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Origine : http://perso.orange.fr/marxiens/philo/geffray.htm
Je n'ai certes jamais péché par excès d'optimisme
mais le découragement me prend souvent devant la complexité
des problèmes et le simplisme des discours politiques. La
démocratie cognitive est encore bien hors de notre portée.
On n'argumente pas avec l'opinion, c'est tout simplement impossible,
que ce soit sur le revenu garanti, la dépénalisation
du chanvre ou l'insécurité (tout ceci imbriqué),
il faut venir avec un discours de rechange et surtout séduire
la foule en donnant satisfaction à son besoin de reconnaissance.
L'expertise est indispensable mais ne suffit pas, on ne peut certes
garder la fiction du "choix rationnel" de l'homo oeconomicus
dont les phénomènes de foule sont l'antithèse,
moments où l'individu est prêt à se sacrifier
pour le collectif. Bien qu'on cherche à s'en débarrasser
depuis sa naissance, il semble que le freudisme soit une bonne thérapie
contre les visions trop optimistes ou simplistes de l'homme et pour
aborder les recoins sombres de nos âmes, les tragédies
collectives dans leurs dimensions symboliques, imaginaires et réelles.
Contrairement à ce que Freud lui-même croyait, la psychanalyse
met en évidence ce qui nous sépare du biologique et
de l'animal dans les jeux de langage et la circulation de la dette,
la dimension proprement humaine du désir et de la séduction
comme "désir de désir".
C'est tout l'intérêt de "l'anthropologie psychanalytique"
de Christian Geffray de tenter une lecture des faits ethnologiques
et sociaux inspirée de "Psychologie collective et analyse
du moi" de Freud ainsi que des quatre discours de Lacan, bien
loin des impasses d'un freudo-marxisme de l'aliénation et
des tentatives précédentes d'ethno-psychanalyse ou
d'interprétations sauvages ! Le résultat n'a pourtant
pas grand chose de révolutionnaire et ne fournit pas une
théorie complètement aboutie ni satisfaisante mais
fournit quelques points de repère indispensables sur une
demande sociale qui ne se réduit pas au service des biens.
Après l'économie sauvage, réglant nos échanges
avec l'ennemi, il s'agit de prendre en compte la "politique
sauvage" qui nous réunit sous une même bannière,
dominants et dominés, et qui prend la forme de l'amour du
maître ou, comme dit Legendre, "l'amour du censeur",
devenu de plus en plus problématique aujourd'hui.
- Le "Nous" et l'Opinion
Comme être de frontière, le Nous veut faire l'intermédiaire
entre le monde et l'Opinion, rendre l'Opinion docile au monde, et
rendre le monde, par le moyen de ses actions, conforme aux souhaits
de l'Opinion [...] Dans sa position d'intermédiaire entre
opinion et réalité, il ne succombe que trop souvent
à la tentation de devenir flagorneur, opportuniste et menteur,
un peu comme un homme d'Etat qui, bien qu'ayant une bonne intelligence
de la situation, veut néanmoins s'affirmer dans la faveur
de l'opinion publique. 115
Il n'y a pas de Je sans Nous, pas de parole sans langage hérité
et discours adressé à d'autres devant lesquels nous
sommes responsables et ne voulons pas perdre la face. Le rapport
entre le collectif et l'individuel n'est pas très clair,
c'est le moins que l'on puisse dire, dans la psychanalyse qui ravale
la plupart du temps l'histoire collective à des histoires
d'alcôve, prenant souvent un rôle anti-politique même
(de l'indifférence en matière de politique) alors
que pour Lacan, le collectif est le sujet de l'individuel et la
névrose est bien due aux rapports sociaux, aux discours qui
distribuent les places. La question des rapports de l'inconscient
collectif et de l'inconscient freudien restait posée ainsi
que le rapport entre l'idéal du Moi, essentiel pour comprendre
le comportement humain, notamment le refoulement, et ce qu'on appelle
dans ce livre l'Idéal du Nous.
Comme l'illustre la citation ci-dessus, Christian Geffray fait
une lecture originale de la seconde topique de Freud ("Le moi
et le ça" pour la citation, mais surtout "Psychologie
collective et analyse du Moi") en interprétant la constitution
des identités sociales (Nous) comme équivalent du
Moi, de même que l'opinion a la même fonction collective
que le ça au niveau individuel. Pour en montrer toute la
pertinence il opère simplement la substitution dans le texte
de Freud des mots "Moi" et "ça" par "Nous"
et "Opinion". C'est bien sûr dans la compréhension
de faits ethnologiques éloignés qu'on en mesure véritablement
tout l'intérêt.
Cela signifie surtout que la fonction du "Nous" est imaginaire
(comme Le Moi) et doit assurer notre reconnaissance sociale, soutenir
notre narcissisme . Contrairement au Moi, ce n'est pas le refoulement
des pulsion sexuelles (la civilisation des moeurs) qui constitue
le Nous car les individus interviennent au niveau social comme identités
déjà constituées et porteurs d'identifications
déjà désexualisées, sinon ils seraient
incapables de socialisation. Si au niveau social le ça pulsionnel
est donc toujours déjà refoulé, la constitution
d'un Nous exige pourtant un autre refoulement qui touche cette fois-ci
l'expression de l'Opinion. Il y a donc redoublement de la fonction
de méconnaissance du Moi, censure coextensive à l'exercice
de la représentance et dont nous ne sommes absolument pas
délivrés contrairement à ce qu'on s'imagine.
Bien sûr il faut distinguer fortement l'inconscient "individuel"
et pulsionnel, le mécanisme du refoulement névrotique
et celui du refoulement social qui n'ont pas la même nature
mais produisent pourtant tous deux des symptômes (Marx interprète
bien des symptômes sociaux). La distinction se révèle
d'autant plus facile quand on s'aperçoit que les concepts
de Freud sont empruntés à la politique, notamment
le phénomène de "censure" de l'opinion,
avant de s'en démarquer pour son usage psychanalytique. Il
ne faut jamais identifier la société avec un individu
et l'inconscient individuel avec un inconscient collectif. Ainsi
la censure sociale ne suppose absolument pas que ce qu'elle interdit
soit inconscient au niveau individuel, ni même que cela ne
circule pas dans l'opinion mais elle n'en veut rien savoir. Ce qu'elle
interdit, c'est que cela apparaisse au niveau du discours public.
L'exemple, sur lequel nous reviendrons, c'est la censure des propos
racistes et anti-sémites.
Que la censure sociale et le refoulement fondateur de l'identité
collective se constituent au niveau du discours a de nombreuses
conséquences. En premier lieu, qu'il n'y a d'inconscient
collectif qu'au regard d'un discours particulier, relatif à
un Nous et qu'il n'y a donc pas d'inconscient collectif universel.
Ensuite que l'inconscient et le collectif, comme relatifs au discours,
sont constitués par son principe d'exclusion. On retrouve
ici Foucault attribuant le caractère de production du discours
à ce qui apparaît comme son principe de raréfaction
(on ne peut tout dire). Ainsi des sociétés de discours
prospèrent dans le commentaire infini du même texte
sacré. Enfin, on ne peut unifier l'inconscient collectif,
même au niveau individuel, puisque chaque Moi s'inscrit dans
plusieurs Nous.
Chaque inconscient collectif, c'est-à-dire chaque refoulement
collectif, doit ainsi être rapporté à son discours
constituant et au lien social qu'il instaure, ce qui ne veut pas
dire qu'il est définitif pour autant. Le discours, comme
le Moi, a un caractère historique de construction, passant
du Meneur renversant les anciennes institutions à une nouvelle
institutionnalisation qui devra connaître, à travers
ses apprentissages, enfance, maturité et déclin. "Le
caractère du Nous est un précipité des investissements
d'objets abandonnés, il contient l'histoire de ces choix
d'objets".
Il faut insister sur le caractère dialectique d'un discours
qui se construit d'abord en opposition aux discours institués,
comme différenciation qui s'appuie la plupart du temps sur
la délégitimation des discours précédents
en inversant ses refoulements. Ainsi, comme le montre Lévi-strauss,
il y a toujours permutations et oppositions des mythes et valeurs
des populations voisines avec qui on échange et on se bat.
Ce qui est démon en Inde (Asuras) est dieux pour les Perses
(Ahura) comme ce qui est démon pour eux (devas) est dieu
pour les Hindous. Nous reviendrons sur ce caractère de division
du discours qui exige au moins deux discours en opposition et interdit,
semble-t-il, de penser un "Nous universel" et sans reste
ni exclusion. "Le Nous ne saurait jamais coïncider avec
le Tout de l'humanité." 147 L'humanité est toujours
divisé. "Il n'y a d'âme collective que par rapport
à une autre âme collective," 148 de même
qu'un mot n'a de sens que par rapport à une autre mot (ce
que Lacan exprime par la formule "Un signifiant représente
un sujet pour un autre signifiant"). On retrouve aussi Fichte
: on ne se pose qu'en s'opposant.
La formation d'un Nous résulte de la suspension collective
de la satisfaction et de la reconnaissance du désir. La formation
d'un discours unifiant les dominés dans une communauté
de sentiment contre les discours dominants exige l'investissement
d'un Meneur auquel les dominés puissent s'identifier. Les
dominés sont bien les acteurs de l'histoire. C'est la séparation
de l'idéal du Moi des dominés avec l'idéal
du Nous et la demande de reconnaissance sociale provoquée
ainsi qui doit se résoudre par l'identification à
un Meneur supposé "Nous aimer", apporter aux dominés
la reconnaissance sociale, la satisfaction de leur idéal
du Moi. "Le triomphe surgit chaque fois que le Moi en vient
à incarner l'Idéal d'un Nous pour lui-même comme
pour les autres". 171 Par définition, les dominés
doivent renoncer au triomphe de leur Idéal du Moi "mais
nulle part ils ne peuvent renoncer à croire que les meneurs
l'incarnent pour eux".
La question collective est donc bien liée à l'imaginaire,
au narcissisme et à l'identification, comme chacun le répète
désormais, mais surtout aux discours, à leur légitimité,
au sentiment de leur justice qui se ramène en fin de compte
à la satisfaction narcissique de l'idéal du Moi, par
sa reconnaissance sociale qui est bien le moteur de l'histoire,
de la dialectique des discours.
On en a déjà tiré un certain nombre de conséquences
sur la multiplicité des identités et des discours
mais le plus important sans doute, c'est le caractère de
méconnaissance attachée à toute reconnaissance,
toute distinction, toute lecture même. C'est évident
pour l'écriture manuscrite où la lecture doit ignorer
les errements de la plume pour distinguer les lettres qui seules
doivent être lues pour faire sens. Cette fonction de méconnaissance
va au-delà de la nécessaire "clôture holistique"
dont Jean-Claude Kaufmann voulait faire le paradigme des sciences
sociales, en continuité avec la biologie. Le discours introduit
ici une complication mais aussi une articulation plus précise
autour du narcissisme ou du désir de reconnaissance. Ce n'est
pas le "bonheur" qui constitue la politique mais le "besoin
d'amour", aussi contradictoire que le bonheur, sinon la question
serait réglée depuis longtemps ! Il n'y a pas plus
de désir de vérité chez nous que chez les sauvages
et pour arracher notre reconnaissance il nous faut en payer le prix
humain, en sacrifiant une population rejetée comme inhumaine
ou ennemie, mais aussi en méconnaissance et refoulement,
dans l'identification au meneur d'abord puis dans la censure des
institutions.
Faire du narcissisme et de l'idéal du moi les principes
fondateurs du social, tout comme Hegel fait du désir de reconnaissance
le moteur de l'histoire mène à faire de la dialectique
conflictuelle entre dominants et dominés (la lutte des classes)
l'objet de la politique plutôt que le service des biens, les
forces de production ou le progrès technique. Ce que le point
de vue freudien introduit dans la politique c'est donc la dimension
de l'amour, amour des dominés pour le Meneur sans doute mais
ce qui le constitue comme tel, ce serait son amour pour les dominés.
C'est seulement lorsque cette condition est remplie que nous pouvons
partager avec les autres une objectivité commune, un sens
commun, dans un discours institué qui nous relie par ses
règles de communication et par ses rites. La domination n'est
pas figée pour toujours entre dominants et dominés
mais bien dialectique, se résolvant en unités temporaires
des dominés, reconstituant une nouvelle domination.
- La révolution des institutions
Les Nous - c'est-à-dire les institutions - s'engendrent eux-mêmes
sur la scène de l'Histoire. Les institutions se reproduisent,
naissent et meurent par le truchement des meneurs, lesquels ne surgissent
jamais, avec les populations qui les aiment, que dans les failles
ou à la ruine d'une institution (ou d'un complexe institutionnel
quelconque) qui les précède. La parole des meneurs
n'est audible que dans le silence des institutions, à la
faillite de la parole de ses représentants. 137-138
Rien de très neuf donc, à part l'intervention de l'amour
qui ne doit pas être surestimé non plus. Tout ne se
réduit pas au Meneur qu'il faut aimer pour qu'il nous aime
en retour (the love you take is egal to the love you make . Beatles).
Celui-ci constitue pour Geffray "l'enfance du Nous", sa
formation d'abord comme masse primaire, foule qui peut évoluer
vers une forme plus durable, moins immédiate, dite masse
secondaire, celle des institutions comme l'église ou l'armée
constituant des rassemblements artificiels fondés sur un
discours et ses censures, une Loi instituée s'imposant aux
dominants comme aux dominés pour autant qu'elle donne place
à chacun.
Le passage de l'un à l'autre ne me semble pas toujours très
clair, voici du moins ma version. Le Meneur issu de la foule suscite
une identification qui fait de chacun son équivalent imaginaire
dans son opposition aux dominants et son amour des dominés
dont il porte la parole. Dans cette forme "primaire" l'identification
totale mène à la confusion du discours et de la personne
et lorsque le mouvement triomphe, renverse les anciens dominants,
on assiste alors à une nouvelle domination d'abord sans limite
reconstituant la fugure du Maître, du petit père des
peuples, avant de s'instituer dans l'indépendance des personnes,
ce qui nécessite alors de limiter l'identification au Meneur,
instituant une nouvelle séparation entre dominants et dominés,
limite infranchissable, inégalité de principe au nom
de l'idéal du Nous, d'une Loi qui s'impose à tous
mais doit valoriser les dominés (part de populisme indispensable).
Ils ne peuvent dominer sans incarner le loi des dominés et
donc, mécaniquement pour ainsi dire, susciter leur amour.
184
L'exemple le plus frappant, trop sans doute, c'est la religion juive
et chrétienne, religion d'esclaves devenue religion de l'Empire.
La modernité semble l'aboutissement de ce mouvement d'autonomisation
de la Loi, abandonnant les substituts du Père pour l'apparence
égalitaire du contrat. L'objectivité de l'"Etat
de Droit" s'imposant à tous, il n'y a plus de Maître
qui puisse incarner la Loi. Mieux, on peut dire que le discours
du Maître y est refoulé, interdit, du moins sur la
scène politique. L'amour des dominés coule à
flots, dans les discours ("La fracture sociale"), sauf
dérapages qui ne peuvent pas être supportés
bien longtemps, mais il n'y a plus de Maître. S'il y a encore
des dominants, ils sont indifférents à l'amour des
dominés, ce que manifeste le cynisme du néo-libéralisme
qui est socialement insupportable.
Dans cette théorie générale de l'identification
sociale, il faudrait distinguer minutieusement sociétés
originaires, hiérarchiques et constitutionnelles. Les sociétés
originaires évoluent beaucoup, malgré ce qu'on croit
encore, surtout par division des groupes, avec les inversions de
valeurs qui accompagnent ces différenciations et dont nous
avons parlé. La notion de domination n'y est pas tant présente
que la logique de l'honneur, de la parole donnée. Le discours
du Maître est dominant dans la plupart de ces sociétés
mais la même loi originaire s'impose à tous, chaque
transgression exigeant réparation, dette plus importante
que la vie.
Les sociétés hiérarchiques issues du néolithique
ont produit une toute autre configuration de la domination à
partir du travail et de la religion, séparant dominants et
dominés, Maîtres et esclaves, aboutissant à
l'Empire (Egyptien, Perse, Romain). C'est dans ce cadre surtout
qu'on peut parler d'une révolution périodique des
dominés. On voit cependant que l'identification de la Loi
et du Meneur n'y est qu'une phase transitoire et que leur séparation
est une tendance constante dès l'origine, au nom de la transcendance
religieuse d'abord, puis, à partir de l'invention de l'écriture,
c'est la Loi écrite qui est supposée limiter le pouvoir
des maîtres. L'astrologie incarne dès la plus haute
antiquité, cette Loi céleste qui s'impose à
tous, esclaves, hommes ou dieux. Le code D'Hammourabi se veut limitation
du pouvoir du prince, ce qui n'empêchera pas le droit d'être
mis constamment au service du plus fort. On peut dire que dès
l'origine, les sociétés hiérarchiques ont tendance
à se transformer en sociétés constitutionnelles.
Il n'y a donc pas de situation pure, mais transitoire, entre un
pouvoir arbitraire charismatique, fondé sur l'amour, et une
Loi anonyme, bureaucratique, qui s'impose à tous. Les meneurs
ne peuvent se passer d'une Loi commune au nom de laquelle ils réclament
justice et si la Loi est supposée s'appliquer à tous
de la même façons, on sait bien qu'il n'en va pas de
même "selon qu'on soit puissant ou misérable".
Comme dit Benjamin, les dominés savent que le régime
d'exception a toujours été pour eux le régime
ordinaire. Pierre Legendre montre aussi que la Loi ne peut se passer
de sa mise en scène identificatoire et sacrificielle. Ceci
dit, il y a bien évolution dans les discours, du pouvoir
personnel à une Loi transcendante puis un Etat de Droit qui
censure toute inégalité entre dominants et dominés
sous la fiction du contrat, et qui semble sonner le déclin
du discours du Maître au profit de la domination du discours
marchand. Dans ce monde sans Maître, il semblerait que le
révolution des institutions exige de restaurer, temporairement,
cette fonction de Meneur nécessaire pour se faire entendre
et accéder à la reconnaissance sociale. Le reconnaître
est un préalable pour s'en protéger, quitte à
exiler ses généraux victorieux comme les Grecs n'hésitaient
pas à le faire !
- L'Etat de Droit
Si on peut douter qu'une véritable "société
constitutionnelle" ait vraiment existé, du moins il
existe indubitablement des sociétés qui se prétendent
basées sur des constitutions, singulièrement la France
et les USA, sociétés démocratiques qui se distinguent
de toutes les sociétés ayant existé auparavant,
non pas par leur système "représentatif",
mais plutôt par le déficit de représentation,
son refoulement dans la sphère privée puisque la constitution
se veut purement contractuelle (Take it or leave it disent les américains
de leur pays), conventionnelle et donc anonyme. Ce sont des sociétés
sans Maître ou plutôt dont les maîtres sont illégitimes.
"La modernité n'advient précisément qu'avec
le refoulement du désir du maître et ne constitue que
le déploiement démocratique de sa censure". Cette
hypothèse qui rappelle la thèse d'Elias du monopole
de la violence étatique qui nous réduit à l'activité
marchande, serait à préciser. Il faudrait rapprocher
cette censure de la Maîtrise du Don Quichotte et des théories
de Marthe Robert sur l'origine du Roman comme roman des origines,
où Robinson est le modèle du self made man.
Il faut ajouter aussi que pour Lacan, ce qui constituait le capitalisme,
c'est la "mise au rencard du sexe" où déjà
se défait l'ordre hiérarchique et qui marque la place
du refoulement en ordonnant une impossible indifférence du
sexe, privé de sens, à ne pas lire. Il y a dans cette
censure du sexisme et du Maître une inversion par rapport
aux cultures traditionnelles qui accentuent au contraire la différence
sexuelle, cultivent l'amour du maître et méprisent
les rapports marchands. Cette nouveauté présente beaucoup
d'inconnus qui ne permet pas d'en prédire les conséquences.
Nous manquons au moins de recul mais l'inversion des valeurs est
un principe universel. La psychanalyse est contemporaine de ce déclin
de la fonction du père comme origine de la Loi dans les sociétés
marchandes et de son refoulement dans la sphère privée.
Il s'agit bien là encore d'un refoulement du discours social,
pas dans l'Opinion, d'un interdit sur la totalité constitutif
du capitalisme bourgeois comme "régime historique de
la demande " s'opposant aux sociétés traditionnelles
et dont la particularité est de combiner l'irresponsabilité
sceptique et enfantine d'une indépendance ayant défait
tous ses liens avec la servitude implacable de la dette et du travail
("à la sueur de ton front" dont une émission
sur la 5 portant ce titre a montré l'impossibilité
d'un dialogue sur le travail entre un Bochiman de Namibie, un ouvrier
ajusteur Polonais de Gandsk et un paysan français!).
La caractéristique du monde bourgeois, c'est bien, en effet,
qu'il n'y a plus de maître. Les patrons n'y sont pas les représentants
de la Loi, ni même de véritables maîtres. Mieux,
la généralisation du contrat signifie que le dominant
n'est plus le meneur. C'est pour cela qu'il a besoin de cours de
management ! L'entreprise est indifférente à la représentation
collective, c'est pour cela qu'on a besoin de simuler une "culture
d'entreprise". "L'entreprise capitaliste n'est pas un
Nous". 186 C'est bien ce qu'on lui reproche !
La structure de la fiction contractuelle (capitaliste) est donc
telle, que la population rassemblée pour la création
des objets de la demande, est indifférente à la précipitation
d'une représentation commune d'elle-même par le truchement
d'un meneur. 189
Les membres des populations deviennent la proie d'une introjection
sans précédent des Idéaux du Nous, leurs personnes
étant rapportées imaginairement à elles-mêmes
comme à leur propre maître - ce qu'on désigne
communément sous le terme "d'individualisme" 187
Dans cet "Etat de Droit", la Loi se substitue au Maître,
Loi à laquelle tous sont assujettis, dominants et dominés,
de même que les lois scientifique s'appliquent objectivement
à tous, dimension religieuse essentielle. La situation n'est
pas très différente des sociétés originaires
sur ce point dont notre société marchande constitue
pourtant l'envers, par la domination de la science et des rapports
marchands ainsi que par le refoulement du discours du Maître
et du sacrifice fusionnel. Il faudrait sur ce point distinguer la
démocratie américaine communautariste et notre laïcité
intransigeante où le "meurtre du Roi" fonde imaginairement
l'unité de la Nation, mais toutes les démocraties
actuelles se construisent sur une constitution remplaçant
l'identification au Maître par la fiction du contrat social.
En tout cas, ce qui se gagne indubitablement sur le plan d'une
"déliaison entre dominé et dominants" qui
est une grande libération, cela se paie inévitablement
en isolement de tous, en incertitude identitaire et en insatisfactions
narcissiques comme Tocqueville le notait déjà : lorsque
la gloire du seigneur ne rejaillit plus sur ses serfs, ceux-ci auront
plus de mal à obtenir chacun une part de cette gloire par
eux-mêmes, qu'un chameau pour passer par le trou d'une aiguille
! Plus encore l'individualisation multiplie les possibilités
théoriques et les déceptions réelles, accentuant
la culpabilité individuelle de nos échecs.
Il semble qu'on ne puisse sortir de l'alternative entre un "Etat
de Droit" illégitime ou le retour d'une dictature populiste,
démocratie ou fascisme comme si nous n'avions rien appris
depuis le siècle dernier. Il faut garder à l'esprit
du moins que la disparition des hiérarchies est très
relative, se reconstituant en clientélismes et mafias. Il
y a autant de maîtres et de dominations qu'avant. L'idéologie
libérale égalitaire n'est qu'une idéologie,
même si sa domination a des effets bien réels. On ne
peut négliger l'histoire "matérielle", qui
ne se réduit pas à la sphère idéologique,
même si les besoins sont toujours subordonnés à
des enjeux symboliques. Les conditions institutionnelles et techniques
ont une très grande importance. Reste que la question se
pose d'un dépassement du discours marchand qui ne soit pas
un retour au discours du Maître.
- Nostalgie du Maître
Comme révolutionnaires, vous aspirez à un maître.
Vous l'aurez, Lacan, Télévision
Lorsque la contradiction est trop flagrante entre l'Etat de Droit,
le statut imaginaire de chacun et l'inégalité réelle,
monte une "angoisse sociale" qui cherche un autre Moi,
un autre discours, et donc un autre Maître. "La citoyenneté
révèle sa fiction auprès de populations dont
les membres n'ont plus le moyen de s'aimer sans maître"
191 Lorsque chancelle la légitimité du principe qui
sépare les dominants de la Loi, lorsque les dominés
ne s'y retrouvent plus, alors ce sont les désirs refoulés
et socialement inconscients qui reviennent sur le devant de la scène,
le retour de la "Bête immonde", de l'amour du Maître,
du fascisme, du racisme et de l'anti-sémitisme. Polanyi avait
raison, d'avoir fait du pouvoir le mal, il ne pouvait revenir que
sous cette forme maléfique. De même, c'est ce qu'on
peut reprocher à l'utopie communicationnelle d'Habermas :
dans ce monde parfait comment une dissidence ne serait-elle pas
monstrueuse ?
En tout cas, une des analyses les plus suggestives de ce livre,
c'est celle de l'impasse des dominés, dans un Etat de Droit,
qui les voue à la "haine du bourgeois", à
l'amour du maître et au racisme. De par son refoulement dans
le discours contractuel de l'Etat de Droit, le Meneur revient explicitement
comme meneur (Duce, Führer) faisant offrande de son Moi aux
dominés (pour Hitler, les Allemands étaient dominés,
colonisés même depuis 1918). De même la glorification
de la gloire tente de se substituer au discours de l'intérêt.
Ce retour du refoulé du discours du Maître est d'autant
plus destructeur que le refoulement de la misère et de la
domination effective avait été total au niveau du
discours libéral au nom d'une Loi impersonnelle. Au contraire
de ce que croyait Polanyi cette fois, la défaite du discours
marchand n'était pas réelle pour autant mais réduite
aux discours, à la représentation, c'est-à-dire
que le libéralisme a été refoulé de
l'expression publique pendant la période keynésienne
avant qu'on ne voie resurgir Hayek et le néo-libéralisme
triomphant.
Ces exemples extrêmes ne sont pas les seuls. Geffray analyse
ainsi les différences entre un Bernard Tapie et un Jean-Marie
Le Pen, traduisant une véritable opposition bien qu'ils se
présentaient tous deux comme des meneurs. Nous sommes encore
concernés par le thème récurrent de la "Nation
morte ou décadente et à renaître" 192 autour
de la personne d'un homme providentiel ; alors même qu'on
prétend rester dans un cadre constitutionnel de séparation
des personnes et de la Loi. Cette contradiction date au moins du
césarisme, combinant le droit romain et l'arbitraire impérial.
La recherche d'une "authenticité" perdue, n'ayant
pourtant guère de sens dans un régime constitutionnel
basé sur le contrat, des exemples historiques glorieux sont
convoquées contre la séparation de la Loi dans l'appel
à une fusion narcissique.
La revendication des dominés porte sur l'amour du Maître,
plus que sur les biens, dans l'accusation des "dominants indifférents
aux dominés". Ils contestent "le dominant réel
en tant qu'il récuse la maîtrise : pour autant que
l'amour des dominés l'indiffère". 194 Ce qui
devient obscène lorsque des dominants illégitimes
sont assimilés aux non-nationaux, l'anti-sémitisme
prenant ici la fonction de bouc émissaire purifiant les dominants
de leur séparation des dominés alors que cette séparation
se fonde dans le contrat et les rapports marchands. Les dominants
sont appelés à manifester leur amour auxquels il serait
possible de s'identifier et qu'aimeraient ceux qui sont la proie
d'une "angoisse sociale" Il est amusant de constater,
dans un récent "Courrier international", que la
pratique des licenciements "avec compassion et pleurs"
se généralise dans une Amérique revenue aux
valeurs de solidarité après l'écroulement de
la Bourse et des tours de Babylone. On fait des affaire comme avant,
mais avec du coeur !
Si les juifs sont les dominants illégitimes, les immigrés
sont les dominés illégitimes, concurrents dans la
demande de reconnaissance sociale. Dans l'anti-sémitisme
et le racisme s'attaquant à "ceux qui ne nous aiment
pas", se récupère une part du narcissisme perdu
de ceux que personne n'aime et qui trouvent dans le passage à
l'acte leur identification aux maîtres légitimes. Ces
massacres ne doivent pas être confondus avec des sacrifices,
"l'holocauste" mais comme le déchaînement
du désir du maître refoulé, l'affirmation de
son identification aux maîtres.
Christian Geffray tente enfin de distinguer dans ces mouvements
de foule, la droite et la gauche. Pour la droite il s'agit d'abolir
la séparation de la Loi et des dominants pour retrouver la
fusion originelle, sous la conduite des Maîtres, alors que
pour la gauche ce serait la remise en cause du Bourgeois par ses
principes mêmes d'égalité et de liberté
qui serait revendiqué (dans l'esprit de la sociologie des
conventions comme Boltanski), ce qui se voudrait le refoulement
achevé du désir du Maître, et la tentative d'une
identification universelle des dominés ("prolétaires
de tous les pays unissez-vous") aboutissant aux jugements populaires
des dominants, coupables aux yeux de leurs propres idéaux.
On atteint sans doute ici la limite d'une analyse qui demanderait
à être approfondie et qui trouvera dans le livre suivant
(Trésors) un meilleur équilibre entre les quatre discours
(Maître, Marchand, Religieux, Production), insistant notamment
sur la limitation du discours marchand par Solon, interdisant l'esclavage
pour dette et instituant ainsi la démocratie sur la contradiction
entre riches et pauvres au nom de l'intérêt supérieur
de la Cité. On peut se poser la question de la pertinence
de rendre compte de pensées complexes et qui appartiennent
encore au domaine de la recherche. Il m'a semblé pourtant
qu'il y a avait là des indications sur les contraintes et
les dangers de l'action politique dont il fallait tenir compte pour
l'utiliser lorsque c'est nécessaire et s'en protéger
au-delà. Cette part émotionnelle de la politique,
s'exprimant par l'amour des dominés est ce qui l'ouvre à
toutes les manipulations. Raison de plus pour ne pas l'ignorer.
On peut avoir l'impression aussi qu'il ne s'agit que d'une reformulation
de banalités anciennes dans une langue particulière,
"tout est bien connu", mais il ne faut pas sous-estimer
la capacité de la traduction et du commentaire à produire
du nouveau dans la répétition même. En tout
cas, cela permet de comprendre que la société ne se
réduit pas aux interactions sociales ni aux besoins mais
est constituée de discours et de représentations qui
l'engagent comme totalité divisée (on retrouve ici
Lefort) où chacun doit pouvoir se reconnaître, dominants
comme dominés. Le premier besoin auquel une société
doit répondre, c'est le besoin d'amour, de reconnaissance
sociale. "La conservation de la vie n'est assurée qu'en
vertu de la satisfaction d'autre chose " ! Faire du Meneur
la source d'une satisfaction narcissique vitale, c'est aussi le
constituer en menace de mort pour notre idéal. L'homme ne
vit pas que de pain et ne peut trouver satisfaction en lui-même
alors qu'il est prêt à tous les sacrifices lorsqu'il
participe à une aventure collective.
Il semble que la politique des intérêts n'ait aucune
consistance mais l'amour du maître peut être si dangereux.
Du moins faudrait-il lever le refoulement social sur cette exigence
d'amour ou s'attendre au pire. Le sentiment d'insécurité
peut dégénérer, d'autant qu'on connaît
d'avance le résultat des dégâts sociaux de la
dépression et la gradation prévisible de la délinquance
du vandalisme à l'émeute. On a préféré
casser le thermomètre annonçant les conséquences
de l'exclusion sociale, la menace n'en est que plus prévisible
d'un retour du populisme, au nom de l'amour des dominés trop
longtemps délaissés.
05/02/02
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