"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Travailleuses du sexe et fainéants de la lutte
Par Catherine Albertini, chercheuse en biologie moléculaire

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-09-05/2003-09-05-378266

" Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Fantine ?
C’est la société achetant une esclave.
À qui ? À la misère.
À la faim, au froid, à l’isolement, à l’abandon, au dénuement. Marché douloureux.
La misère offre, la société accepte. "

Victor Hugo, les Misérables (1862).

Il y a un siècle et demi, Hugo parlait d’esclavage. De nos jours - la modernité est passée par là - des intellectuel (le) s se gaussent d’une représentation " misérabiliste " du travail sexuel à la chaîne, forcément inspirée par des valeurs religieuses, inquisitrices et liberticides, et parlent de consentement, de contrat, d’émancipation et de liberté.

Une fois posé que " le sexe n’est pas une activité humaine à part à la fois sacrée et dangereuse " (1), le contrat s’impose avec l’évidence de la Loi. Dénoncer son asymétrie foncière qui autorise ce que Bourdieu appelle " l’exercice brutal du pouvoir sur des corps réduits à l’état d’objet par la violence sans phrases de l’argent " (2) revient donc à sacraliser le sexe, à défendre le puritanisme, l’ordre moral, à attenter aux libertés individuelles et pour finir à mettre la démocratie en péril.

Fantine, figure emblématique des Misérables, perd son emploi d’ouvrière, et devient couturière à domicile ; mais la concurrence de la main-d’ouvre à bas prix des prisonniers fait chuter le prix des chemises. Dès lors, ne disposant plus des moyens de payer ses créanciers, elle se fait " fille publique ".

Les ravages du néolibéralisme ne perpétuent-ils pas la même misère ?

Hugo voit en Fantine une victime absolue, une esclave de la société. Bien loin de faire la distinction subtile entre prostitution volontaire et prostitution forcée, c’est dans un noud serré où se lient discrimination, oppression et acceptation résignée de l’ordre social (masculin) que se définit pour lui l’esclavage. " On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur, il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme et il s’appelle prostitution. " Forme extrême d’adaptation à une société inique et cruelle pour Hugo, émancipation et libération sexuelle pour nos nouveaux fétichistes du contrat. Fantine consent à son sort parce qu’elle n’en a pas d’autre de rechange. C’est toute la différence entre la liberté et la résignation. Poussée par la nécessité, Fantine pense son corps comme un capital dont elle peut disposer. Avant de se faire " fille publique ", elle commence à le vendre par petits bouts. D’abord ses cheveux, puis ses dents. Personne n’oserait prétendre que vendre ses dents par nécessité (ou son plasma comme le font les homeless aux États-Unis) est une stratégie émancipatrice. Une liberté. Voire une subversion.

La discrimination sociale saute aux yeux ! La discrimination sexuelle compte-t-elle pour rien ? Il n’y a pas de différence essentielle entre vendre l’accès à son sexe, son plasma, ses dents, louer son utérus ou encore exhiber ses anomalies physiques dans un théâtre de monstres (3).

Sous l’apparence de la subversion et de la provocation, les tenants de la liberté de se prostituer sacralisent les lois libérales du capitalisme qui assurent aux clients la liberté de choix et la réalisation de leurs désirs et fantasmes sur le corps des plus démunies. Ils ne questionnent pas l’ordre du monde tel qu’il s’est historiquement construit. Enclins à se prosterner devant l’ordre social, ils considèrent la prostitution comme inéluctable. Or " la prostitution n’existe comme réalité sociale et comme atteinte aux droits de l’être humain féminin que parce qu’il est considéré comme allant de soi qu’il s’agit d’un phénomène inéluctable en raison du non-dit consensuel sur la nature licite du droit des hommes à trouver aisément et à tout prix des exutoires à leurs besoins sexuels " (4).

Et nos " travailleurs du cerveau " de recourir à l’euphémisme (" travailleuses du sexe ", " services sexuels ") pour se dispenser de lutter pour l’égalité entre les sexes et contre toutes les discriminations - tout particulièrement celles qui touchent les femmes sur le marché du travail -, et s’éviter la lutte pour la revalorisation des minima sociaux et leur octroi aux jeunes en voie de désaffiliation sociale, pour le droit au logement, contre le travail à temps partiel imposé aux femmes, etc.

À la " travailleuse du sexe " fait pendant le " fainéant de la lutte " qui rejette la responsabilité ou " liberté " de la prostitution sur les seules prostituées, et déplore que l’on n’écoute pas la parole de celles qui, dans leur écrasante majorité, ne savent pas le français, mais la langue de la terreur (5).

Pour mieux valider sa théorie du libre contrat, Marcela Iacub (6) compare ainsi la couture et ses quelques ateliers clandestins à la prostitution. Cette analogie prodigieuse et audacieuse donne le vertige... Les ateliers clandestins sont illégaux. Il n’en reste pas moins que la couture n’est pas assimilable à la prostitution. Le prix du travail de la couturière dépend de sa qualité professionnelle et non de sa valeur érotique. Elle n’a pas à souffrir de la brutalité des proxénètes et des violences provoquées par " les pulsions et forces obscures qui gouvernent la sexualité " (7) que favorise l’anonymat des clients. Des pulsions comparables ne régissent pas la couture. Si le prix de la chemise ne diminue pas avec l’âge de la couturière, la prostituée vieillissante ne peut qu’assister à la chute de ses actions à la Bourse des valeurs érotiques, chute qui coïncide avec la dégradation de son outil de travail. Nos " travailleurs du cerveau " postmodernes, extrêmement soucieux de ne pas passer pour pudibonds, n’abdiquent-ils pas servilement devant l’ordre social au motif de combattre un ordre moral fantomatique ?

Comment venir à bout du plus vieil esclavage du monde ? La prostitution est le fruit d’un totalitarisme où misère, violences subies et redoutées, domination masculine et proxénétisme aboutissent à asservir des femmes et à les exploiter sexuellement en laissant croire qu’elles sont libres. Puisqu’elles consentent, n’est-ce pas ? Le proxénétisme est le principe organisateur nécessaire à la satisfaction de la demande des clients. Il n’y a pas d’exemple de pays où la prostitution est " organisée " sans proxénétisme. Pour paraphraser Voltaire, c’est au prix de l’esclavage d’une écrasante majorité de prostituées que les clients jouissent en Europe ! Traquer les prostituées est, par conséquent, indigne. S’il faut combattre avec acharnement le proxénétisme, il faut aussi lutter, bien sûr, contre les causes sociales de la prostitution, aider les prostituées, octroyer protection et titres de séjour aux victimes de la traite, développer les politiques d’aide volontariste au développement des pays pourvoyeurs. Il s’agit de promouvoir une véritable éducation égalitaire entre les sexes, et d’adopter des mesures pénales à la suédoise vis-à-vis du seul contractant libre du système : le client. Car, décourager le client, c’est tarir le marché, et donc se donner les moyens de faire disparaître la traite et progressivement la prostitution elle-même des schémas de l’inconscient social.

L’abolition de l’esclavage n’a pas aboli le travail. Vouloir abolir cette vieillerie qu’est la prostitution n’est aucunement une attaque puritaine contre le désir et la sexualité. C’est, bien au contraire, tenter d’arracher l’hétérosexualité aux codes archaïques qui la régissent. Tiraillée entre les rôles opposés de la maman et de la putain, l’hétérosexualité féminine ne pourra s’affranchir de ces stéréotypes (pour le bénéfice sexuel des deux sexes) tant que la prostitution perdurera.


(1) Marcela Iacub et alii : " Ni victimes ni coupables : libres de se prostituer ", le Monde 16 janvier 2003

(2) P. Bourdieu : " Le corps et le sacré " in le Commerce des corps, Actes de la recherche en sciences sociales noø104, 1994.

(3) R. Bogdan : " Le commerce des monstres " in le Commerce des corps, Actes de la recherche en sciences sociales no 104, 1994.

(4) F. Héritier : Masculin/Féminin II : dissoudre la hiérarchie, O. Jacob, 2002.

(5) E. Badinter : Fausse Route, O. Jacob, 2003.

Si France prostitution revendique la professionnalisation de la prostitution, cette association ne compte que 150 membres sur près de 20 000 prostituées. 70 % des prostituées qui exercent sur les trottoirs sont étrangères et sous la coupe de réseaux extrêmement violents. Pour consentir, elles consentent ! Et l’affaire Alègre vient rappeler, si l’on en doutait, que la prostitution " traditionnelle " n’a rien d’irénique tant dans son recrutement (mineures fuguant des foyers de la DASS, proxénètes terrifiants) que dans son exercice même...

(6) Marcela Iacub : Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle ?, Flammarion, 2002.

(7) L’expression est de Robert Badinter.

Article paru dans l'édition du 5 septembre 2003.