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La critique du sport moderne par Jean-Marie Brohm

Origine : http://bataillesocialiste.wordpress.com/2010/01/29/la-critique-du-sport-moderne-par-jean-marie-brohm/

C’est probablement déjà arrivé à d’autres : se surprendre à avoir mis tant de temps avant de lire un auteur dont on avait entendu parler depuis longtemps, et qu’on devinait qu’il serait intéressant. Ça a été mon cas avec Jean-Marie Brohm, célèbre critique du sport de compétition. Je n’ai jamais été sportif, j’ai même toujours négligé mon corps, et cela m’a toujours paru une évidence que les spectacles sportifs étaient les nouveaux jeux du cirque inféodés à la logique marchande. Je considérai pourtant que toute dénonciation théorisée du sport n’était guère un angle d’attaque possible du capitalisme (et il y avait bien d’autres chats à fouetter). La première fois que j’ai été salarié, j’avais seize ans et je rentrai en vélo le midi manger chez ma grand-mère. Tout le repas se passait devant le Tour de France à la télévision. Je n’avais aucune illusion sur celui-ci, le dopage etc, mais je ne voyais pas « de mal » à ce que cela passionne malgré tout ma grand-mère. C’est un peu comme ça que je devais considérer le sport par la suite.

J’ai donc commencé bien tard ma lecture de Jean-Marie Brohm avec sa thèse de départ : Sociologie politique du sport (1976). L’idée essentielle que j’en extrayais aussitôt, ce n’était pas tant sur le terrain de la critique reichienne du décorum et de la « peste émotionnelle » instrumentalisée, de la dénonciation de la manipulation politique des masses à travers la « fonction intégrative » du sport (développées dans les chapitres 2 et 3 mais prévisibles), que tout simplement la caractérisation du sport moderne  : l’obsession de l’exploit mesurable. Alors que le sport antique, exercice préparant tant à la guerre qu’à un certain type de parade amoureuse, était le combat entre deux rivaux, le sport moderne vise le record quantitatif, incarne intrinsèquement les valeurs essentielles du capitalisme et conditionne les masses à l‘intégration de ces valeurs. Le sport joue le rôle du stakhanovisme : un modèle héroïsé de performance et de productivité. Qui pourrait écarter d’un revers de main tout lien possible, dans le conditionnement des esprits par les valeurs idéologiques diffuses, entre le chronomètre du stade et celui de l’atelier ? Que le travailleur et l’athlète ne sont pas quelque-part deux figures, l’une dans l’ombre et l’autre dans la gloire, d’une  réduction de l’homme à la performance quantifiable de sa production ?

Brohm perçoit le sport comme « l’institution de la compétition physique qui reflète strictement la compétition économique », tant sous le capitalisme privé que sous celui d’État des pays de l’Est de l’époque :
« Les sociétés dites « socialistes » sont des sociétés capitalistes d’État totalitaires. (…) le sport y est identique à celui que l’on observe dans les pays capitalistes. C’est la raison pour laquelle nos conclusions sont valables pour les deux systèmes. »

Brohm considère le record comme « peut-être la notion clé de la sociologie du sport, comme l’est par exemple la catégorie de la valeur dans l’analyse du Capital. » Avec un phrasé témoignant parfois de la mode néo-gramscienne («  superstructurel »,« procès de production ») des années 70, écrivant dans la vague d’une contestation, notamment « anti-olympique », d’un sport trop vite considéré jusqu’alors comme « politiquement neutre », Brohm inaugurait avec ce livre un champ d’analyse passionnant, qui nous montre qu’il n’y a jamais assez de chats à fouetter, de domaines négligés à tort par la critique.

La réédition de 1992 semblant épuisée dans le commerce, nous publions un extrait de ce livre décrivant l’Angleterre comme la patrie du sport moderne.

S.J.

Extrait :

La naissance du sport moderne en Angleterre

Christian graf von Krockow note que « le sport de compétition moderne est le produit de la société industrielle, la représentation symbolique concentrée de ses principes fondamentaux ; c’est la raison pour laquelle il fascine les masses dans tous les pays industrialisés ou en voie d’industrialisation [1]. »

C’est en Angleterre qu’il faut chercher l’origine du sport moderne. Dès le milieu du XVIII° siècle apparaît le « patronised sport ». L’aristocratie encourage les jeux populaires, elle les provoque par des récompenses. Elle les pratique même pour son compte. Éventuellement le noble ne dédaigne pas se mêler aux jeux du peuple.

Un des principaux sports pratiqués à l’époque par la noblesse est l’équitation. Les paris sont florissants. L’hippisme a son « General stud Bokk containing pedigrees races Horses », registre des pur-sang, depuis Guillaume II (fin du XVII° siècle) et le Jockey club est fondé en 1750. Cet engouement pour les épreuves hippiques a un curieux résultat. En 1788, on s’assemble à l’hippodrome de Newmarket pour voir un dénommé Evans essayer de battre le record pédestre de l’heure. Ce record a comme détenteur Thomas Carlisle qui, en 1740, a couru 17,3 km en une heure. On parie sur Evans comme on parierait sur un cheval. Les enjeux atteignent 1000 livres et le coureur sait qu’en cas de réussite il empochera le dixième de cette somme. Evans parcourt 17,4 km dans l’heure : record battu ! Mais on court aussi sur route. Foster Powell est âgé de trente ans, lorsqu’en 1764, sur le Bath road reliant Londres à Bristol, il couvre les cinquante miles en moins de sept heures ! Les épreuves pédestres sont le plus souvent des courses de longues distances. Pourtant en 1787, un nommé Walpole réussit à « avaler » un mile (environ 1609 mètres) en 4 minutes trente secondes. Ces « pedestrians » sont pour la plupart des semi-professionnels (déjà) ayant un métier complémentaire comme celui de « running footman », valet de pied chargé de précéder le carrosse d’un noble et d’annoncer son passage. Ce genre de course-pari existait déjà depuis le début du XVII° siècle. Ainsi, en mai 1606, eut lieu une performance faite à l’incitation d’un pari : un certain John Lepton of Kepwica paria qu’en six jours il parcourait cinq fois la distance de Londres à York (soit 200 miles par jour). En réalité, il ne mit que cinq jours. Il y a dans ce fait, dit Bouet, le prototype de ce qui devait devenir toujours de plus en plus répandu : une tentative de performance entreprise en raison d’un pari et qui se traduit le plus souvent sous la forme d’un match contre le temps. Comme dit Umminger : « Bien entendu le goût général pour le pari s’employait constamment à imaginer des épreuves sensationnelles, voire absurdes. On organisa ainsi des courses d’infirmes, de fillettes, de vieillards, des courses à cloche-pied et toutes autres sortes d’insanités. Le pari ne fut donc pas seulement l’initiateur de performances humaines extrêmes et du record mais plaça tout d’abord une série d’obstacles sur la voie de leur développement [2] ». On peut donc déjà dégager trois critères essentiels du sport industriel moderne ; la poursuite du record, l’intérêt majeur pour la vitesse et l’obsession du mesurable. Et W. Umminger conclut très justement : « assurément cela avait existé déjà, les spectateurs avaient déjà fait des paris sur l’issue d’un jeu, d’une compétition ou d’une rencontre. Mais le pari c’était toujours une sorte de jeu de hasard, accessoire d’un événement sportif qui aurait eu lieu de toutes manières. Les Anglais, au contraire, parièrent sur des exploits sportifs qui n’étaient entrepris qu’en raison de ce pari. Le pari fut l’incitation au record. Ici aussi comme dans la lutte contre le temps s’annonce l’ère industrielle dont la Grande-Bretagne passe également pour être le berceau [3]. »

Dans ce contexte général, les courses de chevaux deviennent un phénomène de plus important et fréquent. Elles ne cessent de gagner en popularité au cours du XVIII° siècle. Les courses de chevaux contribuèrent également à susciter une recherche systématique de perfectionnement de l’entraînement. Enfin, c’est en 1731, à l’occasion d’une course de chevaux, que le chronographe est utilisé pour la première fois.

La course à pied devait suivre le même chemin que les courses de chevaux. On note ainsi, en 1787, une performance sur la distance d’un mile ; en 1791, une autre sur un quart de mile. Ces coureurs à pied sont généralement des professionnels. Mais la pratique du pari sportif ne régna pas seulement dans le domaine des courses en lesquelles elle trouvait l’image la plus nette d’une société qui commençait à prendre son allure concurrentielle : les Anglais parièrent aussi sur l’issue des combats de lutte, d’escrime et surtout de boxe.

A la suite de cela commencèrent à se développer tous les autres sports britanniques  : golf, etc. Mais ce qui demeure caractéristique de la dépendance du sport par rapport au développement des forces productives, c’est l’importance prises par l’apparition des montres et horloges. Il est typique pour le développement du sport moderne qu’apparurent en Angleterre, dès 1731, des chronomètres. En 1510, avait été inventé la montre de poche par Henlein ; en 1650, la montre à pendule par Huygens ; en 1676, la montre à répétition par Barlow et enfin, en 1776, le chronomètre par Harrison. Ces instruments de mesure du temps devaient avoir une influence considérable sur le développement du sport qui, jusqu’à l’apparition du chronométrage électronique, n’a cessé d’être une immense course contre la montre.

chronomètre de Harrison

C’est ainsi que, dès 1760, les Anglais organisèrent les premières courses de vitesse sur 110 yards ; distance la plus pate selon eux à démontrer la pleine vitesse humaine. Puis, à l’instar des grecs, ils s’affrontèrent sur une distance à peu près équivalente au « stade »  : le « furlong » ou 220 yards (201,16 m) ; puis au « diaule »  : le quart de smile (402,33 m) et enfin sur les distances correspondant aux courses longues (diolique) d’Olympie  : le demi-mile (804,67), le mile (1609,31), le deux miles (3218,68 m), les trois miles (4828,02 m) et le six miles (9656,05 m). Ce sont ces distances que les continentaux, lorsqu’ils vinrent à la pratique de la course à pied (vers 1884-1894) transformèrent en 100, 200, 400, 800, 1500, 3000, 5000 et 10 000 mètres.

Petit à petit, tout les autres sports commencèrent à se diffuser, à se développer et surtout à s’organiser institutionnellement pendant les décennies comprises entre 1860 et 1900. La « Football Association » voit le jour en 1863, « l’Amateur athletic club » en 1866, « l’Amateur metropolitan of swimming association » en 1869, le « Rugby football association » en 1871, le « Bicyclists’ union » en 1878, le « National skating association » en 1879, le « Metropolitan rowing association » en 1879, « l’Amateur boxing association » en 1884, le « hockey association » en 1886, « la Lawn tennis association » en 1895, et enfin « l’Amateur fending association » en 1898. Ce rapprochement chronologique assez compact en Angleterre, démontre en tous cas les débuts foudroyants du sport de compétition dans son institutionnalisation. En même temps, on voit apparaître les premières grandes compétitions classiques. Les premiers championnats d’université apparaissent dès 1857, à Cambridge, dès 1860 à Oxford. L’épreuve qui devait se répandre sous le nom de cross-country et devenir la forme d’athlétisme la plus populaire, se courait à Rugby, en 1837, sous le nom de « crik run ». La première de la célèbre course d’aviron Oxford-Cambridge eut lieu en 1829. Puis ce fut au tour des compétitions de golf, de rugby et de cricket.

Dès cette époque, allaient s’établir les traits marquants du sport de compétition qui allaient fixer fondamentalement son dynamisme et son orientation. Bouet les résume très bien de la façon suivante  : « Par ce que nous venons de dire des trois principaux sports (boxe, rugby, course à pied) auxquels, dans une Angleterre en pleine expansion économique et en pleine évolution sociale, la passion des paris avait donné une si forte impulsion, on aura vu s’accuser des traits caractéristiques du sport moderne  : la recherche de la performance, la poursuite du record, la mesure (notamment du temps), le perfectionnement de la technique, la compétition incessante, l’insertion du sport dans l’activité économique, sa pénétration dans les différentes couches sociales qu’il met souvent en communication [4]. »

On voit ainsi progressivement s’ébaucher dans l’Angleterre industrielle du XIX° siècle le système institutionnel sportif qui n’allait pas tarder à se répandre dans toutes les formes sociales de la planète. Notre propos, nous l’avons déjà dit, n’est pas d’écrire une histoire du sport, même sommaire, mais de tirer les leçons de cette histoire afin d’en faire sa théorie. Or, du point de vue le plus général, on peut dire que l’histoire du sport est l’histoire de son extension progressive à l’ensemble de la planète, et cela à partir essentiellement de la fin du XIX° siècle et du début du XX° siècle. La concordance d’apparition des fédérations nationales sportives dans les divers pays montre bien le caractère structurel du fait sportif, indissolublement lié au mode de production capitaliste et à son essor expansionniste-impérialiste du début du siècle.

Sports

Allemagne

U.S.A.

Suède

Angleterre

Football

1900

1904

1863

 

Natation

1887

1878

1904

1869

Cyclisme

1884

1880

1900

1878

Aviron

1883

1872

1904

1879

Athlétisme

1898

1888

1895

1880

Lawn tennis

1902

1881

1906

1886

Ski

1904

1904

1908

1903

L’institutionnalisation du sport s’opère donc dans tous les pays presque simultanément, à mesure que le mode de production capitaliste s’installe et se consolide définitivement, avant de conquérir toute la planète.

Le premier facteur qui a donc constitué le sport en système mondial est la diffusion universelle du mode de production capitaliste industriel. Marx note dans sa préface au tome I du Capital que l’Angleterre est le « lieu classique » du mode de production capitaliste et il ajoute que «  le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l’échelle industrielle l’image de leur propre avenir [5]. » Avec l’extension du mode de production capitaliste s’est également étendu le mode dominant des techniques du corps : les pratiques sportives. Comme le dit Bouet : « Le sport anglais a été assimilé progressivement par le monde entier… Le sport est devenu un phénomène mondial et est l’objet de relations internationales… La diffusion mondiale du sport l’a enrichi de certaines spécialités entraînant cette variété universellement répandue. Les compétitions internationales sont apparues et se sont multipliées, entraînant la formation d’organismes fédératifs internationaux qui ont puissamment contribué à achever l’évolution des normes des différents sports vers la rationalité [6]. »

Les échanges de capitaux, de marchandises et de travailleurs ont eu pour conséquence les échanges d’idées et les échanges de pratiques sportives. A mesure que s’exportaient les pratiques de loisirs et les marchandises se sont aussi diffusées les techniques sportives. Le facteur essentiel de la diffusion mondiale étant bien entendu, la constitution définitive du marché mondial comme cadre unificateur du mode de production capitaliste. Comme le dit avec un humour tout britannique Mc Intosh : « Jeux et sports s’exportèrent aussi bien que les vaisseaux et les épingles de sûreté. Ils furent portés aux quatre coins du monde par les voyageurs et les commerçants, les soldats et les marins, les ingénieurs et les missionnaires. Le commerce suivit le drapeau et le sport suivit le commerce [7]. »

Ainsi, à partir de l’aire anglo-saxonne, se diffusa le sport par l’expansion impérialiste au début de ce siècle. Comme le note encore Mac Intosh  : « La majorité des sports de pratique courante et la très grande majorité des plus populaires furent exportés de Grande-Bretagne [8]. » En effet, l’empire britannique sema aux quatre coins du monde les pratiques sportives de son aristocratie et de sa bourgeoisie industrielle. (…)

Notes :

[1] C. GRAF VON KROCKOW, Der Wetteifer in der industrielen Gesellschaft, in Der Weitteifer,Limpert Verlag, Fankfurt am Main, 1962, p. 59.

[2]W. UMMINGER, Des hommes et des records, La table ronde, Paris, 1964, p. 237.

[3] Ibidem, p. 237.

[4] M. BOUET, Signification du sport, Éditions universitaires, Paris, 1968, p. 325.

[5] K. MARX, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 548.

[6] M. BOUET, op.cit., p. 346.

[7] P.C. Mc INTOSH, Sport in society, Watts, Londres, 1963, p. 45. B. GLLET (op. Cit., p. 75 et 76) développe la même opinion : « L’Angleterre conservera un autre mérite, celui d’avoir offert au monde entier la plupart des sports qui sont maintenant pratiqués : athlétisme, cross-country, rugby… »

[8] P.C. Mc INTOSH, op. cit., p. 80. Même opinion chez J. ULMANN, op. cit., p. 329 : « Le sport s’étendit rapidement de l’Angleterre au reste du monde ».