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Les héros mythifiés de l’olympisme
Fausses valeurs de l’idéal sportif
JEAN-MARIE BROHM, MARC PERELMAN, PATRICK VASSORT

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2004/06/BROHM/11262

Fausses valeurs de l’idéal sportif

Les héros mythifiés de l’olympisme

JEAN-MARIE BROHM
Professeur de sociologie, université Montpellier-III
MARC PERELMAN
Professeur en sciences de l’information et de la communication, université Paris-X-Nanterre.
PATRICK VASSORT
Maître de conférences en sciences et techniques des activités physiques et sportives à l’université de Caen, auteur notamment de Football et politique, sociologie historique d’une domination, La Passion, Paris, 2002.

Une saison sportive passionnante commence dès le 12 juin : le championnat d’Europe des nations de football jusqu’au 4 juillet, le Tour de France du 3 au 25 juillet, sans oublier les Jeux olympiques d’Athènes du 13 au 29 août. Mais la fête est gâchée par une marchandisation qui conduit à valoriser le culte de la performance et à accélérer la course au profit… les vertus humanistes du sport servent souvent à masquer la tyrannie et la violence qui lui sont liées.

Véritablement engagée depuis la seconde guerre mondiale avec la multiplication sans fin des compétitions, la mondialisation du sport s’est doublée d’une « sportivisation » du monde comme vecteur politico-idéologique commun à l’ensemble des puissances financières qui soumettent la planète à leur diktat. Après que le baron Pierre de Coubertin eut lancé le mouvement irrésistible de propagation sportive en ressuscitant les Jeux olympiques à Athènes, en 1896, le phénomène sportif s’est caractérisé par la combinaison de plusieurs facteurs : un développement sans précédent de la plupart des sports sur toute la planète, leur homogénéisation internationale par la codification de règles unifiées, et la disparition progressive des techniques corporelles ou des jeux vernaculaires.

L’unité de cet ensemble a reconfiguré à la fois le temps du monde (mise en place de calendriers compétitifs de plus en plus resserrés faisant office de repères acceptés par tous) et l’espace géopolitique (multiplication des lieux du sport : au pied des immeubles, dans les stades, chez soi devant l’écran, en pleine nature), et ce dans un spectacle mondialement télédiffusé. Semble même sourdre de cette articulation inédite du temps et de l’espace une nouvelle histoire, constituée par les exploits, les records, les performances, créant par là même des mythes et de « fabuleuses légendes » dont les champions seraient les dieux, au milieu d’un océan d’images.

Cette pandémie sportive – l’extension de sa sphère d’influence au sein de la vie quotidienne – est, de fait, repérable dans la mondialisation du sport en tant qu’univers impitoyable de « gagnants », à l’occasion cogneurs. L’espace public, réduit à un écran de rêve télévisé, est saturé de sport, à un tel niveau d’engagement que la politique, par exemple, est considérée elle aussi comme un sport. Le typhus sportif (origine du mot tifosi) a contaminé les consciences à une vitesse inouïe, faisant de chaque individu un supporteur en puissance. Au point que le sport s’exerce dorénavant sur le même registre que les besoins – boire, manger ou dormir – et qu’il est devenu l’espace-temps quasi exclusif de ces foules solitaires hébétées par la passion de l’inessentiel : un tir au but, un sprint ou un service-volée. Le sport constitue la vie quotidienne, et, pour nombre d’individus, il n’y a plus rien en dehors de lui, sinon le vide abyssal du jargon, télévisé, de l’inauthenticité.

Si les stades permettent l’exercice effectif de la compétition, la véritable fascination du spectacle qui s’empare des foules envoûtées résulte précisément de la puissance à la fois banalisée et hypnotique de la retransmission généralisée des compétitions – d’un seul point du monde, le stade, vers tous les points possibles, chaque foyer – et selon une transmission qui leur est propre : le direct, l’instantané, le ralenti et la répétition sous tous les angles, en boucle.

Des téléspectateurs fanatisés

Par son mode de manifestation même, le sport est devenu l’un des vecteurs de la mondialisation en cours, c’est-à-dire une spatialisation planétaire sous le régime d’un temps unique réifié, littéralement coagulé, constitué par la puissance universelle de la diffusion télévisuelle. Au temps encore marqué par l’historicité, un temps complexe, d’une certaine fluidité dialectique (1), s’est donc substitué le temps du sport, qui scande l’histoire au rythme des compétitions, des records, des télédiffusions. Le sport « réellement existant » n’est qu’une frénésie de compétitions, l’organisation planétaire de leur rotation permanente dans un calendrier universel. Le sport n’est plus désormais que l’une des composantes d’un temps et d’un espace autonomisés dans et par le capital. Il est la prise de possession du temps et de l’espace à son image et comme image.

Nouvelles stars de la mondialisation, les champions ont pris la place des vedettes du cinéma et du show-biz. Le sportif de haut niveau est devenu le modèle publicitaire à suivre, celui auquel la jeunesse doit s’identifier. Non seulement les sponsors construisent l’image des sportifs comme produits mondialisés standards, mais la mondialisation véhicule les figures planétaires de sportifs uniformisés à l’image de leurs chaussures : leur langue commune est le sabir anglo-sportif, leur manière de vivre est homogénéisée – mêmes « boissons de l’effort », mêmes hôtels de luxe, mêmes passions pour les grosses cylindrées, mêmes entraînements démentiels, mêmes dopages, même intérêt pour les comptes bancaires.

Enrôlés dans des teams, des écuries, des équipes contrôlées par de puissants intérêts financiers, ces happy few consacrent leur temps à se rencontrer autour du globe en se donnant en spectacle devant un immense parterre de déshérités et d’opprimés réduits à n’être que des téléspectateurs fanatisés ou des machines à applaudir comme dans les reality shows.

La puissance effective de l’idéologie du sport résulte de la multiplication infinie des images de la compétition sans médiation autre que des commentaires redondants d’une affligeante banalité. La mondialisation télévisée permanente transforme alors la passion sportive en passion de l’image, en « iconomanie », pour reprendre le concept de Günther Anders (2). La contamination générale des consciences provient ainsi de ce matraquage sportivo-télévisé incessant. Celui-ci, par le truchement de l’imagerie infinie imposée par les technologies numériques qui scotchent chaque individu devant ses écrans (Toile, téléphone portable, home cinéma, téléviseur, etc.), célèbre non seulement les nouvelles icônes du sport, mais distille massivement la vision sportive du monde.

« L’idéologie, écrit Engels, est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute avec conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique. Aussi s’imagine-t-il des forces motrices fausses ou apparentes (3). » C’est ainsi que l’idéologie sportive met en scène l’action imaginaire d’hypostases imaginaires (l’idée olympique, la paix olympique, le fair-play, l’esprit sportif, etc.) en méconnaissant, travestissant ou refoulant les forces motrices réelles du sport : l’accumulation du capital sportif, la course effrénée au rendement, les effets délétères de la compétition.

La première forme de fausse conscience qui singularise ce Disneyland en tant qu’appareil idéologique est la dénégation de tout caractère idéologique, la scotomisation politique de tout caractère politique du sport.

De manière naïve chez les pratiquants et dirigeants sportifs immergés dans cet océan onirique à la fois narcissique et mégalomaniaque, de manière plus perverse chez certains intellectuels, le sport est présenté comme un culte de la performance, une contre-société de l’effort compétitif, un univers enchanté et enchanteur de pratiques du dépassement de soi, qui n’auraient rien à voir avec les oppositions idéologiques, les orientations politiques, les convictions religieuses. Le sport serait fondamentalement neutre, apolitique, en dehors de la lutte des classes, ni à gauche ni à droite, ni même au centre, au-dessus des querelles partisanes et des conflits sociaux.

L’idéologie de la « neutralité axiologique » nie farouchement le rôle du sport en tant qu’entreprise d’abrutissement, d’endoctrinement et de chloroformisation des masses – aussi bien dans les métropoles impérialistes que dans le tiers-monde. Elle s’exprime sous deux formes essentielles, qu’on n’aura aucune peine à reconnaître lors des prochains jeux du stade, à Athènes.

La première, véhiculée avec insistance par toutes les tendances de gauche, consiste à soutenir que le sport peut revêtir toutes les couleurs, du rouge vif au rose pâle. Organisé de manière « progressiste », le sport pourrait ainsi contribuer à l’émancipation des femmes, combattre le racisme et la xénophobie, contribuer à l’intégration républicaine, relancer l’ascenseur social et pour finir promouvoir la « culture ». Il y aurait ainsi un vrai sport, un sport éducatif, un sport purifié, un sport à visage humain, en somme une Essence ou Idée platonicienne du sport qui contredirait les regrettables excès, abus, dénaturations, déviations du sport réellement existant. La réalité assez sordide de l’affairisme, du dopage, des résultats arrangés et de la corruption se charge évidemment de rappeler périodiquement à l’ordre ces marchands d’illusion.

La seconde expression de l’idéologie de la neutralité idéologique, plus massive encore, se reconstitue périodiquement dans les acclamations unanimistes du « consensus sportif ». La grégarisation, la massification, la mobilisation totale sinon totalitaire des foules que les fabuleux exploits des dieux du stade font « chavirer de bonheur » – récemment encore la victoire de la Tunisie en Coupe d’Afrique de football – sont supposées prouver l’universalisme de l’« idéal sportif » ou de l’« idée olympique ». Il est alors assez consternant de voir des intellectuels, d’habitude plus critiques, rejoindre la meute des mordus du muscle, incapables de percer à jour les fonctions politiques réactionnaires de cette sportivisation des esprits, de ce matraquage émotionnel factice autour de « nos » champions.

Dans les extases nationales – certains ont même parlé d’orgasme – qui saturent l’espace public en cas de victoire, les amis du sport se sont donc plu à reconnaître la manifestation d’une union sacrée régénératrice. Les champions seraient alors l’avant-garde d’une société réconciliée avec elle-même. La victoire de l’équipe de France « black-blanc-beur » lors de la Coupe du monde de football en 1998 fut ainsi l’occasion d’une vague déferlante de crétinisation populiste.

Didier Deschamps, le capitaine des Bleus, affirmait sans rire que « le football est un vecteur qui permet de gommer les différences raciales, sociales ou politiques (4) ». L’entraîneur Aimé Jacquet était encore plus lyrique : « La France s’est reconnue à travers cette équipe multiethnique. Que ces jeunes gens, nés en France, pleins de joie de vivre et d’ambition, aient rendu tant de monde heureux, c’est très positif pour le pays. Je pense que cela peut donner un bon élan pour l’unité nationale (5). » L’éditorialiste de L’Humanité filait la métaphore de la « légende du siècle » : « Les idoles bleues sont entrées dans l’éclatante éternité du football (6). » Il n’est donc pas étonnant que Zinédine Zidane ait été élu « Français préféré des Français » et que les plus shootés par l’opium sportif aient même songé à « Zidane président » !

Cette démagogie unanimiste n’a pas résisté très longtemps cependant au principe de réalité : ni le « football des cités », ni le « street-ball », ni le « sport populaire », ni le « sport pour tous » – ces miroirs aux alouettes de la pensée désirante – n’ont empêché que s’aggravent la « fracture sociale » et la délitescence continue du lien collectif dans les « quartiers difficiles ». Loin de concourir à la concorde civile, les rencontres sportives sont de plus en plus émaillées d’incidents graves et de violences haineuses, qui ne sont pas de simples « bavures » ou des « faits divers », mais la conséquence de la victoire à tout prix qui prévaut à tous les échelons de l’institution. La jungle sportive ne faisant d’ailleurs que réfracter ici son alter ego : la jungle de la mondialisation libérale.

Le deuxième processus idéologique est l’expression de la dissociation quasi schizophrénique existant entre les discours officiels – que confortent à leur manière les producteurs de la bonne conscience sportive (7) – et les tristes évidences du « milieu » : augmentation et aggravation des violences dans et hors les stades, scandales à répétition de la corruption mafieuse ou semi-mafieuse, monétarisation généralisée des « valeurs » sportives, fraudes et tricheries en tous genres, et surtout dopage massif à tous les étages.

Selon la bonne vieille logique du clivage schizoïde, on assiste alors à une double dissociation : l’institution sportive est d’abord supposée être indépendante de la société capitaliste globale et pouvoir développer une logique autonome. Dans une société gangrenée par la chasse aux profits, le sport serait ainsi capable de rester un îlot « pur » protégé par ses « valeurs ». L’institution sportive est ensuite supposée être partagée selon la logique binaire du « bon sport » opposé à ses « mauvais usages », ses « déviations » et ses « défigurations ». Le dopage ne serait à cet égard qu’un épiphénomène malheureux qui « dévoie » certes l’éthique du sport mais qui ne serait qu’une pratique limitée à quelques rares tricheurs dans quelques sports particuliers.

Avalanche des affaires de dopage

Or les événements de ces quinze dernières années ont clairement montré que le dopage, plutôt qu’une transgression épisodique, est le révélateur tératologique de la nature exacte du sport : une course irréversible aux manipulations biochimiques, une « anthropomaximologie », comme disaient naguère les théoriciens soviétiques, un projet totalitaire qui vise à soumettre l’être humain à la fabrication d’un cybernanthrope ou d’un être bionique de type nouveau. Enquêtes, procès, aveux, révélations ont donc fini par dévoiler le visage réel de la compétition.

L’avalanche des affaires de dopage dans le cyclisme et l’athlétisme, mais aussi dans le football ou la natation, après celles, déjà anciennes, de l’haltérophilie, du ski de fond et de l’aviron, a eu pour résultat de mettre sous surveillance toutes les disciplines, rattrapées les unes après les autres par des affaires de dopage (y compris le rugby, l’escrime, le judo, la lutte et le tennis...). Les affaires ont surtout reposé la lancinante question des conditions médicales effectives dans lesquelles s’accomplit aujourd’hui la performance. La multiplication des entraînements et des compétitions, l’augmentation de la charge de travail liée à l’élévation constante des exigences du haut niveau, l’intensification des enjeux financiers et la pression médiatique ont définitivement transformé le dopage artisanal en une industrie multinationale, avec ses fournisseurs, ses filières, ses intermédiaires (8).

Tandis que la liste des contrôlés positifs s’allonge, et ce à tous les niveaux de la compétition, les responsables font mine de découvrir l’ampleur du fléau. Après chaque Tour de France ou d’Italie, le cyclisme promet de redevenir « propre » en attendant d’être éclaboussé par une nouvelle affaire. Dans les autres sports, seules quelques brebis galeuses isolées, paraît-il, auraient recours aux substances interdites, et encore, de manière intermittente !

Comble de la fausse conscience, les plus lucides ou les plus cyniques consentent à maquiller le dopage sous une forme euphémisée : les compléments vitaminiques, l’alimentation enrichie, le rééquilibrage hormonal, la réoxygénation, les médications contre l’asthme, les tonifiants musculaires, la créatine et autres stimulants de l’effort servent à évoquer pudiquement l’innommable des injections et des amphétamines, l’administration des divers anabolisants et corticoïdes, les transfusions sanguines à hautes doses, l’ordinaire des traitements à l’EPO et maintenant à la THG.

Lorsque de rares sportifs de renom se font prendre, comme le Cubain Sotomayor (saut en hauteur), les Britanniques Christie et Chambers (sprint) ou l’Autrichien Schönfelder (ski), on feint de croire à de simples « cas isolés ». Mais ils ne sont que le pic apparent d’un immense iceberg. Les autres n’ont plus le choix : ou bien ils acceptent, plus ou moins volontairement, de recourir aux « adjuvants » de la performance, ou bien ils renoncent à jouer dans la cour des grands. S’il ne s’agissait d’un problème de santé publique, on pourrait parler ici par dérision de « fracture sportive » entre ceux qui adhèrent déjà à la mégasecte de l’addiction et ceux qui attendent d’en faire partie.

On achève bien les chevaux, en effet, peu importe alors que de nombreux sportifs soient maintenant fauchés dans la fleur de l’âge, de « mort naturelle », comme disent des communiqués alambiqués (9), ou victimes de la toxicomanie comme Pantani, Maradona et bien d’autres, longtemps présentés comme des « modèles pour la jeunesse ». Et, tandis que l’Agence mondiale antidopage (AMA) multiplie ses gesticulations, les lois antidopage timidement en vigueur dans certains pays (dont la France) révèlent leur dramatique impuissance, et les organismes sportifs leur négligence pour ne pas dire leur coupable complaisance devant cette hécatombe programmée.

Pourtant, on persiste à célébrer ce qui n’est pas, pour mieux taire ce qui est. Au même titre que l’« idéal communiste » a longtemps empêché les militants de reconnaître la vérité criante des crimes du socialisme réellement existant en les aveuglant sur leur aveuglement, l’« idéal sportif » ou l’« idée olympique » – selon la phraséologie rituelle dans l’univers de la publicité sportivomédiatique – contribuent massivement à occulter les conditions réelles de la pratique sportive de compétition. De la même manière qu’il ne fallait pas, naguère, « désespérer » la forteresse ouvrière Billancourt, il ne faut pas décourager les hordes de dupés qui risquent d’être dopés. The show must go on...

Le troisième processus idéologique concerne la vision sportive du monde en tant qu’ensemble de discours performatifs (10). La foi sportive a en effet pour fonction essentielle d’entretenir la pureté du dogme athlétique, le caractère immaculé du mythe olympique. C’est au nom de cette illusoire « idée sportive » que de nombreux idéologues proposent de restaurer les valeurs que le milieu serait supposé exalter. Or, outre le fait que le désintéressement n’a jamais été qu’un mythe idéaliste, c’est précisément au nom de ce supposé désintéressement que la compétition sportive s’est depuis toujours mise au service d’intérêts économiques, politiques et idéologiques qui, eux, sont bien réels.

Un humanisme de pacotille

En invoquant de façon quasi mystique les « valeurs éternelles du sport », cette idéologie cherche à s’accomplir comme prophétie autoréalisatrice en réduisant le gouffre existant entre la réalité mondaine de la pratique effective du sport-spectacle capitaliste et la sphère céleste de l’« Idée sportive ». A la manière d’un impératif catégorique, elle tente d’aligner les peu reluisantes mœurs sur un idéal idolâtré dont Coubertin a été le grand prêtre. Les articles de la confession sportive – fair-play, respect de l’adversaire, trêve olympique, amitié entre les peuples, fête de la jeunesse, etc. – psalmodiés sur tous les tons se retrouvent depuis des lustres dans de fausses associations : entre le sport et la culture, le sport et la paix, le sport et la démocratie, le sport et l’émancipation des peuples, des déshérités et des femmes, le sport et le respect de l’environnement, etc.

Par une série d’équations perverses, l’idéologie sportive ose même identifier l’idéal à sa négation pure et simple. C’est ainsi qu’en Argentine la « liberté de jouer », célébrée en 1978 par tous les amateurs du ballon rond, a surtout été une opération de propagande pour la junte fasciste de Jorge Rafael Videla, avalisée par la Fédération internationale de football association (FIFA) et tous les supporteurs du fait accompli.

De même, c’est au nom de l’« idéal olympique » que se sont tenus les Jeux de la croix gammée à Berlin en 1936, les Jeux staliniens de 1980 à Moscou, les Jeux policiers de Séoul en 1988. Et c’est encore au nom de la « fraternité olympique » qu’Athènes consacrera en août 2004 le rassemblement « pacifique » d’une interminable cohorte d’« Etats voyous », de dictatures bananières et de régimes policiers qui tâcheront de glaner médailles, honneurs et considérations sous la protection rapprochée de milliers de militaires et d’agents des services de sécurité mobilisés pour prévenir les attentats terroristes.

Athènes – qui fut dans l’Antiquité le berceau de la philosophie et de la démocratie – passera ensuite le flambeau olympique à Pékin, symbole sinistre du despotisme oriental. Les thuriféraires du sport fermeront alors pudiquement les yeux sur les violations massives des droits humains en Chine, à seule fin de préserver la « réussite » de la fête olympique en 2008.

Oubliés, les camps de travail, les mensonges d’Etat, l’occupation du Tibet, la répression sanglante de la place Tiananmen, les exécutions publiques des condamnés à mort, les exactions de la police politique, les menaces contre Taïwan, la normalisation de Hongkong. Les festivités olympiques serviront, une fois encore, de paravent à un exercice de propagande pour un régime totalitaire. Et la phraséologie sportive, avec son humanisme de pacotille, de justification à une opération de marketing politique pour la bureaucratie chinoise. Comme à son habitude, la « finalité sans fin » du sport légitimera le monopole de la violence illégitime d’une tyrannie.

JEAN-MARIE BROHM, MARC PERELMAN et PATRICK VASSORT.


Notes :

(1) Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres, Gallimard, 2000, tome III.

(2) Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Ivrea/L’Encyclopédie des nuisances, 2002.

(3) Friedrich Engels, « Lettre à Franz Mehring, 14 juillet 1893 », dans Karl Marx, Friedrich Engels, Œuvres choisies, Editions du Progrès, Moscou, 1955, tome II.

(4) Le Monde, 14 juillet 1998.

(5) Le Monde, 18 juillet 1998.

(6) L’éternité, Claude Cabanes, L’Humanité, 13 juillet 1998.

(7) Pour la critique des « humanistes du sport », voir Jean-Marie Brohm et Marc Perelman, Le Football, une peste émotionnelle ; Marc Perelman, Les Intellectuels et le football ; Patrick Vassort, Football et politique, tous trois publiés en 2002 aux Editions de la Passion (Paris).

(8) « L’industrie florissante du dopage », Capital, n° 118, juillet 2001.

(9) « De nombreux sportifs de haut niveau sont décédés brutalement ces derniers mois. Les autopsies pratiquées ont conclu à des “morts naturelles”, une explication jugée “insupportable” par le professeur Jean-Paul Escande, ancien président de la commission nationale de lutte contre le dopage », Le Monde, 2 mars 2004.

(10) John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970 ; John R. Searle, Les Actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris, Hermann, 1972.


LE MONDE DIPLOMATIQUE JUIN 2004 http://www.monde-diplomatique.fr/2004/06/BROHM/11262