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Philosophie critique du sport
Quelques remarques préalables
Jean-Marie Brohm
2009

Origine : http://jerome-segal.de/QS8017-040.pdf

Pour Manonma

« Mettre sur la même ligne les frais de la fabrication des chapeaux et les frais de l’entretien de l’homme, c’est transformer l’homme en chapeau. Mais ne crions pas tant au cynisme. Le cynisme est dans les choses et non dans les mots qui expriment les choses 1 ».

On peut considérer la philosophie comme un long fleuve tranquille où divers textes dialoguent poliment avec d’autres textes par-delà les générations, les cultures et les groupes humains. C’est en gros la conception traditionnelle de l’histoire de la philosophie qui forme le corpus de base du monde universitaire. Mais on peut aussi considérer la philosophie comme un enjeu de luttes aux conséquences vitales qui implique et même exige la critique, la déconstruction et la polémique, en somme la « bataille dans la mêlée ». La philosophie concerne alors le monde réel, ses conflits, ses aspirations, ses projets. C’est cette conception-là que je me fais de la philosophie dans la tradition d’un Marx, d’un Sartre, d’un Nizan, d’un Adorno, d’un Marcuse, d’un Jankélévitch, pour ne citer que ceux-là. Or, les philosophes ne sont pas seulement des lecteurs et commentateurs de textes, ce sont aussi des idéologues qui acceptent ou refusent leur temps, affichent des préférences politiques, occupent des positions de pouvoir et contestent ou collaborent avec les différents pouvoirs. « Il est grand temps de les mettre au pied du mur, écrit par conséquent Paul Nizan. De leur demander leur pensée sur la guerre, sur le colonialisme, sur la rationalisation des usines, sur l’amour, sur les différentes sortes de mort, sur le chômage, sur la politique, sur le suicide, les polices, les avortements, sur tous les éléments qui occupent vraiment la terre. Il est grandement temps de leur demander leur parti 2 ». Il est aussi grandement temps d’évaluer leurs positions et opinions sur le sport. Non seulement parce que le sport est devenu l’opinion dominante quasi sacralisée de la société contemporaine, un instrument d’abrutissement et de chloroformisation des consciences, un facteur de massification idéologique sans précédent, mais aussi parce que le prestige symbolique de l’argument philosophique est un moyen de légitimation d’autant plus pernicieux qu’il semble procéder de la saine raison.

1- Karl MARX, Misère de la philosophie, Paris, Éditions sociales, 1961, p. 62.

2- Paul NIZAN, Les Chiens de garde, Paris, François Maspero, 1976, p. 38.

Cet article ne saurait évidemment aborder tous les thèmes choisis par les philosophes qui ont déclaré leur flamme aux « plaisirs des sports 3 ». J’ai simplement voulu affirmer trois thèses sous forme de propédeutique à une investigation approfondie des thématiques développées aujourd’hui au sein du champ intellectuel à propos du sport et de l’olympisme.

a- La quasi totalité des énoncés se font — directement ou indirecte- ment, consciemment ou non — en réaction aux thèses de la Théorie critique du sport. Ces énoncés ont pour la plupart une ambition « révisionniste » : en finir avec la critique du sport, se réconcilier avec le temps présent, participer pleinement et de bon cœur aux joies de la meute spor- tive. On aura une idée de la profondeur de la réaction en cours en lisant par exemple les contributions rassemblées récemment par Le Nouvel Observateur. Dans son éditorial Sandrine Hubaut, victime d’un flash mystique, écrit : « Les olà vibrantes des supporters reproduisent à notre insu les chœurs des tragédies antiques 4 et nous relient à un passé toujours présent.

3 Jean PRÉVOST, Plaisirs des sports. Essais sur le corps humain, Paris, Gallimard, 1925.

4 Cette journaliste distraite a sans doute oublié de (re)lire Friedrich NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2003…

Il y a donc, dans le sport, beaucoup plus qu’une recréation, c’est tout le mystère de la vie [sic] et de l’expérience du monde qui se donne à voir avec éclat 5 ». Olivier Tinland, qui croit que la corporéité sportive nous renvoie « à l’opacité première de notre existence physique, à l’évidence troublante de son indétermination », et que le sport en « tant qu’univers éminemment aléatoire » est « le choc des corps en mouvement », réfute lui aussi, en bon positiviste, la démystification critique du sport : « N’en déplaise aux contempteurs de la modernité [sic], le sport n’est pas un nouvel opium du peuple destiné à prendre le relais de nos vieilles aliénations religieuses ; ou plutôt, il n’est pas que cela », puisque le sport serait capable de « subvertir la vieille croyance au déterminisme physique » 6. Un autre « philosophe », Yannis Constantinidès, atteint par la « mystique du combat », développe des thèses néo-nietzschéennes de droite sur le sport comme « dernier refuge de la transcendance où s’expriment la joie cruelle de vaincre, le désir de gloire et la saine volonté de puissance ». Il n’est donc pas étonnant qu’il s’attaque lui aussi à la Théorie critique du sport : « Il est de bon ton, dans certains milieux intellectuels, de droite comme de gauche d’ailleurs, de dénoncer “l’aliénation sportive” comme ultime forme de crétinisation des masses. Le football en particulier serait le nouvel opium du peuple et même une “peste émotionnelle” — comme le qualifient Jean- Marie Brohm et Marc Perelman dans un ouvrage au titre éponyme — dont la mission occulte [sic] serait d’annihiler tout esprit critique et de détourner de toute préoccupation sérieuse 7 ».

b- La réaction anti-critique a infiltré par vagues successives les cercles proches de la Théorie critique du sport au point de trouver ses meilleurs appuis chez d’ex-militants devenus les portes paroles d’une pseudo-critique édulcorée et mollassonne. Ce phénomène n’a en soi rien d’étonnant puis- qu’il concerne tous les mouvements révolutionnaires ou contestataires. Cela s’est vérifié naguère avec le révisionnisme réformiste qui gangrena la IIe Internationale et le stalinisme qui fut le fossoyeur de la IIIe Internationale, mais cela s’est également observé dans les groupes surréalistes et situationnistes et aujourd’hui encore avec la liquéfaction social-populiste de la LCR dans le Nouveau Parti Anticapitaliste.

5 Sandrine HUBAUT, « Éditorial », Le Nouvel Observateur, hors-série n° 60 (« La ferveur sportive »), octobre/novembre 2005, p. 3. Sandrine Hubaut, célébrant « ce noyau fondamental de la culture, jailli des profondeurs de l’histoire », en vient évidemment, ce qui était le but de l’opération, à refuser la théorie de l’opium du peuple : « Il serait encore trop simple d’en faire une régression à des stades primaires du comportement ou le dernier avatar de l’“opium du peuple”. La critique du sport-spectacle n’est d’ailleurs pas nouvelle, elle remonte à la fameuse formule de Juvénal — panem et circenses — stigmatisant la popularité des ludi dans la Rome antique. Laissons donc les considérations habituelles » (ibid.). Rien de nouveau donc sous le soleil et continuons de vibrer allègrement aux jeux du cirque ! Ce qui est pourtant nouveau c’est de voir Patrick Vassort en si bonne compagnie : comment l’entrisme devient captation, ou comment cautionner — par naïveté ou ambition ? — la ferveur des vibrations sportives…

6 Olivier TINLAND, « La glorieuse incertitude du sport », Le Nouvel Observateur, op. cit., p. 13. 7- Yannis CONSTANTINIDÈS, « La mystique du combat », ibid., p. 50. Dans le même journal, Christian Bromberger, l’ethnologue des gradins, va jusqu’à qualifier le football de « drame philosophique » (ibid., p. 27). Il ne serait donc pas étonnant qu’il nous apprenne un jour que les Méditations métaphysiques de Descartes constituent la transposition allégorique d’un match de foot…

Il est donc urgent et salutaire de procéder à de strictes mises au point. Il ne s’agit pas de « polémiques gratuites » ou « inutiles » comme le croient les bonnes âmes, mais de clarifications théoriques et politiques absolument indispensables pour maintenir le cap de l’intervention critique effective, critère décisif pour la Théorie critique du sport.

c- La résistance philosophique à la Théorie critique du sport est la ligne idéologique la plus subtile et d’une certaine manière la plus coriace parce qu’elle s’appuie sur des fondements ontologiques, éthiques et esthétiques présentés comme allant de soi. Tandis que de nombreux sportifs, désireux de ne plus être pris pour de simples myophiles ou des « troupeaux de muscles » affichent désormais des prétentions « philosophiques », certains « philosophes », parfois anciens sportifs, pour ne pas être débordés par les historiens, sociologues, ethnologues 8, etc., acceptent avec une complai- sante délectation d’être phénoménologues, herméneutes, exégètes, penseurs d’un domaine qui vomit la pensée et bannit la réflexion critique : le sport 9.

8 Marc Augé, ethnologue des « non lieux », a récemment succombé à la dernière utopie libérale-libertaire des socialistes en goguette : celle de la bicyclette ou « vélorution ». Sorti en plein Tour de France des monomaniaques de la pédale, des junkies du guidon et autres cobayes suroxygénés de la route des terroirs, son pédant Éloge de la bicyclette (Paris, Payot, 2008) est truffé de recyclages philosophiques dignes des grosses blagues de peloton : « Je pédale donc je suis » ; « À vos vélos pour changer la vie!»; « Le cyclisme est un humanisme » ; « Le lien qui unit le cycliste à sa bicyclette est un lien d’amour » ; « La liberté par le vélo », etc. Maintenant que Platon, Descartes et Sartre sont des philosophes de vélodrome, on attend Richard Virenque et Bernard Hinault à la Sorbonne !

9 Il existe heureusement quelques exceptions parmi les philosophes. Je pense en particulier à Robert Redeker, membre des Temps modernes. Voir notamment ses deux ouvrages : Le Sport contre les peuples, Paris, Berg International, 2002 ; Le Sport est-il inhumain ?, Paris, Éditions du Panama, 2008.

C’est donc le programme de recherche qui s’impose désormais à Quel Sport ? : la critique des présupposés philosophiques de tout énoncé sur le sport : critique des visions métaphysiques du monde et de l’homme, des ontologies implicites, des postulations morales, des catégories esthétiques, des non-dits politiques, mais aussi des présupposés épistémologiques et méthodologiques.

Analyse critique des résistances à la Théorie critique du sport

La Théorie critique du sport a provoqué — par son existence même — de nombreuses résistances au cours de son développement historique depuis 196810. À chaque approfondissement critique, il s’est en effet trouvé des chiens de garde zélés du système sportif, particulièrement dans les STAPS, cette citadelle de la docte ignorance, pour tenter de « réfuter » les thèses critiques ; « réfutations » qui ont surtout été des attaques ad hominem malveillantes contre les porteurs de la critique — Jean-Marie Brohm en premier lieu — qualifiés selon les époques de « terroristes intellectuels », d’« extrémistes », de « nihilistes », de « militants gauchistes aigris », de « destructeurs », de « sportifs ratés ».

Les procédures — des plus naïves aux plus sournoises — se sont affi- nées au fil des ans, mais l’intention est restée la même pour l’essentiel : disqualifier, ostraciser, stigmatiser, isoler, diffamer, dénoncer (y compris en justice…) la Théorie critique du sport. Ayant abordé à plusieurs reprises cette question 11, je me contenterai de signaler ici les principales stratégies d’évitement, de refoulement, de censure, de scotomisation :

10 Dont l’acte de fondation peut être daté avec la parution du numéro de la revue Partisans, n° 43 (« Sport, culture et répression »), Paris, François Maspero, juillet-septembre 1968. Réédité en partie dans la Petite collection Maspero, 1972 et 1976.

11 Voir notamment Jean-Marie BROHM, Les Meutes sportives. Critique de la domination, Paris, L’Harmattan, 1993 ; La Machinerie sportive. Essais d’analyse institutionnelle, Paris, Anthropos, 2002 ; La Tyrannie sportive. Théorie critique d’un opium du peuple, Paris, Beauchesne, 2006.

a- La dénégation, l’euphémisation, la minimisation, l’occultation des réalités dévoilées, déconstruites et dénoncées par la Théorie critique du sport sont évidemment les principaux mécanismes de défense mis en œuvre par les chiens de garde du sport et leurs auxiliaires — des molosses aux roquets. Pendant des années les idéologues de l’institution sportive — les journalistes sportifs et les bonimenteurs de la « gauche plurielle » en tête — ont expliqué que tout allait bien dans le meilleur des mondes sportifs et que les quelques « dénaturations », « abus », « déviations », « excès » ne mettaient pas en cause la « pureté du sport », sa « noblesse humaine », ses « apports éducatifs » et ses « vertus citoyennes » 12. Aujourd’hui la violence, le racisme, le chauvinisme, le dopage, l’affairisme, la corruption sont tels, à tous les étages de l’institu- tion, qu’il devient difficile d’étouffer la vérité mortifère du sport. Aussi préfère-t-on contre-attaquer en disant qu’il « ne faut pas exagérer », ne « pas jeter le bébé avec l’eau sale », « ne pas faire d’amalgame », « défendre l’esprit du sport », etc. La dernière manœuvre, tout à fait « négationniste », consiste à présent à nier l’existence même de la Théorie critique, soit en la biffant purement et simplement des références bibliographiques 13, soit en la censurant ouvertement, soit en la déclarant « dépassée » (au mieux un objet de musée), soit enfin en la diluant, comme une simple variante, dans le vaste océan des « courants critiques » où l’on range pêle-mêle et un peu au hasard Georges Hébert, Jean Le Boulch, Pierre Parlebas, Daniel Denis et même Georges Vigarello qui n’en demandait pas tant, au nom même de sa respectabilité académique bien comprise.

b- La dissociation quasi schizophrénique des réalités intégrées et combinées du sport permet d’éviter d’analyser la logique capitaliste d’ensemble de l’institution sportive, de morceler la totalité sportive en autant de sphères autonomes, apparemment sans lien entre elles 14, et surtout de séparer bien proprement l’ainsi dite « contre-société sportive » — tarte à la crème chantilly de Georges Vigarello — de la société globale. Cela autorise ainsi divers auteurs subalternes à éviter soigneusement la question centrale du sport contemporain : son rôle politique réactionnaire massif dans la consolidation de l’ordre établi 15.

12 Toute l’idéologie sportive est une longue série de thèmes et variations sur ces fadaises à la fois mystificatrices et infantilisantes dont le résultat ultime est la dépolitisation et la chloroformisation des consciences.

13 Voir — parmi les innovateurs de cet escamotage qui devrait faire école à mesure que les analyses de la Théorie critique seront de plus en plus pillées ou récupérées — Georges VIGARELLO, Du jeu ancien au show sportif. La naissance d’un mythe, Paris, Éditions du Seuil, 2002 et plus encore Pascal DURET, Sociologie du sport, Paris, Payot, 2004, qui réussit l’exploit — soit par ignorance, soit par censure délibérée — de ne citer qu’une seule référence du courant critique ! On consultera aussi Dominique BODIN et Stéphane HEAS, Introduction à la sociologie des sports, Paris, Chiron, 2002, qui fait figure de parangon de ces innombrables mémentos distillés par les STAPS et censés « introduire » la sociologie du sport auprès des moniteurs sportifs et étudiants de premier cycle ,en éducation physique…

14 Georg LUKÀCS, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, avait déjà noté que la fausse conscience réifiée séparait artificiellement l’économie, la politique, l’histoire, la culture, l’idéologie de la société capitaliste.

15- Voir, parmi les crocodiles prétendants au califat dans les STAPS, Jean CORNELOUP, Les Théories sociologiques de la pratique sportive, Paris, PUF, 2002. Comme la quasi totalité de ses collègues, Corneloup entend évidemment faire de la science sociologique pure et ne pas se commettre avec la dénonciation militante supposée compromettre la scientificité sociologique. Il n’est donc pas étonnant qu’il s’en prenne à « une lecture extrémiste et déconstructive du mouvement sportif » (p. 157). Lui se contente seulement de chanter les louanges des loisirs sportifs postmodernes et transmodernes…

Cela permet aussi à d’autres de disserter doctement sur des aspects secondaires et parfaitement inoffensifs : l’équipement, les articles de sports, la réglementation, la technique, le marketing, la beauté des vibrations et des passions, etc. 16, en faisant ainsi diversion : quand on montre la face cachée de la lune, les idiots utiles se contentent de regarder le doigt…

c- Le déplacement est aujourd’hui la stratégie dominante des nouveaux producteurs du discours apologétique. Là aussi l’évitement du noyau central du sport-spectacle de compétition — la sportivisation totalitaire de l’espace public, l’opium sportif de masse, l’endoctrinement nationaliste, le contrôle social de l’opinion publique, la mobilisation quasi militariste de la course aux médailles — s’opère par une série de glissements vers le futile, le marginal, l’anodin, l’anecdotique, le microscopique, le local (régional), le périphérique. Les nouveaux toutous des STAPS se sont ainsi précipités sur leurs petits os à ronger : des « objets de recherche » neutralisés, distanciés, sans enjeux politiques, qui peuplent à l’infini les « publications » officielles. Ce sont surtout les « nouvelles pratiques sportives », les « loisirs sportifs », la « consommation sportive », les « espaces de jeu urbains », etc. 17, qui font l’objet de l’engouement historien : le bronzage et les maillots de bain sur les plages de Deauville au début du XXe siècle, l’aménagement des terrains de tennis dans les stations balnéaires, le propre et le sale dans les bains- douches municipaux, le canotage sur la Marne dans l’entre-deux guerres, la varape sur le rocher de Monaco, les murs d’escalade dans les centres aérés, le corps redressé dans les gymnases clubs, et ainsi de suite.

16 Voir la prose mimétique — à consommer avec modération car il y a surproduction de ce genre de produits — de Georges VIGARELLO, Passion sport, Paris, Textuel, 2000 ; William GASPARINI, Sociologie de l’organisation sportive, Paris, La Découverte, 2000 ; Patrick MIGNON, La Passion du football, Paris, Odile Jacob, 1998 ; L’Esprit sportif aujourd’hui. Des valeurs en conflit (sous la direction de Georges Vigarello), Paris, Encyclopædia Universalis, 2004.

17 Voir par exemple Christian POCIELLO et alii, Sports et société. Approches socio-culturelle des pratiques, Paris, Vigot, 1981 ; Les Cultures sportives. Pratiques, représentations et mythes sportifs, Paris, PUF, 1995 ; Paul YONNET, Système des sports, Paris, Gallimard, 1998 ; Huit leçons sur le sport, Paris, Gallimard, 2004 ; Isabelle QUEVAL, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, Paris, Gallimard, 2004. Ou comment parler du sexe des anges…

Voilà qui ne mange pas de pain, permet de publier à tour de bras et ne comporte surtout aucun risque de fâcher qui que ce soit, sauf les concurrents qui travaillent sur les mêmes parcelles déjà cultivées. Ainsi prolifère toute une forêt de minuscules et insignifiants détails qui cachent l’arbre massif du sport comme instrument d’imposition d’un ordre corporel, politique et symbolique agressif, répressif et régressif.

d- Le psittacisme, l’imitation, l’écholalie, l’épigonisme, la répétition en seconde main que l’on voit se développer à la traîne ou à la marge de la Théorie critique du sport constituent aujourd’hui les formes les plus insidieuses de la résistance à l’intervention critique effective contre le sport-spectacle capitaliste mondialisé dans une conjoncture politique spécifique, par exemple lors des campagnes de boycott des grandes compétitions organisées par des régimes totalitaires ou des dictatures. Ce clonage épigonal, où les doublures et seconds couteaux des séries B se prennent pour des prima donna, est même l’obstacle majeur à l’élaboration théorique approfondie et à la lutte prolongée, stratégiquement pensée et institutionnellement organisée, qu’implique la Théorie critique du sport qui n’est ni une simple opinion critique, ni une indignation morale, ni un refus révolté, mais bien une praxis-processus 18, l’unité dialectique de la Théorie critique et de la pratique politique militante. Cette tendance parasitaire qui s’est accentuée depuis l’autodissolution de Quel Corps ? 19 revêt aujourd’hui trois formes princi- pales : la première regroupe tous les débris déclassés et reclassés de l’extrême gauche (anarchistes de tous poils, y compris dans le sens du poil, ex-militants fatigués de la LCR, bureaucrates auto-proclamés de l’École Émancipée, hamsters pédaleurs de la « vélorution », séminaristes de l’« écologie macrobiotique », pèlerins abonnés aux forums et universités d’été altermondialistes, etc.) qui psalmodient abstraitement les mêmes slogans élimés, hors temps, hors lieu, hors contexte, en récitant un catéchisme politiquement inoffensif 20, infiltré de bons sentiments et de vœux pieux, pour finalement capituler honteusement devant l’idéologie dominante, en particulier devant l’olympisme totalitaire de Pékin, en théorisant leur impuissance, leur résignation, leur compromission.

18- Sur cette notion, voir Jean-Paul SARTRE, Critique de la raison dialectique, Tome II : L’intelligibilité de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1985.

19 Voir Quel Corps ? Auto-dissolution, mars 1997.

20 Y compris et surtout lorsqu’il est maximaliste et ultra-gauchiste. Ainsi, lors de la manifestation près de l’Assemblée nationale française organisée notamment par le COBOP, le 14 juin 2008, une sectuscule anarchiste proposait ni plus ni moins que le « sabotage » des JO de Pékin, sans doute confortablement installée devant la télé et en tétant une Kronenbourg ?

Ces girouettes, à l’image d’Olivier Besancenot, admirateur convaincu du « football populaire » du PSG, qui iront sans doute grossir les rangs populistes du Nouveau Parti Anticapitaliste, édulcorent non seulement la Théorie critique 21, mais la trahissent carrément en refusant la lutte effective contre l’idéologie sportive, ou, pire, en se taisant honteusement, comme s’il leur fallait oublier leur jeunesse militante 22. La deuxième forme, heureusement en douce léthargie, est le cacochyme « Mouvement critique du sport » de Michel Caillat, ex-militant de Quel Corps ?, qui se fossilise sur place comme les enclumes rouillées ou les vieilles souches de nos campagnes. Partisan d’un journalisme provincial et amateur de « communiqués » qui ne dépassent pas son cercle intime, Caillat est devenu une sorte d’huître recroquevillée sur quelques lieux communs. Le seul « mouvement » dont soit encore capable ce « Mouvement » rétro (rétrograde, rétropédaleur et rétrospectif) est de changer de nom (devenu Centre d’Analyse Critique du Sport, cela ne s’invente pas !) en se donnant l’illusion de la croissance ou du renouveau. Mais une souris grise ne sera jamais un lion, surtout lors- qu’elle se contente de grignoter les mêmes fromages rassis des années soixante-dix, de ressasser les mêmes thèmes comme les sectes bibliques, de commenter les événements comme un documentaliste classe les vieilles archives jaunies 23.

21 Voir par exemple l’article soporifique de Daniel VEY, « Le poison olympique », Rouge, 31 juillet 2008, p. 7. Ou l’art d’aligner des truismes comme on enfile des perles : le capitalisme est mauvais, le sport est perverti par l’argent, etc…

22 L’auto-fossilisation ou l’auto-sarcophagisation est un processus qui frappe souvent d’anciens militants rangés des valises ou reconvertis dans les charmes de l’animation théâtrale, de l’ornithologie, de la réhabilitation des vieilles fermes, ou du new age. Combien de militants « anti-sportifs » des années soixante-dix/quatre vingt qui avaient participé au boycott du Mundial fasciste en Argentine en 1978 et des JO du Goulag à Moscou en 1980 se sont ainsi terrés dans leur niche conjugale, provinciale ou familiale, notamment en Bourgogne ?

La troisième forme — mais il est possible que d’autres formes de vassalisation se fassent jour puisque chacun sait que les modèles sont faits pour être copiés — est la fine équipe des gringos de Caen regroupés autour de la bien épaisse revue Illusio et de son Danube de la pensée. Sa particularité est sa propension masochiste à se sentir « exclue » des initiatives auxquelles elle s’abstient pourtant soigneusement de participer. Le parasitage politique de Quel Sport ?, le mimétisme obsessionnel du radicalisme verbal, l’allégeance au principe du chef de meute et pour finir l’abs- tentionnisme et l’inaction systématiques dans la campagne de boycott des JO de Pékin ont fait de ce regroupement localiste et opportuniste, spécialisé dans l’entrisme 24, un obstacle majeur à la critique du sport. Rien n’est pire en effet que de confondre l’illusion de critique et la critique de l’illu- sion (et donc d’Illusio). Patrick Vassort, qui n’a jamais initié quoi que ce soit de la Théorie critique du sport, sinon en se contentant d’être le petit wagonnet de queue d’un mouvement historique auquel il n’a jamais parti- cipé et auquel il se réfère abusivement, s’est fait une spécialité de commensalisme politique, à la manière de ces chiens pariahs qui hantent les villages du Tiers monde en se nourrissant de leurs décombres et déchets. C’est ainsi qu’il s’est imaginé inventer de nouveaux « concepts » pour jouer en contrepoint sa petite musique sur la grande symphonie critique. Il suffit de parcourir à cet égard l’indigeste revue Illusio pour constater qu’elle n’est qu’une dilution de deuxième voire troisième main des thématiques, problé- matiques et conceptualisations de la Théorie critique du sport. Mieux même, Patrick Vassort s’est institué en continuateur autorisé — mais sans autorité, bien qu’autoritaire — de la Théorie critique du sport 25. À l’occa- sion de la publication d’un numéro spécial de la Revue de l’Institut de sociologie 26, il osait en effet signer un éditorial intitulé « Continuer », se considérant probablement comme l’élu auto-désigné de cette « continuation ».

23 Michel Caillat a refusé de signer l’appel au boycott des Jeux de Pékin proposé par le COBOP. Spécialiste des lieux communs, il pourfend les « idées reçues », voir son opuscule mini- maliste Le Sport, Paris, Le Cavalier bleu, 2002 ; voir aussi Michel CAILLAT, Sport et civilisation. Histoire et critique d’un phénomène social de masse, Paris, L’Harmattan, 1996, qui est à la Théorie critique du sport ce que le bâton de surimi est au homard…

24 Comme les coucous volages placent leurs œufs dans les nids d’autres volatiles, plus économes ou plus précautionneux, Patrick Vassort et ses « pies voleuses » pour paraphraser Gioacchino Rossini sont devenus des squatters virtuoses de la « publication ». Publish or perish…

25 Il n’est d'ailleurs pas le seul à être victime de ce syndrome mégalomaniaque de l’héritier légitime…

26 J’avais refusé de participer à ce numéro coordonné par lui, non seulement parce que je ne voulais pas être mêlé à la joyeuse bande des « penseurs » et étudiants des STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives) qu’il avait réunis autour de lui, mais aussi parce que je ne voulais pas cautionner une « publication » dont la seule intention était de collectionner des « contributions ».

En toute modestie il estimait que les textes qu’il avait rassemblés s’inscrivaient « dans le cadre de la critique radicale 27 ». Mais, oubli significatif, à la limite du révisionnisme théorique, il n’indiquait pas ce qu’il entendait continuer, ni de quoi (ou de qui ?) il voulait être le continuateur. Ne donnant dans cet éditorial aucune référence au courant historique de la Théorie critique, Vassort apparaissait de fait comme un caillou tombé du ciel, auto-engendré ou fils de lui-même. Une sorte de miracle de la généra- tion spontanée en somme ! Et prétendant même faire une « critique de la praxis », il oubliait tout simplement de parler du Comité de boycott des Jeux de Pékin (COBOP) tout en évoquant la « fausse conscience » à propos de ces Jeux. Lapsus d’autant plus révélateur qu’à la fin de son éditorial il proposait « de continuer de participer, autant que faire se peut [sic], à l’élucidation de cet événement 28 ». En fait, le fond du problème est que Vassort n’a toujours pas compris, malgré les nombreuses piqûres de rappel, qu’il ne s’agit plus d’élucider, d’interpréter ou de commenter — même de manière « critique » — le sport de compétition, mais de le déconstruire, dessouder, destroyer dans une praxis d’intervention politique effective, et sûrement pas « autant que faire se peut »…

La fausse dissociation de la totalité concrète sportive

La Théorie critique du sport qui s’est toujours appuyée sur le marxisme critique, le freudo-marxisme et l’École de Francfort29, a démontré la profonde unité dialectique de l’institution sportive, de ses pratiques et de ses discours idéologiques. Cette unité s’est en effet constituée à travers la centralisation des fédérations sportives internationales et du CIO, la généralisation hiérarchisée des compétitions (de la base au sommet), l’homogénéisation des règlements et des techniques, mais aussi et surtout grâce à la marchandisation expansionniste de toutes les pratiques, phraséologies et représentations sportives impulsées par le capitalisme financier multinational et grâce à l’appui sans faille des appareils idéologiques et répressifs d’État dans la quasi totalité des formations sociales de la planète, aussi bien dans les régimes totalitaires, les dictatures militaro-policières que dans les vieilles démocraties bourgeoises, elles-mêmes tentées par le bonapartisme, l’autoritarisme et le populisme fascisant. Contrairement aux douces illusions des « humanistes » sportifs et aux soupirs impuissants des nostalgiques du bon vieux temps, le sport contemporain — professionnel ou « amateur », d’élite ou « pour tous », fédéral ou affinitaire, « occidental », « socialiste » ou « asiatique », etc. — est aujourd’hui de plus en plus unifié, centralisé, homogénéisé par une logique implacable : rendement, dopage, sponsorisation, affairisme, spectacle, profit, audimat, course aux médailles.

27 Patrick VASSORT, « Continuer », in Revue de l’Institut de Sociologie, Université Libre de Bruxelles, n° 1/4 (« Sociologie critique de l’institution sportive »), 2006 (parution effective en 2008), p. 5.

28 Ibid., p. 6. Vassort peut peu apparemment…

29 Voir notamment Jean-Marie BROHM, Sociologie politique du sport, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1992.

La sportivisation totalitaire de l’espace public où tout fait référence et allégeance au sport — l’entre- prise, l’armée, la publicité, le marketing, la politique, le show-biz et même l’université — rend dérisoires les multiples tentatives qui veulent saucissonner l’étude du sport en autant de « champs » d’investigation ou de « disciplines ».

Consciemment ou non il s’agit là non seulement d’un classique réflexe corporatiste propre au « Fachidiotismus » (crétinisme spécialisé) déjà critiqué en son temps par Marx (à chacun son pré carré et les vaches brouteuses seront de bonnes laitières), mais aussi, plus fondamentalement, d’une résistance plus ou moins consciente à la violence multiforme du sport, à l’omniprésence de la compétition. Pour éviter d’affronter l’ogre sportif qui dévore aujourd’hui toutes les formes de socialité, contamine toutes les pratiques corporelles, s’immisce dans toutes les relations humaines et sature l’idéologie dominante dans son ensemble (idéologie et langages totalitaires de la réussite, de la compétitivité, de la performance, de la « forme », de l’effort, de l’obéissance, de la soumission à l’entraînement ou à l’entraîneur, de la sélection, etc.), les « chercheurs » préfèrent s’abriter derrière leurs spécialisations disciplinaires en découpant soigneusement le monstre sportif en petites tranches dévitalisées comme les bouchers découpent le bœuf en suivant les pointillés des différents morceaux de la bête. En se cantonnant ainsi dans le sectoriel, le minuscule, le particulier, l’aseptisé, le banalisé, le neutre, voire la trivialité de l’évidence et les délices de la superficialité, ces petits reporters des « données factuelles » se sont ainsi faits les adeptes du positivisme le plus achevé, mais aussi les fourmis laborieuses de l’atomisation du travail intellectuel 30. Oubliant par ignorance, paresse ou intérêt ce que Marx a magistralement montré, à savoir que la société capitaliste était devenue historiquement une « totalité organique 31 » intégrant dans l’abstraction de la logique marchande et les « eaux glacées du calcul égoïste 32 » tous les secteurs de la vie sociale sans exception — de l’économie à la religion, du sport à l’art, du tourisme à la médecine —, ces charcutiers besogneux en viennent alors à cloisonner et à compartimenter 33 les domaines, champs, secteurs, niveaux, instances, pratiques, institutions, etc., de la réalité sportive. Les uns étudient l’économie du sport 34 comme certains s’adonnent à la numismatique, d’autres se consacrent à la petite histoire des pratiques et des techniques sportives 35, d’autres encore analysent les « facteurs de la performance », certains se font experts des sports de glisse ou des sports extrêmes, les plus audacieux osent aborder le dopage ou les violences sportives 36, les derniers enfin s’auto-proclament psychologues cognitivistes de la performance physique 37 ou de l’apprentis- sage moteur 38, mais tous finissent par s’unir dans la défense et l’illustration du mythe éculé de l’« humanisme », du « sport éducatif » et du « sport- culture » 39, surtout lorsqu’il s’agit de faire front commun contre la Théorie critique du sport.

30 Pour une critique de cette démarche de morcellement, voir Karel KOSIK, La Dialectique du concret, Paris, Les Éditions de la Passion, 1988.

31 Karl MARX, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), Paris, Éditions sociales, 1980, tome 1, p. 34.

32 Karl MARX et Friedrich ENGELS, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1962, p. 25.

33 Pour une critique de ces découpages artificiels, voir Lucien GOLDMANN, Marxisme et sciences humaines, Paris, Gallimard, 1970 ; Edgar MORIN, Sociologie, Paris, Fayard, 1984.

34 Voir, par exemple, Jean-François BOURG et Jean-Jacques GOUGUET, Analyse économique du sport, Paris, PUF, 1998 ; Économie du sport, Paris, La Découverte, 2005 ; Économie politique du sport professionnel. L’éthique à l’épreuve du marché, Paris, Vuibert, 2007. Ces auteurs, d’inspiration social- démocrate, essaient, comme les obstinés hamsters dans leurs tambours, de résoudre la quadrature du cercle : concilier le marché capitaliste et l’éthique humaniste. Autant demander aux crocodiles de se muer en poissons rouges ou aux sponsors en associations caritatives…

35 Voir par exemple Georges VIGARELLO, Une histoire culturelle du sport. Techniques d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Laffont/EPS, 1988.

36 Voir par exemple Dominique BODIN (sous la direction de), Sports et violences, Paris, Chiron, 2001.

37 Voir par exemple, dans la meute affairée des collaborateurs sans états d’âme du sport de haut niveau, Hubert RIPOLL, Le Mental des champions. Comprendre la réussite sportive, Paris, Payot, 2008, préface de Henri Sérandour, président du CNOSF…

38 On se reportera aux immortels ouvrages de Jean-Pierre Famose, spécialiste de la « tâche motrice » et de la « motivation » comme d’autres le sont de l’élevage des têtards ou des labyrinthes pour rats de laboratoire. Ces manuels ont meublé de leur obscure clarté les longues et pénibles soirées de révision des étudiants agrégatifs en STAPS… Pour savoir ce qu’est un volapük scientiste, voir Jean-Pierre FAMOSE, Aptitudes et performance motrice, Paris, Éditions Revue EPS, 1988 ; La Motivation en éducation physique, Paris, Armand Colin, 1991 ; Cognition et Performance, Paris, Éditions Insep, 1999.

39 Joffre Dumazedier fut l’un des plus zélés propagandistes de cette mystification développée jusqu’à plus soif par tous les idéologues du « mouvement sportif ». Voir notamment Joffre DUMAZEDIER, « De la culture sportive », revue STAPS, n° 44, décembre 1997.

En désarticulant ainsi la totalité concrète, diachronique et synchronique, du sport, en démembrant sa dynamique unitaire, en pulvérisant sa cohérence idéologique en une myriade de « pratiques », les techniciens de surface des « sciences et techniques du sport » sont alors incapables de rendre compte des contradictions du sport et de son évolu- tion réelle en tant que totalisation mondialisée. Or, la plupart de ces OS du travail intellectuel parcellisé manquent cruellement de formation philosophique et ne peuvent donc que s’enferrer dans le positivisme le plus plat. Voici ce qu’ils auraient pourtant pu lire chez Jean-Paul Sartre : « Contre le positivisme qui voudrait morceler la connaissance, le vrai problème est qu’il n’y a pas de vérité partielle, de champ séparé, que le seul rapport entre des éléments divers d’un ensemble en voie de totalisation doit être celui des parties aux parties, des parties au tout, des parties s’opposant aux autres parties représentant le tout. On doit toujours prendre le tout du point de vue de la partie et la partie du point de vue du tout. Cela suppose que la vérité humaine est totale, c’est-à-dire qu’il y a une possibilité, à travers des détotalisations constantes, de saisir l’Histoire comme totalisation en cours. Tout phénomène étudié n’a son intelligibilité que dans la totalisation des autres phénomènes du monde historique 40 ». Il ne reste donc que deux possibilités aux tâcherons de la sociologie (économie, psychologie, histoire, etc.) positiviste : accepter d’être les compagnons de route plus ou moins cyniques ou les chantres plus ou moins exaltés du mouvement sportif et olympique, à la manière d’un Pascal Boniface, ou alors se résigner à déplorer les « dérives » et « dérapages » du sport et à regretter le bon vieux temps du rugby des villages, du football ouvrier 41 et du cyclisme à l’eau claire.

Quand les philosophes légitiment leurs croyances et leurs illusions

En France, quelques philosophes se sont intéressés au sport, soit par secrète passion pour leurs pratiques personnelles passées, soit pour tenter de donner un fondement philosophique et une légitimité culturelle à une activité plutôt négligée voire méprisée par les intellectuels 42. Depuis quelques années la donne est en effet en train de changer et les petits fantassins du concept qui s’efforcent de donner au sport ses lettres de noblesse philosophique se font de plus en plus nombreux et « décomplexés », à l’image d’ailleurs d’une nouvelle droite libérale qui ne craint plus d’affirmer ouvertement ses projets de contrôle social et d’encadrement idéologique par le sport.

40 Jean-Paul SARTRE, « L’Anthropologie », in Situations philosophiques, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 290.

41 Voir Jean-Claude MICHEA, Les Intellectuels, le peuple et le ballon rond, Castelnau-le Lez, Éditions Climats, 1998, qui est un plaidoyer candide pour un retour aux « sources populaires » du football. Michea, comme tous les professeurs de philosophie auxquels le ballon rond a tourne- boulé les neurones, oublie qu’il y a belle lurette que le capital, tel un vampire comme le dit Marx, s’est emparé du football…

42 Jacques Ulmann a été l’un des premiers en France à tenter de donner une caution philosophique aux exercices physiques. Voir De la gymnastique aux sports modernes. Histoire des doctrines de l’éducation physique, Paris, PUF, 1965. Enfonçant les portes ouvertes, il nous apprend ainsi grave- ment que « la réflexion philosophique ne saurait ignorer le corps » (p. 1)…

Dès 1968, presque en réponse à la contestation du sport de compétition issue de mai 68, Michel Bouet, agrégé de philosophie, multi-pratiquant sportif, amateur de scoutisme et de vol à voile (il aimait en effet planer…), proposait une approche « phénoménologique » ou plus exacte- ment psychologique du sport. En fait de phénoménologie il codifiait surtout quelques platitudes sur l’expérience du corps, le mouvement vécu, le plaisir, la gratuité du projet, le rapport à autrui, etc., platitudes que l’on retrouve invariablement dans les dissertations des étudiants de premier cycle. Michel Bouet inaugurait par ailleurs la longue procession de la pensée réformatrice désirante à laquelle s’associeront Joffre Dumazedier, Bertrand Düring, les idéologues de l’olympisme (Nelson Paillou, par exemple), les organisations du sport scolaire, les bureaucrates syndicaux, et quasiment toutes les forces de la gauche parlementaire et extraparlementaire. Comme Moïse exhibant les tables de la Loi, Bouet souhaitait en effet « l’avènement d’un sport culture » et espérait promouvoir « l’authentique portée culturelle du sport » 43. C’est au nom de cette idéologie de patronage que Bouet s’attaquait courageusement, comme tant d’autres après lui, à la « critique gauchiste » du sport et à ses « postulats idéologiques », « assez utopiques ». Dénonçant les postulats « idéologico-psychologiques », l’attitude d’ensemble « libertaire » et « rousseauiste », le pilote de planeur reprenait en vol libre le leitmotiv de tous les positivistes à propos de la Théorie critique du sport que j’avais alors systématisée dans ma thèse Sociologie politique du sport :

43 Michel BOUET, Signification du sport, Paris, Éditions Universitaires, 1968, p. 640. L’ouvrage a été réédité chez L’Harmattan en 1965. Voir aussi Michel BOUET, Questions de sportologie, Paris, L’Harmattan, 1998, où il est également question d’éthique…

« Franchement, je ne relève guère de recherches empiriques conduites suivant les procédures méthodologiques qui apporteraient d’authentiques preuves des propriétés intrinsèquement destructives du sport au point de vue psychologique 44 ». Et ce psychologue de l’aéronautique qui sondait les reins et les cœurs trouvait une explication qui devait faire école : « À l’origine d’une adhésion aussi pauvrement fondée sur le plan objectif, on peut supposer [sic] qu’il y a un état subjectif motivant. Je le verrais dans le ressentiment qui de différentes façons ferait comprendre que l’on s’oppose au sport : ambitions déçues de certains sportifs de pointe 45 ; complexe d’infériorité d’individus physiquement inaptes ; envie de ceux qui supportent mal qu’un champion fasse carrière et une fortune grâce à ses muscles ». Autre hypothèse : « Une mentalité contemporaine atteinte par le confort, le goût de la vie facile », et le tout à l’avenant. Et le surfeur éolien de surenchérir dans le réductionnisme psychologiste 46 de la Théorie critique disqualifiée comme « utopie de la spontanéité et de l’informalité absolues » [sic]. Bouet, comme tous les intoxiqués des aérations pulmonaires (des érotismes pulmonaires ?) et des contractions musculaires, sans jamais argumenter sur le fond des thèses critiques 47, se contentait de réduire la Théorie critique à « ses discours polémiques qui se caractérisent par une généralisation outrancière de cas isolés, choisis pour les besoins de la cause et offrant de simples exemples à la place de données scientifique- ment établies ». Et Bouet, qui évidemment du haut de sa petit cabine de planeur monadique ne faisait pas de politique, mais uniquement de la science scientifique, s’en prenait au noyau dur de la Théorie critique :

« Sous la prolifération tapageuse des textes, ce sont les mêmes leitmotive monotones : le sport est une production institutionnelle des capitalismes industriels (aussi bien d’Est que d’Ouest), commercialisant et politisant le corps humain et maintenant les masses sous la domination des catégories bourgeoises (concurrence économique, rendement technique, hiérarchie sociale, centralisation bureaucratique) ; il représente ainsi une forme d’alié- nation de l’homme et un nouvel opium du peuple 48 ».

44 Michel BOUET, « À propos des critiques d’ordre psychologique faites au sport », Éducation physique et sport, n° 151, mai-juin 1978, p. 72. Voir aussi, ibid., p. 73 : « Les aspects psycho- logiques qu’emprunte la critique du sport pour la circonstance reposent plus sur la spéculation idéologique que sur des recherches psychologiques effectives ».

45- Fine allusion à ma pratique de compétition au haut niveau universitaire en escrime… ?

46- Le procédé est courant : psychologiser le politique pour dépolitiser le psychologique…

47- Ce « philosophe » universitaire inaugurait même une attitude typique des apparatchiks staliniens ou des censeurs de la Sainte congrégation de la foi qui devait finir par prévaloir dans la basse-cour des STAPS : « Je n’ai point l’intention de répondre à ces arguments ni même de les discuter » (ibid., p. 71).

48- Ibid., p. 72.

Trente ans après ce tissu d’âneries nuageuses proférées par un « philosophe » de troisième zone qui n’a manifestement jamais lu Marx, Lukàcs, Marcuse, Adorno, Horkheimer, Sartre, Deleuze, et quelques autres, on peut faire le bilan : les fadaises psychologiques de Bouet ont été balayées par l’évolution irrésis- tible du sport-spectacle qui a confirmé jusque dans les moindres détails les thèses de la Théorie critique du sport : dopages, manipulations biologiques, violences, financiarisation généralisée, mobilisation totalitaire des masses, sportivisation réifiante de l’espace public, etc. C’est le sport capitaliste lui- même qui a ainsi réfuté les benoîtes illusions des benêts du planeur, du deltaplane, du surf, du trimaran, de la planche à voile, du VTT, du roller, du skateboard, en attendant de dégriser définitivement les bons blaireaux des stades qui croient encore à la « gratuité de l’effort », à la « noblesse du fair-play », à la « beauté du dépassement » et à « l’idéal olympique », tous ces mythes colportés par Bouet et ses émules.

Après Bouet, qui malgré son attirance pour les vents ascendants était plutôt un philosophe rase mottes, on a eu droit à quelques témoignages de philosophes supporters, fans, tifosi ou afficionados des exploits sportifs. À mesure que l’esprit critique de Mai 68 se diluait dans le postmodernisme et la raison cynique et que le sport-spectacle devenait le contenu principal de la « culture de masse », on a vu sortir du bois, ou plutôt des vestiaires,

quelques intellectuels en survêtement, en particulier après la divine surprise de la victoire des « Bleus » lors du Mondial de football en 199849.

49- Pour un panorama complet, voir Fabien OLLIER et Henri VAUGRAND, L’Intégrisme du football, Paris, L’Harmattan, 2002 ; Jean-Marie BROHM et Marc PERELMAN, Le Football, une peste émotionnelle. La barbarie des stades, Paris, Gallimard, « Folio actuel », 2006 ; Fabien OLLIER, Footmania. Critique d’un phénomène totalitaire, Paris, Éditions Homnisphères, 2007.

L’un des plus surprenants est tout de même Alexis Philonenko, grand spécialiste de l’histoire de la philosophie, particulièrement de Kant, de Fichte, de Rousseau et de Schopenhauer 50 qui s’est mis en tête de faire l’apologie de la boxe, « école de courage et de sang froid », et à chanter la « grandeur » de Mohamed Ali converti à l’islam 51. Qu’un spécialiste de la critique de la raison pratique kantienne puisse se prosterner non pas devant la loi morale, mais devant la violence assassine et la puissance de destruction d’un boxeur professionnel, chasseur de KO et de bourses mirobolantes, en dit long sur la philosophie éthique de certains universitaires 52. Toute l’histoire de la boxe atteste pourtant que le « noble art » est truffé de groupes maffieux, d’organisateurs véreux, de tueurs à gages et de brutes sanguinaires qui n’hésitent même pas à violenter ou à tabasser les femmes comme Mike Tyson ou Carlos Monzon, pour ne prendre que deux figures exemplaires de cette pratique barbare de gladiateur.

Il y a donc, remarque Jean-Paul Sartre, deux manières d’aborder la boxe : une manière positiviste et une manière dialectique. La première se contente d’enregistrer la hiérarchie des boxeurs, de rappeler les « beaux combats » ou les « matchs extraordinaires », de tenir la chronique des champions avec leurs « ceintures » grotesques de vainqueurs, de décortiquer le style des boxeurs (puncheurs, encaisseurs, esquiveurs, fonceurs, truqueurs, etc.), d’analyser « objectivement » le milieu de la boxe avec ses organisateurs, ses paris, ses arrangements douteux, et même de témoigner en personne de l’intérêt sado-masochiste à se faire exploser in situ les arcades sourcilières ou se faire mettre une tête au carré 53. L’attitude dialectique pose, elle, d’emblée la question du sens global de cette activité en tant que « perfectionnement systématique et continu de la violence la plus immédiate et la plus nue : celle d’hommes sans armes qui se font leur propre instrument de combat 54 ». Cette violence — et son exhibition spectaculaire dans des combats arbitrés — n’étant par ailleurs que l’expression plus ou moins contrôlée et codifiée de la violence sociale dans son ensemble.

50 Voir par exemple Alexis PHILONENKO, Schopenhauer, critique de Kant, Paris, Les Belles Lettres, 2005.

51 Alexis PHILONENKO, Histoire de la boxe, Paris, Critérion, 1991 ; Mohamed Ali. Un destin améri-ain, Paris, Bartillat, 2007, où l’on apprend que la boxe de Classius Clay, alias Mohamed Ali, « aérienne et dansante », était « géniale ». Quand l’art de dessouder son adversaire devient « génial », ou de l’art de prostituer les mots…

52 Il faut dire que dans les STAPS, il existe également de petits gabarits ou poids plumes fascinés par la sueur, les larmes et le sang des rings de boxe. Voir notamment André RAUCH, Boxe. Violence du XXe siècle, Paris, Aubier, 1992.

53 Voir Loïc WACQUANT, Corps et Âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2000. La « participation ethnographique » dans une salle de boxe près de Chicago est surtout la justification démagogique au possible d’une passion pour le contact physique, le frisson de la cogne et l’odeur animale des torses virils, glabres ou poilus.

54 Jean-Paul SARTRE, Critique de la raison dialectique, Tome II : L’intelligibilité de l’Histoire, op. cit., p. 32.

« En ce sens, note Sartre, la violence du public — qui soutient les boxeurs, qui les traverse et les anime et qu’ils incarnent dans leur match — c’est celle qui naît en chacun des contraintes sociales, de l’oppression subie, de l’aliénation vécue, de l’impuissance sérielle, de l’exploitation, du sur-travail et, tout aussi bien, de conflits “intérieurs” ou privés qui ne font que traduire ces conflits latents dans le domaine du singulier. Les deux boxeurs ramassent en eux-mêmes et réextériorisent par les coups qu’ils se portent l’ensemble des tensions, des luttes ouvertes ou larvées qui caractérisent le régime où nous vivons et qui nous ont faits violents jusque dans le moindre de nos désirs 55 ». Plus fondamentalement encore la boxe est la légitimation implicite du droit légal à tuer que tous les kantiens patentés se devraient pourtant de condamner au nom de l’impératif catégorique. « Peu importe, souligne Sartre, que le conflit ne soit pas en lui-même lutte mortelle : la mort est là, dans le sang qui coule, comme l’achèvement qui ne sera pas achevé, comme la vérité future qui ne sera pas atteinte et, finale- ment, comme la vérité profonde et fondamentale. La mort, propre et nette comme un os, est présente dans le match de boxe. Non pas seulement parce qu’un coup mal ou trop bien placé peut tuer, ni même parce que les cas de cécité, de folie — formes inférieures de la liquidation physique — sont très fréquents chez les anciens boxeurs 56, mais tout simplement parce que le geste de frapper est un geste qui donne la mort 57 ».

Toute apologie, même indirecte, de la boxe, tout refus de condamner par principe cet exercice d’équarrissage d’êtres humains généralement issus des classes populaires, souvent noirs ou maghrébins, est une forme de complicité avec la barbarie.

55- Ibid., pp. 35-36.

56- On ajoutera aussi la liquéfaction progressive des neurones dans une boîte crânienne soûlée de chocs et la « chirurgie » inesthétique du faciès soumis au pilonnage des coups.

57- Ibid., p. 41.

Il n’est pas anodin en effet que ce « sport » vise à « descendre » l’adversaire par le K.-O., en l’abreuvant de directs, de swings, de crochets et autres uppercuts, et prenne le visage pour cible, ce visage qui est le lieu symbolique par excellence de l’identité d’une personne et l’expression même de son humanité. On peut rappeler aux « philosophes » de la boxe ce qu’Emmanuel Lévinas avait rappelé à propos de l’injonction éthique : le visage d’une personne — qui n’est évidemment pas le faciès, mais présence de l’altérité d’autrui pour moi et figure de ma propre altérité pour autrui — ne peut en aucun cas être l’objectif d’un bombarde- ment de coups de poings, mais, précisément par ce visage d’une personne, il est appel à la fraternité et à la paix, épiphanie de l’éthique et du langage rationnel qui instaurent la communauté humaine. Le visage d’autrui se refuse à la possession et à la maîtrise, a fortiori à la domination par la force physique, l’oppression, la violence ; le visage d’autrui comme appel au respect et à la fraternité 58 est le commandement transcendantal de l’inter- diction du meurtre (« tu ne tueras point »), qu’il soit réel ou symbolique.

« L’épiphanie du visage comme visage, souligne encore Lévinas, ouvre l’humanité. Le visage dans sa nudité de visage me présente le dénuement du pauvre et de l’étranger 59 ». Or, le faciès ou le « portrait » 60 du boxeur dans la diversité de ses « marqueurs » — masque de brute alinguistique, sosie de néanderthalien, « grand fauve » des rings, mâchoires d’acier, petite frappe des banlieues, bagnard cabossé, robocop ou bison buté — ne suinte que la violence de l’affrontement, la haine, la revanche, la soif du K.-O., le goût de la castagne. Dans le visage ensanglanté de la défaite humiliante ou le sourire carnassier du triomphe sadique se lit la véritable défaite de l’hu- main : la fin d’un match de boxe est toujours le triste spectacle de deux gorilles épuisés qui se sont copieusement bourré le pif, beurré les yeux au noir et éclaté les pommettes. Humanisme sportif quand tu nous tiens…

Ce qui se joue dans la boxe de manière exacerbée se retrouve dans un autre sport de brutasses épaisses : le rugby. Et là aussi une petite cohorte de philosophes de l’ovalie tricolore s’est mise à encenser les chocs virils des mauls et mêlées, les percussions des packs de bestiaux écumants, les amoncellements grouillants des jambons et gros bras se vautrant dans la boue des stades, le groin bavant dans l’amas de viande. L’académicien français Michel Serres — qui s’est notamment signalé par son éloge enthousiaste des athlètes, des moniteurs et des entraîneurs sportifs 61 — avait ouvert la voie très tôt en dissimulant mal sa passion pour le ballon ovale et les affrontements archaïques du stade.

58- Emmanuel LÉVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, « Biblio essais », 1992, p. 236 : « Le statut même de l’humain implique la fraternité et l’idée du genre humain ».

59- Ibid., p. 234.

60 Pour une analyse des formes phénoménales du visage humain en tant que figure qui peut être défigurée, voir le très beau livre de François FLAHAUT, Face à face. Histoires de visages, Paris, Plon, 1989.

61 Michel SERRES, Variations sur le corps, Paris, Éditions Le Pommier, 1999.

Voici ce qu’écrivait cet amateur des cinq sens : « Écoutez donc la marée humaine hurler. Voici l’écho ou la reprise du plus enfoui des archaïsmes. Cette cérémonie est religieuse ; j’en- tends par religion des choses oubliées depuis toujours, des choses barbares, sauvages 62 ». Les « folles clameurs des stades », les marées humaines entas- sées sur des gradins, les hymnes nationaux braillés à tue-tête par des hordes de supporters souvent alcoolisés qui tétanisent d’extase nos piètres penseurs ne sont pourtant pas si anodins que cela si l’on se souvient que « la contamination mystique des masses 63 » s’est presque toujours opérée dans les stades et les enceintes sportives dans le cadre de grandes manifestations de masse destinées à encadrer et à chauffer émotionnellement les foules 64. Qu’un philosophe soit incapable de penser cela dépasse l’entendement et montre bien que la passion sportive est un profond facteur de décervelage pour ne pas dire plus 65. D’autres philosophes, femmes cette fois-ci, ont emboîté le pas aux puissants avants du concept rugbystique 66. Ainsi Catherine Kintzler que l’on a connue plus inspirée dans ses analyses esthétiques de la danse et de l’opéra s’est-elle lâchée (comme on lâche les fauves ?) en déclarant sa flamme à ce supposé « sport de gentlemen ». Dans un dialogue avec Christophe Dominici, elle osait faire son coming out : « Il y a toute une gestique, une manière hypermoderne de mettre en scène le corps, qui a été intégrée. Pour les maillots, le Stade Français a osé choisir le rose et le semis de fleurs à la place des rayures ! Cet esprit m’a tout récemment libérée. La première fois que je vous ai vu arriver “en vrai” sur le terrain, c’était lors du match Paris-Perpignan le 13 mai dernier : le Stade Français portait un maillot rose fluo “deuxième peau” et vous faisiez, pour l’échauffement, des passes sans ballon.

62 Michel SERRES, « Le culte du ballon ovale », Le Monde, 4 et 5 mars 1979.

63- Wilhelm REICH, La Psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot, 1972, p. 116.

64 Voir Jean-Marie BROHM, 1936. Les Jeux olympiques à Berlin, Bruxelles, André Versaille éditeur, 2008. L’exaltation nationaliste, chauvine, xénophobe des foules sportives qui culmine dans les régimes totalitaires joue également dans les démocraties bourgeoises. Ce sont bien les effets de foule, l’excitation partisane et la mobilisation émotionnelle du « bruit chaos primitif » qui doivent être pensés de manière critique par les philosophes et non pas admirés sous influence de l’en- chantement sportif des panem et circenses.

65 On aura une idée de la profondeur des ravages qu’exerce le football sur la conscience critique en prenant l’exemple d’Alain Finkielkraut qui se dit pourtant philosophe. Chez cet auteur d’habitude si prompt à traquer la défaite de la pensée, l’évocation d’un match de foot provoque un état de lévitation jubilatoire : il retrouve là les spasmes incontrôlables de sa jeunesse de supporter. Pour une critique de ces philosophes qui s’encanaillent sans scrupules avec le populisme sportif pour paraître branchés, voir Jean-Marie BROHM et Marc PERELMAN, Le Football une peste émotionnelle. La barbarie des stades, op. cit.

66 On mentionnera ici, pour mémoire, les rêveries d’un promeneur solitaire, Pierre Sansot, qui ne fut pas à proprement parler philosophe, mais plutôt ethnopoète. Voir son naïf et touchant Le Rugby est une fête, le tennis non plus, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2002. Sansot s’imaginait que ces deux sports permettent de « rencontrer nos semblables » et de « redécouvrir notre humanité ». Sans doute songeait-il aux rencontres de la troisième mi-temps et à l’humanité des « cravates », « caramels » et autres « boîtes à gifles »…

Vous m’êtes apparu comme des danseurs. C’était comme une chorégraphie. J’étais ébahie. Ces maillots engagent un rapport au corps dont ils épousent la silhouette. Et puis le rose, il fallait oser ! Je me suis sentie concernée et pas seulement séduite 67 ». Il faut être alors drôlement secouée par ces maillots roses pour oser soutenir que « le rugby offre un rapport maîtrisé à la violence », qu’il est un « sport d’êtres parlants » et que l’on peut « comparer le rugby à la langue articulée » 68. Qu’une philosophe, pour faire « in » ou « peuple », en vienne à comparer le langage articulé — c’est-à-dire le véhicule même de la civilisation et le médium de la philosophie — avec le rugby qui par définition simplifie, restreint, homogénéise la communication verbale 69 au strict minimum tactique et le plus souvent par gestes, cris ou onomatopées, laisse sans voix. Encore heureux que Catherine Kintzler ne nous ait pas vanté les charmes des maillots roses fluo du rugby féminin. Cela aurait pu être cocasse !

Une autre variété de philosophes, sans doute promue à un bel avenir, est la confrérie des cyniques postmodernes dont le parangon médiatique est aujourd’hui Peter Sloterdijk. Dans un entretien publié par Der Spiegel, le théoricien du « dressage » 70 étalait sans complexes ni scrupules l’idéologie du consentement à l’être-là le plus sordide du sport, le tout au nom d’une supposée « transcendance immanente ». Les cyclistes sont évidemment dopés, d’ailleurs tout le monde est dopé : « Si l’on exclut l’idée du dopage, on exclut du même coup celle de performances de pointe ». Qu’à cela ne tienne, il faut quand même préserver « le mythe » du Tour de France et le « rôle de héros » des sportifs. Et quand on lui pose la question de savoir si lui aussi s’est dopé en tant que cycliste amateur, il répond : « Sur le principe je n’ai rien contre. Mais je mise sur les mécanismes de régulation internes. Le corps humain est une œuvre d’art d’endocrinologie totale 71. Il suffit de savoir le stimuler et il crée une symphonie de drogues internes 72 ». Cet amateur finassier de « drogues internes » avait été précédé dans le cynisme par Alexis Philonenko, qui lui aussi avait fait l’apologie de la liberté de se doper (en externe ou en interne ?) : « On me dit qu’un coureur qui se dope aura à 40 ans les os d’un vieillard, des troubles vasculaires, des affections cérébrales : c’est le choix d’Achille [sic] qu’on ne peut condamner au nom d’une nature qui n’est rien et d’une mort dont nous ne savons rien.

67 Catherine KINTZLER et Christophe DOMINICI, « Le rugby est une philosophie du contact », Philosophie Magazine, n° 12, septembre 2007, p. 34.

68- Le Monde, 25 septembre 2007. Pour une critique du rugby et de ses idolâtres, voir Quel Sport ?, n° 2/3 (« Rugby : la Coupe du monde des brutes et des abrutis »), janvier 2008.

69 qui est tout à fait différent de la maîtrise du langage en tant qu’armature et lieu de la pensée, comme devrait le savoir tout philosophe…

70 r Peter SLOTERDIJK, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000.

71- Fine allusion à l’idée wagnérienne de Gesamtkunswerk, « œuvre d’art totale »…

72- Article republié par Courrier International, n° 924, 17-23 juillet 2008, p. 9.

En fait le problème du dopage n’est pas l’instauration d’une hypothétique égalité des chances […], mais la préservation de la liberté. Il n’y a pas de liberté si le choix d’Achille n’est pas respecté 73 ». Yves Vargas, philodoxe du PCF pour qui « la fonction du sport est une fonction intellectuelle [sic] 74 » avait lui aussi prouvé dans Sport et Philosophie combien l’opium sportif pouvait pousser au délire cynique et aux hallucinations de givrés : « Si Le Jugement dernier de Bosch est un chef-d’œuvre du pinceau combiné aux champignons toxiques, la course de Ben Johnson n’est-elle pas une œuvre d’art engendrée par la combinaison du muscle et de la pharmacie 75 ? ». Ou quand une montagne de muscle microcéphale est traitée comme un génie sous la plume d’un penseur autoproclamé déclarant avec franchise que son sport est la philosophie 76…

Conclusion provisoire

« Dans le principe, écrit Marx, un portefaix diffère moins d’un philosophe qu’un mâtin d’un lévrier. C’est la division du travail qui a mis un abîme entre l’un et l’autre 77 ». On pourrait soutenir tout aussi bien que dans le principe un philosophe qui se dit sportif diffère moins d’un sportif qui se croit philosophe ou qu’un professionnel de l’illusion d’une illusion de professionnel. Ce qui les distingue c’est leur rapport aux mots et aux choses. Les philosophes bavardent sur une chose qu’ils connaissent à peine ou de seconde main, les sportifs, eux, cherchent dans leurs pauvres mots de quoi justifier leur petite chose. Mais les uns et les autres passent à côté de la chose même 78. « Qu’il nous suffise d’avoir reconnu, soutient Socrate, que ce n’est pas des noms qu’il faut partir, mais que c’est dans les choses mêmes qu’il faut les apprendre et les chercher [les natures des choses], bien plutôt que dans les noms 79 ».

73- Alexis PHILONENKO, Du sport et des hommes, Paris, Éditions Michalon, 1999, p. 123.

74- Yves VARGAS, Sport et Philosophie, Paris, Le Temps des Cerises, 1997, p. 26.

75- Ibid., p. 25.

76 Ibid.

77 « Quand j’ai annoncé mon projet au téléphone de telle ou telle association, on m’a aussi- tôt demandé quel sport je pratiquais moi-même et j’ai déclaré avec franchise : la philosophie ». Ibid., p. 23.

77 Karl MARX, Misère de la philosophie, op. cit., p. 136.

78 « Retour à la chose même » est le mot d’ordre de la phénoménologie…

79 PLATON, Cratyle, in Protagoras. Euthydème. Gorgias. Ménexène. Ménon. Cratyle, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 471.