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Origine :
http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-09-05/2003-09-05-378266
" Qu’est-ce que c’est que
cette histoire de Fantine ?
C’est la société achetant une esclave.
À qui ? À la misère.
À la faim, au froid, à l’isolement, à
l’abandon, au dénuement. Marché douloureux.
La misère offre, la société accepte. "
Victor Hugo, les Misérables (1862).
Il y a un siècle et demi, Hugo parlait d’esclavage.
De nos jours - la modernité est passée par là
- des intellectuel (le) s se gaussent d’une représentation
" misérabiliste " du travail sexuel à la
chaîne, forcément inspirée par des valeurs religieuses,
inquisitrices et liberticides, et parlent de consentement, de contrat,
d’émancipation et de liberté.
Une fois posé que " le sexe n’est pas une activité
humaine à part à la fois sacrée et dangereuse
" (1), le contrat s’impose avec l’évidence
de la Loi. Dénoncer son asymétrie foncière
qui autorise ce que Bourdieu appelle " l’exercice brutal
du pouvoir sur des corps réduits à l’état
d’objet par la violence sans phrases de l’argent "
(2) revient donc à sacraliser le sexe, à défendre
le puritanisme, l’ordre moral, à attenter aux libertés
individuelles et pour finir à mettre la démocratie
en péril.
Fantine, figure emblématique des Misérables, perd
son emploi d’ouvrière, et devient couturière
à domicile ; mais la concurrence de la main-d’ouvre
à bas prix des prisonniers fait chuter le prix des chemises.
Dès lors, ne disposant plus des moyens de payer ses créanciers,
elle se fait " fille publique ".
Les ravages du néolibéralisme ne perpétuent-ils
pas la même misère ?
Hugo voit en Fantine une victime absolue, une esclave de la société.
Bien loin de faire la distinction subtile entre prostitution volontaire
et prostitution forcée, c’est dans un noud serré
où se lient discrimination, oppression et acceptation résignée
de l’ordre social (masculin) que se définit pour lui
l’esclavage. " On dit que l’esclavage a disparu
de la civilisation européenne. C’est une erreur, il
existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme et
il s’appelle prostitution. " Forme extrême d’adaptation
à une société inique et cruelle pour Hugo,
émancipation et libération sexuelle pour nos nouveaux
fétichistes du contrat. Fantine consent à son sort
parce qu’elle n’en a pas d’autre de rechange.
C’est toute la différence entre la liberté et
la résignation. Poussée par la nécessité,
Fantine pense son corps comme un capital dont elle peut disposer.
Avant de se faire " fille publique ", elle commence à
le vendre par petits bouts. D’abord ses cheveux, puis ses
dents. Personne n’oserait prétendre que vendre ses
dents par nécessité (ou son plasma comme le font les
homeless aux États-Unis) est une stratégie émancipatrice.
Une liberté. Voire une subversion.
La discrimination sociale saute aux yeux ! La discrimination sexuelle
compte-t-elle pour rien ? Il n’y a pas de différence
essentielle entre vendre l’accès à son sexe,
son plasma, ses dents, louer son utérus ou encore exhiber
ses anomalies physiques dans un théâtre de monstres
(3).
Sous l’apparence de la subversion et de la provocation, les
tenants de la liberté de se prostituer sacralisent les lois
libérales du capitalisme qui assurent aux clients la liberté
de choix et la réalisation de leurs désirs et fantasmes
sur le corps des plus démunies. Ils ne questionnent pas l’ordre
du monde tel qu’il s’est historiquement construit. Enclins
à se prosterner devant l’ordre social, ils considèrent
la prostitution comme inéluctable. Or " la prostitution
n’existe comme réalité sociale et comme atteinte
aux droits de l’être humain féminin que parce
qu’il est considéré comme allant de soi qu’il
s’agit d’un phénomène inéluctable
en raison du non-dit consensuel sur la nature licite du droit des
hommes à trouver aisément et à tout prix des
exutoires à leurs besoins sexuels " (4).
Et nos " travailleurs du cerveau " de recourir à
l’euphémisme (" travailleuses du sexe ",
" services sexuels ") pour se dispenser de lutter pour
l’égalité entre les sexes et contre toutes les
discriminations - tout particulièrement celles qui touchent
les femmes sur le marché du travail -, et s’éviter
la lutte pour la revalorisation des minima sociaux et leur octroi
aux jeunes en voie de désaffiliation sociale, pour le droit
au logement, contre le travail à temps partiel imposé
aux femmes, etc.
À la " travailleuse du sexe " fait pendant le
" fainéant de la lutte " qui rejette la responsabilité
ou " liberté " de la prostitution sur les seules
prostituées, et déplore que l’on n’écoute
pas la parole de celles qui, dans leur écrasante majorité,
ne savent pas le français, mais la langue de la terreur (5).
Pour mieux valider sa théorie du libre contrat, Marcela
Iacub (6) compare ainsi la couture et ses quelques ateliers clandestins
à la prostitution. Cette analogie prodigieuse et audacieuse
donne le vertige... Les ateliers clandestins sont illégaux.
Il n’en reste pas moins que la couture n’est pas assimilable
à la prostitution. Le prix du travail de la couturière
dépend de sa qualité professionnelle et non de sa
valeur érotique. Elle n’a pas à souffrir de
la brutalité des proxénètes et des violences
provoquées par " les pulsions et forces obscures qui
gouvernent la sexualité " (7) que favorise l’anonymat
des clients. Des pulsions comparables ne régissent pas la
couture. Si le prix de la chemise ne diminue pas avec l’âge
de la couturière, la prostituée vieillissante ne peut
qu’assister à la chute de ses actions à la Bourse
des valeurs érotiques, chute qui coïncide avec la dégradation
de son outil de travail. Nos " travailleurs du cerveau "
postmodernes, extrêmement soucieux de ne pas passer pour pudibonds,
n’abdiquent-ils pas servilement devant l’ordre social
au motif de combattre un ordre moral fantomatique ?
Comment venir à bout du plus vieil esclavage du monde ?
La prostitution est le fruit d’un totalitarisme où
misère, violences subies et redoutées, domination
masculine et proxénétisme aboutissent à asservir
des femmes et à les exploiter sexuellement en laissant croire
qu’elles sont libres. Puisqu’elles consentent, n’est-ce
pas ? Le proxénétisme est le principe organisateur
nécessaire à la satisfaction de la demande des clients.
Il n’y a pas d’exemple de pays où la prostitution
est " organisée " sans proxénétisme.
Pour paraphraser Voltaire, c’est au prix de l’esclavage
d’une écrasante majorité de prostituées
que les clients jouissent en Europe ! Traquer les prostituées
est, par conséquent, indigne. S’il faut combattre avec
acharnement le proxénétisme, il faut aussi lutter,
bien sûr, contre les causes sociales de la prostitution, aider
les prostituées, octroyer protection et titres de séjour
aux victimes de la traite, développer les politiques d’aide
volontariste au développement des pays pourvoyeurs. Il s’agit
de promouvoir une véritable éducation égalitaire
entre les sexes, et d’adopter des mesures pénales à
la suédoise vis-à-vis du seul contractant libre du
système : le client. Car, décourager le client, c’est
tarir le marché, et donc se donner les moyens de faire disparaître
la traite et progressivement la prostitution elle-même des
schémas de l’inconscient social.
L’abolition de l’esclavage n’a pas aboli le travail.
Vouloir abolir cette vieillerie qu’est la prostitution n’est
aucunement une attaque puritaine contre le désir et la sexualité.
C’est, bien au contraire, tenter d’arracher l’hétérosexualité
aux codes archaïques qui la régissent. Tiraillée
entre les rôles opposés de la maman et de la putain,
l’hétérosexualité féminine ne
pourra s’affranchir de ces stéréotypes (pour
le bénéfice sexuel des deux sexes) tant que la prostitution
perdurera.
(1) Marcela Iacub et alii : " Ni victimes ni coupables : libres
de se prostituer ", le Monde 16 janvier 2003
(2) P. Bourdieu : " Le corps et le sacré " in
le Commerce des corps, Actes de la recherche en sciences sociales
noø104, 1994.
(3) R. Bogdan : " Le commerce des monstres " in le Commerce
des corps, Actes de la recherche en sciences sociales no 104, 1994.
(4) F. Héritier : Masculin/Féminin II : dissoudre
la hiérarchie, O. Jacob, 2002.
(5) E. Badinter : Fausse Route, O. Jacob, 2003.
Si France prostitution revendique la professionnalisation de la
prostitution, cette association ne compte que 150 membres sur près
de 20 000 prostituées. 70 % des prostituées qui exercent
sur les trottoirs sont étrangères et sous la coupe
de réseaux extrêmement violents. Pour consentir, elles
consentent ! Et l’affaire Alègre vient rappeler, si
l’on en doutait, que la prostitution " traditionnelle
" n’a rien d’irénique tant dans son recrutement
(mineures fuguant des foyers de la DASS, proxénètes
terrifiants) que dans son exercice même...
(6) Marcela Iacub : Qu’avez-vous fait de la libération
sexuelle ?, Flammarion, 2002.
(7) L’expression est de Robert Badinter.
Article paru dans l'édition du 5 septembre 2003.
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