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La fabrique idéologique du sport Meutes, marais et fumeries de l’opium sportif
Jean-Marie Brohm
12/11/2009

origine : http://jerome-segal.de/QS10163-174.pdf

Depuis plusieurs années on assiste dans le champ français de la sociologie et de la politique du sport à trois phénomènes idéologiques combinés qui structurent les alignements/réalignements des différents courants, agents discursifs et publicistes parvenus :

A - La désertion, la capitulation, la trahison, le renoncement, le reniement – rampants ou cyniquement revendiqués – de très nombreux acteurs du mouvement historique de la critique radicale du sport.

Problèmes conjugaux, fatigue existentielle, ambitions carriéristes, pantouflage provincial, égotisme surdimensionné de petits califes auto-proclamés, rivalités mimétiques de légitimité, découragement (« on est de plus en plus isolé »), débandade face à l’ennemi, adaptation servile à l’air du temps ou, pire encore, acceptation pure et simple de l’idéologie sportive branchée, qu’elle soit hard (football, athlétisme, rugby, formule I) ou soft (beach ball, golf, surf, delta, voile) : toutes les mauvaises raisons ont été invoquées pour justifier l’abandon de la lutte contre le sport de compétition initiée par le numéro fondateur de Partisans, Sport, culture et répression1 et ponctuée par diverses campagnes de boycotts et publications militantes marquantes2. Pour paraphraser Nietzsche, le désert s’est en effet avancé à gauche et à l’extrême gauche en matière de critique du sport. L’auto-dissolution en mars 1997 de la revue Quel Corps ? – fer de lance de la Théorie critique du sport – ne fut d’une certaine manière que la prise en compte de ce changement de période historique.

Aujourd’hui la relance de la lutte organisée dans, par et pour une nouvelle « machine de guerre » 3, Quel Sport ?, est bien l’analyseur impitoyable de la position des divers compagnons de route, suceurs de roue et porteurs d’eau qui prétendent depuis trente ans au moins s’inscrire – abusivement – dans la mise en cause critique du sport : d’une part, les « ex », de plus en plus nombreux à rejoindre la cohorte nostalgique et impuissante de toutes celles et de tous ceux qui ont épisodiquement flirté avec la Théorie critique du sport avant de rejoindre la niche douillette de l’inaction ;

1-Partisans, Sport, culture et répression, Paris, François Maspero, 1968, 1972, 1976.

2-Pour ne prendre que quelques repères militants décisifs : Boycott en 1978 du Mundial en Argentine (COBA), des Jeux olympiques du goulag à Moscou en 1980 (COBOM). Pour ne citer qu’un bilan critique : L’Opium sportif. La critique radicale du sport de l’extrême gauche à Quel Corps ?, Paris, L’Harmattan, 1997 (textes présentés par Jean-Pierre Escriva et Henri Vaugrand).

3-Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.

d’autre part, les « donneurs de leçons » qui refusent de rester ou d’entrer dans la mêlée, mais qui ne se privent pas de délivrer conseils et avis autorisés (« il faudrait faire », « il n’y a qu’à ») ; pour finir, les « théoriciens » qui comme l’oiseau de Minerve 4 arrivent après le combat ou contemplent en spectateurs extérieurs, pour ne pas dire voyeuristes pervers, les luttes idéologiques réelles, et qui prétendent évidemment offrir des analyses alternatives « nouvelles », des « refondations », des « idées » plus « profondes » ou plus « radicales ». Ces critiques qui se veulent hypercritiques ou méta-critiques, mais qui singent les critiques critiques raillés par Marx et Engels, oublient tout simplement que la pratique seule – critique de la pratique, pratique de la critique – est le critère décisif dans l’ordre du politique. Les marxistes en chambre (critiques critiques, anarcho-maximalistes, altermondialistes durables, révolutionnaires en charentaises, archivistes mondains de toutes sortes) « pratiquant l’objectivité érudite5 » et contemplant leur propre contemplation feraient bien de se souvenir de l’avertissement du jeune Marx : « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance de sa pensée dans ce monde et pour notre temps6 ». Or, la pratique de la critique du sport ne consiste pas à publier ouvrages savants sur l’histoire du sport et de l’olympisme, thèses universitaires ou synthèses épigonales à usage des nuls, mais à participer concrètement à la lutte organisée contre l’institution sportive, ses sbires et ses valets.

4-Georg W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, « Idées », 1963, p. 45 : « Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son vol ».

5-Georg LUKÀCS, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, p. 65.

6-Karl MARX, « Thèses sur Feuerbach », in Karl MARX et Friedrich ENGELS, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968, pp. 31-32.

Cette lutte organisée c’est la revue Quel Sport ? – héritière de Quel Corps ? – qui la mène aujourd’hui, contrairement aux illusionnistes d’Illusio, aux charlatans de Quasimodo et aux imposteurs du Mouvement critique du sport, spécialisés dans l’immobilité, les gémissements passéistes et le point de vue de Sirius du professeur Nimbus. Chacun peut reconnaître au passage quelques transfuges, parvenus et agents douteux ainsi que les revues subalternes qui ont non seulement dilué la contestation dans les eaux bourbeuses de l’adaptation opportuniste, mais ont aussi objectivement et subjectivement cherché à liquider la Théorie critique du sport, sous prétexte de la « dépasser »7.

On peut dorénavant laisser croupir dans les poubelles de l’histoire la très baroque, nombriliste et gore revue Quasimodo et ses « Éditions » qui ont totalement déserté la lutte contre l’idéologie sportive au profit du « sport gay ». On s’attardera un peu plus sur la revue Illusio qui vient de se faire croquer par les éditions du Croquant et qui publie dans sa collection « Altérations » (dirigée par 10 personnes, dont une femme !), un ouvrage composite intitulé Sport et capitalisme de l’esprit8. Derrière ce titre un rien loufoque qui parodie peut-être le nouvel esprit du capitalisme, Nicolas Oblin, son auteur, se propose de rassembler la « synthèse de ses recherches » dans une « approche multidimensionnelle de l’institution sportive et de rendre compte de cette complexité de manière multi-référentielle ». De fait, en guise de « recherches », il s’agit essentiellement d’une compilation habile et assez bien documentée des nombreux travaux issus de la Théorie critique du sport et de la revue Quel Corps ? (ou inspirés par elles). Oblin est un gentil rassembleur œcuménique et il aime l’éclectisme bien tempéré, ce qui lui permet surtout de confondre l’original et la copie, ou plus exactement de copier l’original. Toutes les thématiques abordées dans cet ouvrage de synthèse ont en effet été ouvertes puis développées par le courant critique de Quel Corps ? Elles ont évidemment été appropriées pour ne pas dire pillées par toutes sortes d’héritiers en mal d’héritage. Oblin ne fait pas exception à la règle en oubliant d’où il vient (sa généalogie ou sa génération non spontanée9) et en citant à profusion des ouvrages de troisième ou quatrième main, par exemple sur le football, l’olympisme, ou le corps sportif. Plus graves, et surtout plus symptomatiques en tant qu’actes manqués réussis, certains oublis dans la bibliographie sont particulièrement révélateurs d’un soft révisionnisme : notre compilateur oublie par exemple de citer un ouvrage décisif dans la structuration de la Théorie critique :

7-Quasimodo (Montpellier), Ilusio (Caen), Mouvement critique du sport (Orléans), trois expressions de la même impuissance. Je renvoie ici à mes ouvrages : Les Meutes sportives. Critique de la domination, Paris, L’Harmattan, 1993 ; La Machinerie sportive. Essais d’analyse institutionnelle, Paris, Anthropos, 2002 ; La Tyrannie sportive. Théorie critique d’un opium du peuple, Paris, Beauchesne, 2006.

8-Nicolas OBLIN, Sport et capitalisme de l’esprit. Sociologie politique de l’institution sportive, 73340, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2009.

9-Par exemple en oubliant de mentionner son directeur de thèse à l’université de 165 Montpellier III… L’analyse institutionnelle dont se revendique Oblin est précisément l’attention à ces « petits détails » analyseurs où se niche le diable… Il faut dire qu’Oblin entend faire de sa bibliographie expurgée des ouvrages qui fâchent « un outil le plus convivial possible » (p. 219). En somme une critique conviviale du sport ! Oblin, encore un effort pour rejoindre la cohorte des amis du sport convivial !

L’Opium sportif, anthologie des textes critiques de 1964 à 1984, ouvrage qui lui aurait permis, ainsi qu’à ses lecteurs, de prendre la mesure du chemin parcouru et des filiations réelles, mais aussi des dettes non reconnues comme telles. Il « oublie » aussi de citer en bibliographie mon dernier ouvrage, La Tyrannie sportive, qui est précisément une mise au point critique argumentée contre toutes les pseudo-critiques dont celles d’Oblin, Vassort and Co. Mais là où pointe la censure pure et simple, c’est quand Oblin efface sans vergogne la revue Quel Sport ? qui a – elle et elle seule – repris le projet critique de Quel Corps ? en lançant le boycott des Jeux de Pékin. Oblin a donc encore beaucoup d’efforts à faire pour pratiquer la lecture symptomale d’un texte, et plus encore pour se conformer à l’éthique historienne10. On comprend bien en effet pourquoi Quel Sport ? dérange tellement le groupe Illusio : Quel Sport ? a, du début à la fin, initié, animé et organisé le boycott des Jeux de Pékin (COBOP), alors que ses membres faisaient de la surenchère dans la glose maximaliste au cours de profondes siestes dominicales 11.

B - Le renforcement considérable de l’idéologie sportive dans l’espace public (télévision, publicité, mode, showbiz, etc.) et dans le discours politique, aussi bien à droite qu’à gauche.

Les poncifs du credo sportif sont de plus en plus déclamés comme autant de slogans de patronage ou pense-bête pour demeurés. La droite capitaliste, rapace et ultra-libérale, en fait évidemment son miel étant donné que la compétition sportive est la légitimation idéologique de la guerre économique, tandis que les diverses composantes de la gauche, Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) compris, badigeonnent le sport de toutes les vertus. Dans un ouvrage collectif sous la direction de Pascal Boniface, grand admirateur des Jeux de Pékin en 2008, toute une série d’intervenants dissertent ainsi sur les supposées vertus culturelles et éducatives du sport. Les uns bavasssent sur la dimension citoyenne du sport, les autres sur ses vertus d’intégration, les derniers sur « l’éthique du sport ». Martine Aubry, l’ambitieuse égérie du PS, explique ainsi doctement, à partir d’une « philosophie du sport [sic] », que le sport a « une valeur d’exemplarité dans notre société. Il fait rêver, il mobilise, il participe à l’identité collective, particulièrement auprès des nouvelles générations […]. Le sport est lui-même une école de citoyenneté. Il apprend aux jeunes le respect de soi-même et des autres, l’acceptation des règles, la maîtrise de soi, son propre dépassement et l’action collective […]. Il apprend à vivre collectivement, à dépasser les clivages sociaux, culturels, à vivre la mixité à tous les niveaux [sic], à refuser la violence qui naît parfois de l’inactivité et de la frustration. C’est pourquoi il m’apparaît extrêmement important que l’exemplarité du sport de haut niveau soit forte, que l’on parle de plus en plus de sport et 166 de compétition, de moins en moins d’argent et de dopage.

10-Quel Sport ? mentionne dans sa bibliographie les ouvrages de Vassort, Oblin et autres…

11-Voir Quel Sport ?, n° 6/7 (« La machinerie olympique »), juillet 2008.
http://www.quelsport.org/

L’éthique du sport, c’est le sport lui-même, et seulement le sport 12 ». Puisque le sport est un exemple pour Martine Aubry, elle pourrait aussi donner en exemple « l’action collective » du PS et son « éthique » du respect des éléphants… Marie-George Buffet, ex-ministre de la Jeunesse et des sports, était encore plus lyrique dans la mystification : « Le sport est une source de rêve incomparable. Le rôle qu’il joue, dans toutes les sociétés, est de mieux en mieux connu. Il mobilise chaque semaine des millions de pratiquants, des centaines de milliers de bénévoles, il réalise des audiences inégalées à la télévision. Le bonheur qu’il procure [sic] en fait un levier remarquable de cohésion sociale ». Notre Madame Michu nationale découvre cependant que le sport a des « dérives », terme qu’affectionne particulièrement le PCF : « L’arrivée massive et incontrôlée d’argent dans le sport suscite des appétits, et des dérives préoccupantes se sont manifestées ces dernières années, qui remettent en cause l’éthique et les valeurs du sport »13. Nos deux dames patronnesses de la gauche plurielle, victimes de l’auto-mystification, n’ont toujours pas compris que les supposées « valeurs » du sport sont avant tout des valeurs de droite et d’extrême droite. Les champions, tellement encensés par la gauche comme des « exemples pour la jeunesse », non contents de ramasser avidement le blé dur de leurs exploits et de défendre leurs privilèges financiers exorbitants, s’obstinent à rejoindre le camp de la droite, à voter pour elle et à jouer les porte étendards de la « société libérale qui gagne ». Zidane, Chabal, Bernard, Manaudou, Benzema, Lucas et quelques autres chasseurs de primes exposent partout leurs bobines : à la télé, dans le métro, sur les écrans publicitaires ou dans les magazines people. Le « rêve incomparable » et le « bonheur » dont parle Madame Buffet sont surtout le mirage aliénant du cauchemar capitaliste qu’idolâtrent ces mercenaires de l’effort tarifé. Personne à gauche, Besancenot y compris, ne se scandalise de l’écart abyssal entre les salaires des ouvriers, paysans et employés et les rémunérations faramineuses des sportifs médiatiques.

12-Martine AUBRY, « L’Europe et le sport : enjeu de citoyenneté », in L’Europe et le sport, Paris, PUF/IRIS, 2001, pp. 9, 12-13.

13-Marie-George BUFFET, « Pour une politique européenne du sport », in L’Europe et le sport, op. cit., p. 119.

Personne ne s’indigne non plus des budgets très importants consacrés par les municipalités de gauche pour subventionner les clubs sportifs professionnels14, et ceci au détriment des équipements publics réellement prioritaires en matière de santé, d’éducation, de culture, de recherche. Mesdames Aubry et Buffet vont sans doute nous expliquer que David Douillet, récemment élu député UMP sous la houlette de Sarkozy, est « un levier remarquable de cohésion sociale »…

Parmi les consommateurs assidus de l’opium sportif on compte depuis toujours Christian Bromberger, ethnologue provençal qui justifie à longueur de pages les champions, « héros de notre temps15 », et les supporters de foot. Évidemment les « démonstrations partisanes excessives et brutales » (p. 129) des « bandes belliqueuses » avec leur « ritualisation » et « esthétisation de la violence » existent pour notre ethnographe extasié des tribunes, mais les « hools » et les « hooligans » ne sont pour lui qu’un aspect du spectacle. Comme chez les petits-bourgeois épinglés par Marx16, il y aurait les mauvais côtés et les aspects positifs : « Lieux potentiels de conflits et de confrontations violentes, les rassemblements dans les stades sont aussi des espaces de convivialité 17 festive » (p. 131). Par ailleurs ajoute notre supporter des supporters, le supportérisme est un facteur culturel : « Le supportérisme, dans sa version juvénile, est également porteur d’un modèle social. Les associations de supporters Ultras présentent ainsi quelques traits communs avec les organisations de jeunesse d’antan18 […]. Ces groupes développent une riche vie associative débordant le cadre strict du football : tournois de pétanque ou de cartes, organisation de repas et d’apéritifs, de lotos ou encore de concerts. Au-delà de ces activités plus ou moins festives, ce supportérisme possède de fait un rôle d’intégration et génère du lien social : le groupe de supporters est très souvent [sic] un espace de solidarité et d’entraide, assurant des fonctions de socialisation et participant à la construction du jeune adulte. Ce supportérisme est relativement proche, par certains aspects, de la fonction carnavalesque. Se joue en effet une mise en scène individuelle et collective, à travers slogans et banderoles […].

14-Les prochains numéros de Quel Sport ? engageront une campagne contre l’opération« grands stades » destinée à drainer des fonds publics (État, régions, municipalités) en faveur d’opé­rateurs privés dont la seule mission est d’acheter et vendre des jongleurs de ballons (le fameux « mercato »), en réalisant au passage de juteux bénéfices, et de généraliser l’abrutissement de masse.

15-Christian BROMBERGER, « Le sport et ses publics », in Le Sport en France. Une approche politique, économique et sociale (sous la direction de Pierre Arnaud, Michaël Attali et Jean Saint-Martin), Paris, La Documentation française, 2008, p. 114.

Cet ouvrage réunit une belle brochette d’idéologues subalternes du sport généralement issus des Staps.

16-Karl MARX, Misère de la philosophie, Paris, Éditions sociales, 1961, pp. 132-133 : « Toute la théorie de cette école [humanitaire] repose sur des distinctions interminables entre la théorie et la pratique, entre les principes et les résultats, entre l’idée et l’application, entre le contenu et la forme, entre l’essence et la réalité, entre le droit et le fait, entre le bon et le mauvais côté ».

17-Décidément la convivialité est à la mode, même pour établir des bibliographies…

18-Bromberger, qui n’a pas vraiment le sens historique, oublie de dire qu’il y avait naguère des organisations de jeunesse d’extrême droite et nazies (jeunesses hitlériennes) et des organisations de jeunesse progressistes et de gauche. Petite nuance, qui devrait être relevée, même par un ethnologue…

L’aspect festif, la convivialité dans l’action [sic] et le goût pour le spectacle des supporters Ultras se doublent par ailleurs de revendications critiques et d’attitudes contestataires. Érigeant en modèle la figure du “rebelle”, ce supportérisme s’organise autour d’une activité critique dont le mot d’ordre est de “rendre le football aux véritables supporters” : dénonciation des inégalités qui marquent le football contemporain, défense d’un football populaire face aux “dérives” de la marchandisation de ce sport, etc. Le supportérisme Ultra développe également une activité d’autocélébration et d’autopromotion. Tels des “résistants” [sic], ces militants consacrent, avant toute chose, leur propre groupe19 », etc. Bromberger, hypnotisé par les troupeaux beuglants de supporters qui prétendent « être reconnus comme des acteurs sociaux responsables » (p. 129), en vient à tenir des propos réellement canarvalesques et même grotesques. Pour qui a fréquenté un tant soit peu les stades, notamment le « vélodrome » marseillais, il est proprement scandaleux d’entendre dire que les supporters Ultras sont porteurs d’un « modèle social », ou alors il faut considérer que la haine de l’adversaire et de l’arbitre (« enculé, enculé, enculé », hurlent à longueur de match les décérébrés fascisants des virages), les cris de singe et les insultes racistes à l’encontre des joueurs noirs, les provocations incessantes contre les supporters visiteurs, et pour finir le culte de la cogne, du baston et de la casse au nom des « valeurs identitaires » (p. 128) qui semblent tant fasciner Bromberger constituent un modèle social qui « génère du lien social ». Oser qualifier de « résistants » et de « rebelles » les Ultras est tout aussi indécent, et proprement ahurissant.

19-CHRISTIAN BROMBERGER, « Le sport et ses publics », op. cit., p. 128.

« L’activité critique » que Bromberger, lui-même ahuri par sa propre absence d’esprit critique, impute aux Ultras consiste essentiellement à justifier et à organiser les lynchages, les débordements, affrontements et bagarres, les vociférations débiles, les olas vengeresses et les banderoles injurieuses. Et puisque Bromberger est un ethnologue local (entre Aix, Marseille et l’étang de Berre), on doit juste lui rappeler quelques faits, qui n’ont rien à avoir avec ses élucubrations et rêves éveillés de footballeur raté. Ces faits se produisent toutes les semaines dans tous les pays où le football est roi. Je ne prendrai ici que quelques exemples récents qui donnent une bonne idée de la « vision du monde » (p. 128) des fanatiques du foot auxquels Bromberger semblent s’identifier, le tout bien sûr au nom d’une supposée « neutralité ethnologique ». Euro 2008 : « Le match Autriche/Pologne en est à ses dernières secondes lorsque l’arbitre anglais Howard Webb siffle un penalty, justifié, qui permet aux Autrichiens de revenir à égalité. Le dénouement de la partie est difficile à avaler pour le camp polonais. Des supporters mettent en ligne, sur le site You Tube, une vidéo comparant l’arbitre à Hitler et appelant à le tuer20. Le premier ministre polonais, Donald Tusk, y va de la même sentence : “Hier soir, oui, j’aurais bien voulu tuer quelqu’un. Qui ? La même personne que n’importe quel autre Polonais” […]. Cet épisode, peu glorieux, du football international n’a rien d’isolé. Chaque week-end, nombreux sont nos arbitres – de la première division à la moins bien classée des compétitions amateurs – qui subissent eux aussi les quolibets de supporters furieux […]. Notre arbitre n° 1 Frank De Bleeckere n’a pas eu cette chance : à deux reprises, en 2001 et 2002, son domicile a été vandalisé par des supporters mécontents21 ». C’est sans doute ce que Bromberger appelle « le goût pour l’aventure héroïque et brutale » (p. 129).

20-Encore un exemple édifiant de la contribution de l’Europe du football à la construction pacifique de l’Union européenne…

21-« Arbitres. Les martyrs du foot », Télé moustique, 7 octobre 2009. Je dois cette information à notre correspond en Belgique, le professeur Claude Javeau, de l’Université Libre de Bruxelles.

22-« Soulier d’or et pieds de plomb », Télé moustique, 2 septembre 2009.

Match Anderlech/Standard de Liège, deux équipes phares : « Dans l’enceinte bruxelloise du Parc Astrid, Axel Witsel, Soulier d’or du club liégeois, commettait sur le défenseur anderlechtois Marcin Wasilewski un véritable attentat, se soldant par une double fracture ouverte tibia-péroné22 ». Grosse émotion en Belgique et escalade médiatique : geste involontaire ou délibéré ? Quoi qu’il en soit, le président de la Ligue Pro, Ivan de Witte, conscient du désastre médiatique qu’offre l’image d’un foot carnassier soumis aux pressions d’une rude concurrence, espérait, en proposant la création d’une « commission d’éthique », rendre le foot moins belliqueux : « Je ne voudrais pas que ça dégénère chaque week-end en bagarres de chiffonniers et en combats de rue ». Objection dubitative du journaliste : « Les deux grands qui s’entre-déchirent, les supporters qui se battent dans la rue, un président de club qui traite un directeur de jeu “d’arbitre de m…”, les chants anti-communautaires qui reprennent de plus belle, tout cela ne donne-t-il pas une image désastreuse de la Ligue pro ? Comment arrêter cette escalade23 ?». On attend l’avis du bon docteur Bromberger, adepte de la culture foot…

C - La mise en circulation de platitudes pseudo philosophiques sur le sport censées tenir lieu de légitimations idéologiques

Pour tenter de donner une image plus présentable des jeux du cirque, de plus en plus d’auteurs enrobent d’un peu de confiture conceptuelle leur apologie du muscle, de la sueur et de la bave. Un professeur de philosophie dans un lycée de la côte basque (cela ne s’invente pas…) tente ainsi de concilier sa passion pour le rugby et la philosophie à l’usage des concierges. Cherchant lui aussi à dépasser la tarte à la crème du dualisme du corps et de l’esprit, cet endoctriné du ballon ovale tente piteusement de justifier les lieux communs de la culture rugby, citations de Platon, Pascal, Kant, Rousseau, Bergson à l’appui. Tout y passe : l’ordre, l’obéissance, la discipline, le « sacrifice de l’individu et son absorption par le groupe » 24. Ce « philosophe » admirateur de « l’identité » et de la « fusion du moi » dans le tout de l’équipe soutient même qu’il y a « dans le rugby une sorte de mystique de la terre, du sol natal, des racines » (p. 185). Voilà au moins qui est clair : la basquitude (le pays basque aux Basques ?) permet la fusion rugbystique avec la terre ! Le sol, le sang, la terre, les racines, les souches : tout un programme qui a effectivement des traditions politiques bien typées : du Blut und Boden national-socialiste au folklore régionaliste pétainiste jusqu’à la national-identité du Front national. Même si ce philosophe des brasseries basques concède que la professionnalisation du rugby a quelque peu changé la donne, il persiste à ignorer que les mercenaires des 22 mètres jouent dorénavant non pas pour affirmer, comme il l’écrit sottement, un désir de fusion avec la terre où l’on est né (p. 186), ou pour une « déclaration d’amour faite à la terre » (p. 187), mais bien plus prosaïquement pour encaisser les salaires, primes et dividendes généreusement octroyés à ces béliers, aurochs et bisons qui aiment plonger dans la gadoue des stades comme les truies dans la fange. Notre amoureux de la régression anale à la terre qui ose même évoquer quelque chose d’incestueux (p. 188) et d’homosexuel refoulé (p. 159) avoue : « Aucun autre sport ne contraint autant les joueurs à se vautrer, à se rouler dans la boue des terrains » (p. 189).

23-Le Soir, 11 septembre 2009.

24-Thierry TAHON, Petite philosophie du rugby, Paris, Éditions Milan, 2004, p. 126.

On apprend même que les rugbymen pensent, c’est dire si ces crânes d’obus ont encore un cerveau épargné par les coups de boule, les manchettes et autres cravates. Pour terminer sur cette anthologie de la « culture rugby » on ne serait pas étonné d’apprendre que ce passionné des terroirs est également un militant de la corrida, le tout bien sûr au nom du folklore basque et de ses délires identitaires et nationalitaires25.

Il faudrait lister les innombrables ouvrages qui tentent – « philosophiquement » – de conférer au sport de nouvelles lettres de noblesse et dont la seule fonction est d’édulcorer ou contourner la Théorie critique. Yves Vargas par exemple, « marxiste » proche du PCF, affirme sans sourciller que le sport a popularisé l’idée de progrès et de démocratie libérale26, et même que « le sport est la vitrine du progrès et de la démocratie » (p. 71). Et comme le communisme français rend idiot, Vargas défend obliquement le dopage dans ses « réflexions sur le dopage » : « On parle beaucoup de dopage sportif, soit pour le combattre, soit pour s’interroger sur sa définition. Je voudrais poser une troisième question : pourquoi le combattre ? en quoi le dopage est-il gênant ? » (p. 75). Comme un vrai sophiste Vargas prend prétexte de Bosch (champignons hallucinogènes), Sartre (corydrane), Verlaine (absinthe), Freud (cocaïne) et des étudiants préparant un concours (maxiton) pour défendre Ben Johnson « traîné dans la boue, et son œuvre – sa course d’une beauté hallucinante de puissance et de grâce – détruite, annulée, anéantie » (p. 77). Comparer des génies universels avec un paquet ambulant de muscles anabolisés est déjà en soi grotesque et traduit bien la misère théorique du stalinisme philosophique, mais soutenir que Ben Johnson est le Verlaine du stade, comme Bosch est le Ben Johnson de la peinture (p. 78) est proprement hilarant. Sans doute nostalgique de la caserne sportive de l’ex-RDA qui fut au plein milieu de l’Europe le laboratoire totalitaire du « dopage scientifique », de la délation « citoyenne » généralisée et de l’État « socialiste » policier, Vargas – qui soutient au passage que « le sport est fait pour faire rêver » (p. 87) – lâche le morceau apologétique qui montre bien à quel point le PCF et ses satellites (CGT, FSGT) ont su distiller massivement l’opium sportif et l’addiction à l’aliénation sportive de masse : « Aujourd’hui le sport est une nécessité politique. Quand j’entends dire que le sport abrutit les gens et les écarte de leur devoir de citoyen, je suis perplexe : le sport a réussi à faire de nous de bons électeurs démocratiques et patients, de bons croyants en la vérité du progrès, il a beaucoup mieux réussi que tous les livres des philosophes et tous les discours des tribuns » (p. 114). La quatrième de couverture est encore plus explicite : « Le sport est un spectacle qui fait penser, ce n’est pas une machine à dépolitiser, à abêtir ou à endormir mais une formidable pédagogie politique ».

25-Parmi les pense bête du rugby dit « éducatif » on signalera le mémento de la FSGT : André QUILIS, André ROUX, Rugby. De l’enfant au champion, Paris, Les Cahiers du sport populaire, FSGT, 2007.

26-Yves VARGAS, Sport et philosophie, Paris, Le Temps des Cerises, 1997, pp. 26 et suivantes.

Qu’un « philosophe » s’abaisse à faire du sport l’équivalent des Lumières est déjà scandaleux, mais qu’il ignore ce qu’est le sport réel (non pas l’essence idéalisée du sport dans le ciel des idées éternelles), voilà qui prouve à nouveau l’urgence de rappeler à tous ces « philosophes du sport »27 ce qu’est la compétition sportive : la violence, l’affairisme, la crétinisation supportériste, le nationalisme, le racisme, le sexisme, la diversion politique, la chloroformisation des consciences.

27-Parmi les laborieuses compilations à prétention philosophique il faut aussi citer la confuse synthèse (du genre wikipédia) établie par Claude Roggero, prof de gym et ex-champion de France et du monde de canoë (ça aide à glisser sur les notions vagues comme l’eau sur les plumes de 173 canard…) : Sport et désir de guerre, Paris, L’Harmattan, 2001.

28-Comme beaucoup de publi-penseurs ces auteurs confondent les pays du socialisme réellement existant qui se sont réclamés du marxisme et la méthode dialectique de Marx. Il devraient lire Michel HENRY, Marx, Paris, Gallimard, 2 tomes, 1976, cela les aiderait à comprendre que Marx n’est pas une « mode ».

Toutes ces réalités sont reconnues par deux agrégés de philosophie qui se veulent, eux aussi, des penseurs du sport : « La sociologie critique du sport est […] incontournable pour la réflexion éthique parce qu’elle pointe des faits si nombreux et si indéniables qu’il faut bien, avant d’en refuser une lecture marxiste sous prétexte que ce paradigme est passé de mode28, essayer au moins d’en rendre raison en partant d’un autre point de vue. Que le sport “moderne” soit générateur de violence, qu’il ait été instrumentalisé par tous les totalitarismes depuis les débuts de l’olympisme moderne, qu’il mette en danger la santé et la vie des athlètes, qu’il soit devenu une marchandise, etc., ce sont là des faits, et qui obligent à une prise de position, sinon politique comme le voudraient ces sociologues critiques, du moins éthique29 ». Mais ajoutent aussitôt ces demi-savants qui entendent montrer que le sport ne saurait se réduire à ses « dérives » que dénonce le « discours hargneux » (p. 16), c’est-à-dire le discours critique, il importe de tenir compte de ce que le sportif « ressent ou expérimente concrètement quand il pratique son activité », il importe de considérer ce que « vit la majorité silencieuse des pratiquants du sport » (p. 18). Autrement dit, si l’on comprend bien la méthodologie élastique de ces deux sportifs régionaux – l’un pratique la course à pied d’endurance, l’autre la boxe française et l’haltérophilie, des titres de gloire pour penser… –, il faut tenir compte de ce que ressentent dans leur for intérieur les agrégés de philosophie qui n’ont pas réussi à être complètement lobotomisés par la savate, la fonte et le bitume. Comme chez bien d’autres auteurs, les tripes, les muscles et la sueur valent ici de justification pour des affirmations patelines qui prétendent aborder « la façon dont le sport est réellement pratiqué » (p. 19). À moins de considérer qu’il existerait une pratique invisible, souterraine, secrète du sport, force est bien de constater que la seule pratique réelle du sport est celle que dénonce la Théorie critique du sport. Voilà le fait indiscutable. Par ailleurs le vécu d’un souteneur, d’un parrain de la drogue ou d’un politicien véreux ne donne aucune intelligibilité de ce qu’est la prostitution, le trafic de stupéfiants ou la corruption. Et ce qu’éprouve un sportif n’est sûrement pas un critère pour comprendre ce qu’est l’institution sportive et sa logique. Nos piètres philosophes ont de toute évidence oublié la distinction philosophique classique entre l’opinion, surtout celle de la majorité silencieuse, et les analyses théoriques argumentées et étayées sur des faits indiscutables. Comme tant d’autres ils en sont donc réduits à chercher désespérément de quoi ne pas désespérer du sport, aussi inventent-ils une épistémologie ad hoc : « C’est pourquoi nous revendiquons le droit à une certaine forme de naïveté. Naïveté politique et sociologique d’abord : nous proposons de mettre pour un temps entre parenthèses les soupçons, indéniablement justifiés sous certains aspects [sic], portés sur la signification de la pratique d’un sport et sur la valeur du témoignage de la conscience sportive » (p. 19). Mettre entre parenthèses était chez Husserl la voie directe pour aller « à la chose même » et non pas pour l’esquiver. Or, la chose même du sport contemporain c’est précisément sa tyrannie, sa barbarie, sa violence totalitaire 30.

Jean-Marie Brohm

29-Denis MOREAU et Pascal TARANTO, Activité physique et exercices spirituels. Essais de philosophie du sport, Paris, Vrin, 2008, p. 18.

30-Dans sa préface à Séphane PROIA, La Face obscure de l’élitisme sportif, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007, ouvrage fourre-tout qui cherche à concilier la carpe et le lapin, un professeur de psychologie clinique de l’Université Montpellier III explique qu’il ne s’agit pas d’un « livre noir » inspiré par la « sociologie critique quand elle s’applique à stigmatiser la “tyrannie sportive” et ses poisons » (p. 9). Décidément la Théorie critique est bien ce qui empêche de rêver en rond…