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Compétition : La vraie toxicomanie
par Michel Gandilhon
Interview de J M Brohm


Depuis près de 25 ans, Jean-Marie Brohm, ex-professeur d'éducation physique et sportive, aujourd'hui professeur de sociologie à l'université Paul-Valéry de Montpellier, mène une réflexion de fond sur la nature du sport de compétition et le statut du corps dans nos sociétés. Au fil des ans, une théorie critique radicale empruntant notamment à l'histoire, l'anthropologie, la sociologie s'est élaborée au travers de la revue "Quel corps" et de nombreux ouvrages (1). Contrairement à ceux qui voient dans les "affaires" qui secouent le monde sportif actuellement l'expression de pratiques (le dopage) contraires aux règles d'une activité humaine fondamentalement inoffensive (le sport), Jean-Marie Brohm y trouve la confirmation du caractère fondamentalement mortifère du sport de compétiton et met en évidnce, pour Swaps, les liens solidaires qui unissent en une totalité indivisible, sport dopage et toxicomanie.

Swaps : Pourriez-vous nous présenter les thèmes principaux de la théorie critique du sport ?

La théorie critique du sport est fondée sur trois axes principaux :
1) Le sport n'est pas simplement du sport, c'est un moyen de gouvernement, un moyen de pression vis-à-vis de l'opinion publique et une manière d'encadrement idéologique des populations et d'une partie de la jeunesse, et ceci dans tous les pays du monde, dans les pays totalitaires comme dans les pays dits démocratiques. On a pu s'en apercevoir au cours de ces grands évènements politiques qu'ont constitué les jeux olympiques de Moscou, les championnats du monde de football en Argentine et, plus récemment, en France.
2) Le sport est devenu un secteur d'accumulation de richesse, d'argent, et donc de capital. Le sport draine des sommes considérables, je dirais même, qu'aujourd'hui, c'est la vitrine la plus spectaculaire de la société marchande mondialisée. Le sport est devenu une marchandise-clé de cette société.
3) Dernier point, l'aspect proprement idéologique. Le sport constitue un corps politique, un lieu d'investissement idéologique sur les gestes, les mouvements. On le voit par exemple pour les sports de combat. C'est aussi une valorisation idéologique de l'effort à travers l'ascèse, l'entraînement, le renoncement, le sportif étant présenté comme un modèle idéologique. Par ailleurs, le sport institue un ordre corporel fondé sur la gestion des pulsions sexuelles, des pulsions agressives, dans la mesure où, paraît-il, le sport serait un apaiseur social, un intégrateur social, réduirait la violence, permettrait la fraternité, tout ce discours qui me semble un fatras invraisemblable d'illusions et de mystifications. Nous avons donc radiographié le sport à partir de ses trois angles : politique, économique, idéologique.

Swaps : Le sport de compétition et le dopage sont-ils consubstanciels ?

Le dopage est une pratique vieille comme le sport de compétition. Elle était déjà présente chez les Grecs. L'idée étant d'améliorer le rendement de l'organisme, toute substance, toute pratique, tous produits susceptibles d'améliorer " naturellement " ou " artificiellement " les performances de l'organisme sont dans le champ de cette pratique. Est dopant, ce qui est déterminé dopant par la loi. Or la loi, on sait très bien qu'elle a toujours quinze longueurs de retard. Aujourd'hui, c'est très contemporain, le phénomène est lié à la surmédiatisation, l'élévation constante des moyens de performance, des exigences, la pression très forte des sponsors qui veulent des résultats, tout cela fait que nécessairement les gens sont obligés de prendre ce qu'ils appellent des adjuvants chimiques ou psychotropes. En somme, des moyens qui permettent de limiter le sentiment de souffrance, d'augmenter les performances objectives de l'organisme, d'inciter à la motivation à ce que l'on appelle le fighting spirit. Aujourd'hui, fin du fin, apparaissent les substances qui masquent les substances. Ce phénomène est irreversible et ce dans tous les sports, dans tous les pays, à tous les niveaux de la compétition les gens se dopent et ne peuvent pas ne pas se doper.

Swaps : Peut-on parler du dopage comme toxicomanie spécifique du sport ?

Bien sûr. J'irai même plus loin en disant que c'est la compétition sportive la vraie toxicomanie. Cette addiction est telle qu'une fois rentré dans la logique de la compétition, non seulement pour des raisons physiologiques - liées à la sécretion d'endorphines - mais aussi psychologiques les gens ne peuvent plus s'en passer. Il existe une véritable mise en condition psychologique des sportifs. A l'Insep, les programmes sur lesquels travaillent les psychologues sportifs sont axés sur l'obsessionnalisation, le sportif doit ne pouvoir penser qu'à la compétition.
On assiste aujourd'hui à des overdoses sportives. On dispose de statistiques sur les sportifs qui meurent avant 50 ans - comme Anquetil ou dernièrement Florence Griffith -, de sportifs qui ont de graves problèmes de cancer de testicules. La compétition tue, la compétition sportive intensive est mortifère.

Swaps : Des pratiques de dopage à la toxicomanie tout court, il semble qu'il y ait une logique dont de nombreux sportifs soient victimes...

On sait aujourd'hui qu'aux USA, une grande partie des basketteurs sont accrochés à la cocaïne. Beaucoup de sportifs ont été impliqués dans des histoires de " fumette " avec le hasch. Le sport est fondé sur une hyperstimulation sensorielle, musculaire et les gens ont besoin sans cesse de stimulation, de sensations fortes.
Il y a aussi le problème des gens qui n'ont pas réussi dans le système, qui en ressortent brisés, à l'état de " déchets " et qui deviennent de véritables toxicomanes. Il faut souligner aussi l'évolution sectaire du sport de compétition. Ce n'est pas un hasard si l'on retrouve des sportifs de haut niveau dans des logiques sectaires et mystiques (voir le succès dans ces milieux de l'église de scientologie), ceux-ci ont besoin de remplir un vide existentiel. Il n'est pas étonnant que ceux qui sortent de ce système sectaire s"adonnent à la toxicomanie. On peut dire en l'occurrence qu'une espèce de logique transversale se met en place. Cela dit, il est intéressant de noter le contraste entre la stigmatisation dont le toxicomane est l'objet de la part de la société et le sportif de haut niveau dont tout le monde en fait accepte qu'il soit dopé. Le toxico, le " junkie ordinaire " ne produit rien, est improductif, pour la société c'est un " déchet ". C'est purement une charge sociale. Le sportif, en revanche, lui, produit. Plus il est dopé plus il produit. L'un n'est rien parce qu'il ne produit rien, tandis que le sportif, lui, produit des médailles, de la gloire, de l'identification.
Par ailleurs, je dirais qu'il ne faut pas appréhender le dopage seulement du point de vue de la déviation d'une norme qui nous intime : " tu ne tricheras pas en prenant des produits artificiels ", c'est une logique d'action. En dépassant le problème du sport, il suffit de voir les incitations contraignantes à la performance chez les cadres et le recours aux psychostimulants dans ces couches de la population.

Swaps : Est-ce que la politique de répression qui ne cesse de se renforcer au fil des ans n'a pas fait la preuve de son inefficacité ?

Selon une enquête réalisée à Los Angeles au jeux olympiques de 1984 par un médecin auprès de sportifs de haut niveau, 75 % d'entre eux déclaraient qu'ils continueraient à se doper combien même ils risqueraient de mourir dans l'année suivante. Voilà le fond du problème, on ne peut pas empêcher les gens de s'autodétruire. Une répression conséquente du dopage nécessiterait le recours à des méthodes totalitaires, un système de surveillance de type policier.

Swaps : Quelles pourraient être les bases d'une politique de prévention du dopage et de la toxicomanie dans les milieux sportifs ?

C'est une question très complexe. Le problème est politique dans la mesure ou il y a une volonté de décérébrer la jeunesse, de lui proposer des substituts faits d'effusion mystique, d'extase. " On a gagné ! ". Mais à quel prix ? Il y a là un travail politique et éducationnel à réaliser afin de proposer autre chose.
Dès lors que des gamins, c'est le cas notamment de jeunes issus des banlieues, qui voient dans le sport un moyen de promotion sociale (Zidane, Bouras), sont dans l'illusion qu'à travers les structures fédérales ils peuvent avoir une possibilité de réussir, ils sont pris dans une logique dont il sera très difficile de les sortir. Ceux que l'on pourra toucher, ce sont les gens qui sont border line, qui reculent devant le prix à payer : entraînement démentiel avec ou sans dopage quotidien.
Il faudrait proposer d'autre types d'activités physiques insérés dans un cadre culturel, promouvoir des activités ludiques, car le sport n'est pas le jeu. On ne joue plus dans le sport. Privilégier la convivialité, la coopération ainsi que l'exploration de pratiques non standardisées en refusant l'agressivité et le résultat à tout prix. Il est nécessaire de réintroduire une dimension éthique.



(1) Voici les références de quelques ouvrages et publications disponibles de Jean-Marie Brohm et du courant organisé autour de " Quel corps :
Sociologie politique du sport, Jean-Marie Brohm, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1992 ;
Jeux olympiques à Berlin 1936, Jean-Marie Brohm, éditions Complexe, 1983 ;
Les meutes sportives, critique de la domination, Paris, l'Harmattan, 1993 ;
L'opium sportif, la critique radicale du sport de l'extrême gauche à Quel Corps ? Textes présentés par Jean-Pierre Escriva et Henri Vaugrand, Paris, L'Harmattan, 1996.
Enfin, dernière parution en date : L'illusion sportive, sociologie d'une idéologie totalitaire, sous la direction de Fabien Ollier, Patrick Vassort et Henri Vaugrand, Les cahiers de l'IRSA (Institut de Recherches Sociologiques et Anthropologiques), Montpellier, février 1998.

Etats des lieux : Dossier Sport, dopage et toxicomanie
Compétition : La vraie toxicomanie

par Michel Gandilhon
Article paru dans le Revue SWAPS Nº9 Octobre / Novembre 98 SWAPS nº 9 (Santé, Réduction des Risques, Usages de Drogues)
Cette revue est publiée par Association P.I.S.T.E.S. : Promotion de l'Information Scientifique, Thérapeutique, Epidémiologique sur le Sida
Le nom est défini ainsi : "SWAP : nom masculin d'origine anglaise qui signifie : troc, échange, crédit réciproque " [Terme utilisé aussi en informatique, les fichiers SWAP sont les fichiers qui servent à l'échange entre le processeur, la mémoire et le disque dur, ce qui permet d'accroître la taille de l'espace disponible pour le travail de l'ordinateur. Ceci fonctionne dans les deux sens.]
SWAPS nº 9 Compétition : La vraie toxicomanie

http://www.pistes.fr/swaps/9_93.htm