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De quoi Alain Badiou est-il le nom ?
Par Jean-Marie Brohm et Marc Perelman.

Origine : http://www.redeker.fr/crbst_75.html

Cet article a été publié dans Le Figaro le 30 septembre 2009.


À quelques jours des festivités du 60e anniversaire de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, placées sous le signe militariste et avec une présence policière massive, il convient de rappeler les positions politiques de quelques idéologues endoctrinés et doctrinaires qui l’ont à l’époque admirée et magnifiée et ont continué d’être transportés par l’onde de cet événement destructeur qui a fait des centaines de milliers de morts et transformé la Chine en un impitoyable système totalitaire.

Alain Badiou, par exemple, qui se veut maître-penseur, romancier et poète – du genre épopée du « Grand Bond en avant » et de la « Grande Révolution Culturelle prolétarienne » et dont les publications s’étalent avec complaisance dans toutes les librairies branchées –, s’est fait une spécialité de donner une justification politique à l’infamie. De quoi Badiou est-il en effet le nom ? Tout simplement de la fausse conscience qui a conduit à encenser les « timoniers », « guides suprêmes » et autres « grands leaders du prolétariat mondial ». Sur le ton amphigourique du gourou, Badiou s’est mis en tête d’expliquer urbi et orbi, comme autrefois les philosophes officiels du Parti, la crise systémique du capitalisme, la mondialisation malheureuse, la nature bonapartiste du gouvernement de Nicolas Sarkozy, et surtout, car c’est cela qui lui importe le plus, le devenir radieux de « l’hypothèse communiste ». Pour cet admirateur de la « pensée maotsétoung » (celle-là même que le Petit livre rouge des citations du Président Mao a universalisée parmi les hordes fanatisées des gardes rouges), il s’agit avant tout de réhabiliter la nostalgie de « l’homme de fer », despote éclairé par la « science marxiste-léniniste », et sujet supposé pouvoir. « Du temps de Staline, il faut bien dire que les organisations politiques ouvrières et populaires se portaient infiniment mieux, et que le capitalisme était moins arrogant. Il n’y a même pas de comparaison » (Alain Badiou, De quoi Sarkosy est-il le nom ?). Prophète du « vrai marxisme contre le faux » (Alain Badiou, Théorie de la contradiction), Alain Badiou s’auto-proclamait en 1975 chargé de mission (« pour nous, maoïstes, porteurs déterminés de l’avenir révolutionnaire ») et n’hésitait pas à franchir une étape supplémentaire dans l’acquiescement à la terreur qui succéda à « l’écrasement du régime fantoche cambodgien » pour reprendre sa terminologie : « Les Khmers rouges s’emparent de Phnom Penh : une séquence historique s’achève parce qu’une contradiction est résolue […]. La résolution d’une contradiction exige que quelque chose disparaisse […]. Il n’est de pensée révolutionnaire véritable que celle qui mène la reconnaissance du nouveau jusqu’à son incontournable envers : de l’ancien doit mourir […]. La dialectique matérialiste affronte la perte et la disparition sans retour. Il y a des nouveautés radicales parce qu’il y a des cadavres qu’aucune trompette du Jugement ne viendra jamais réveiller. Au plus fort de la Révolution culturelle, on disait en Chine : l’essence du révisionnisme, c’est la peur de la mort […]. La résolution d’une contradiction inclut, disions-nous, la part de la mort. Pour qu’advienne la totalité neuve, le processus différent, la scission d’une autre unité, voici que tombe, déchet du mouvement, un fragment du réel. C’est toute la rationalité de l’expression militante : les poubelles de l’histoire. Résoudre, c’est rejeter. L’histoire a d’autant mieux travaillé que ses poubelles sont mieux remplies […]. Il faut penser en dialectique, non seulement la mort, mais la dispersion des cendres ». La sinistre phraséologie pseudo-hégélienne de Badiou ne peut pas ne pas prendre sens quand on se souvient des multiples charniers et fosses communes qui ont marqué à jamais le régime des Khmers rouges du sceau de la barbarie. Quand on se souvient aussi comment la « Grande Révolution Culturelle prolétarienne » a détruit des pans entiers du patrimoine culturel de l’empire du Milieu, éliminant les intellectuels et tous ceux qui déviaient d’un iota de la ligne officielle, et inventant les nouvelles thérapies de masse dans les laogai et laojiao. Et que dire de l’Albanie du dictateur sanglant Henver Hoxja, de la Corée du Nord et son régime totalitaire, du Cambodge des Khmers rouges de Pol Pot, Khieu Samphan et Nuon Chea, bourreaux de leur propre peuple, de la Serbie « socialiste » de l’épurateur ethnique Milosevic ? Qu’en pense Badiou, qui s’est voulu le théoricien de « l’être et de l’événement » ?

Fasciné par la problématique de la disparition et de la destruction, Badiou passe aujourd’hui encore pour l’idéologue des masses révoltées alors qu’il n’a jamais cessé d’être le saltimbanque baroque du maoïsme en quête d’un prolétariat mythifié : « Les dialecticiens maoïstes, proclamait-il en 1975, sont aujourd’hui en France les scaphandriers [sic] du processus primaire, immergés dans les profondeurs pratiques du prolétariat, sous les sédiments secondaires entassés par le révisionnisme ». Ce ne sont pas ces absurdités qui étonnent tellement, mais la considération dont jouit encore Badiou parmi quelques cénacles de « philosophes » qui dissocient de manière schizophrénique la politique et l’ontologie, les mêmes souvent d’ailleurs qui pensent que l’engagement « résolu » de Heidegger en faveur du national-socialisme n’entache pas sa « profondeur métaphysique ».

À l’instar d’autres orphelins de Staline et de Mao situés dans « la grande tradition classique du mouvement ouvrier », Badiou a su agréger autour de lui d’autres personnalités politiques, universitaires et intellectuels pour débattre publiquement de sujets qui le préoccupent : la démocratie, l’altermondialisme, l’organisation politique à venir. Étienne Balibar, Jacques Rancière, Slavoj Zizek et d’autres, sans oublier, à sa manière impériale, Tony Negri qui ne cessent de se rencontrer à travers débats, forums et livres, ne font certes pas tous preuve du même enthousiasme pour « l’idée communiste », véritable hypostase mystique digne de l’arrière-monde platonicien, mais ils sont issus d’une matrice stalinienne commune encore féconde. Slavoj Zizek : « La preuve ontologique qu’il y a un grand Autre pour le stalinisme, dont un des paradoxes réside dans cette combinaison entre une cruauté brutale mêlée à une sensibilité exacerbée aux apparences. Voilà l’ironie stalinienne : accoler une sinistre cruauté oppressive à une croyance naïve dans un grand Autre » (Philosophie Mag, n° 8, 2007). Quant à Negri, il ne craint pas dans l’un de ses derniers opuscules (Good bye Mr socialism, 2007), de réactualiser en bon révisionniste de solides et pérennes mensonges historiques : « Je ne suis certainement pas de ceux que l’alliance de Staline avec les nazis scandalise. En effet, je l’ai toujours considérée comme un acte de lucidité stratégique […]. Il est totalement absurde de tenter d’accuser l’Union soviétique de comportements antisémites. […] Bien sûr, le stalinisme a été quelque chose de monstrueux et de tout à fait inacceptable pour une infinité de raisons. Mais il a été, d’un autre côté, un phénomène extrêmement productif ». Toni Negri voulait sans doute évoquer quelques « réalités positives » : le procès des blouses blanches, le système concentrationnaire du goulag, la militarisation de la vie sociale, la délation généralisée, l’interdiction des partis politiques, des syndicats et de la presse libres, l’occupation militaire de plusieurs pays (Allemagne, Pologne, Tchécoslovaquie…), la chasse aux dissidents…

Jean-Marie Brohm, Professeur de Sociologie à l’Université Paul-Valéry, Montpellier III,
Marc Perelman, Professeur d’Esthétique à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense.