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Football: de l'extase au cauchemar
Jean-Marie Brohm et Marc Perelman


Les rêves brisés de la France en bleu risquent de se transformer en cauchemar, avec une sorte de lepénisation footballistique rampante.
Il y a quatre ans, c'était l'extase historique de la victoire : défilés de foules en délire sur les Champs-Elysées, nuits bleues et liesses passablement arrosées des meutes de supporteurs, intellectuels scotchés à leur écran de télévision, journalistes chavirés de bonheur. Les esprits, littéralement colonisés par les passes magiques, les tirs fabuleux, les dribbles hallucinants, les passements de jambes merveilleux des mercenaires en crampons, s'étaient laissés enivrer par la divine fumée de l'opium sportif.

La jeunesse, totalement identifiée à l'équipe "black-blanc-beur" qui s'imaginait représenter la "France multiculturelle", celle précisément de toutes les couleurs, avait été subjuguée par les démagogues qui confondent tête bien faite et bourrage de crâne par le ballon rond. Du moindre village au sommet de l'Etat, la communion était totale sur l'ensemble du territoire. On pouvait se congratuler, s'étreindre et s'embrasser à qui mieux mieux. Quelques-uns avaient même parlé d'"orgasme national" !

Une ola sans précédent avait submergé la France, au point que certains avaient osé comparer cette déferlante populiste au bonheur de la Libération de Paris. D'autres s'étaient aventurés plus loin encore et avaient évoqué la glorieuse réminiscence de la Révolution française...En 1998, on nous disait que grâce à cette équipe de France-là l'intégration était en marche, à la fois symboliquement, politiquement, socialement et même économiquement. L'intégration, qui avait si bien réussi sur le terrain du football, pouvait par conséquent être parachevée par simple transposition à la société civile, dans les entreprises, à l'école, et bien sûr dans les banlieues. La victoire "exemplaire" de l'équipe de France et les supposées vertus fraternelles du football devaient briser les dernières résistances à l'intégration.
Parmi les intellectuels qui avaient peu ou prou soutenu la "gauche plurielle", nombreux furent ceux, y compris à l'extrême gauche, qui se laissèrent prendre par l'illusion lyrique d'une France débarrassée du racisme, de la xénophobie et de l'antisémitisme grâce à "l'unité nationale retrouvée". L'équipe de France de football, promue ambassadrice du "pays des droits de l'homme", allait vaincre les dernières résistances par sa simple existence multicolore et sa capacité à illustrer la nouvelle économie de la gagne à la française ("La victoire est en vous"...) Cette thématique illusoire de l'intégration par la "culture sportive", systématiquement développée par la gauche plurielle comme axe politique majeur, fut pourtant l'un de ces écrans de fumée derrière lequel se dissimula le désastre réel : l'absence d'avenir pour une jeunesse condamnée aux violences urbaines, à la précarité, au chômage et au RMI.

L'intégration par le football fut ainsi l'opium du peuple que la gauche plurielle ne cessa de distiller massivement comme ligne stratégique jusqu'à ce match France-Algérie du 6 octobre 2001, pourtant longuement préparé, qui se termina par un vrai fiasco : La Marseillaise fut copieusement sifflée, des projectiles furent lancés depuis les gradins contre les représentants de l'Etat (Elizabeth Guigou et Marie-George Buffet furent touchées au visage, Jospin restant, lui, de marbre), et la pelouse fut envahie par des jeunes des banlieues, en majorité issus de l'immigration, pour éviter une humiliation comparable à celle vécue au quotidien, au moment même où l'équipe de France était en train d'écraser celle d'Algérie dans une promenade de santé. Le football ravivait les pires souvenirs, et le retour du refoulé des blessures de la guerre d'Algérie avait un goût amer au cours de cette rencontre qui se voulait "amicale" et que la gauche plurielle avait même organisée comme une "réconciliation" entre les deux peuples.

C'était donc bien le football, et rien d'autre, c'est-à-dire la réalité de sa logique agonistique - la défaite des uns et la victoire des autres, l'affront subi par les perdants (les pauvres) et l'arrogance affichée des vainqueurs (les riches) - qui devait déclencher les transgressions des supporteurs déçus. Celles-ci, malgré les déclarations lénifiantes des organisateurs, auraient pu avoir des conséquences autrement plus dramatiques si ces mouvements de foule avaient dérapé, comme cela est régulièrement le cas dans tous les stades du monde. Le mythe du football intégrateur avait été ce jour-là déconstruit par l'impitoyable réalité des affrontements sportifs. Le football, prétendu facteur d'"amitié entre les peuples", devenait - précisément lui, et rien que lui, à l'échelle certes d'un terrain de sport, mais avec une portée symbolique beaucoup plus vaste - un vecteur de désintégration sociale généralisée : violence verbale et physique acceptée, sinon attisée, adhésion à des valeurs non démocratiques (ethos guerrier, esprit revanchard, argent facile, adulation des idoles, aveuglement devant le dopage, etc.), chauvinisme exacerbé, renversement de toutes les valeurs de solidarité au profit de la gagne, haine de l'adversaire, bref, mise en place d'un ordre sportif nouveau imposé à la totalité de la population.

Mais les faits sont plutôt têtus. Tout au long de ces dernières années, les violences meurtrières sur les stades, la corruption galopante dans plusieurs pays (Brésil, Russie, Chine), le spectre du dopage (en Italie et ailleurs), les matches truqués ou achetés et surtout les exactions régulières des hooligans partout dans le monde, et plus particulièrement en Europe, ont fini par faire apparaître l'empire-football sous son vrai visage : une multinationale de la fausse conscience, une entreprise d'abrutissement populiste, une justification idéologique de la violence sociale contre les déshérités. En France, en Seine-Saint-Denis, là où le football avait été présenté comme le lieu privilégié de l'intégration (avec le Stade de France comme emblème), les compétitions furent suspendues pendant plusieurs semaines pour cause de violences exacerbées chez des jeunes venus en découdre sur les terrains. Encore une fois, c'était bien le football, et rien d'autre, qui avait été le support actif des violences et des nouvelles formes de ghettoïsation dans les banlieues, avec pour effet le repliement socioculturel sur le football devenu un miroir aux alouettes, un "ascenseur social" fictif pour la masse des jeunes issus de l'immigration.

Quatre années ont passé. Toutes les analyses de la gauche plurielle se sont effondrées, à l'unisson de la "défaite historique" de l'équipe de France. Politiquement, la gauche plurielle est aujourd'hui anéantie, les classes populaires désorientées et sans représentation politique, tandis que le Front national reste une menace réelle. L'un des thèmes de prédilection du Parti socialiste et du Parti communiste - l'intégration par le sport - a été littéralement pulvérisé par la progression du national-populisme : le football a participé de la légitimation idéologique du Front national et, plus largement, de la droite de la droite, qui n'ont eu de cesse de conquérir un électorat gangrené par cette peste émotionnelle, seule échappatoire imaginaire possible à la relégation sociale réelle de "ceux d'en bas".

Le football a ainsi produit le contraire de ce qu'il prétendait réaliser : en dissolvant les rapports sociaux effectifs (les inégalités sociales, le chômage, l'exploitation du travail) dans une solidarité factice ("tous supporteurs") et en dissimulant les orientations politiques réelles (la dérégulation libérale, les privatisations, la dictature des marchés) derrière une communauté nationale illusoire ("On a gagné"), le football a largement contribué à la lepénisation des esprits. Phénomènes parallèles très inquiétants : le regain d'intérêt pour le football a été en effet concomitant de la montée en puissance du Front national, qui a su capter de jeunes électeurs en reprenant à son compte l'idéologie nationaliste de la victoire de 1998 : esprit de combat, propagande chauvine exacerbée, culte de l'uniforme (tous en bleu, tous derrière le chef ou le totem), ordre et discipline, grégarisation national-populiste.

Le football a donc épaulé le FN, comme le FN s'est appuyé sur les valeurs réelles du football pour se développer : mythe du surhomme et de l'homme providentiel (une seule cuisse vous manque et tout est dépeuplé), idéologie de la guerre sportive, apologie de la force physique, esthétique crépusculaire du geste et de l'espace sportifs, fanatisme supporteuriste. Mais voilà, l'équipe de France a piteusement disparu de la compétition. Les niaiseries mille fois ressassées sur la "culture foot", la mystification du "tous ensemble" et les rêveries politiquement correctes du multiculturalisme sportif qui avaient été portées par la victoire de 1998 se sont effondrées comme un ridicule château de cartes.

Dans Le Monde du 1er décembre 2001, Jean-Marie Colombani, son directeur, croyait annoncer une bonne nouvelle : "La machine à rêver sera lancée." Les rêves brisés de la France en bleu risquent pourtant de se transformer en cauchemar, avec une sorte de lepénisation footballistique rampante. Dernièrement, l'un des sbires du MNR (Mouvement national républicain), Jean-Yves Le Gallou, constatait que "la contre-performance humiliante et ridicule de l'équipe de France de football sonne le glas de la propagande immigrationniste qui s'était déchaînée lors du Mondial 98".

Les premières images d'un Zidane roulant à terre, la tête collée au gazon, sont peut-être déjà annonciatrices du pire...


Jean-Marie Brohm est professeur de sociologie à l'université Montpellier-III.
Marc Perelman est professeur des sciences de l'information et de la communication à l'université Paris X-Nanterre.

LE MONDE 17.06.02 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 18.06.02

Le lien d'origine : Le Monde Foot extase et cauchemar
http://fete.lemonde.fr/article/0,5987,3232--280781-,00.html