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Les enjeux de la critique du sport – Jean Marie BROHM – par Gilles Bui Xuan, professeur d’EPS à Clermont-Ferrand à l’UER
Gilles Bui-Xuan : On a un peu l'impression que Jean Marie Brohm
est occulté dans notre milieu. Ainsi au CAPEPS récemment, alors que le
sujet s'y prêtait bien, seulement 3 % des copies faisaient référence à
Jean Marie Brohm. Comment expliquer cette .. "crainte " ou cette "scotomisation" ?
Jean Marie Brohm. " L'effet Brohm" est contradictoire. D'une part
il fonctionne comme repoussoir, c'est-à-dire que la distance par rapport
aux positions de Brohm est un indice de conformité ou de conformisme.
Brohm fonctionne comme pôle négatif et négatif de tout ce que l'institution
rejette. Et dans tous les cas, Brohm est négatif en ce sens qu'il représente
tout ce dont il ne faut pas parler et qu'il ne faut surtout pas imiter.
En ce sens là, je fonctionne comme un "anticorps ". D'autre part
Brohm est quand même une thèse, et parce que thèse interdite il représente
quelque chose d'un peu fascinant. En effet nos positions ont une force
telle que lorsqu'on les accepte on est obligé de complètement s'impliquer.
Je dirai donc que l'effet Brohm est un effet d'implication. Qui prend
position pour Brohm et la revue Quel Corps ? prend nécessairement
position pour la lutte qu'il mène, avec d'autres, contre l’institution
sportive et olympique et de fait cela transforme les gens en militants.
Voilà essentiellement ce qui fait peur chez moi : la contamination, au
point que c'est sans doute ce qui explique les interdits de séjour à l'INSEP
prononcés ici et là par les divers directeurs de cet établissement dont
je fus un ancien élève...
L'effet Brohm fait peur et fascine parce que je met en cause radicalement
les fondements même de l'institution EPS. Par ailleurs, je suis, un praticien
du terrain, et comme tel je suis habilité à parier de la pratique effective
de I'EPS dans le secondaire. En même temps j'ai une pratique politique
à l'extrême–gauche. une pratique d'historien du sport et de sociologue
des pratiques corporelles Cela fait beaucoup sans doute... Enfin, je buis
un marginal et tiens à le rester, du fait que je refuse de collaborer
avec le pouvoir quel qu'il boit. même celui de " gauche ". Ma marginalité
est en même temps une centralité en ce sens que mon but ouvertement proclamé
est la destruction de l’appareil sportif de compétition. Ayant longtemps
été un des chefs de file du COBA (1) et du COBOM (2), lors des boycotts
du Mundial 78 et des Jeux olympiques de Moscou en 80, je suis apparu comme
quelqu’un à l’intérieur de l’institution EPS propulsait des luttes venues
de l’extérieur et donc importait la critique antisportive. Je fonctionnais
donc dans la tête des gens comme un " traître "...
Gilles Bui-Xuan : Peux-tu préciser les étapes de ta démarche, notamment
dans tes rapports avec les institutions ?
Jean Marie Brohm : La première étape, qui va de 68 à 72,
était une étape de lutte frontale de notre part. Et en face, par crispation,
on répondait en niant en bloc : "ce n’est pas vrai, vous inventez,
vous caricaturez ! " Sur la question du doping, de l'amateurisme marron,
sur les combines, etc., on nous disait que c'était impossible ou faux.
C'était l'étape de la dénégation pure et simple. Nos adversaires n'avaient
qu'une seule parade à fournir à arguments critiques : le "non".
La deuxième étape fut plus vicieuse. Nos adversaires biaisaient dans
le "oui, mais " ou le " non, pourtant ". Oui, il y a du fric en
jeu, mais c'est pas important. Non, il n'y a pas de dopage, pourtant il
faut faire des contrôles ! Bref, on nageait en pleine contradiction. Cette
étape représentait le début de l'aveu officiel du la crise du sport contemporain.
La troisième étape fut une défense en règle, au sens psychanalytique classique
du terme : on agissait par déplacement et le débat fut porté sur
le plan méthodologique ou épistémologique : on refusait de lier le sport
au mode de production capitaliste pour le laisser flotter librement dans
"l'espace industriel", on refusait surtout de l'insérer dans
le reste des institutions bourgeoises (à l'Est, comme à l'Ouest). Puis
vint la vague, aujourd’hui dominante, de C. Pociello, G. Vigarello
et quelques autres qui banalisèrent le sport dans le "ni, ni" :
ni aliénant, ni émancipateur, ni bon, ni mauvais en somme. Ces auteurs
refusaient de considérer le sport comme une série d'institutions pour
n'y voir qu'une série de "pratiques". Donc, nous avons les
"pratiques" de rugby, de vol à voile, d’expression corporelle,
etc, mais ces "pratiques" sont hors institution, comme si
l’institution n’avait aucune importance. Bien sûr ces "pratiques"
ont des racines sociales et des origines de classe disait-on, mais elles
ne s’insèrent pas dans les institutions qui les déterminent en dernière
instance. C'est un peu comme si on voulait étudier la foi ou les croyances
religieuses sans étudier auparavant l'appareil clérical qui les produit
et les alimente. C’est cette étape que j'ai qualifiée par ironie de stade
des " épistémologues laborieux".
La dernière étape, la pire, c’est celle du " mais oui, il y a de la
violence, du doping, des tricheries, des combines, mais c'est le sport.
Coubertin lui-même ne parlait-il pas de "la liberté d’excès"
du sport ? En gros, c'est donc l'étape Adidas et l'Équipe :
le sport est, comme toute entreprise humaine, bon et mauvais, comme la
langue d'Esope. Le sport est simplement tel qu’il est, il n’y a pas à
le juger. Il faut le prendre dans sa logique propre, a affirmé Jacques
Ferran au colloque de Font-Romeu, c'est-à-dire dans sa globalité.
C'est la seule chance de le sauver, a-t-il ajouté. Et cela est terrible
car alors on ne peut plus évaluer les faits sociaux. C'est la phase du
" Et alors ? " " Et alors la guerre, oui, bon c’est comme cela et la guerre
olympique n’est pas spécialement propre, comme la guerre tout court!".
A chaque fois, nous nous sommes adaptés.
D’abord, en montrant que l’institution sportive, liée aux appareils d’Etat
et elle-même appareil idéologique d’État, était totalement intégrée au
mode de production capitaliste. Puis en expliquant comment l’institution
sportive était déterminée par les institutions bourgeoises. Enfin, et
surtout, en montrant que la pratique sportive était contraire aux droits
de l’homme. Et nous défendons maintenant la personne humaine contre les
atteintes du sport de compétition (doping, violence, etc..).
Gilles Bui-Xuan : Comment te situes-tu dans le champ social ? Comme
théoricien, comme praticien, comme militant de l'éducation physique ?
Jean Marie Brohm : Je ne suis ni d'abord prof de gym ou sociologue,
ou ceci ou cela. Je suis tout cela à la fois et plus généralement, faute
d'un terme plus approprié, un intellectuel marxiste, praticien du corps
dans les institutions éducatives. C'est-à-dire que je fais partie de cette
catégorie d'intellectuel qui est porteuse de la catégorie de la totalité
critique. Ce point de vue de la globalité, c'est, comme G. Lukacs
l'a bien montré, la classe ouvrière qui le représente en tant que totalité
négative. Le mérite historique, je pèse mes mots, du courant auquel j'appartiens
a été de montrer que le sport était un opium du peuple fantastique, une
machine à décerveler les masses et que c'était ce moyen d’aliénation idéologique
qui empêchait, entre autres, la classe ouvrière d'être porteuse d’un autre
projet social. C’est pourquoi, en tant que militant marxiste, je combats
le capitalisme dans le sport, le sport capitaliste de la même manière
que je combats le capitalisme dans tous ses aspects.
Pour résumer, donc, je suis un intellectuel marxiste qui combat l'institution
sportive parce que pour moi celle-ci est le résumé,. le microcosme de
toutes les aliénations, oppressions et exploitations du mode de production
capitaliste.
Gilles Bui-Xuan : Ta réflexion théorique/pratique a donc un objet
: les pratiques corporelles dominantes et l'institution sportive mondiale.
Peux-tu préciser ta méthodologie et tes procédés de recherche qui ont
souvent été contestés dans leur "scientificité" ?
Jean Marie Brohm : je voudrais d'abord préciser un point décisif :
le vrai scandale de "l’effet Brohm", c'est que je suis à la fois
prof de gym de base dans un lycée, donc homme de terrain, et intellectuel
marxiste, sociologue du sport indépendant, n’ayant aucune attache avec
une quelconque institution officielle et que donc ma parole est libre
de toute implication institutionnelle. Le clash, le nexus pour parler
de manière savante, est que j’analyse le sport théoriquement, mais aussi
politiquement d’un point de vue révolutionnaire. Si je me contentais d'analyser
le sport sans essayer de le détruire cela passerait bien. Nombreux sont
en effet les intellectuels détachés de toute prise de position critique.
Mais moi je critique, je conteste de l’intérieur ma propre pratique et
ma propre détermination d’enseignant d'EPS. Voilà ce que l'on me reproche
essentiellement. Ce qui fait donc problème est la conjonction entre une
critique théorique et une remise en cause politique de fond, d’autant
que je suis devenu un peu le contestataire de service dans les médias
et ailleurs.
Ce qui fait mal et peur aussi c’est que par ma critique je contrains tous
les praticiens à prendre position. Je ne laisse personne indifférent.
Je suis un gêneur (même si on rend hommage au décapage opéré par ma critique)
parce que l'analyse de l’institution sportive est un paradigme de l’analyse
sociale du capitalisme et du stalinisme. Je n’ai jamais caché mes sympathies
pour le trotskysme et la révolution permanente et parce que "j’annonce
la couleur" je force les autres à énoncer leurs couleurs ou leurs
cartes. De fil en aiguille toutes les questions : rapport au corps, à
la sexualité, aux femmes, au travail, à la classe ouvrière, à l’État surtout
et plus généralement aux valeurs incorporées, pour reprendre l'expression
de Pierre Bourdieu sont portées sur la place publique. Je force
donc à prendre position. Et cela fait peur, je n’y peux rien.
Maintenant sur les étapes de ma réflexion, je voudrais dire que le déclencheur
fut Michel Bernard, qui à 1'ENSEP a formé une génération d’intellectuels
critiques, notamment à travers la phénoménologie et le doute philosophique.
A partir de là j’ai rencontré le marxisme et le trotskysme, puis le freudo-marxisme
de Reich et Marcuse. Ensuite, nous avons développé une double
critique du rapport au corps (notamment à travers le sport) : la critique
de la vérification marchande qui transforme les individus en choses qui
valent des choses ou des chiffres, et la critique du rapport fantasmatique,
imaginaire, au corps à partir de Freud, Caruso et quelques
autres. On a ainsi montré que le sport n’était pas seulement un spectacle
abrutissant ou une méthode d'éducation répressive, mais d’abord et avant
tout une structuration de l’image du corps, et au-delà d'une vision politique
du monde. la critique du sport a été menée de plusieurs points de vue.
D’abord en montrant que le sport était une image du monde pratique correspondant
parfaitement au capitalisme industriel technologique avancé. Le sport
représente la production pour la production de la performance de même
que le capitalisme représente la production pour la production de la plus-value.
Ensuite, en dénonçant les valeurs et les idéologies (rendement, hiérarchie,
sélection. etc.) qui fondaient la pratique sportive.
Enfin en critiquant l'équation établie entre l'éducation physique et la
science du mouvement (Le Boulch, Parlebas, FSGT, etc.).
Pour nous le mouvement est une forme abstraite parmi les autres possibilités
corporelles, et on peut très bien définir l'éducation physique comme la
pratique des postures imaginaires, la science de l'immobilité ou la pratique
de l'intérieur du corps (viscères, cf. Yoga). Nous nous sommes donc battus
pour le droit aux pratiques douces ou différentes, non pas parce que nous
en étions des adeptes, mais parce que nous étions contre le monopole des
APS et du sport. En revendiquant le droit au plaisir, le droit à l'immobilité,
à la paresse, etc , nous avons refusé toutes les codifications et tout
catalogue de la redoute des gestes officielles, etc.). Nous avons affirmé
que le corps était un imaginaire radical et qu’au même titre que la vie
ou la pulsion, le mouvement ne se laissait pas formaliser.
Gilles Bui-Xuan : Peux-tu apprécier l'impact public de cette critique ?
est-ce que la bataille du corps a de l’importance aujourd’hui ?
Jean Marie Brohm : Contrairement à ce que l'on croit il y a une
opposition très importante à la crétinisation sportive. Nombreux sont
les journalistes intéressés par notre critique, notamment lors du dernier
Mundial de football qui fut une caricature à cet égard, et qui la diffusent
peu ou prou dans les médias (la dernière en date de ces émissions de mise
en accusation du sport fut "Droit de réponse" avec Polac
où j'ai cartonné le sport de compétition. Bref, ce qui était nié il y
a dix ans est aujourd'hui devenu une évidence de masse et cela alimente
la crise du sport. La deuxième opposition est constituée par toutes les
résistances au sport, celle des femmes, de nombreux intellectuels, de
nombreux éducateurs qui refusent le modèle sportif. La troisième forme
de remise en cause, ce sont les profs de gym et praticiens du corps, les
sportifs qui se rendent compte par leur itinéraire personnel que nos critiques
sont justes. Enfin, la dernière catégorie, immense, est celle de tous
les " déçus dit sport", de tous ceux qui ont arrêté de faire du
sport parce qu’écœurés pour diverses raisons. Et cela fait beaucoup de
monde qui n'est jamais pris en compte dans les statistiques parce que
c'est accablant et que la vraie crise du sport est là : les athées ou
mécréants du sport sont finalement plus nombreux que les croyants. Est-ce
un hasard si l’on parle fréquemment en ce moment de "désertion des
stades" ?
Cependant cet optimisme doit être tempéré car il y a trois obstacles majeurs
à la critique du sport :
- le refus en général de comprendre scientifiquement la société ; plus
celle-ci devient complexe et contradictoire et moins les agents sociaux
veulent analyser leurs rapports au "socius". Cela entraîne
des rapports magiques à la société : "il y aura toujours des
riches et des pauvres, l’inflation est un mal incurable, il y aura toujours
du sport, etc." Cette pensée résignée est l’intériorisation de l’idéologie
dominante et il est très difficile de la combattre parce qu’on remet en
cause un consensus social.
- le rapport magique à l’institution sportive elle-même. Plus une institution
vous est proche et moins elle est analysée, plus elle est opaque. Le sport
semble être une vraie " nature ", éternelle, " vieille comme le monde
), et l'on ne se rend pas compte qu'il est le produit transitoire d'un
développement historique qui a abouti à liquider à son profit toutes les
pratiques corporelles traditionnelles, folkloriques, rituelles. La sportivisation
mondiale a laminé tout ce qui était spécifique et original ; il ne reste
plus que le modèle Adidas...
- le rapport aveugle au corps : le rapport au corps, c'est comme le rapport
à la mort, à la sexualité, à l’inconscient, quelque chose d'opaque, de
non-maîtrisé. Et si justement l'emprise du sport marche si fort c'est
que le corps sportif est un corps aveugle. En se jetant à corps perdu
dans le sport de compétition on ne remet pas en cause les préjugés dominants
; il faut maigrir, il faut souffrir, il faut améliorer ses performances
bref autant d'injonctions terroristes à se conformer au moule établi.
Mais jamais on ne se pose la question : quel corps ?
Gilles Bui Xuan : A propos des rapports au corps, est-ce que tu
penses que ton " habitus" joue un rôle dans les critiques qui te
sont faites ?
Jean-Marie Brohm : Question pertinente! Tout début théorique
est lié à une pulsionnalité, c'est-à-dire à un engagement physique. On
écrit avec ses tripes. On écrit parce qu'on à une révolte quelque part
et qu'il faut exprimer. La révolte, je l'ai ressentie au CREPS de Strasbourg;
en 1959/60. On nous faisait marcher au pas, chanter avec rassemblement
devant le drapeau. Les exercices étaient de véritables drills. L'idée
implicite était qu’un prof de gym devait " en baver" pour être un
homme.
J'ai donc été blindé par les abdominaux, les pompes, les "squats
" et autres exercices stupides. D'autre part, ma pratique du sport de
haut niveau m'a fait comprendre ce qu'était le principe de compétitivité
et de rendement. J'ai été sélectionné un jour dans l'équipe de France
Universitaire à l’épée. Immédiatement, il m'a fallu réorganiser mon existence.
Pour être " au top niveau ". Aujourd'hui, comme dans mon cas, il y a plus
de gens qui ont abandonné la compétition écœurés - que de gens qui pratiquent
encore. Pour toutes ces raisons, je remets en cause, non seulement des
institutions sociales, mais aussi un corps institué. Je suis un dérangeur
d'ordre corporel. Cet ordre corporel s’est implanté chez les individus
par le truchement de ce que Reich appelle une " armature caractérielle
musculaire ". Et c'est ce blindage qu'on doit toujours affronter lorsque
l’on remet en cause de manière critique le corps dominant, le corps constitué.
Toutes ces "momies végétatives" ou "caniches de placard",
qui se sont cuirassés par des pompes, des abdominaux et autres gestes
imbéciles, qui adoptent un mode de vie ascétique et répressif, ne peuvent
admettre en effet le style de vie physique que je préconise implicitement
et qui attaque frontalement l'ordre corporel obsolète, réactionnaire du
sport. Si l'on admet que le corps est un bon analyseur des institutions,
pour reprendre l'intuition de René Lourau, on voit que la marginalité
corporelle, l'insolence physique remettent en cause les codes dominants,
c'est-à-dire que l’ordre corporel est " analysé" par l'anarchie ou la
déviance corporelle... Ma prétention et mon objectif est de remettre en
cause le statut social du corps, statut de marchandise, de machine, de
langage rigide, de souffrance intériorisée et valorisée. Mais la véritable
subversion, je crois, est la subversion du langage. Nous refusons d’utiliser
la terminologie ambiante, formalisée par certains idéologues des " APS
". La véritable lutte dans le années à venir sera celle du langage légitime
dominant. celui qui fera autorité sur le corps. Or, le langage sur le
corps est toujours un enjeu politique important. par exemple la droite
parle d'avortement (avec la connotation d’échec et de meurtre), la gauche
d'IVG...
Gilles Bui Xuan : Il semble qu'il y ait eu évolution dialectique
entre la critique du sport et le développement de l'institution sportive,
une certaine osmose en somme; qu'en penses-tu ?
Jean-Marie Brohm : En effet, au début, après mai 68, nous posions trois
hypothèses de base :
* l'institution sportive est un procédé de production centré autour du
principe de rendement, une production pour la production de la performance
physique;
** l’institution sportive est un appareil idéologique d'État, totalement
intégré à l'appareil d’État et le sport devient donc lui-même une politique
d’État (on le voit bien aujourd'hui avec la gauche au pouvoir) ;
*** le sport en tant que processus marchand, échange de marchandises déterminé
intégralement par le mode de production capitaliste - à l'Est comme à
l'Ouest -, subit tous les aléas du marché capitaliste et donc de l'idéologie
mercantile avec la publicité, la consommation forcée, etc.
Ces hypothèses nous ont permis de prévoir ou d'anticiper l'évolution réelle
du sport. En disant par exemple que les conséquence du principe de rendement
étaient le doping, alias la préparation biologique poussée, c'est-à-dire
une manière de gonfler la machine humaine, de la faire carburer à fond.
Et le dopage va en s'accentuant parce que le niveau des performances est
tel qu'il faut un entraînement de plus en plus poussé, une sélection /détection
de plus en plus précoce, et donc une quantité de travail et de souffrance
de plus en plus importante, d'où les drogues douces ou dures absorbées
pendant l'entraînement. D'autre part, à propos de l'amateurisme, nous
disions que l'argent n'est pas une puissance satanique qui viendrait "
pervertir " le sport, mais simplement la conséquence de échanges marchands.
Vouloir lutter contre l’intrusion de l'argent dans le sport est aussi
absurde que de vouloir prêcher la charité au capital. C'est le sport lui-même
qui est devenu une instance particulière du capital à l’échelle mondiale.
Les multinationales ont complètement métabolisé l'institution sportive
et en ont fait un simple secteur d’accumulation du capital et une stratégie
d'expansion et de conquête de nouveaux marchés. De ce point de vue le
CIO a reconnu avec bon sens à son congrès de Baden-Baden en septembre
81 que la règle de l'amateurisme était dépassée.
Aujourd'hui tous les athlètes de haut niveau sont des professionnels ou
des salariés d’un type nouveau, c’est à dire des "fractions du capital
humain " investi dans les écuries de que sont les clubs dont l'objectif
est de produire des spectacles sportifs sponsorisés par telle ou telle
firme capitaliste. La rentabilité capitaliste implique donc la spectacularisation
du sport et tous les sports qui ne sont pas spectaculaires à la télévision
sont à terme condamnés à régresser et même à disparaître : natation,
aviron, athlétisme, etc. Par contre tous les sports qui plaisent à la
télévision vont connaître un grand succès dans le cadre du développement
de ce que j'appelle le " complexe audiovisuel sportif d'État ", c'est-à-dire
un trust combinant les sponsors capitalistes, les firmes multinationales,
l’institution sportive, la télévision et l’État. Enfin, nous annoncions
que le niveau de l'affrontement était tel que la violence, loin d'être
une excroissance parasitaire, comme la présentent toujours les idéologues
du sport, était au contraire la règle du sport. C'est ce qui explique
la prolifération des associations de lutte contre la violence dans le
sport ! Or, la vraie violence sportive c’est le classement, la comparaison
physique qui montre que les femmes sont "inférieures " aux hommes
sur le plan des performances mesurées, que les vieillards n'ont plus leur
place sur les stades, etc. La violence c’est la hiérarchie physique
sur la base des performances. La violence fondamentale du sport c'est
de n'admettre les compétiteurs qu’entre disons 15 et 25 ans (avec des
variations). Bref, c’est la sélection d'une élite physique, idée que je
qualifierai carrément de fasciste.
Gilles Bui-Xuan : Donc, d'après toi la catégorie centrale du sport,
c'est la violence. Or un certain nombre d’études anthropologiques ont
montré qu'il y avait un rapport étroit entre l'éducation et l’expression
sociale de la violence, qu'il y avait des formes de société plus ou poins
violentes, des sociétés quasiment non-violentes en fonction de leur type
d'éducation (peut-être aussi en fonction du système socio-politique).
A ton avis y a-t-il une relation entre la violence et l’éducation. Comment
te situes-tu par rapport à cette question en tant que professeur d'EPS ?
Jean-Marie Brohm : Je voudrais d'abord dire que la violence n’est
pas forcément sanglante et, inversement, que le sang n'est pas forcément
violent. Je veux dire par là qu'il existe des sociétés terriblement brutales
qui ne sont pas violentes. Je prends l'exemple des sociétés du Nord-Est
du Brésil où les tribus des Tupinamhas et des Tupi-guarani sont férocement
anthropophages. Elles capturent des prisonniers qu'elles gardent pendant
plusieurs mois ou années avant de les tuer et de les manger rituellement.
Pour nous, Européens, cela parait violent. Mais cela ne l'est pas car
il s'agit d’un échange rituel entre tribus, d’un métabolisme social qui
permet d'intégrer dans leur synthèse culture, symbolique, ces étrangers-là.
Il s'agit d'un acte d'absorption et non d'exclusion comme chez nous. En
bouffant leurs prisonniers ils s'approprient leurs qualités et leurs vertus...
Chez nous, en Occident, que voyons-nous par contre ? les étrangers, les
"nègres", les " bougnoules " sont repoussés par le mur de
la xénophobie et du racisme. C'est cela la violence de l’exclusion alors
que chez les anthropophages il y a une hospitalité suprême on vous reçoit
chez vous en vous ingérant!
Pour en revenir à la violence sportive, je dirai qu'il s'agit d’une guerre
en miniature, d'un "Kriegspiel ", d’un champ de bataille. La vraie
violence c'est que le sport est une série de coups permis. Tout est permis
en sport, sauf ce qui est interdit par le règlement! Mais le système
sportif se présente comme une légitimation de la violence physique. Plus
fondamentalement le sport occulte la violence extérieure. Les Jeux olympiques
de Moscou ont essayé de faire oublier l'invasion de l'Afghanistan par
l'URSS et la napalmisation des villages afghans par les hordes staliniennes,
de la même manière que le Mundial 78 dans l’Argentine fasciste de Videla
avait servi de paravent aux massacres et aux enlèvements!
Je suis donc pour lutter (y compris violemment et c’est là un paradoxe)
contre la violence de la société bourgeoise ou stalinienne. Y compris
aussi contre une violence qui passe souvent inaperçue, celle du prof.
Celui-ci impose un modèle physique dominant, des valeurs corporelles,
il reproduit, qu'il le veuille ou non, la structure caractérielle qu'il
a acquise au cours de sa formation. En conséquence les gestes et techniques
qu’il enseigne sont ni plus ni moins ceux qui lui conviennent en tant
que personne physiquement impliquée. C'est la raison pour laquelle il
devrait y avoir une sorte d'analyse corporelle préalable du prof d'EPS
lui permettant de connaître ses pulsions, ses désirs, ses préférences,
parce que de la même manière qu'il y a reproduction économique, idéologique
et politique de la société, il y a reproduction corporelle des gestes
dominants, des techniques légitimes et l’enseignant y joue un rôle important.
Le prof de gym est un modèle, un pôle d'identification. Aussi faudrait-il
analyser le transfert et le contre- transfert qui s'établissent dans la
relation pédagogique, car les relations de corps sont moins neutres que
les autres et donc plus impliquantes.
Gilles Bui-Xuan : Ta démarche méthodologique a été fortement critiquée
par Dumazedier, Bouet, Pociello, Vigarello
et quelques autres encore. Peux-tu préciser la spécificité et ta méthodologie ?
Jean-Marie Brohm : A l'opposé de mes contradicteurs ma méthode
est unitaire, elle est marxiste, ou plutôt freudo-marxiste à savoir une
méthode dialectique qui pense en terme de négativité, d'unité des contraires.
Je suis pour faire passer les contradictions au stade de l'antagonisme
afin de faire exploser l’institution et je suis moi-même un élément de
cette contradiction. Par principe donc je suis opposé à toute forme d'éclectisme
tel que le pratiquent avec tant de bonheur certains théoriciens : un peu
de Bourdieu, un peu de N. Elias, beaucoup de prudence et
un zeste de Foucault sans parler de leur pratique souvent inexistante
ou de leur crainte de devoir retourner sur les terrains boueux des stades...
considérant comme infamant d'être prof de gym de base !
La catégorie centrale de la méthode marxiste est, comme G. Lukacs
l'a bien montré, la catégorie de la totalité concrète. J'ai donc analysé
transversalement, horizontalement, verticalement la totalité des instances
de l’institution dans son rapport à toutes les institutions bourgeoises
et dans son rapport au mode de production capitaliste à l'échelle mondiale
(impérialisme). C'est ce qui m'a permis de comprendre le rôle des multinationales,
des appareils d'États, du marché mondial, des institutions internationales
(ONU) dans le développement du sport. La deuxième catégorie centrale est
celle de négativité. J'insiste toujours sur les " mauvais côtés " du sport,
ceux qui font mal. C'est la raison pour laquelle on m'accuse de négativisme
ou de nihilisme. Mais depuis quand accuse-t-on un médecin qui procède
à un diagnostic lucide de vouloir tuer son malade ? On constate cependant
que les grandes révolutions théoriques dans les sciences humaines ont
toutes insisté sur la négativité et la contradiction.
Freud par exemple montre la négativité du désir, de la sexualité et
de la pulsion de mort.
Marx, pour sa part, souligne la lutte des classes, c'est-à-dire l'impossible
réconciliation de groupes antagonistes. Pour ma part j'analyse la contradiction
fondamentale du sport : le principe de rendement qui creuse lui-même sa
propre tombe. La course au rendement conduit à ses propres limites. Il
devient absurde de départager des concurrents sur des poussières d'espace
ou de temps. L’analyse des contradictions de l’institution sportive me
semble décisive car elle avive la crise et notre propre critique constitue
une contradiction importante...
Enfin la méthode marxiste est essentiellement une méthode conceptuelle.
Ce sont ces concepts qui permettent de penser la réalité empirique et
surtout de prévoir les tendances d’évolution. Les concepts de sportivisation,
d'appareil idéologique d'État, de principe de rendement, d’olympisation
du monde, de procès de production sportif nous ont permis d'avancer une
série de thèses qui sont aujourd'hui incontournables et qui font que Brohm,
même s'il est copieusement censuré, exclu et occulté par les diverses
institutions ou colloques, est devenu une référence obligée. Bien sûr
on ne l'invite pas encore aux congrès de l’HISPA (3) ou de sociologie
du sport (à cet égard je remercie mes collègues de tant de fair-play !),
mais on ne peut plus l'éviter. Alors on essaye de le réfuter. Mais ce
qui gène surtout, et cela fait partie de la méthode marxiste, c'est l'implication
militante. La plupart des théoriciens actuels, travaillent soit sur des
sujets neutres politiquement, soit sur des archives du siècle dernier.
Moi, par contre, je travaille sur l'actualité brûlante. D’autre part,
je milite pour une cause, pour une éducation physique différente et on
peut ainsi m'interpeller sur mes prises de positions qui m’engagent. Mais
eux ?
Gilles Bui-Xuan : Pour terminer, quelles propositions fais-tu pour
transformer les études en EPS ?
Jean-Marie Brohm : Tout d'abord je récuserais violemment et par principe
toute formation par sélection physique sur barème sportif ou par le chronomètre.
Ce n’est pas parce qu’on court vite qu’on sait enseigner, ou alors il
faut mettre tous les champions dans l'éducation nationale Cela me parait
d'autant plus important que l'on écœure les étudiants par le drill sportif
et la formation physique intensive complètement abrutissante et dangereuse
pour la santé. Ce qu'on devrait apprendre par contre aux étudiants en
EPS c'est une connaissance approfondie de leur corps. Je suis pour éviter
toute spécialisation sportive au profit d'un apprentissage de toutes les
techniques corporelles, d'une maîtrise de toutes les méthodes nouvelles
(eutonie, relaxation, expression corporelle, etc). La connaissance pratique
des techniques de respiration par exemple me semble plus importante que
le résultat sportif brut.
En ce qui concerne la formation théorique, je pense qu'il faut totalement
dépoussiérer le vieux fatras enseigné jusqu’à présent. Plutôt que d’apprendre
les règlements et les techniques sportives il me semble fondamental de
connaître l’histoire, la sociologie et l’économie du sport et des pratiques
physiques, toutes choses qui sont scandaleusement négligées, parce que
subversives. La formation fondamentale doit comprendre la psychologie,
la sociologie, l'anthropologie, la psychanalyse et le matérialisme historique.
La théorie du corps qui reste à constituer pourrait être l'objet propre
des enseignants d'EPS. La formation pédagogique devrait être allongée
et permanente tout au long des études.
Enseigner dans les maternelles, le primaire, les clubs (je n'y suis pas
opposé, on peut y subvertir les choses), les comités d'entreprise, les
colonies de vacances, me parait une bonne formation sur le tas, à condition
qu'elle soit suivi par un conseiller pédagogique mais qui soit autre chose
qu'un simple notateur. Enfin, je propose d'introduire ce que j'appelle
une "corpoanalyse",
c'est-à-dire l'analyse des implications physiques et institutionnelles
(pourquoi on devient prof de gym, pourquoi on préfère tel ou tel sport,
analyse des rapports au corps, du transfert et du contre-transfert, etc.).
Il me parait décisif de maîtriser les rapports corporels que l'on peut
nouer avec les élèves qui sont aussi des rapports de domination ou de
désir.
Dernier point, capital, je verrais très bien une éducation physique intégrale
évoquée par Marx, qui serait harmonieusement combinée avec la musique,
le dessin, les arts plastiques, les arts chorégraphiques et tous les arts
du corps, car celui-ci n'est pas qu’une simple machine à produire des
performances, mais est d'abord un vecteur de sens, un pôle esthétique
et érotique. Aussi me parait-il important de faire du corps un signe,
c’est-à-dire à la fois un instrument de musique, une voix, un soufflé,
une percussion, un résonateur, etc. Toutes dimensions que nie systématiquement
le sport de compétition.
Il va de soi que le pouvoir actuel ne semble guère aller dans le sens
de ces réformes : on insiste au contraire sur le développement du
sport de haut niveau (opération grands stades, organisation du championnat
d’Europe de Football en 1984, éventualité des Jeux olympiques de 1992,
etc.). Il nous reste, à nouveau, comme sous l'ancien régime, à entrer
en dissidence pour imposer un nouveau statut culturel du corps.
(1) COBA : Comité pour le boycott du Mundial en Argentine en 1978.
(2) COBOM . Comité pour le boycott des Olympiades de Moscou.
(3) HISPA : Association Internationale d’Histoire de l’EPS et du
sport,
2 / COLLOQUE INTERNATIONAL FRANCOPHONE
Sorbonne 19 et 20 Avril 1991 - Revue EPS n° 230 juillet 1991
Ce colloque, organisé par Jacques Ardoino, Professeur à l'Université de
Paris VIII, et Jean-Marie Brohm, Professeur à l'Université de Caen, était
placé sous le Haut Patronage du Secrétaire d'Etat à la Jeunesse et aux
Sports, Roger Bambuck, qui en assumait la Présidence 'Honneur. Avec le
patronage et le soutien du Rectorat de l'Académie de Paris, du Comité
Olympique et Sportif Français, de l'École des Hautes Études en Sciences
Sociales, de l'Université de Paris VIII, de l'Université de Paris V et
de l'Université de Caen, ce colloque réunissait plus d'une centaine d'universitaires
- enseignants et chercheurs, français ou étrangers - de professeurs des
universités, d'administrateurs du SEJS, de médecins du sport et d'enseignants
d'éducation physique et sportive.
Trois thématiques y furent librement discutées :
- Atelier 1 : L'imaginaire du sport, spectacle, mythologie, fonction narrative.
- Atelier 2 : Le sport, objet culturel ; le corps en jeu, le corps enjeu
; les visions du monde les projets éducatifs et politiques.
- Atelier 3 Le sport, objet de connaissance pour les sciences de l'Homme
; les paradigmes à l'œuvre, approches canoniques et herméneutiques.
Les textes ici publiés permettent de cerner la problématique générale
de ce colloque et d'illustrer les deux principes mis en œuvre : multiréférentialité
théorique des approches du fait sportif contemporain ; pluralisme des
perspectives critiques, sans monopole, ni censure.
3 / POUR UNE ANTHROPOLOGIE CRITIQUE DU SPORT
Jean Marie BROHM - Professeur à l'Université de Caen
Le défi auquel nous sommes aujourd'hui confrontés est de promouvoir un
autre concept de sport, et en particulier une politique du sport au service
d'un projet social progressiste pour le XXIe siècle : un projet d'éducation
égalitaire faisant de l'éducation physique et sportive une composante
majeure de l'éducation ; un projet de développement de tous les sports
pour tous, sans discrimination nationale, raciale ou sexiste, dans le
respect des minorités nationales, linguistiques et culturelles ; un projet
culturel visant à réintégrer le sport dans la République des Arts, des
Lettres et des Sciences, à lui conférer une dimension d'évaluation critique,
à l'associer à une culture du corps qui retrouverait l'idéal grec d'harmonie
et d'équilibre entre la dynamique, l'énergétique, l'esthétique, l'érotique,
le ludique, l'éthique et, pourquoi pas, le métaphysique ; un projet politique
enfin qui s'attacherait à faire du sport un moyen de lutte pour la démocratie,
l'égalité sociale, le respect des Droits de l'Homme, l'émancipation des
classes et des peuples opprimés.
Notre colloque s'appelle " Anthropologie du sport - Perspectives critiques
". Cela signifie que nous devons nous poser la question du sens que les
uns et les autres nous conférons à la notion d'anthropologie. S'agit-il
ici d'une discipline scientifique constituée que l'on nommera " anthropologie
" comme d'autres disciplines s'appellent sociologie, ethnologie, psychologie
ou économie, discipline avec son champ thématique, son épistémologie,
ses méthodes, ses écoles rivales ? [1 ]
Dans ce cas, il s'agirait d'un colloque de spécialistes qui viendraient
confronter leurs travaux, comme cela est de règle dans toutes les disciplines.
Certains parmi nous font de l'anthropologie de cette manière et leurs
travaux nous permettent de mieux comprendre la spécificité culturelle
du sport contemporain, en tant qu'ensemble de " techniques du corps "
selon l'expression justement célèbre de Marcel Mauss [2], ses ressemblances
et ses différences avec les pratiques corporelles agonistiques ou ludiques
des sociétés traditionnelles, rurales ou non occidentales.
Mais l'anthropologie peut être comprise aussi en un sens bien plus totalisateur.
A partir de certaines intuitions de Marx et d'Engels [3
], du projet d'une anthropologie générale ou " anthropogonie " - le terme
est de Serge Moscovici [4 ] -, de l'héritage théologique cosmologique,
par exemple celui du père jésuite Pierre Teilhard de Chardin [5
], Edgar Morin a théorisé une perspective " d'anthropologie fondamentale
" [6 ] ou bio-anthropo-sociocosmologie qui vise, en partant de " l'unité
de l'homme ", à développer une " nouvelle science de l'homme " en tant
qu'être à la fois biologique, psychologique, social, mythologique et même
mystique.
Articulant les divers ordres de complexité du réel, cette " science totale
de l'homme " ignore les frontières disciplinaires artificielles et établit
un nouveau paradigme épistémologique fondé sur le primat de la temporalité,
de la complexité, de la multiréférentialité, de la pensée dialectique
et de l'intelligence herméneutique [7 ]. Marx annonçait déjà ce
programme unitaire dès 1844 : " Les sciences de la nature, écrivait-il,
comprendront plus tard aussi bien la science de l'homme, que la science
de l'homme englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science
" [8 ]. Et dans l'Idéologie allemande il précisait : " Nous ne connaissons
qu'une seule science, celle de l'histoire. L'histoire peut être examinée
sous deux aspects. On peut la scinder en histoire de la nature et histoire
des hommes " [9].
L'anthropologie unitaire du sport en tant que " fait social total " selon
la formule de Marcel Mauss reste à constituer ; elle devrait associer
dans un projet global et réellement pluridisciplinaire et multi-référentiel
toutes les démarches scientifiques et philosophiques, sans monopole ni
exclusive. Ce colloque a tenté de tenir un tel pari, en respectant le
pluralisme théorique et la démocratie de l'intelligence, c'est-à-dire
le libre débat et l'échange d'arguments au sein de la communauté de la
" rationalité communicationnelle " [10 ]. Cela suppose, bien évidemment,
une " éthique de la discussion " [11 ], mais aussi la confrontation loyale
des paradigmes, des épistémologies, des programmes de recherche, des résultats,
sans les traditionnels impérialismes réducteurs qui disqualifient les
démarches non canoniques, non orthodoxes, novatrices ou dissidentes. On
est loin du compte évidemment d'une telle pratique de l'argumentation
contradictoire, mais notre colloque pourrait peut-être favoriser les linéaments
d'une telle entreprise ambitieuse.
Il reste à évoquer une dernière acception de la notion d'anthropologie
: c'est celle de l'anthropologie philosophique que Kant et Hegel
notamment ont illustrée. Dans son Anthropologie du point de vue pragmatique,
Kant souligne que l'Homme est à lui-même sa fin dernière et que
l'anthropologie est une connaissance de l'homme comme " citoyen du monde
" [12 ]. Cela implique que toute connaissance de l'homme ou anthropologie
ne peut pas ne pas poser la question des finalités éducatives, politiques
et éthiques dans une société civile où l'on cherche à faire prévaloir
le règne de la raison comme projet perpétuel d'accomplissement de soi
de l'Humanité. Jean-Paul Sartre, qu'il n'est pas interdit de relire
aujourd'hui, a tenté de préciser cette visée philosophique en soulignant
que l'anthropologie ne pouvait pas traiter simplement l'Homme comme objet
d'étude, a fortiori comme objet d'intervention ou de manipulation pratico-inerte,
mais devait prendre en compte une réalité fondamentale, irrécusable, à
savoir le fait que l'Homme est primordialement sujet. Autrement dit, toute
étude de l'homme se doit d'aborder l'être humain " non comme un objet
qui s'insère dans la société, souligne-t-il, mais comme processus sujet
en cours de développement, qui change, historique, qui se trouve inséré
dans un projet général et qui est en même temps une subjectivité " [13
].
On voit bien à présent que toute conception du sport se doit de préciser
sa vision anthropologique de l'Homme et pour ma part, je dirais volontiers,
pour lancer le débat, qu'il n'existe au fond que deux conceptions possibles
: la première est celle qui consiste à faire de l'homme une finalité autonome
et du sport un moyen de cette finalité. C'est une conception humaniste
qui reste encore à promouvoir. La deuxième est celle qui consiste à considérer
le sport comme une fin en soi, avec sa course aux records et aux performances,
et à faire de l'homme un moyen, voire une machine au service de cette
" fin " sans fin ni finalité humaine. C'est la conception dominante actuelle.
Cette réflexion m'amène, pour conclure, à la notion de perspectives critiques.
On peut bien évidemment, comme cela a été fait très longtemps, confondre
critique et dénigrement, critique et destruction, critique et absence
de propositions. Nous serions là dans la rubrique des critiques de cinéma
avec leurs opinions favorables, hostiles ou réservées. Dans notre intention,
la dimension critique de toute recherche, de toute démarche scientifique
ou philosophique fait référence à une tradition épistémologique et politique
qui vise à penser l'impensé, à élucider le non-dit, à traquer le refoulé,
à lever la censure, à rendre compte de l'intelligence d'ensemble d'un
fait social, bref à élucider et à rendre lucide. Cela, on le sait bien,
provoque résistances et contre-critiques. Il n'empêche que c'est le mouvement
social du sport lui-même qui a engendré ses analyseurs, ses analyses,
ses analystes critiques, quels que soient les paradigmes auxquels ils
se rattachent. Et ce mouvement intellectuel inauguré par la brèche tumultueuse
de Mai 68 est à présent irréversible. On peut le récuser, mais on peut
aussi - c'est ce que nous avons cherché à faire - l'intégrer dans un projet
à la fois scientifique et politique : celui d'un sport au service de toutes
les femmes, de tous les hommes, c'est-à-dire un sport pour des citoyens
du monde comme le souhaitait Kant, et non pas un sport au service
d'un drapeau national, d'un intérêt économique ou d'une passion mortifère.
[1 ] Je me limiterai ici à quelques titres significatifs :
François Laplantine, L'Anthropologie. Paris, Seghers, 1987 ;
L'Homme, Anthropologie : Etat des lieux, Paris, Navarin Le Livre de Poche,
1986 ;
Jean Copans, Maurice Godelier, Serge Tornay Catherine Backês-Clément L'Anthropologie,
Science des Sociétés primitives ? Paris : Denoël, 1971 ;
du point de vue de la psychanalyse, on ne saurait ignorer Marie Bonaparte,
Psychanalyse et anthropologie, Paris, PUF, 1952 ;
Géza Roheim, Psychanalyse et anthropologie, Paris, Gallimard, 1967 ;
Georges Devereux, Essais d'ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard,
1977 ;
du point de vue marxiste, on consultera : Marc Abélès, Anthropologie et
marxisme, Bruxelles, Editions Complexe, 1976
Jean Copans, Critiques et politiques de l'anthropologie, Paris, Maspero,
1974 ;
Maurice Godelier, Horizon. trajets marxistes en anthropologie, Paris,
Maspero, 1973 ;
enfin, pour une épistémologie critique : Louis-Vincent Thomas, " Sociologie
et ethnologie ou réflexions sur un faux problème ", in Quel Corps ? ("
Une Galaxie Anthropologique "), no 38/39, octobre 1989 ;
Bruno Péquignot, Pour une critique de la raison anthropologique, Paris,
l'Harmattan, 1990.
[2 ] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PU F, 1950.
[3] Cf. Friedrich Engels, La dialectique de la Nature, Paris, Editions
Sociales, 1950. [41 Serge Moscovici, La société contre nature, Paris,
10/] 8, 1972.
[5] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris, Seuil, 1955.
[6] Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini (sous la direction de),
Pour une Anthropologie fondamentale, Paris, Seuil, 1974 ; Edgar Morin,
Le Paradigme perdu, Paris, Seuil, 1973.
[7] Cette orientation a toujours été constante en RFA, voir par exemple
la présentation du débat par Wolf Lepenies et Helmut Nolte, Kritik der
Anthropologie, Munich, Carl Hanser Verlag, 1971.
[8] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Editions sociales, 1962, p.
96.
[9] Karl Marx et Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, Paris, Editions
sociales, 1968, p. 45.
[10] Cf. Jürgen Habermas, Théorie de lAgir communicationnel, Paris, Fayard,
1987. il
[11] Jürgen Habermas, Morale et Communication, Paris, Cerf, 1986.
[12] Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris,
Vrin, 1988, P. 11.
[13] Jean-Paul Sartre, " L'Anthropologie ", in Situations philosophiques,
Paris, Gallimard, 1990, p. 284.
4 / SOCIOLOGIE POLITIQUE DU SPORT
Jean-Marie Brohm - Presses Universitaires de Nancy 1992
PREFACE .... (p. 38)
Par ailleurs, les thèses centrales de Sociologie politique
du sport ont été, toutes, confirmées par l’évolution
contradictoire du sport contemporain qui, loin de s’épanouir en une angélique
"conquête de l’humanité" comme se l’imaginent encore quelques
idéologues sportifs, s’est métamorphosé en terrain de crise permanente :
crise organisationnelle de ses structures, crise idéologique de ses "penseurs",
crise morale de ses justifications culturelles, crise économique de son
financement, crise scientifique de ses "techniciens", crise
politique de ses finalités publiques.
Le sport a été totalement subordonné à la stratégie d’expansion du capitalisme
financier, tant à l’échelon international avec la domination des multinationales
impérialistes dans l’organisation des grandes manifestations sportives
(Coca-Cola, siège d’Atlanta, siège des Jeux Olympiques du centenaire!),
qu’à l’échelon national avec le contrôle de plus en plus strict de l’institution
sportive par les sponsors et autres groupes de pressions économiques (voir
la liste des partenaires officiels des Jeux d’Albert-ville...). C’est
le capital qui est devenu le vrai sujet de l’institution sportive, le
moteur effectif de ses initiatives, le critère de ses réalisations, le
régulateur de son fonctionnement, n’en déplaise aux candides gestionnaires
du sport.
Le sport n’est plus, depuis longtemps déjà, qu’un champ de développement
sauvage pour le capital, un support de la concurrence capitaliste, une
annexe plus ou moins autonome de entreprises capitalistes qui le font
vivre/survivre, l’exploitent, l’instrumentalisent au service de leur propre
promotion. Inversement, les différentes fractions du capital se
disputent les parts du marché sportif comme autant de dividendes, intérêts,
bénéfices ou placements boursiers... Le sport en cette fin de siècle n’est
plus qu’un appareil capitaliste ordinaire avec ses succursales, ses ramifications,
ses bureaucrates rétribués, souvent inamovibles, ses experts/conseils,
ses managers, ses promoteurs, son personnel d’encadrement. Il est illusoire,
de ce point de vue, de tenter de "moraliser l’entreprise sportive",
de la protéger contre "les intrusions de l’argent" si l’on
refuse dans le même temps la lutte contre le capital et son pouvoir économique
tentaculaire, au nom d’un "apolitisme" bien tempéré.
Dans un autre registre, celui du principe de rendement corporel, la course
aux records, la recherche de la performance pour la performance, la chasse
à la compétitivité et à l’efficacité à tout prix ont conduit la pratique
du sport à des extrémités inquiétantes. La surmédicalisation, la préparation
biologique sophistiquée, le dopage scientifiquement assisté, l’entraînement
intensif, l’hypertechnologisation des capacités physiques, la sélection
précoce des "talents" ont transformé le sport de haut niveau,
en bien des pays et pas seulement dans le défunts pays "socialistes",
en une usine à monstres et robots, en une institution concentrationnaire
avec ses instituts/bagnes de préparation des forçats du labeurs du labeur
sportif, ses technocrates de la "récupération biologique",
ses "commandos sportifs", ses légionnaires de l’effort hors
norme, bref en un mode de production de cybernanthropes aliénés, de cyborgs
asservis aux programmes d’entraînement assistés par ordinateurs.
Le sport est devenu aujourd’hui le champ d’expérimentation de la tératologie
bio-mécanique, psycho-motrice, neuro-hormonale et pharmaco-chimique. Les
effets mortifères de la pratique sportive intensive (musculaires, tendineux,
osseux, cardiaques, végétatifs, psycho-somatiques, etc.) viennent contredire
massivement les allégations optimistes des idéologues de "la santé
sportive". La iatrogénèse sportive est la conséquence la plus directe
et la plus néfaste de la logique exacerbée de la compétition pour la compétition.
La logique de l’excès célébrée par Coubertin trouve aujourd’hui
sa traduction dans l’excès des logiques perverses de toutes sortes qui
menacent directement la santé et le bien-être des pratiquants.
Ce processus paradoxal n’est d’ailleurs pas tellement différent des autres
effets pervers de la cours à la productivité, au rendement et à l’efficience
que l’on retrouve dans la destruction massive de l’environnement par le
capital ou dans les effets contre-productifs de la recherche techno-scientifique
au service des complexes pharmaceutiques ou des trusts chimiques... Enfin,
pour citer un dernier aspect qui a confirmé au-delà de toute espérance
si je puis dire les analyses prémonitoires de Sociologie politique du
sport, je mentionnerai ici la guerre sportive avec ses camps (retranchés),
ses tranchées, ses mercenaires en crampons, ses expéditions punitives,
ses embuscades, ses trêves, ses blessés et ses morts. Dans tous les pays,
dans tous les sports les uns après les autres, à tous les échelons de
la pratique sportive, les violences sportives sont devenues une forme
pathologique ordinaire de la compétition : agressions caractérisées,
brutalités répétées et impunies, coups et blessures avec préméditation,
insultes et voies de faits, bagarres et affrontements physiques armés,
batailles rangées entre supporters, exactions et déprédations.
L’exacerbation des enjeux, l’excitation partisane, l’intoxication idéologique
(racisme, xénophobie), la manipulation des groupes d’extrême-droite, le
quadrillage policier ont eu cers dernières années des conséquences dramatiques
qui ont abouti à de vrais massacres de foule, à des carnages barbares.
Là aussi, il faut comprendre que ces évènements, loin d’être des épiphénomènes
"regrettables", sont le produit d’une économie politique de
la haine : la haine de l’adversaire, la haine de l’autre, de soi,
de la nature et finalement de la vie, puisque le sport est fondamentalement
une gestion thanatique des désirs, des pulsions et des fantasmes (1).
Enfin, et c’est une dimension centrale de son projet initial, ce livre
a été et est au fondement d’une pratique politique militante. Ma recherche
ne s’est pas contentée de contempler "scientifiquement" le
monde sportif tel qu’il est, elle s’est également fixée pour projet de
le transformer en le combattant, de le combattre en le transformant, démarche
dialectique que peu de mes critiques ont réellement comprise, voire même
perçue. Comme pour la critique de l’économie politique de Marx,
on m’a reproché de "m’être borné à une simple analyse critique des
éléments donnés, au lieu de formuler des recettes (comtistes ?) pour
les marmites de l’avenir" (2). Ce faisant, on n’a pas voulu voir
que la critique, par définition, ne saurait être "positive",
puisque sa finalité essentielle est de dégager la dialectique des contradictions,
donc de souligner la négativité des processus sociaux, leur finitude,
leur altération ininterrompue, ce que Hegel appelle joliment le
"travail du négatif". "Sous son aspect rationnel, écrit
Marx, elle [la dialectique] est un scandale et une abomination
pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que
dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même
coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire,
parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n’est qu’une
configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer; parce
qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire" (3).
Contrairement à tant de mes collègues sociologues dont la seule politique
est l’acclamation du fait accompli ou la neutralité malveillante à l’encontre
des thèses critiques, les thèses de Sociologie politique du sport reposent
sur des positions explicitement argumentées qui permettent de proposer
une orientation politique clairement articulée en termes de prjets, de
luttes, d’objectifs, de valeurs, de jugements éthiques. Loin de constituer
un obstacle épistémologique à la rigueur théorique, l’implication militante,
ce que certains ont appelé la recherche-action, peut devenir un mode de
production de connaissances. Parce que mon objet de recherche était aussi
un objet de lutte, il m’a été possible de le considérer sous un autre
angle que la plupart de mes collègues.
Comme l’écrit Lucien Goldmann : "Dès qu’on aborde en
sciences humaines un problème quelconque à un niveau suffisamment général,
on se trouve à l’intérieur d’un cercle qui est l’expression du fait que
le chercheur fait lui-même partie de la société qu’il se propose d’étudier
et qui joue un rôle prépondérant dans l’élaboration de ses catégories
intellectuelles" (4). Les catégories et les références qui permettent
de penser la réalité sociale sont elles-mêmes, explicitement ou implicitement,
des choix sociaux et donc, en dernière analyse, des prises de parti politiques,
des engagement éthiques, conscients ou inconscients. Il n’y a donc jamais
de "science neutre", mais toujours positionnement théorique
qui est en même temps positionnement politique, même si ces deux positions
ne sont pas forcément congruentes sur le moment, ni convergentes sur tout.
Comme le souligne encoreLucien Goldmann : "Si
la sociologie est une science qui se fonde, comme toutes les autres disciplines
scientifiques, sur un ensemble de catégories qui forment une structure
intellectuelle, ces catégories et cette structure sont elles-mêmes des
faits sociaux dont l’étude relève de la sociologie, de même, qu’inversement,
les catégories mentales qui sont des faits sociaux fondent à leur tour
la pensée sociologique" (5). Ce point décisif pour toute démarche
sociologique permet en conséquence de placer la théorie de l’implication
ou du contre-transfert au cœur de l’épistémologie critique et de considérer
que les positions/dispositions du chercheur – institutionnelles, libidinales,
culturelles, etc. – et ses crises de position – politiques, éthiques,
épistémologiques – sont fondatrices de la définition, de la délimitation,
de la constitution et de la légitimation de ses objets de recherche et
d’analyse (6). Cet aspect de la réflexivité épistémologique a souvent
été évoqué par Pierre Bourdieu qui a montré que les systèmes de
classements/reclassements scientifiques - les taxonomies, les catégorisations,
les hiérarchisations, les typologisations conceptuelles ou méthodologiques
– étaient des produits sociaux de classement sociaux objectifs, donc aussi
des enjeux stratégiques dans les affrontements sociaux, notamment dans
les luttes de classes politiques ou... épistémologiques. "
Les classements, écrit Bourdieu (que les bourdieusistes du
sport feraient bien de lire attentivement), sont un enjeu de lutte entre
les agents. Autrement dit, il y a une lutte des classements qui est une
dimension de la lutte des classes" (7).
C’est ce qui explique en fin de compte que toute critique sociologique,
surtout lorsqu’elle se veut explicitement politique – c’est-à-dire en
ayant affirmé et clarifié ses implications politiques - soit aussitôt
perçue comme une attaque par ceux-là mêmes dont l’implication non élucidée
consiste à tenir l’objet et à être tenu par lui – financièrement, idéologiquement,
pulsionellement, institutionnellement – comme la corde tient le pendu
(que l’on songe à tous ces bureaucrates/gestionnaires du mouvement sportif,
ces fonctionnaires de la pensée des "sciences et techniques des
activités physiques et sportives" qui vivent du sport comme les
moules sur un rocher...). C’est sans doute ma position minoritaire ostracisé,
de dissident notoire, "d’ennemi public numéro un du sport",
de "gauchiste" qui permet de situer mes analyses "subversives"
dans le champ sportif et universitaire lequel, du fait même de mes positions,
est désormais clivé et soumis à des affrontements multiformes entre l’orthodoxie
dominante (celle de la sociologie officielle, recommandée, commanditée
même par les pouvoirs sportifs) et la "minorité agissante"
de la critique et de la contestation dont Quel corps ? est
aujourd’hui l’organisateur collectif.
Sociologie politique du sport a été une brèche à tous les sens du terme
parce que le courant qui me portait a lui-même été en rupture radicale
avec les consensus dominants, les croyances légitimes, les illusions majoritaires,
les opinions de l’opinion publique, qu’elle soit "populaire"
ou "savante". De ce point de vue je me reconnais dans le récent
constat qu’établit Pierre Bourdieu : "Dans les sciences
sociales, on le sait, les ruptures épistémologiques sont souvent des ruptures
sociales, des ruptures avec les croyances fondamentales d’un groupe et,
parfois, avec les croyances fondamentales du corps des professionnels,
avec le corps des certitudes partagées qui fonde la communis doctorum
opinio. Pratiquer le doute radical en sociologie, c’est un peu se
mettre hors la loi". (7)
1 – cf le remarquable article de Frédéric Baillette, "Le sport, une
gestion des pulsions", in Anthropologie du sport – Perspectives critiques,
Actes du Colloque International Francophone, Paris-Sorbonne, 19-20 avril
1991 publié sous la dir. De J. Ardoino et J.M. Brohm Paris, ANDSHA/Matrice/Quels
corps ?, 1991
2 – K. Marx, Le Capital, Livre I, Postface, PARIS Gallimard, 1963, p.
555.
3 – ibidem, p. 558-559.
4 – Epistémologie et philosophie politique, Paris Denoël/Gonthier, 1970.
5 – ibidem p. 23.
6 – Sur cette question voir notamment J. Ardoino, Education et politique,
Paris, Gauthier-Villars, 1977.....
7 - Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Edit. de Minuit,
1982, p. 92.
8 - Pierre Bourdieu,, Réponses – Pour une anthropologie réflexive, Paris,
Seuil, 1992, p. 211.
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