Les rêves brisés de la France en bleu risquent de se transformer en cauchemar,
avec une sorte de lepénisation footballistique rampante.
Il y a quatre ans, c'était l'extase historique de la victoire : défilés
de foules en délire sur les Champs-Elysées, nuits bleues et liesses passablement
arrosées des meutes de supporteurs, intellectuels scotchés à leur écran
de télévision, journalistes chavirés de bonheur. Les esprits, littéralement
colonisés par les passes magiques, les tirs fabuleux, les dribbles hallucinants,
les passements de jambes merveilleux des mercenaires en crampons, s'étaient
laissés enivrer par la divine fumée de l'opium sportif.
La jeunesse, totalement identifiée à l'équipe "black-blanc-beur" qui s'imaginait
représenter la "France multiculturelle", celle précisément de toutes
les couleurs, avait été subjuguée par les démagogues qui confondent tête
bien faite et bourrage de crâne par le ballon rond. Du moindre village
au sommet de l'Etat, la communion était totale sur l'ensemble du territoire.
On pouvait se congratuler, s'étreindre et s'embrasser à qui mieux mieux.
Quelques-uns avaient même parlé d'"orgasme national" !
Une ola sans précédent avait submergé la France, au point que certains
avaient osé comparer cette déferlante populiste au bonheur de la Libération
de Paris. D'autres s'étaient aventurés plus loin encore et avaient évoqué
la glorieuse réminiscence de la Révolution française...En 1998, on nous
disait que grâce à cette équipe de France-là l'intégration était en marche,
à la fois symboliquement, politiquement, socialement et même économiquement.
L'intégration, qui avait si bien réussi sur le terrain du football, pouvait
par conséquent être parachevée par simple transposition à la société civile,
dans les entreprises, à l'école, et bien sûr dans les banlieues. La victoire
"exemplaire" de l'équipe de France et les supposées vertus fraternelles
du football devaient briser les dernières résistances à l'intégration.
Parmi les intellectuels qui avaient peu ou prou soutenu la "gauche plurielle",
nombreux furent ceux, y compris à l'extrême gauche, qui se laissèrent
prendre par l'illusion lyrique d'une France débarrassée du racisme, de
la xénophobie et de l'antisémitisme grâce à "l'unité nationale retrouvée".
L'équipe de France de football, promue ambassadrice du "pays des droits
de l'homme", allait vaincre les dernières résistances par sa simple existence
multicolore et sa capacité à illustrer la nouvelle économie de la gagne
à la française ("La victoire est en vous"...) Cette thématique
illusoire de l'intégration par la "culture sportive", systématiquement
développée par la gauche plurielle comme axe politique majeur, fut pourtant
l'un de ces écrans de fumée derrière lequel se dissimula le désastre réel :
l'absence d'avenir pour une jeunesse condamnée aux violences urbaines,
à la précarité, au chômage et au RMI.
L'intégration par le football fut ainsi l'opium du peuple que la gauche
plurielle ne cessa de distiller massivement comme ligne stratégique jusqu'à
ce match France-Algérie du 6 octobre 2001, pourtant longuement préparé,
qui se termina par un vrai fiasco : La Marseillaise fut copieusement
sifflée, des projectiles furent lancés depuis les gradins contre les représentants
de l'Etat (Elizabeth Guigou et Marie-George Buffet furent touchées au
visage, Jospin restant, lui, de marbre), et la pelouse fut envahie par
des jeunes des banlieues, en majorité issus de l'immigration, pour éviter
une humiliation comparable à celle vécue au quotidien, au moment même
où l'équipe de France était en train d'écraser celle d'Algérie dans une
promenade de santé. Le football ravivait les pires souvenirs, et le retour
du refoulé des blessures de la guerre d'Algérie avait un goût amer au
cours de cette rencontre qui se voulait "amicale" et que la gauche plurielle
avait même organisée comme une "réconciliation" entre les deux peuples.
C'était donc bien le football, et rien d'autre, c'est-à-dire la réalité
de sa logique agonistique - la défaite des uns et la victoire des
autres, l'affront subi par les perdants (les pauvres) et l'arrogance affichée
des vainqueurs (les riches) - qui devait déclencher les transgressions
des supporteurs déçus. Celles-ci, malgré les déclarations lénifiantes
des organisateurs, auraient pu avoir des conséquences autrement plus dramatiques
si ces mouvements de foule avaient dérapé, comme cela est régulièrement
le cas dans tous les stades du monde. Le mythe du football intégrateur
avait été ce jour-là déconstruit par l'impitoyable réalité des affrontements
sportifs. Le football, prétendu facteur d'"amitié entre les peuples",
devenait - précisément lui, et rien que lui, à l'échelle certes d'un
terrain de sport, mais avec une portée symbolique beaucoup plus vaste -
un vecteur de désintégration sociale généralisée : violence verbale
et physique acceptée, sinon attisée, adhésion à des valeurs non démocratiques
(ethos guerrier, esprit revanchard, argent facile, adulation des idoles,
aveuglement devant le dopage, etc.), chauvinisme exacerbé, renversement
de toutes les valeurs de solidarité au profit de la gagne, haine de l'adversaire,
bref, mise en place d'un ordre sportif nouveau imposé à la totalité de
la population.
Mais les faits sont plutôt têtus. Tout au long de ces dernières années,
les violences meurtrières sur les stades, la corruption galopante dans
plusieurs pays (Brésil, Russie, Chine), le spectre du dopage (en Italie
et ailleurs), les matches truqués ou achetés et surtout les exactions
régulières des hooligans partout dans le monde, et plus particulièrement
en Europe, ont fini par faire apparaître l'empire-football sous son vrai
visage : une multinationale de la fausse conscience, une entreprise
d'abrutissement populiste, une justification idéologique de la violence
sociale contre les déshérités. En France, en Seine-Saint-Denis, là où
le football avait été présenté comme le lieu privilégié de l'intégration
(avec le Stade de France comme emblème), les compétitions furent suspendues
pendant plusieurs semaines pour cause de violences exacerbées chez des
jeunes venus en découdre sur les terrains. Encore une fois, c'était bien
le football, et rien d'autre, qui avait été le support actif des violences
et des nouvelles formes de ghettoïsation dans les banlieues, avec pour
effet le repliement socioculturel sur le football devenu un miroir aux
alouettes, un "ascenseur social" fictif pour la masse des jeunes issus
de l'immigration.
Quatre années ont passé. Toutes les analyses de la gauche plurielle se
sont effondrées, à l'unisson de la "défaite historique" de l'équipe de
France. Politiquement, la gauche plurielle est aujourd'hui anéantie, les
classes populaires désorientées et sans représentation politique, tandis
que le Front national reste une menace réelle. L'un des thèmes de prédilection
du Parti socialiste et du Parti communiste - l'intégration par le
sport - a été littéralement pulvérisé par la progression du national-populisme :
le football a participé de la légitimation idéologique du Front national
et, plus largement, de la droite de la droite, qui n'ont eu de cesse de
conquérir un électorat gangrené par cette peste émotionnelle, seule échappatoire
imaginaire possible à la relégation sociale réelle de "ceux d'en bas".
Le football a ainsi produit le contraire de ce qu'il prétendait réaliser :
en dissolvant les rapports sociaux effectifs (les inégalités sociales,
le chômage, l'exploitation du travail) dans une solidarité factice ("tous
supporteurs") et en dissimulant les orientations politiques réelles (la
dérégulation libérale, les privatisations, la dictature des marchés) derrière
une communauté nationale illusoire ("On a gagné"), le football a largement
contribué à la lepénisation des esprits. Phénomènes parallèles très inquiétants :
le regain d'intérêt pour le football a été en effet concomitant de la
montée en puissance du Front national, qui a su capter de jeunes électeurs
en reprenant à son compte l'idéologie nationaliste de la victoire de 1998 :
esprit de combat, propagande chauvine exacerbée, culte de l'uniforme (tous
en bleu, tous derrière le chef ou le totem), ordre et discipline, grégarisation
national-populiste.
Le football a donc épaulé le FN, comme le FN s'est appuyé sur les valeurs
réelles du football pour se développer : mythe du surhomme et de
l'homme providentiel (une seule cuisse vous manque et tout est dépeuplé),
idéologie de la guerre sportive, apologie de la force physique, esthétique
crépusculaire du geste et de l'espace sportifs, fanatisme supporteuriste.
Mais voilà, l'équipe de France a piteusement disparu de la compétition.
Les niaiseries mille fois ressassées sur la "culture foot", la mystification
du "tous ensemble" et les rêveries politiquement correctes du multiculturalisme
sportif qui avaient été portées par la victoire de 1998 se sont effondrées
comme un ridicule château de cartes.
Dans Le Monde du 1er décembre 2001, Jean-Marie Colombani,
son directeur, croyait annoncer une bonne nouvelle : "La machine
à rêver sera lancée." Les rêves brisés de la France en bleu risquent
pourtant de se transformer en cauchemar, avec une sorte de lepénisation
footballistique rampante. Dernièrement, l'un des sbires du MNR (Mouvement
national républicain), Jean-Yves Le Gallou, constatait que "la contre-performance
humiliante et ridicule de l'équipe de France de football sonne le glas
de la propagande immigrationniste qui s'était déchaînée lors du Mondial
98".
Les premières images d'un Zidane roulant à terre, la tête collée au gazon,
sont peut-être déjà annonciatrices du pire...
Jean-Marie Brohm est professeur de sociologie à l'université Montpellier-III.
Marc Perelman est professeur des sciences de l'information et de
la communication à l'université Paris X-Nanterre.
LE MONDE 17.06.02 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 18.06.02
Le lien d'origine : Le Monde Foot extase et cauchemar
http://fete.lemonde.fr/article/0,5987,3232--280781-,00.html
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