux et cohérent. L'identification,
par ailleurs, se trouve également en cause, explicitement, dans la
question de la formation ou du délitement des institutions dans le
texte de Freud « Psychologie des masses et analyse du Moi ».
C'est donc par là que je suis venu à la lecture des psycha-nalystes
pour tenter de résoudre des problèmes posés hors de leur champ et
qui ne sont pas ceux qui les intéressent d'habitude, puisque ces problèmes
ne sont pas ceux où les psychanalystes croient être le plus autorisés
à donner leur point de vue.
11 C'est donc par un autre biais que
l'anthropologie psychanalytique — qui s'occupe en général des mythes,
des pratiques religieuses ou des systèmes de représentations — que
j'ai été conduit à lire Freud et Lacan pour mes recherches anthropologiques,
car la référence au discours analytique m'a été indispensable pour
comprendre ce qui se passe dans les failles ou lors de la ruine des
institu-tions que constituent respectivement la pègre et la guerre.
L'idée centrale de ma démarche est qu'il y a et de la vie sociale
en guerre et de la vie sociale hors-la-loi. Cela revient à se demander
pourquoi les asservis aiment leurs maîtres — étant entendu que cet
amour est suspendu à la foi dont ils créditent la parole de ces maîtres
—, et pourquoi, avec la faillite de cette parole si elle survient,
on n'est plus très loin du meurtre.
12 Freud a certes écrit sur la guerre,
la Première Guerre mondiale en l'oc-currence, de très beaux textes
à propos de la levée collective de la censure sur le meurtre et ses
conséquences. Cela nous apprend des choses sur les névroses traumatiques
de la guerre et sur le comportement effroyable de certains soldats,
mais cela ne nous apprend rien sur ce qui nous intéresse, en tant
que sociologues ou anthropologues : pourquoi la guerre éclate-t-elle?
pourquoi cette guerre-là? Freud a écrit également de très belles pages,
dans Malaise dans la civilisation ou dans Avenir d'une illusion, sur
les processus identificatoires à l'œuvre dans la religion, par exemple,
qui paraissent identiques à ceux qu'il observe au travail dans la
névrose obsessionnelle. Beaucoup d'observations riches et importantes
en ont été tirées, mais une fois admis ces acquis ou ces aperçus lumineux
de Freud (et d'autres psychanalystes) sur la vie sociale, il n'en
demeure pas moins que la religion n'est justement pas une névrose.
Si on se contentait de dire cela dans le discours anthropologique,
nos collègues s'en iraient en haussant les épaules et ils n'auraient
pas tort ; considérer qu'ils résisteraient ainsi aux acquis de
la psycha-nalyse n'est pas suffisant, comme nous allons le voir.
13 Mais puisque la psychanalyse concerne
tout de même les sciences sociales par sa théorie de l'identification,
et qu'il s'agissait pour moi d'essayer d'y voir clair, je me suis
arrêté d'abord sur le texte « Psychologie des masses et analyse
du Moi » (1921) où Freud expose lui-même sa propre thèse sur
la vie sociale.
La thèse de Freud sur la vie sociale
14 Je rappelle donc la thèse de Freud
qui est développée dans un texte devenu un grand classique de la psychanalyse :
« Psychologie des masses et analyse du Moi ».
15 Au départ, il y a des gens quelconques,
normaux, des « Moi », dit Freud qui se demande comment et
pourquoi ces « Moi » en « groupe » peuvent révéler
des comportements, sinon étranges, du moins insoupçonnés de ceux qui
les connaissent dans l'intimité. C'est-à-dire insoupçonnés dans le
cercle des familiers que Freud oppose, structuralement, au monde des
inconnus dans lequel ils se meuvent sur la scène sociale. Signalons
d'ailleurs que la dimension structurale de cette opposition entre
familiers et inconnus a rarement été perçue, par la sociologie en
tous les cas, et que sa signification est différente de l'opposition
publique/privée, et sa portée est peut-être plus profonde. Quoi qu'il
en soit, le problème de Freud est de comprendre comment ils font « groupe »,
masse. Comment il se fait qu'ils paraissent trans-figurés, parfois,
lorsqu'ils agissent sur la scène sociale en tant que membres d'un
groupe, d'une foule ou d'une institution quelconque. Il s'agit de
comprendre l'étrangeté du comportement du sujet dans la foule, la
foule de l'émeute par exemple (bien que cette image un peu réductrice
ait pu être dommageable dans les interprétations ultérieures),
ou encore la foule dans le cadre d'institutions aussi vénérables que
l'Église ou l'Armée. En réalité, il s'agit de la foule dans n'importe
quelle institution. On pourrait tout aussi bien évoquer l'étrangeté
des comportements rituels, de sorte que Freud pose, en fait, la question
de ce qui fait lien socialement et de la genèse de toute institution.
C'est ce qui donne toute la portée à ce texte de Freud dont l'immense
ambition constitue tout l'intérêt.
16 Freud développe une théorie psychanalytique
de la vie sociale, du lien social, qui est entièrement suspendue à
la catégorie d'identification. Pour illustrer sa thèse, Freud propose
un schéma que nous allons reconstruire, pas à pas, en même temps que
la démonstration. Ce schéma commence ainsi :
17 Il y a des « Moi » qui,
ensemble, vont former une « masse », une foule, puis une
institution. Ce groupe de gens quelconques, qui peuvent être trois
ou dix millions, sont des gens matures (normaux) qui sont passés par
l'œdipe, c'est-à-dire qu'ils ont passé deux identifications successives
qui concernent au premier chef les psychanalystes dans leur pratique
clinique mais qui, a priori, ne nous intéressent pas directement comme
anthropologues. Je les rappelle brièvement.
18 1. Avant l'œdipe, il y a « l'identification
primaire » au père, pris comme modèle. Cette identification,
où l'enfant admire et imite le père (ce qui en tient lieu fonctionnellement),
est génératrice de l'instance du Moi qui se forme par différenciation
à partir du Ça.
19 2. Puis il y a l'œdipe, c'est-à-dire
« l'identification secondaire » au terme de laquelle le
sujet incorpore, cette fois, les idéaux véhiculés par le père. Le
père est aimé, mais il y a une équivoque, car il est à la fois jalousé
et admiré. Cette nouvelle identification permet à l'enfant simultanément
d'écarter le père (en tant qu'il est jalousé) tout en l'incorporant,
de telle sorte qu'une nouvelle instance se forme par différenciation
à partir du Moi cette fois : c'est l'Idéal du Moi.
20 Donc si tout le monde va bien, c'est-à-dire
si chacun dispose d'un idéal, le schéma devient alors le suivant :
21 Pour autant que ces gens s'ébattent
sur la scène de la vie sociale comme membres d'une « masse »
quelconque, d'un groupe ou d'une institution, il se passe alors
entre eux quelque chose comme un « miracle » selon Freud.
Ce miracle, c'est le processus au terme duquel « l'individu abandonne
son idéal du moi et l'échange contre l'idéal de la masse incarné dans
le meneur » (Freud 1921 : 68), en vertu de quoi les individus
s'identifient entre eux. Le schéma complet de Freud (ibid. :
54) est le suivant :
22 L'objet, à savoir l'image du meneur,
est perçu par la population des « Moi » (relation 1 sur
le schéma) qui, individuellement, s'identifie à lui, c'est-à-dire
le met à la place de son Idéal du Moi (relation 2 sur le schéma).
Or, comme toute la population s'identifie au même objet, l'image du
meneur, il y a alors identification entre ces « Moi » (relation
3 sur le schéma) qui forment par con-séquent une « masse »
dont l'idéal est incarné par l'objet extérieur, le meneur. C'est donc
en vertu du fait qu'il ont mis « un seul et même objet à la place
de leur idéal du moi [qu'ils peuvent], en conséquence, [s']identifier
les uns avec les autres » (Freud 1921 : 54). Telle est la
« communauté significative » des mem-bres de la masse, selon
Freud, autorisant leur identification mutuelle, du « troi-sième
type », en vertu de leur commune identification individuelle
au meneur.
23 Comme cette identification est au
principe de l'existence des « masses », ou unités identificatoires
quelconques (rassemblant n sujets) qui constituent la substance de
toute vie sociale, c'est la vie sociale tout entière, en fait, qui
procède de cette identification « d'un type particulier ».
Ce lien identificatoire, « du troisième type », est donc
tout simplement le lien social et représente la thèse de Freud sur
la vie sociale. Par conséquent, cette thèse ne concerne pas directement
les analystes, mais elle aurait dû nous intéresser au premier chef,
nous autres sociologues ou anthropologues, bref tous ceux qui s'intéressent
à la vie sociale. Or, cette thèse freudienne sur le lien social n'est
pas triviale.
Commentaires sur la thèse de Freud
24 Le mouvement décrit par Freud est
en réalité double, même si cette dualité n'est que suggérée par Freud.
D'une part, il y a substitution de l'Idéal du Moi par le meneur, écrit
Freud, et plus précisément par son image, séparée de « l'objet
extérieur » sur le schéma complet représenté par X. On est dans
l'imaginaire puisque ce n'est évidemment pas la personne du meneur
qui vient à la place de l'Idéal du Moi. Mais, d'autre part, il y a
aussi échange des idéaux, car le meneur ne fait qu'incarner ici un « Idéal
de la masse » comme dit Freud, un idéal qui est donc séparé de
sa personne propre, laquelle n'est que le vecteur, la fonction, qui
permet à l'échange de s'accomplir. L'échange de l'Idéal de la masse
contre l'Idéal du Moi de ceux qui l'écoutent est le processus en vertu
de quoi ils font « masse » et cette procédure s'accomplit
cette fois dans l'ordre symbolique.
25 Je propose de formaliser ce processus
symbolique de façon simple, je crois, en notant que les « groupes/masses »,
à savoir les unités identificatoires quelconques qui constituent la
substance de toute vie sociale, résultent d'un processus tel qu'un
même Idéal de la masse, I', vient se substituer aux idéaux des différents
Moi qui la composent, mettons I1, I2, I3…,
soit :
26 C'est une autre façon d'écrire le
schéma de Freud et cela ne dit rien de plus que ce que dit Freud lui-même.
Mais cela permet de mettre en évidence à quel point cet Idéal de la
masse, I', occupe alors une place tout à fait stratégique dans le
raisonnement de Freud. Nous remarquons ainsi que cet « idéal
de la masse » n'est évidemment pas une catégorie analytique ;
alors d'où vient-il ? qu'est-ce que c'est au juste, I' ?
27 Tout mon propos, ma seule préoccupation
peut-être dans Le nom du maître, a consisté à éclaircir la signification
de cette notion non psychanalytique qu'est « l'idéal de la masse »,
tout en jouant le jeu de l'hypothèse freudienne, je crois, sans réserve.
Car si Freud répond effectivement à la question, c'est justement sa
réponse qui pose problème. Il écrit en effet que « le père originaire
est l'idéal de la masse » (Freud 1921 : 67). Donc que l'idéal
de la masse, c'est le chef de la horde. Autrement dit, c'est à cet
endroit précis du raisonnement que Freud mobilise le mythe du totem.
Or, cette réponse me paraît difficilement acceptable. En fait, il
me semble que c'est justement cette clôture du raisonnement analytique
sur l'étrange mythe de Totem et tabou (1912-1913) qui nous embarrasse
comme sociologues ou anthropologues. C'est cela qui empêche, me semble-t-il,
de faire la différence entre une névrose et une religion, ou de comprendre
pourquoi la guerre éclate. Nous y reviendrons donc un peu plus loin.
28 Quoi qu'il en soit, si l'on admet
le meneur freudien, à savoir l'existence de cette fonction génératrice
du lien social, et c'est toute la découverte de Freud dans ce texte,
alors on peut essayer de préciser un peu les choses, ou essayer de
les dire autrement.
29 On observe, par exemple, que ce que
Freud appelle « masse » résulte d'un processus au terme
duquel les membres d'une population quelconque s'identi-fient entre
eux, ce qui revient à dire aussi qu'ils accèdent, par la grâce de
la fonc-tion du meneur, à une représentation commune d'eux-mêmes,
une image commune qui permet à chacun de se reconnaître et donc de
s'aimer un peu lui-même à travers cette image, à travers la représentation
collective du groupe. C'est même pour cela que chacun se réclame membre
du groupe. En termes analytiques, la représentation commune est érigée
en objet de la libido narcissique, désexualisée, de ses membres. Par
exemple, lorsqu'un sujet parle en vertu de son identification à la
population, des intellectuels, des ouvriers, des français ou des Québécois
(c'est-à-dire qu'il dit : « en tant qu'intellectuel [ouvrier,
Français ou Québécois…] je pense ou fais ceci ou cela »), on peut
toujours entendre : « en tant que [ce nom-là], je m'aime ».
Et si le sujet peut faire cela, et parvenir ou continuer à s'aimer
en tant qu'intellectuel ou Français, etc., c'est qu'il y a, ou qu'il
y aura eu, l'intervention d'une personne tenant lieu de meneur à un
moment quelconque de la vie du groupe envisagé (un Sartre, un De Gaulle…),
ce meneur parle, ou aura parlé, à l'adresse de cette population (ou
à une autre en son nom), en vertu de quoi une image commune d'elle-même
est érigée dans laquelle ses membres se reconnaissent et parviennent
à s'aimer comme tels, à s'aimer en tant que tels, c'est-à-dire en
tant qu'éléments de l'ensemble constitué par la fonction du meneur.
Ce que Freud appelle la « masse » suppose cette représentation
commune de soi érigée dans l'imaginaire en objet de la libido narcissique
de chacun des n sujets. En ce sens, la « masse » est l'agglomérat
identificatoire qui résulte de la fonction du meneur, pour autant
que le meneur a rendu possible l'érection de cette représentation
commune de soi. Cette représentation commune conditionne d'ailleurs
l'accès de ce rassem-blement de sujets à la motilité sociale, c'est-à-dire
à l'action collective sur la scène sociale en tant que groupe, qu'il
s'agisse d'un manifestation pacifique ou d'une insurrection armée,
en passant par le simple exercice du rite.
30 En formulant les choses ainsi, tout
ce que je me permets d'ajouter au raison-nement de Freud, tout en
demeurant complètement dans la perspective freudienne il me semble,
c'est que dans la mesure où la représentation commune se présente
comme condition d'accès à la motilité de l'ensemble en tant que tel,
alors cette représentation devrait être envisagée comme une instance
propre de la vie sociale. Instance qui est tout imaginaire dans son
principe et qui, finalement, ressemble beaucoup au Moi dans sa nature
et sa fonction imaginaires, mais qui est bien distincte du Moi, évidemment,
sinon on ne comprendrait rien. J'ai dénommé cette instance le « Nous »
dans Le nom du maître. Le Nous est cette représentation commune de
soi, érigée en objet du narcissisme de ceux qui s'y représentent,
s'y reconnaissent, et qui conditionne leur accès collectif à la motilité,
à l'action commune, en tant que groupe. Par là, ce sont bien les caractéristiques
d'une instance analogue au Moi qui, lui, est la condition de l'accès
à la motilité du sujet. Si le Moi est le nom de la fonction imaginaire,
selon Milner (1995 : 56), alors le Nous est un autre nom de la
même fonction. En fait, il est l'instance subjective imaginaire résultant
de l'intervention, toute symbo-lique, du meneur dans la substitution
métaphorique des idéaux.
La nécessité du meneur
31 Mais pourquoi faut-il l'intervention
du meneur (ou quelque tenant-lieu) pour que se noue le lien social,
c'est-à-dire pour qu'il y ait un « groupe »? Freud évoque
le fait que cette intervention, l'opération de la fonction du meneur,
sup-pose l'existence diffuse parmi la population en cause d'une sorte
d'angoisse sociale. Mais il développe assez peu cette condition de
l'intervention de la fonction du meneur. Disons, schématiquement,
que pour que la fonction opère il faut, à la fois, que la continuité
des liens de reconnaissance qui tissent la trame de la vie sociale
ait été rompue quelque part et que les gens (populations de Moi) en
souffrent de manière narcissique (forcément). Ces gens sont affectés
d'une souffrance commune et donc d'un désir commun de s'en dégager,
mais ils ne le savent pas encore en tant que groupe parce qu'ils ne
disposent pas encore d'une représentation commune de cette souffrance
et de ce désir. Le meneur ne surgit donc qu'à la faillite de la parole
énonçant l'idéal d'une institution qui le précède. C'est une disposition
subjective collective très facile à observer sur le terrain et verbalisée
de façon souvent limpide. On est au plus proche ici des discours concrets
effectivement prononcés, comme j'ai pu le constater dans la guerre
au Mozambique (Geffray 1990b) ou dans les mouvements sociaux amazoniens
comme les collecteurs de caoutchouc avec leur discours sur le « peuple
de la forêt » incarné par Chico Mendes (Geffray 1995).
32 De ce point de vue, le meneur est
ce Moi singulier qui se fait reconnaître par les institutions qui
ne reconnaissent pas, elles, le désir commun véhiculé dans ce qu'on
appelle l'Opinion d'une population quelconque (celle qui souffre).
Une population dont les membres sont la proie d'un désir commun, mais
en mal d'expression commune et donc aussi d'objet commun représentable.
D'où la notion d'angoisse sociale, qui est la cristallisation d'un
désir sans objet.
33 Or, le meneur reconnaît justement
ce désir latent, encore délié et dépourvu de représentant (au sens
freudien) dans la population. Autrement dit, le meneur devient lui-même
ce représentant du désir commun. Il vient occuper la place d'un maillon
neuf à l'endroit précis où s'est rompue la chaîne de la reconnaissance.
Par la grâce de sa personne, les membres des populations en cause
reconnaissent alors leurs désirs disparates comme étant identiques
et communs. En se faisant une représentation identique et commune
de ce désir, alors seulement dans le mouvement de cette alchimie identificatoire,
les populations accèdent à la motilité susceptible de les conduire
à la satisfaction de leur désir, éventuellement par l'entrée en guerre
comme au Mozambique, ce qui explique que cela se fasse alors dans
la joie…
34 Cela permet de comprendre aussi comment
le meneur tend à « prendre la place », comme dit Freud,
des Idéaux du Moi des membres de la population puisque c'est lui qui
réintroduit, dans la chaîne des idéaux collectifs, l'Idéal nouveau
(ou ressuscité) dont l'absence interdisait aux sujets frustrés de
se reconnaître dans les institutions existantes et donc de se satisfaire
d'eux-mêmes, c'est-à-dire de satisfaire leur Moi (en souffrance narcissique).
S'ils ne s'aimaient pas avant, ils y parviennent en revanche dans
le Nous dès qu'ils sont en mesure de dire, ou laisser entendre,
« en tant que ceci, je m'aime » ; et le ceci est tou-jours
un nom propre ou la transformation d'un adjectif ou d'un nom
commun en nom propre (écrit donc avec une majuscule) : Intellectuel,
Ouvrier, Français, Québécois, Femme, etc.
Le Nous et le On
35 J'évoque ce développement sur la fonction
du meneur pour faire valoir un processus que Freud n'avait pas remarqué
dans son raisonnement. Le « Nous » comme instance subjective
se forme lui-même par différentiation à partir de ce que j'avais appelé,
dans Le nom du maître, « l'Opinion » et que j'appelle plus
volontiers aujourd'hui le « On ». Ainsi, On souffre, On
désire, mais On ne sait pas trop quoi… « Ça » s'exprime
de façon individuelle, disparate, éven-tuellement complètement contradictoire.
L'opération identificatoire dont le meneur est le vecteur, la matrice,
est cette opération qui permet qu'un Nous se différencie à partir
du On, ce qui suppose une nomination et une représentation commune
de soi par la population en cause. Cette nomination permet à la population
d'agir et d'intervenir sur la scène sociale pour la transformer confor-mément
à l'idée que la population se fait de son désir.
36 La relation du Nous relativement au
On s'est présentée à moi au départ sous la forme d'une curiosité.
Dans un autre texte de Freud, Le moi et le ça (1923), où sur plusieurs
pages (269-270, 282 et 298-299) il est frappant de pouvoir substituer
le « Nous » de la vie sociale au « Moi » de Freud
et « l'Opi-nion » de la vie sociale au « Ça »
de Freud. La signification de cette substitution intégrale est limpide :
si le Moi est le site, l'agent et le résultat tout à la fois de la
liaison de désirs déliés dans le Ça, le Nous est le site, l'agent
et le résultat de la liaison de désirs déliés dans le On. La correspondance
est suffisamment troublante et radicale pour considérer qu'il y a
dans cette coïncidence la manifestation d'un phénomène profond, structural,
qui mérite réflexion et qui manifeste l'universalité de certaines
fonctions du sujet mises en évidence par Freud.
37 En soulignant ceci, je voulais juste
signaler que le Nous comme catégorie analytique n'a de portée heuristique
que s'il est rapporté de façon topique et dynamique aux discours disparates
de l'opinion : à ce qu'On dit. Le Nous se sépare du On par l'opération
de la fonction du meneur et de l'agglomération identificatoire qu'elle
engendre, mais aussi par l'homogénéisation des discours qu'elle implique,
comme par exemple l'anti-communisme au Mozambique ou le discours sur
l'écologie amazonienne. Ainsi, le Nous peut avoir un rapport très
lointain avec les désirs exprimés par le mouvement social avant son
iden-tification.
Déplier le mythe du totem
38 Je voudrais récapituler cet exposé
en m'aidant du schéma suivant. Ce schéma est aussi très utile pour
bien localiser le point où Freud s'arrête et s'en-ferme dans le mythe
de Totem et tabou et qui est le point à partir duquel nous pouvons
« déplier » en quelque sorte le mythe et sortir de l'enfermement
de Freud pour ce qui nous intéresse, qui n'est pas la vie psychique
mais la vie sociale.
39 Le schéma présente, si l'on veut,
le circuit du désir, les procédures iden-tificatoires successives
mises à jour par Freud dans son article « Psychologie des masses
et analyse du Moi » et les fonctions qui permettent à ces procédures
de s'accomplir ainsi que les différentes instances subjectives
(le Moi et le Nous) qui en résultent. Je rappelle donc, s'agissant
des configurations du sujet qui intéressent la psychanalyse, que nous
avons : d'abord, la fonction paternelle et l'identification primaire
au père-modèle dont résulte la formation du Moi, par différenciation
à partir du Ça ; ensuite, l'identification secondaire au père,
dont résulte la formation de l'Idéal du Moi, par différenciation à
partir du Moi ; enfin, cette troisième identification comme dit
Freud, que je viens d'évoquer et qui nous intéresse directement.
40 Sur le schéma, au-dessus de la ligne,
on change de scène avec le meneur pour passer sur le plan des
configurations collectives du sujet et du désir dans la vie sociale.
La formation d'une instance subjective, strictement imaginaire dans
son principe, le Nous, procède de cette troisième identification :
l'identification au meneur par substitution de l'idéal véhiculé par
le meneur à l'Idéal du Moi. Mais si cette identification est tertiaire
pour Freud, nous pouvons tout aussi bien la regarder de notre point
de vue de sociologues ou d'anthropologues, sur notre schéma, comme
primaire sur la scène sociale puisque c'est cette identification qui
institue cette scène sociale (au-dessus de la ligne). Du reste,
Freud fait lui-même la distinction entre les masses « primaires »
et « secondaires » pour distinguer la foule de l'institution et
il conçoit bien ce passage de la foule à l'institution, comme une
procédure « d'identification secondaire ». Il explique longuement
dans « Psycho-logie des masses et analyse du Moi » comment
l'idéal peut se séparer du meneur, comme l'idéal s'était d'ailleurs
séparé du père dans la formation de l'Idéal du Moi, comment le meneur
peut être abandonné comme objet d'amour et être incorporé en tant
qu'idéal par le Nous (mais il écrit évidemment dans ce cas « par la
masse »), et enfin comment une population peut faire l'objet d'une
« identification secondaire » finalement, au terme de laquelle
ce qu'il faudrait appeler en toute rigueur sans doute, non pas les
Idéaux de masse, mais les Idéaux du Nous, deviennent autonomes. Idéaux
qui sont la matrice, dans l'ordre symbolique, des institutions. Autrement
dit, ce sont les idéaux qui permettent l'existence sociale des institutions,
c'est-à-dire que ces Nous (l'Église, l'Armée) sont capables de se
comporter, dit Freud, comme des individus. En vertu de quoi, le Nous
subsiste au-delà de la mort du meneur et de la mort des corps de tous
les sujets qui ont soutenu sa représentation historique originelle
sur les fonts baptismaux : une Église peut vivre deux mille ans,
une nation aussi, pharaon a vécu trois mille ans et, comme dit l'expression,
« le roi est mort, vive le roi ».
41 Ce sont ces Idéaux du Nous qui sont
véhiculés par le père, quand on repasse en dessous de la ligne dans
la formation de la personne, et qui entrent dans la composition de
l'Idéal du Moi. Ces idéaux sont mis en circulation au fil des générations
par la grâce du père, mais ils ne sont pas distincts en substance
de ceux que l'on retrouve à l'œuvre dans l'instance idéale du Nous
dont le travail métaphorique opère, lui, sur la scène sociale. Ce
sont exactement les mêmes, sauf qu'ils ne sont pas à la même place.
C'est cette distinction de place qui, pour nous sociologues ou anthropologues,
me paraît fondamentale, je dirais même critique, bien que cette disposition
topique ne soit pas pensée par Freud, ou justement parce qu'elle n'est
pas pensée par Freud. C'est un peu la part de notre réflexion propre
comme anthropologues, parce que c'est cette non-distinction des places,
me semble-t-il, qui est comme telle au principe structural du mythe
freudien de Totem et tabou, qui l'alimente et lui confère toute sa
richesse et son ambiguïté, mais qui nous gêne tant pour travailler
avec les analystes, même s'ils savent parfaitement qu'il s'agit d'un
mythe réputé « scientifique ». Or, il ne suffit pas de le
qualifier de « scientifique » pour lever ses effets d'occultation.
42 Comme je l'ai souligné auparavant,
Freud a répondu en réalité à la ques-tion de ce qu'était l'Idéal de
la masse, I', que nous soulignions ne pas être une catégorie analytique,
en disant que « le père originaire est l'idéal de la masse ».
Ce qui revient à rabattre littéralement la fonction du meneur sur
la fonction du père, à faire fusionner les deux fonctions aux origines
d'une humanité ima-ginaire, chez le chef de la horde. Or, ce père-meneur
qui n'existe pas, ce que nul n'ignore, ou du moins qui n'existe pas
au principe d'une figure instituée de la vie sociale dans aucune société,
on le retrouve en revanche dans les marges de n'importe quelle société,
quelle que soit sa configuration historique, qu'il s'agisse de certaines
formes de rassemblements de la pègre (Geffray 2000) ou des pères incestueux
et tout-puissants de certaines familles ou hordes de milieux margi-naux.
L'opération de Totem et tabou est mythique, tout le monde le sait
bien et ce n'est donc pas le problème, même si Freud croyait à son
existence historique, mais elle est aussi, à certains égards, surprenante.
Parce que, d'un côté, Freud à jeté la passerelle pour mettre la vie
sociale à portée du discours analytique avec la découverte de la fonction
du meneur et de la procédure identificatoire qu'elle met en œuvre.
Ainsi, c'est Freud qui est au principe du schéma, ce n'est pas moi,
même s'il est indispensable pour faire valoir sa consistance de remplacer
le substantif « masse » par le pronom « nous »
(et le « On »). D'un autre côté, en même temps et dans le
même texte, Freud retire la passerelle en court-circuitant ce trajet
identificatoire de la libido narcissique de l'objet, il ne conçoit
pas la formation des Idéaux du Nous sur la scène sociale. Le point
où Freud s'arrête, de notre point de vue, se situe précisément dans
ce court-circuitage mythologique : Freud fait fusionner dans
le mythe « totémique » les deux fonctions du père et du
meneur qu'il est pourtant parvenu par ailleurs à distinguer et à isoler
l'une de l'autre. Par conséquent, il ne conçoit ni le non-recouvrement
du social sur l'individuel, ni la circulation infinie de ces Idéaux
du Nous (forme infinie du schéma). Ces deux instances, du Moi et du
Nous, sont données ensemble et il serait vain de vouloir établir une
forme d'antériorité quelconque de l'une sur l'autre, comme le fait
Freud avec son mythe totémique. De sorte que si la libido narcissique
parcourt bien un itinéraire ordonné, son circuit ne se boucle pas :
il n'y a pas de clôture, donc pas de fin ni de commencement. D'où
la remise en question de catégories séparées de l'individuel et du
collectif.
43 On n'a pas fini, je crois, de déplier
le mythe du totem pour remettre, ou mettre véritablement, la vie sociale
à portée du discours analytique pour re-prendre pied raisonnablement — du
point de vue du discours analytique — dans cette formidable
manufacture, en quantité industrielle, d'idéaux qu'est la scène de
la vie sociale et que l'on appelle l'Histoire. Il s'agit d'étudier
les sédiments historiques dans chaque contexte pour comprendre les
représentations des Nous-Eux, pour comprendre comment il est possible
de s'aimer en tant que groupe. C'est ce que j'ai commencé à faire,
en balbutiant, dans la dernière partie du Nom du maître et que j'ai
poursuivi à propos de la mort, du don et de la marchandise dans un
dernier travail, Trésors (2001).
En guise de conclusion
44 Je dirai, pour conclure, juste un
mot à propos de l'adolescence puisque c'est là que s'effectue, de
façon tangible et parfois risquée, le passage d'une scène à
l'autre pour chaque sujet qui traverse la ligne sur le schéma pour
se constituer des Idéaux du Nous. La compétence métaphorique, la
substitution des idéaux, est acquise auparavant, bien sûr :
à l'issue de l'oedipe, puisque le sujet sort de l'oedipe doté d'un
idéal disponible pour l'échange avec un meneur. Les enfants ne se
privent d'ailleurs pas d'exercer librement cette compétence (déguisements
en tant que cow-boy, en tant qu'infirmière), mais à l'adolescence
il se passe encore autre chose. C'est à ce moment-là que le sujet
est sommé de répondre à l'injonction qui lui est faite d'assumer
son sexe et ses identifications, à l'extérieur du cercle des proches
devant le monde des inconnus qui se meuvent sur la scène sociale.
Dépourvu alors de protections familières, l'identification n'est
plus pour rire : c'est le moment où l'opération de la fonction
métaphorique du meneur soulève un enjeu narcissique vital où le
nom du meneur ne peut plus être simplement celui d'un héros d'aventure,
un nom doit venir se substituer à celui du père « pour de vrai »,
car on ne joue plus — c'est d'ailleurs l'âge des suicides.
45 Ce moment où l'adolescence met un
terme à l'enfance, je l'ai appelé dans Le nom du maître, «la métaphore
du nom du meneur», expression dont l'usage m'a paru fécond pour
comprendre, par exemple, les enjeux et ce qui est à l'œuvre dans
une institution comme l'initiation chez les Makhuwa où j'ai travaillé.
Sur le schéma, l'initiation est l'institution du passage d'une instance
à l'autre par inté-gration des Idéaux du Nous en devenant le dépositaire
d'un nom, le nom de clan ou nihimo, que l'on reçoit à l'initiation.
Avec ce nom vient également la signification toute faite de l'existence
sociale de son hôte. Alors le sujet devient responsable de ses actes
et de son sperme. Il devient comptable de la conformité de ses actes
avec la Loi commune incarnée par les ancêtres qui portaient le même
nom (nihimo) et s'il faillit, alors le nihimo peut se retirer du
sujet, et entraîner sa mort.
Références
FREUD S., 1965 [1912-1913], Totem et
tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des
peuples primitifs. Paris, Payot.
—, 1991 [1921], « Psychologie
des masses et analyse du Moi » : 5-83, in Œuvres complètes :
Psychanalyse. Volume XVI : 1921-1923. Paris, Presses Universitaires
de France.
—, 1991 [1923], « Le Moi et le
ça » : 257-301, in Œuvres complètes : Psychanalyse.
Volume XVI : 1921-1923. Paris, Presses niversitaires de France.
GEFFRAY C., 1990a, Ni père ni mère.
Critique de la parenté : le cas makhuwa. Paris, Seuil.
—, 1990b, La cause des armes au Mozambique.
Anthropologie d'une guerre civile. Paris, Karthala.
—, 1995, Chroniques de la servitude
en Amazonie brésilienne. Paris, Karthala.
—, 1997, Le nom du maître. Contribution
à l'anthropologie analytique. Strasbourg, Arcanes.
—, 2000, « État, richesse et criminels »,
Mondes en Développement, 28, 110 : 15-30.
—, 2001, Trésors. Anthropologie analytique
de la valeur. Strasbourg, Arcanes.
MILNER J.-C., 1995, L'œuvre claire.
Paris, Seuil.
Auteurs : Christian Geffray (1954-2001) et Yann Guillaud
Titre : Anthropologie et discours analytique : Conférence éditée
par Yann Guillaud
Revue : Anthropologie et Sociétés
Numéro : Volume 25, numéro 3, 2001. « Politique, réflexivité,
psychanalyse »
URI : http://www.erudit.org/revue/as/2001/v25/n3/000263ar.html
Anthropologie et Sociétés, Université Laval, 2001
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