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Ontologie de la mort
Jean-Marie BROHM


Esquisses épistémologiques pour une thanatologie qui se voudrait scientifique.

- Introduction- p.1
- L'impensable de la mort - p.2
- L'épistémologie paradoxale de la thanatologie - p.3
- Les invariants anthropologiques de la mort - p.4
- Les postulations métaphysiques de la thanatologie - p.5
- Éthique et ontologie de la mort - p.6
- Quelle thanatologie aujourd'hui ? - p.7

INTRODUCTION

"Rien n'est plus étranger ni plus noir que le coup fatal qui frappe chacun de nous. Certes, la vie elle-même n'est pas au point : quoi qu'il en soit, elle est notre demeure, c'est en elle que nous sommes présents, et il est possible de l'améliorer. En revanche, personne n'a jamais été vu présent dans la mort, si ce n'est sous forme de cadavre". Ernst Bloch*, Le Principe Espérance. Tome III : Les images-souhaits de l'Instant exaucé, Paris, Gallimard,1991, p. 232.

Michel Picard, constatant l'omniprésence de la thématique de la mort dans tous les genres littéraires - pièces théâtrales, essais, épopées, tragédies, récits légendaires, oraisons funèbres, romans, nouvelles, textes fictionnels ou poétiques, etc.-, a tenté "de montrer quelles relations étroites, presque consubstantielles, entretiennent la littérature et la mort" (1). Dans la lignée de ses travaux antérieurs - au demeurant d'une grande pertinence théorique (2) - qui définissent la littérature non pas prioritairement comme ensemble de livres (qu'évoquent les anthologies), de textes (qu'étudient les historiens ou les théoriciens de la littérature) ou de documents pour bibliophiles (qu'archivent les bibliothèques), autrement dit comme écriture, mais d'abord comme activité ludique de lecture, c'est-à-dire comme jeu imaginaire avec le langage dans l'espace transitionnel du Sujet avec la totalité complexe des temporalités qui y sont engagées (réelles, fictionnelles, fantasmatiques), Michel Picard souligne les obstacles épistémologiques auxquels est confrontée toute approche de la mort dans les sciences humaines, et particulièrement dans l'étude des textes.

Le premier obstacle selon lui est l'hégémonie d'une certaine histoire des mentalités, même si cette école théorique a confirmé que les figures de la mort étaient totalement contextualisées culturellement. L'histoire des "attitudes collectives devant la mort", ou l'histoire des "modèles successifs du mourir" (3)- c'est-à-dire l'ensemble des représentations collectives de la mort (4), des pratiques sociales du trépas et du deuil, des vécus thanatiques (5), des idéologies et rites funéraires -a souvent tendance, note Michel Picard, à prendre pour argent comptant l'idée que les représentations de la mort sont "l'expression de la société" (d'une classe, d'un groupe), le "reflet"de l'époque, l'"écho" d'une situation ou "l'ethos" d'une culture. Il reste à se demander si les historiens de la mort -qui tentent à travers une masse hétéroclite de documents, de signes, de textes, de monuments (inscriptions funéraires, ex-voto, testaments, retables, tableaux, gravures, manuels de dévotion, hagiographies, etc.) de retrouver "le sentiment commun", - l'expression inconsciente d'une sensibilité collective, " le sentiment général d'une époque (6), -le discours sur la mort qu'une époque se tient à elle-même (7) visent bien ainsi leur objet : la mort ? Celle-ci, au demeurant, peut-elle être conçue comme un référent objectif ? La mort n'est-elle pas plutôt métaphorisation permanente, allégorie, déplacement, allusion, jeu de langage ?

L'obstacle est ici l'illusion référentielle, la croyance naïve à l'existence immédiate (c'est-à-dire non médiatisée par le langage, la culture, l'idéologie, la fiction, le fantasme, la croyance, etc.) de la mort comme réalité cernable, délimitable, objectivable, vérifiable, voire mesurable, comme pourrait se l'imaginer un positiviste convaincu. Or, il y a une extrême difficulté à définir la mort comme A champ d'études (elle est partout et nulle part) et comme objet, d'une grande complexité et évanescence, aussi bien synchroniquement que diachroniquement, puisque, qu'on le veuille ou non, la mort n'est pas un objet comme les autres, mais une transversalité intersubjective, une relation entre sujets (vivants ou déjà morts), un être-de-langage, un signifiant dont le signifié est très ambigu et hyper-polysémique et dont les référents sont incertains, en tous les cas extrêmement multiples: qu'y a-t-il sous le masque de la mort ? Que peut-on en dire? Peut-on même la penser, la conceptualiser ?

Notes page 1
(1) Michel Picard, La Littérature et la mort, Paris, PUF, 1995, p. 3. On trouvera une thèse analogue déjà développée chez Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, chapitre IV : "L'œuvre et l'espace de la mort".
(2) Michel Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986 ; Lire le temps, Paris, Minuit, 1989.
(3) Cf. Michel Vovelle, Mourir autrefois. Attitudes collectives devant la mort aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Julliard, 1974 ; Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen-âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975 ;
Philippe Ariès, L'Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977 ;
Robert Favre, La Mort dans la littérature et la pensée françaises au Siècle des Lumières, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1978; Michel Vovelle, La Mort et l'Occident, de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983 ;
Michel Lauwers, La Mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen-âge, Paris, Beauchesne, 1997.
Voir aussi, d'un point de vue plus sociologique, Geoffrey Gorer, Ni Pleurs ni couronnes, précédé de Pornographie de la mort (préface de Michel Vovelle), Paris, EPEL, 1995.
(4) Cf. Robert Hertz, A Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort in Sociologie religieuse et folklore, Paris, PUF, 1970.
(5) On pourrait d'ailleurs dire la même chose des vécus érotiques...
(6) Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen-âge à nos jours, op. cit., p. 13.
(7) Michel Vovelle, Mourir autrefois. Attitudes collectives devant la mort aux XVIIe et XVIIIe siècles, op. cit., p. 11.

L'impensable de la mort

Vladimir Jankélévitch, dont la distinction eidétique fondamentale entre la mort en troisième, deuxième et première personne a directement inspiré Michel Vovelle, Philippe Ariès et Louis-Vincent Thomas, a magistralement pointé le paradoxe de toute étude sur la mort (historique, psychologique, anthropologique, philosophique, littéraire, etc). D'une part, la mort est partout, dans le Tout, elle est même d'un certain point de vue le Tout des choses : La vie nous parle de la mort, et même elle ne parle que de cela. Allons plus loin : de quelque sujet qu'on traite, en un sens on traite de la mort ; parler de quoi que ce soit, par exemple de l'espérance, c'est obligatoirement parler de la mort ; parler de la douleur, c'est parler, sans la nommer, de la mort ; philosopher sur le temps c'est, par le biais de la temporalité et sans appeler la mort par son nom, philosopher sur la mort ; méditer sur l'apparence, qui est mélange d'être et de non-être, c'est implicitement méditer sur la mort [...]. La mort est l'élément résiduel de tout problème [...]. Tout me parle de la mort... mais indirectement et à mots couverts, par hiéroglyphes et sous-entendus. La vie est l'épiphanie de la mort, mais cette épiphanie est allégorique, non point tautégorique.(8).
D'autre part, et c'est là un pour scandale ou non-sens irrationnel pour la raison rationaliste, positiviste, scientiste, le savoir de la mort est quasi inexistant, crépusculaire, frappé d'incertitude.

Que savons-nous de la mort ? :
quasiment rien, des bribes d'incertitude, d'autant qu'elle est excessivement difficile à penser clairement et distinctement. La mort est quasiment informulable, inimaginable, infigurable: Dans ce concept d'une totale nihilisation, écrit encore Vladimir Jankélévitch, on ne trouve rien où se prendre, aucune prise à laquelle l'entendement puisse s'accrocher. La pensée du rien est un rien de pensée, le néant de l'objet annihilant le sujet: pas plus qu'on ne voit une absence, on ne pense un rien; en sorte que penser le rien, c'est ne penser à rien, et c'est donc ne pas penser. La pseudo-pensée de la mort n'est qu'une variété de somnolence (9). La connaissance de l'Au-delà de la mort, de l'outre-monde de l'intemporel, se réduit non pas à presque rien, mais à rien du tout, la connaissance de l'Instant mortel, du moment (ou seuil) du mourir en tant qu'instant insaisissable du dernier présent, passage du déjà-plus vivant au pas-encore mort, est un presque rien et la connaissance de l'En-deça de la mort, le bas-monde du temps, n'est qu'allégorique parce que son objet est toujours autre chose que la mort. Et puisqu'il est quasi impossible de penser la mort ni avant, ni pendant, ni après, le désir de connaissance a recours aux subterfuges de l'euphémisation, de l'à-côté, des périphrases.
Ne pouvant atteindre la chose même, l'ipséité de la mort, ne pouvant avoir une expérience originaire de l'apparaître de la mort, ni une intuition donatrice de la A mort en personne, comme on peut avoir un vécu du corps propre en personne, se pose ici la question aporétique d'une phénoménologie de la mort, de l'apparaître ou de l'essence de la manifestation du mourir, en tant que corrélat noématique de la conscience. Nul mieux que Vladimir Jankélévitch n'a insisté sur le caractère impensable et inénarrable de l'instant létal (10) du fait même de l'essence temporelle de l'épreuve : la conscience témoin ou le cogito du mourant s'anéantit à l'instant même où il est, dans une simultanéité fulgurante, conscience de la mort.

Comment l'intuition du mourant fixerait-elle une fulguration ou un signal, dont elle n'est, par définition, jamais contemporaine, auquel elle n'est jamais coextensive ?

On peut certes concevoir une espèce de simultanéité-éclair, une coïncidence ponctuelle de la conscience-de-soi avec l'article létal: mais cette simultanéité est parfaitement inutilisable, puisque, l'instant d'après, ou mieux à l'instant même, il n'y a plus ni conscience ni être conscient (11). L'intuition de l'instant mortel chez le mourant est donc proprement indicible, mais aussi invivable, si l'on ose dire, en tant que vécu : le vécu de la disparition est à l'instant même la disparition de tout vécu! Ce qui est vrai de la conscience par rapport à la mort-propre n'est pas moins vrai par rapport à la mort d'autrui : les vivants assistent le moribond durant ses derniers instants, puis ils accompagnent le mort jusqu'à sa dernière demeure ; mais le mourant lui-même, personne ne l'accompagne; personne ne lui fait escorte tandis qu'il accomplit le pas solitaire. Non d'aucune façon l'instant mortel n'est objet de connaissance ni matière à spéculation ou à raisonnement (12).

La mort est cette limite impondérable entre le presque-rien et le rien. Il n'est donc pas étonnant qu'on ne puisse quasiment rien en dire, a fortiori édifier un savoir sur elle. C'est ce paradoxe de l'impossibilité d'une science de la mort en tant que structure vacante, d'une thanatologie d'un objet qui n'existe qu'en tant que rien de notre Tout, néant silencieux absolu, indicible irrémédiable que Vladimir Jankélévitch a souligné mieux que quiconque. La mort est hors lieu, dépareillée, hors temps, la limite sans épaisseur ni extension, le point sans allongement, l'instant sans situation spatiale et sans durée qui sépare quelque chose et rien, le tranchant aigu et la ligne quasi inexistante où se recoupent l'être et le non-être : mais aucune lumière révélatrice ne filtre entre l'un et l'autre. (13)

La mort, parce qu'indescriptible, inénarrable, inconnaissable au sens fort du terme, ne peut donc être évoquée que par des périphrases et des commentaires. Il y a, écrit Vladimir Jankélévitch, une philosophie anecdotique de la mort qui dilue le problème dans les récits édifiants et les pieux bavardages : par exemple, elle raconte les morts illustres et la vie des martyrs; l'énumération des placita et des mots de la fin lui tient lieu de métaphysique. Biographie, doxographie, psychologie et même sociologie sont ainsi comme des variétés de la périphilosophie. Les périphrases de cette thanatologie périphérique représentent la fine fleur de la périphilosophie: appelons-la, puisqu'elle badine de choses et d'autres, la philosophie-à-propos. La voie oblique de l'euphémisme, les cercles de la périphrase, les zigzags de la conversation sont autant de subterfuges pour esquiver le mouvement rectiligne qui désignerait, d'une désignation transitive, le complément direct appelé mort (14)

Notes page 2
(8) Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris, Flammarion, 1977, pp. 58 et 59. Voir aussi Vladimir Jankélévitch, Philosophie première, Paris, PUF, 1986, le chapitre III : A De la mort .
(9) Vladimir Jankélévitch, La Mort, op. cit., p. 39.
(10) Ibid., p. 221.
(11) Ibid., p. 220.
(12) Ibid., p. 221.
13) Ibid., p. 360.
(14) Ibid., pp. 61 et 62

L'épistémologie paradoxale de la thanatologie.

Louis-Vincent Thomas, un des fondateurs de la thanatologie qui a écrit des milliers de pages sur le sujet, a même fait de ce paradoxe le fondement de son épistémologie thanatique. Le concept de mort, protéiforme et traversant une pluralité de champs anthropologiques, A s'avère en effet surdéterminé ; il se pose en termes si hétérogènes qu'on s'interroge sur le fait de savoir si chaque fois qu'on l'évoque on parle de la même chose. (15) Outre son infinie diversité et complexité, la mort (le singulier a-t-il même un sens ici?), en tant qu'être d'un non-être paradoxal, existence d'un néant, processus indécidable, non-objet hors catégories, à la limite du langage, située partout et nulle part, est un A objet introuvable: à la limite seuls n'existent que ce (ou ceux) qui tue, que les cadavres qui vont pourrir et les traces-souvenirs inscrites dans les monuments ou la conscience des survivants. Si ce n'était l'urgence de trouver le moment propice pour le prélèvement des organes et celui de l'inhumation ou de la crémation, il n'y aurait probablement pas de définition légale du mourir. La mort, en effet, n'est-elle pas le Rien, le Presque-Rien qu'aucune démarche scientifique ne parvient à cerner, tant sur le plan des critères que de la définition? D'ailleurs, plus la connaissance de la mort progresse scientifiquement et moins on s'avère capable de préciser quand et comment elle intervient (16). Rien d'étonnant, conclut Louis-Vincent Thomas, si la thanatologie n'a pu ou n'a su se construire une épistémologie valable et cohérente. (17)

Il n'y a donc qu'une thanatologie totalisante possible, une thanatologie modeste aussi qui n'oublie pas l'extrême fragilité de son socle épistémologique et le paradoxe de son fondement ontologique: Il n'y a que deux façons d'appréhender la mort. Du dedans, en la vivant, mais les morts emportent avec eux leur secret ; ou en coïncidant avec elle par une
sorte d'intuition de génie, mais le message du poète ou de l'artiste, pour pathétique qu'il soit, ne saurait suffire. Du dehors, en la prenant comme objet de discours : mais le discours savant, rigoureux, met à distance son objet, donc le tue par réification et conceptualisation; il ne s'attache qu'aux à-côtés du mourir non à la Mort elle-même. Et la thanatologie, science nouvelle qu'il faut promouvoir, n'est pas malade que du déni; elle porte en soi sa propre difficulté, sa propre contradiction car elle ne constitue pas une discipline spécifique à part entière; c'est pourquoi elle ne connaît jusqu'ici que deux dimensions, la thanatologie crisique, la thanatologie critique, la crise de la mort aujourd'hui, la critique de la société mortifère. Peut-être faudrait-il inventer un nouveau langage d'articulation entre Logos, Thanatos et Éros, trop souvent séparés, qu'il s'agisse de la parole du poète, de celle du médecin, du philosophe, de l'anthropologue, du prêtre ou des divers professionnels de la mort (18).

Michel Picard a précisément reproché à Louis-Vincent Thomas, et plus généralement à l'anthropologie thanatologique, de souffrir d'un handicap majeur, qu'il considère comme un autre obstacle épistémologique: l'empirisme éthodologique, sans objet défini propre, avec une méthode purement descriptive (19), qui n'hésite pas à recourir à une thématique
émiettée en monographies ethnographiques. Au mieux cette thanatologie s'efforcerait, " ne serait-ce qu'à titre heuristique, d'associer l'unité à la diversité, la synthèse à l'analyse, la synchronie à la diachronie, l'a priori théorique à l'a posteriori empirique [...]. Thomas, longtemps président de la Société de Thanatologie, coincé dans la même contradiction, additionne d'une part ses thèmes et motifs mais postule lui aussi, ailleurs, on ne sait quels invariants improbables: Par-delà les différences qu'on peut rencontrer, un certain nombre d'archétypes universaux semblent devoir s'imposer [article Mort in Encyclopædia Universalis]. Lesquels? (20).

Il semble que Michel Picard n'ait lu que bien peu de choses pour pouvoir affirmer cela. L'importance de l'œuvre magistrale de Louis-Vincent Thomas tient précisément à cette conscience aiguë que la Mort est la contradiction vivante (si l'on ose dire) entre l'Universel concret (son universalité absolue qui touche tout ce qui s'inscrit dans le temps: individus, sociétés, systèmes culturels, astres, etc) et le Singulier concret (sa radicale événementialité comme événement chaque fois unique). Que la thanatologie ne peut donc qu'accumuler sans cesse de nouvelles données empiriques dans tous les registres anthropologiques (sur le quadruple plan du perçu, du conçu, du vécu et de l'imaginé) sans jamais cesser de rechercher les invariants anthropologiques de ses manifestations (dans le temps et l'espace), les Universaux philosophiques de sa compréhension, les archétypes inconscients ou les fantasmes originaires de son éprouvé. De ce point de vue, la démarche de Louis-Vincent Thomas est exemplaire et en raison même de cela peu comprise et encore moins correctement imitée. Il suffit de lire son bel article synthétique Mort et ontologie (21) ou son étude "L'Homme et la mort", modestement sous-titrée "en guise d'introduction" (22) pour saisir comment Louis-Vincent Thomas articule dans une perspective complémentariste "la mort comme objet philosophique" (ontologie), les moments historiques de la mort (anthropologie historique, histoire), les systèmes de croyances socio-culturels (eschatologies, religions, mythes), les fantasmes archétypaux (mort maternelle, mort-agression, mort-sanction, par exemple, éclairés par la psychanalyse), les mécanismes de défense, de déni, de déritualisation, d'évitement, d'escamotage de la mort (stratégies idéologiques, discursives, institutionnelles), les pratiques sociales de l'accompagnement des mourants ou du traitement du cadavre et des restes (23), les données biologiques, médicales et psychologiques, les recherches para-psychologiques ou trans-rationnelles (NDE, etc.), sans compter l'imaginaire fictionnel (science-fiction, littérature).

Sous l'apparente diversité des sources et des intérêts de recherche pointe l'unité ontologique fondamentale de la philosophie de la mort de Louis-Vincent Thomas qu'il a résumée sous la forme de trois thèses, même si elles n'ont pas l'allure immédiate de thèses philosophiques :

Thèse 1 : Toute société se voudrait immortelle et ce qu'on appelle culture n'est rien d'autre qu'un ensemble organisé de croyances et de rites, afin de mieux lutter contre le pouvoir dissolvant de la mort individuelle et collective (24).

Thèse 2 : La société, plus encore que l'individu, n'existe que dans et par la mort (25).

Thèse 3 : La mort, du moins l'usage social qui en est fait, devient l'un des grands révélateurs des sociétés et des civilisations, donc le moyen de leur questionnement et de leur critique (26). Il découle de ces trois thèses l'affirmation de l'unité organique de la vie et de la mort (la mort n'existe que parce qu'il y a la vie, la vie n'existe que parce qu'il y a la
mort), l'affirmation de la mort comme unité de la finitude temporelle et de l'aspiration à l'éternité (amortalité, immortalité, survie), l'affirmation de la mort comme transversalité de l'être, fondement ontologique de l'être et de la pensée de l'être. Le concept de mort, écrit Louis-Vincent Thomas, n'est pas la mort, et c'est cela le terrible. La mort, qui ronge son
propre concept, va alors ronger les autres concepts, saper les points d'appui de l'intellect, renverser les vérités, nihiliser la conscience. Elle va ronger la vie elle-même (27). Elle va surtout ronger toute la métaphysique occidentale, de Platon à Heidegger...

Notes page 3
(15) Louis-Vincent Thomas, La Mort, Paris, PUF, 1988, p. 7.
(16) Louis-Vincent Thomas, Mélanges thanatiques. Deux essais pour une anthropologie de la transversalité, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 222.
(17) Ibid., p. 226.
(18) Louis-Vincent Thomas, La Mort en question. Traces de mort, mort des traces, Paris, L'Harmattan, 1991, p. 14.
(19) Michel Picard, La Littérature et la mort, op. cit., pp. 20 et 21.
(20) Ibid., p. 23.
(21) Louis-Vincent Thomas, Mort et ontologie in Encyclopédie Philosophique Universelle. Tome I : L'Univers philosophique, Paris, PUF, 1989.
(22) Louis-Vincent Thomas, A L'Homme et la mort in Histoire des mœurs. Tome II : Modes et modèles (sous la direction de Jean Poirier), Paris, Gallimard, A La Pléiade, 1991.
(23) Louis-Vincent Thomas, Le Cadavre, Bruxelles, Complexe, 1980.
(24) Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1978, p. 10.
(25) Ibid., p. 11.
(26) Ibid., p. 12.
(27) Louis-Vincent Thomas, A Mort et ontologie, op. cit., p. 1456.

Les invariants anthropologiques de la mort

Edgar Morin a été parmi les premiers à tenter de déceler les invariants trans-historiques ou bio-anthropologiques de la mort en soulignant implicitement la dimension ontologique des deux thèmes fondamentaux qui remplissent la brèche anthropologique entre l'individu et l'espèce: Les deux mythes fondamentaux, mort-renaissance et double sont des transmutations, des projections fantasmatiques et noologiques des structures de la reproduction, c'est-à-dire des deux façons dont la vie survit et renaît: la duplication et la fécondation. La mort-renaissance est certes une vague métaphore du cycle biologique végétal, pourtant elle exprime non plus l'analogie mais la loi du cycle animal marquée par la mort des individus et la renaissance permanente de l'espèce. Le double, lui, correspond de façon extrêmement précise au mode fondamental et universel de reproduction [...]. Le double (que fabrique quasi - automatiquement l'expérience du reflet, du miroir, de l'ombre, le double, produit spontané de la conscience de soi) est un mythe universel. Pourquoi ne pas penser que ce mythe traduit de façon noo - fantasmatique un principe bio-génétique, et comment ne pas penser que le moment de la mort est celui de la duplication imaginaire ?(28). Edgar Morin introduit là une ontologie de la vie (29) que développera à son tour Louis-Vincent Thomas: l'unité dialectique des divers règnes du cosmos (minéral, animal, humain, sociétal, culturel, transcendantal), l'unité dialectique de l'être et du néant, l'unité dialectique de l'individu et de l'espèce.

Cette ontologie de la vie qui est simultanément une ontologie de la mort, comme l'avait déjà parfaitement saisi Georg Simmel (30), est aussi, et consubstantiellement, une ontologie de la survie ou de la survivance, ce que Louis-Vincent Thomas a appelé une "eschatologie philosophique" (immortalité, réincarnation, résurrection). Louis-Vincent
Thomas reprend là les belles analyses de Michel Hulin (31) dans son article synthétique sur l'eschatologie de la mort où il développe une typologie en quatre temps :

1) L'Au-delà proche qui situe les survivants dans un univers semblable à celui des vivants, avec possibilité de réincarnation (chamanisme d'Asie Centrale, de Sibérie et d'Amérique du Nord, croyances négro-africaines traditionnelles).

2) L'Au-delà sans retour qui renvoie le pays des morts dans un monde autre et lointain (Mésopotamie ancienne, Égypte pharaonique).

3) L'Au-delà de la résurrection de la chair qui rendrait possible la réunion, voire la fusion du monde des vivants et celui des défunts: d'où le grand retour collectif des ressuscités, lié à la substitution au mythe du temps cyclique d'une durée orientée et non réversible (religions de l'Iran ancien, religions du Livre, eschatologie chrétienne).

4) L'Au-delà indien où l'Au-delà n'apparaît plus essentiellement sous la forme d'un espace ou d'un autre monde, mais dans l'ordre du temps. Il se présente comme la série des intervalles temporels qui séparent les unes des autres les réincarnations successives d'un même principe spirituel (transmigrations des âmes).

Ces divers systèmes utopiques ou uchroniques s'articulent autour de quatre oppositions fondamentales :

a) La distinction du proche et du lointain : l'Au-delà est-il un monde proche, semblable au nôtre, ou au contraire un univers lointain, sorte d'absolu indicible ?

b) La distinction du corps et de l'esprit : les habitants du royaume des morts ont-ils un (ou leur) corps, ou sont-ils au contraire de purs esprits ?

c) La distinction de l'événement unique (de la naissance et de la mort) -le destin eschatologique étant scellé une fois pour toutes à l'instant de la mort - et de la répétition des naissances et des morts (l'existence actuelle procède d'une existence précédente, pas nécessairement humaine, et conduit à une existence ultérieure qui peut-être ne comportera pas non plus cette forme.

d) La distinction du Bien et du Mal :
les injustices de ce monde sont-elles ou non réparées dans l'Au-delà, tout le monde accède-t-il à cet Au-delà, y a-t-il un tri qui "pèse" les âmes suivant leurs actions mondaines (Paradis, Enfer) ? (32).

C'est précisément sur cette question métaphysique de la survivance après la mort que s'opèrent aujourd'hui les clivages épistémologiques au sein de la thanatologie. Nombreux sont ceux qui, par souci de respectabilité universitaire ou par prudence épistémologique, se gardent bien d'aborder ces questions au profit des thèmes ontiques dirait Heidegger de la quotidienneté mondaine de la mort : cimetières, deuils, suicides, économie de la mort, accompagnement des mourants, etc. Or, le mérite de Louis-Vincent Thomas a toujours été de maintenir dans une même préoccupation les deux versants ontologiques du mourir :
l'Ici-bas et l'Au-delà, considérant même implicitement que c'est l'Au-delà qui donne sens à l'Ici-bas, comme la mort donne sens à la vie et le non-encore-advenu (le futur de la mort certaine) au déjà-vécu (le passé et le présent de l'existence). Et comme l' âme donne sens au corps. La thanatologie a ceci de spécifique qu'elle ne peut, sous peine de mourir instantanément, récuser cette problématique ontologique de la survivance qui traverse au demeurant toute l'histoire de la métaphysique occidentale.

Notes page 4
(28) Edgar Morin, L'Homme et la mort, Paris, Seuil, 1970, pp. 11 et 12. Le livre de Morin est une contribution fondamentale à une anthropologie philosophique, voire métaphysique, des figures historiques de la mort.
(29) Voir également les quatre tomes de La Méthode, Paris, Seuil, 1981, 1985, 1986, 1991.
(30) Georg Simmel, Métaphysique de la mort in La Tragédie de la culture (introduction de Vladimir Jankélévitch), Paris, Rivages, 1988, p. 171 : A à chaque instant de la vie nous sommes des êtres qui allons mourir et cet instant serait autre si telle n'était pas notre destination [...]. On voit maintenant clairement la signification de la mort comme créatrice de forme. Elle ne se contente pas de limiter notre vie, c'est-à-dire de lui donner forme à l'heure du trépas, au contraire, elle est pour notre vie un facteur de forme, qui donne coloration à tous ses contenus: en fixant les limites de la vie dans la totalité, la mort exerce d'avance une action sur chacun de ses contenus et de ses instants (31) Michel Hulin, La Face cachée du temps. L'imaginaire de l'Au-delà, Paris, Fayard, 1985.
(32) Voir Louis-Vincent Thomas, L'eschatologie : permanence et mutation in Louis-Vincent Thomas et alii, Réincarnation, immortalité, résurrection, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1988, pp. 17 et suivantes ; Louis-Vincent Thomas, "Mort et ontologie", op. cit., p. 1459. Ernst Bloch, dans Le Principe Espérance (trois tomes, Paris, Gallimard, 1976, 1982, 1991), procède à une vaste étude des utopies et eschatologies de la mort, visions culturelles et métaphysiques de la survie, "catalogue des rêves-souhaits humains dans les grandes religions universelles", systèmes idéologiques ou représentations artistiques.

Les postulations métaphysiques de la thanatologie

Je ne peux évidemment aborder ici cette question qui exigerait de longs développements, mais je voudrais simplement esquisser les axes essentiels selon moi de cette problématique de la survivance qui constitue le révélateur épistémologique de la thanatologie (33), car, comme l'a bien repéré Karl Jaspers, la soif d'éternité n'est pas dépourvue de sens. Il y a quelque chose en nous qui ne peut croire être destructible. La tâche de la philosophie est de jeter quelque clarté sur la nature de ce quelque chose (34). Que cette soif d'éternité ou de survivance relève de fantasmes individuels (on sait que l'inconscient ne peut croire à sa mort), de croyances collectives (religieuses) ou de postulations philosophiques (35), il reste qu'elle constitue le noyau dur, incontournable, de toute approche de la mort, y compris dans la perspective d'une sociologie de la mort. À moins de la réduire à un recueil d'opinions, à des échelles d'attitudes ou à des données statistiques objectives (pourcentages de gens qui croient en la réincarnation, taux de suicides,
taux de mortalité, courbes pluri-annuelles des accidents de la route, chiffres concernant la durée moyenne de la vie, les morts hospitalières, la crémation, etc.), la sociologie de la mort, du fait même de son objet totalement surdéterminé par l'ontologie et l'eschatologie, ne peut pas ne pas se questionner sur ses présupposés méta-sociologiques, disons le mot: proprement ontologiques. Le chercheur qui travaille sur la mort ne peut pas, non plus, ne pas se poser la question de ses implications profondes dans cet objet qui est au cœur de ses angoisses en tant qu'objet interne silencieux.

L'anthropologie de la mort, plus encore que l'anthropologie de la sexualité, est le lieu par excellence où se vérifie la pertinence de la thèse de Georges Devereux sur l'angoisse provoquée par l'objet interne (36), l'objet de recherche totalement surdéterminé par les affects. La mort, ce Maître absolu, ne peut pas ne pas provoquer, même chez les chercheurs les plus blindés, des réactions de panique, du fait que l'objet étudié est profondément interne (la mort est en nous en permanence), mais aussi, et peut-être plus encore, du fait du silence que nous renvoie la mort.

Contrairement aux acteurs et aux agents de la sociologie, (exclus, chômeurs, jeunes, touristes, décideurs, sportifs, etc.) dont le bavardage est sans bornes, la mort, elle, ne parle pas, elle nous plonge dans le silence absolu. C'est cette matière muette, a fortiori un cadavre, lequel n'est ni une chose, ni un vivant, ni une ombre, mais un être au statut d'une inquiétante familiarité (étrangeté), qui provoque l'angoisse. Il est même probable que l'exploration systématique de la matière muette, écrit Georges Devereux, ne devint psychologiquement tolérable que lorsqu'on formula tacitement l'hypothèse selon laquelle on pourrait par ce moyen la forcer à répondre, et prouver par là
l'existence d'une Force (mana) ou d'un être immanent susceptible de répondre. De fait, le silence de la matière trouble encore ceux qui l'explorent: de tous les savants les physiciens sont les plus enclins à croire au surnaturel (37). Que dire alors des thanatologues ?...
Jean Ziegler, qui n'est pas spécialement un adepte du surnaturel, n'a pas hésité - à la suite de Ernst Bloch et Max Horkheimer - à poser la question de la survie personnelle au-delà de la mort (38), dans la perspective d'une interrogation sur les postulations métaphysiques ou eschatologiques qui guident toute recherche sur la mort, même s'il exprime un agnosticisme mesuré: La sociologie générative oppose un non-savoir ou, mieux, un non-encore-savoir à la question de l'immortalité du sujet épistémique. Nous ne pouvons dire positivement que la mort détruit le sujet épistémique et interrompt sa vie de façon définitive et durable en tant que personne humaine. Nous ne pouvons pas non plus affirmer avec certitude qu'il existe, au-delà de la cæsura, une région encore inconnue d'existence où le moi poursuivrait, après la destruction du corps et de la conscience épiphénoménale, une vie propre (39).

Cette grande alternative, laquelle n'est pas sans rappeler le pari pascalien, constitue à n'en pas douter la matrice d'intelligibilité ultime de la mort en tant que présence d'une absence, puis absence d'une présence. Comme l'écrit finement Paul-Louis Landsberg :
Si la mort était la présence absente, le mort est maintenant l'absence présente. L'expérience immédiate de la mort de l'autre ne nous donne d'abord aucune certitude quant à sa survie. Elle nous donne le fait de l'absence, et n'indique pas si cette absence est consécutive à un anéantissement ou seulement à une disparition par rapport à nous-mêmes. La foi en la survie nous promet que notre propre mort nous réunira avec le prochain maintenant disparu, que nous entendrons de nouveau sa parole dans des conditions inconnues et libérées du vieux corps. Mais l'expérience pure et simple de la mort du prochain ne saurait ni confirmer ni détruire cette promesse (40). A fortiori, la mort en première personne, parce qu'à jamais inconnaissable, renforce cet inconnu. La dépouille du cadavre qui n'est plus un lieu possible pour la présence d'une personne (41) renvoie à ce mystère-là: dans la présence d'un cadavre, en train de devenir une chose, se lit l'absence de la personne, en tant que personne spirituelle disparue, existant dans l'absence.

On se trouve donc devant deux possibilités ontologiques qui engagent deux possibilités épistémologiques, mais aussi deux attitudes éthiques : ou on indexe la vie sur la mort, ou la mort sur la vie (et la survie); l'être sur le néant (la mort est la fin de mon être), ou le néant sur l'être (la mort ouvre sur une autre possibilité d'être); l'inachèvement sur l'achèvement ultime (le rien), ou l'achèvement provisoire sur l'inachèvement éternel (le quelque chose toujours-à-advenir qui déborde la mort). Emmanuel Lévinas a admirablement synthétisé cette opposition à partir de sa lecture de Martin Heidegger, Ernst Bloch et Vladimir Jankélévitch :

Il y a dans tout cela une invitation à penser la mort à partir du temps et non plus le temps à partir de la mort. Cela n'enlève rien au caractère inéluctable de la mort mais ne lui laisse pas le privilège d'être la source de tout sens. Chez Heidegger, du moins dans Sein und Zeit, tout ce qui est oubli de la mort est inauthentique ou impropre, et le refus lui-même de la mort dans la distraction renvoie à la mort. Ici au contraire [chez Ernst Bloch], le sens de la mort ne commence pas dans la mort. Cela invite à penser la mort comme un moment de la signification de la mort sens qui déborde la mort (42).

Notes page 5
(33) à lire certaines productions, on peut se demander si la thanatologie et les thanatologues qui ont succédé à Louis-Vincent Thomas n'ont pas tout simplement refoulé les interrogations essentielles qu'il avait osé soulever et si la thanatologie instituée n'a pas tué l'approche philosophique et anthropologique de la
mort...
(34) Karl Jaspers, Initiation à la méthode philosophique, Paris, Payot, 1994, p. 131. Tout le chapitre 12, "La mort", aborde d'ailleurs cette question de la résurrection, de l'éternité, de l'immortalité.
(35) Emmanuel Kant est l'exemple classique de l'affirmation de l'immortalité de l'âme comme postulat de la raison pure pratique. La réalisation du Souverain Bien exige un progrès allant à l'infini vers cette conformitéà la loi morale. Or ce progrès indéfini n'est possible que dans la supposition d'une existence et d'une personnalité de l'être raisonnable persistant indéfiniment (ce qu'on nomme l'immortalité de l'âme). Donc le souverain bien n'est pratiquement possible que dans la supposition de l'immortalité de l'âme (Emmanuel
Kant, Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 1989, pp. 131 et 132). Dans ses Leçons de métaphysique (Paris, Le Livre de Poche, 1993, section de la Psychologie rationnelle intitulée Sur l'état de l'âme après la mort), Emmanuel Kant affirme que l'immortalité est la nécessité naturelle de la vie (p. 349) et que la vie spirituelle ne s'arrête pas quand s'arrête la vie animale (corporelle): si le corps cesse totalement de vivre, l'âme est alors délivrée de ce qui lui fait obstacle, et alors seulement elle commence à bien vivre. La mort n'est pas la suppression absolue de la vie, mais ce qui délivre des obstacles à une vie complète (p. 353).
(36) Cf. Georges Devereux, De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980.
(37) Ibid., p. 47.
(38) Jean Ziegler, Les Vivants et la mort, Paris, Seuil, 1975, p. 284.
(39) Ibid., p. 283
(40) Paul-Louis Landsberg, Essai sur l'expérience de la mort et Le Problème moral du suicide, Paris, Seuil,
1993, p. 34. On lira aussi deux beaux livres qui permettent de situer l'importance de la problématique humaine de la mort: Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, Paris, PUF, 1948 ; Roger Mehl,
Le Vieillissement et la mort, Paris, PUF, 1956.
(41) Paul-Louis Landsberg, op. cit., p. 35.
(42) Emmanuel Lévinas, La Mort et le temps, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 119.

Éthique et ontologie de la mort

Chez Heidegger le Dasein est, on ne le sait que trop, conçu comme être vers la fin, être vers la mort fondé sur le souci. La fin attend le Dasein, elle le guette comme une imminence, marche à la mort, angoisse, puis esseulement sur soi-même. La mort est possibilité la plus propre du Dasein (43). Marchant à la mort certaine mais indéterminée le Dasein s'ouvre à une menace constante jaillissant de son là lui-même (44). L'analyse de la mort par Heidegger, pour contestable qu'elle soit, a au moins le mérite mais il n'est ni le premier ni le seul d'avoir montré que l'interprétation existentiale de la mort précède toute biologie et toute ontologie de la vie. Mais elle est également la condition indispensable de toute recherche sur la mort, que celle-ci soit d'ordre historique et biographique ou d'ordre psychologique et ethnologique. Une typologie du trépas caractérisant les états et les manières selon lesquels le décès est vécu présuppose déjà le concept de mort. De plus, une psychologie du trépas donne plutôt des renseignements sur la vie du mourant que sur le trépas lui-même. Ce qui reflète simplement que, pour le Dasein, le trépas ou même le moment précis où il meurt ne s'accompagne d'aucune expérience vécue du décès factif. [...] En bonne méthode, l'analyse existentiale précède les questions d'une biologie, d'une psychologie, d'une théodicée et d'une théologie de la mort (45).

À cette perspective Emmanuel Lévinas en a opposé une autre où l'éthique précède l'ontologie, où la mort rencontre le visage d'autrui et où la temporalité est comprise comme relation avec l'Autre et l'Infini au lieu de voir en elle la relation avec la fin.

Penser donc la mort à partir du temps et de la responsabilité envers Autrui et non, comme Heidegger, le temps à partir de la mort et l'esseulement dans le "on" , en somme faire ressortir la question que la mort soulève dans la proximité du prochain, question qui, paradoxalement, est ma responsabilité pour sa mort. La mort ouvre au visage d'Autrui, lequel est expression du commandement "Tu ne tueras point". Tenter de partir du meurtre comme suggérant le sens complet de la mort (46).

C'est cette perspective que Louis-Vincent Thomas n'a cessé de développer dans ses recherches thanatologiques : ouverture vers l'Autre notre prochain de l'Afrique, responsabilité éthique envers le prochain, quand bien même il serait lointain (le défunt, l'étranger, l'animal...), critique intransigeante de tous les pouvoirs mortifères exercés par les thanatocrates ou militants de la mort (Viva la muerte des fascistes...). C'est aussi au nom de cette perspective ouverte sur la Transcendance éthique et l'Infini de la vie que Louis-Vincent Thomas s'est toujours refusé, malgré sa prudence scientifique et sa distanciation agnostique, à railler les métaphysiques de la survie. Sa culture philosophique lui avait fait admettre que toute âme est immortelle comme le proclamait Platon dans Phèdre (47), non pas forcément comme personne spirituelle ou substance, mais comme aspiration anthropologique légitime (survivance éternelle) (48) et aussi comme projet à faire advenir.

On peut citer ici les profondes réflexions de Max Scheler sur la mort qui, bien avant Heidegger (les manuscrits de Max Scheler ont été écrits entre 1911 et 1923) et aussi profondément que lui, a tenté une phénoménologie de l'essence de la mort qui accompagne la vie tout entière à titre de partie intégrante de tous ses moments (49), en essayant de constituer une eidétique ou une typique idéale des formes de l'idée de survie personnelle (50). À partir d'une analyse phénoménologique très fine de notre orientation vers la mort où nous sentons et voyons en chaque moment individuel de notre processus vital quelque chose s'enfuir et quelque chose approcher (51), Max Scheler montre qu'il est de l'essence de la mort d'être une intuition interne et non pas un concept générique empiriquement extrait d'une multitude de cas particuliers. Même s'il était le seul être vivant sur la terre, un homme saurait toujours que la mort l'atteindra ; il le saurait, même s'il n'avait jamais vu d'autres êtres vivants subir la transformation qui en fait des cadavres (52). C'est cette certitude intuitive de la mort de chacun qui est à l'origine du refoulement de la mort, mais aussi du refoulement de la possibilité d'une victoire sur la mort par la survie. Si la première condition d'une survie après la mort est la mort elle-même, si l'homme moderne fait peu de cas de la survie, c'est avant tout parce qu'il nie, en somme, l'essence et l'être de la mort (53). Cette survie est évidemment de l'ordre de la croyance, mais elle n'est pas incompatible avec l'essence de la mort donnée phénoménologiquement. Là est la butée épistémologique de toute étude sur la mort, mais là est aussi, dans son énigme ou son mystère, l'incitation à penser la survie sous toutes ses formes possibles : réelles, idéelles, symboliques, fantasmatiques (54).

Notes page 6
(43) Martin Heidegger, Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986 (dans la traduction hélas amphigourique de François Vezin), p. 318.
(44) Ibid., p. 320. On lira avec intérêt, dans une perspective globalement heideggerienne, le bel essai de Françoise Dastur, La Mort. Essai sur la finitude, Paris, Hatier, 1994.
(45) Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., pp. 301 et 302. Si Heidegger a été un immense philosophe il a aussi été, il n'est pas inutile de le répéter surtout dans le contexte d'une analyse existentiale de l'être vers la mort, un philosophe nazi qui s'est enthousiasmé pour la révolution nationale du national-socialisme. On ne peut lire ses Écrits politiques (Paris, Gallimard, 1995 et surtout la présentation apologétique de François Fédier qui tente de justifier l'injustifiable en parlant d'une erreur commise par le philosophe de Fribourg alors qu'il s'agit d'engagement conscient pour A l'Allemagne nouvelle) sans un profond haut-le-cœur. À cet égard les heideggeriens français patentés qui ont toujours
tenté d'exonérer Heidegger de sa responsabilité historique ont été, et sont toujours, dans l'incompréhension du rapport profond entre la politique de Heidegger et sa philosophie. Il suffit de lire Introduction à la métaphysique (1935), (Paris, Gallimard, 1994), pour comprendre à quel point, sur le fond, Heidegger partageait les convictions nazies concernant le peuple allemand, peuple métaphysique le plus en danger (p. 49), pour une prise en charge de la mission historiale de notre peuple en tant qu'il est le milieu de l'Occident (p. 61). Indépendamment de ses attaques contre le communisme russe et le marxisme, Heidegger a parsemé son cours d'allusions très claires à la situation de l'Europe, au destin spirituel de l'Occident et à la décadence spirituelle de la terre. Voici un exemple de l'analyse de l'être d'unétant : Un État il est. En quoi consiste son être ? En ceci que la police d'État arrête un suspect, ou en ce que, à la chancellerie il y a tant et tant de machines à écrire en action, qui prennent ce que leur dictent des secrétaires d'État ? Ou bien est-il dans l'entretien du Führer [sic] avec le ministre anglais des Affairesétrangères? L'État est. Mais où se cache l'être? (p. 46). Et où - ou derrière quoi- se cachent les heideggeriens ?

(46) Emmanuel Lévinas, La Mort et le temps, op. cit., p. 122.
(47) Platon, Le Banquet. Phèdre (traduction Émile Chambry), Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 124.
Dans le Phédon, on le sait, Platon développe longuement l'idée que l'âme est immortelle et impérissable in Apologie de Socrate, Criton, Phédon (traduction Émile Chambry), Paris,
Garnier-Flammarion, 1965, p. 168.
(48) Ludwig Feuerbach dans Pensées sur la mort et sur l'immortalité (Paris, Éditions Pocket, 1997) retrace de manière critique les étapes historiques de cette croyance en l'immortalité.
(49) Max Scheler, Mort et survie, Paris, Aubier, 1952, p. 34.
(50) Ibid., p. 77.
(51) Ibid., p. 22.
(52) Ibid., pp. 18 et 19.
(53) Ibid., p. 16.
(54) Il y aurait lieu ici de relire attentivement Arthur Schopenhauer qui, dans une perspective philosophique autre que la phénoménologie, a soutenu l'indestructibilité de notre être véritable à partir d'une métaphysique du vouloir-vivre: De ce que nous sommes maintenant, écrit Arthur Schopenhauer, il résulte, tout bien pesé, que nous devons exister en tout temps. Car nous sommes nous-mêmes l'être que le temps accueille en lui, pour combler son vid : c'est pourquoi cet être occupe la totalité du temps, présent, passé et avenir, de la même manière, et il nous est aussi impossible de choir hors de l'existence que hors de l'espace (Métaphysique de l'amour. Métaphysique de la mort, Paris, UGE, 1964, p. 138).

Quelle thanatologie aujourd'hui ?

Il y aurait encore un ultime point à soulever qui engagerait un long développement, évidemment impossible dans le cadre de cet article. Il s'agit de la réception de l'œuvre de Louis-Vincent Thomas dans les milieux socio-anthropologiques, thanatologiques et philosophiques. Après un long silence poli, y compris parmi ses plus proches sans doute préoccupés par le souci (heideggerien ?) de la quotidienneté (55), voici que des voix s'élèvent, parmi les plus prestigieuses, pour polémiquer contre l'anthropologie thanatologique de Louis-Vincent Thomas.

Après Michel Picard, Jacques Derrida a en effet consacré quelques pages d'un récent et par ailleurs admirable ouvrage à la critique de l'œuvre de Louis-Vincent Thomas qu'il associe à celle de Philippe Ariès. Après lui avoir reproché des inexactitudes dans ses citations de Heidegger, ainsi qu'un contre-sens massif sur sa compréhension du philosophe allemand, Jacques Derrida (56) rappelle en détail l'analyse existentiale de l'être pour la mort en tant que présupposition de toute compréhension possible, selon lui, de l'ontologie de la mort. Cette analyse heideggerienne serait le préalable théorique de toute anthropothanatologie comparative à la Thomas ou de toute histoire des formes du mourirà la Ariès qui mettraient en œuvre naïvement ou confusément des présupposés conceptuels plus ou moins clairs sur la vie et sur la mort.

Jacques Derrida rappelle avec Heidegger que l'analyse existentiale de la mort peut et doit précéder d'une part toute métaphysique de la mort et d'autre part toute biologie, psychologie, théodicée ou théologie de la mort. Disant exactement le contraire de ce que lui fait dire Thomas, il met en œuvre une logique de la présupposition. Toutes les disciplines ainsi nommées, et par là même identifiées dans leurs frontières régionales, notamment la métaphysique et la biologie, sans parler de la démographie, présupposent nécessairement un sens de la mort, une pré-compréhension de ce qu'est la mort ou de ce que veut dire le mot mort. L'analytique existentiale a pour thème l'explicitation de cette pré-compréhension ontologique (57).

Fort bien, mais cette présupposition finement analysée avec ses apories possibles présuppose également que l'on accepte le cadre général de l'analyse heideggerienne de l'essence du Dasein.
Premier présupposé que Jacques Derrida apparemment n'interroge pas : pourquoi Heidegger aurait-il mieux saisi que d'autres l'essence de la mort en tant que possibilité de l'impossibilité? À mon sens les analyses dialectiques du temps par Vladimir Jankélévitch (58), dont certaines peuvent d'ailleurs rejoindre celles de Heidegger, sont d'une richesse, d'une finesse et d'une fluidité conceptuelles tout aussi heuristiques pour les études de la mort (à moins que Jacques Derrida ne les considère, elles aussi, comme simplement ontiques ?).

Deuxième présupposé : la frontière qu'il y aurait à tracer entre l'ontologie et les sciences ontiques (anthropologie, sociologie, histoire, démographie, etc.). La philosophie retrouve là sa vieille prétention totalitaire à être la seule à pouvoir dire l'Être dans son refus d'être contaminée par les savoirs régionaux ou transversaux des sciences de l'homme, de la vie et de la matière. On sait assez ce qu'il en a coûté de cette prétention exorbitante qui entendériger une muraille de Chine entre la philosophie fondamentale (ontologique, existentiale, naguère théologique) et les sciences. Revenir à la fondamentalité d' une détermination ontologique du type d'être qu'est le Dasein ne devrait pas autoriser Jacques Derrida à postuler sans inventaire précis et circonstancié à partir de l'œuvre de Louis-Vincent Thomas qui ne se réduit pas à son Anthropologie de la mort (59) que l'anthropothanatologie et les historiens de la mort cèdent à une confusion entre la mort et une fin nivelée par la quotidienneté moyenne, médiocre et nivelante du Dasein. Cette confusion fait dire n'importe quoi [je souligne], elle pousse toutes ces problématiques bio- ou thanato-anthropo-théologiques vers l'arbitraire(60).

C'est au nom de cette présupposition heideggerienne qui prétend aller à la chose même que Jacques Derrida en vient à prendre position (est-ce un meurtre symbolique?) contre l'anthropologie historique (Ariès) et l'anthropothanatologie comparatiste (Louis-Vincent Thomas) et leur savoir prétendument théorique et constatif. Il leur reproche de multiplier
les évaluations culturelles et politiques. Tous deux déplorent et dénoncent ce qu'ils croient devoir constater, à savoir, si on peut dire, une sorte de disparition de la mort dans l'Occident moderne et dans les sociétés industrialisées. Ils déclarent même cette déploration et cette dénonciation, ils la mettent en avant, ils y reconnaissent une motivation déterminante de leurs recherches. La mort serait chez nous, en Occident, dans nos frontières, et de plus en plus, comme frappée d'interdit, dissimulée, expédiée, déniée [...]. Une affirmation aussi massive et imprudente se retrouve chez Thomas à qui elle inspire une nostalgie admirative pour le modèle d'une Afrique qu'il appelle Atraditionnelle. Celle-ci, selon lui, nous offre un exemple remarquable de résolution des problèmes de la mort, exemple qui existe probablement en d'autres populations non industrialisées, qui peut-être a existé dans le passé de l'Europe [Anthropologie de la mort, p. 531]. Car Thomas veut résoudre le problème de la mort, ni plus, ni moins [sic]. Comme Dali, il pensera sans doute jusqu'à la fin que ça va s'arranger. Conclusion de cet exercice polémique: L'analyse existentiale se tient bien en deçà de toutes ces niaiseries de prédication comparatiste (61). CQFD...

Il reste que c'est précisément cette dénonciation éthique et politique du rapport au mourir en Occident capitaliste chez Louis-Vincent Thomas qui est au cœur, non seulement de
toute "politique de la mort", mais aussi de toute politique comme telle. Et là on pourrait en effet comparer les niaiseries des évaluations heideggeriennes sur la perte d'authenticité ainsi que l'indignité des attitudes politico-éthiques dans l'Europe sous le nazisme selon l'expression de Jacques Derrida (62) avec les courageuses prises de position de Louis-Vincent Thomas contre la guerre, la société thanatocrate, les institutions mortifères, la déshumanisation réifiante par le pouvoir médical (Sida, par exemple) et la déritualisation aliénante de la gestion capitaliste de la mort (63).

Louis-Vincent Thomas, comme Vladimir Jankélévitch, nous a appris que la pensée de la mort n'était pas la mort de la pensée ni la démission contemplative ou existentiale devant la barbarie de la mort, celle par exemple massivement répandue par le national-socialisme et ses séides.

Jean-Marie BROHM

Notes page 7
(55) Je ne peux m'empêcher de penser que Louis-Vincent Thomas dérangeait beaucoup de monde, à la fois comme analyseur transversal des disciplines universitaires constituées et comme révélateur des consensus tacites pour ne pas dire des alliances implicites autour de la mort et de son déni. On pourrait même ajouter que ce numéro de Prétentaine est un bon analyseur de la situation faite aujourd'hui à Louis-Vincent Thomas: laissons les vivants enterrer une deuxième fois le défunt !
(56) Jacques Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996, pp. 55 et suivantes.
(57) Ibid., pp. 56 et 57.
(58) Cf. Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974. L'intérêt fondamental des lectures du temps par Vladimir Jankélévitch est de les mettre en rapport avec des réalités ont - phénomé - nologiques peut-être aussi essentielles que la mort: l'amour et la musique. Et l'on pourrait d'ailleurs entreprendre une ontologie fondamentale à partir de la musique comme ineffable/ indicible, telle qu'elle est suggérée par Vladimir Jankélévitch dans La Musique et l'ineffable (Paris, Seuil, 1983) ou La Musique et les heures (Paris, Seuil, 1988). Cela changerait du sempiternel ressassement ombrageux sur le Dasein et son être pour la fin.
(59) Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975.
(60) Jacques Derrida, op. cit., p. 114.
(61) Ibid., pp.106 et 107.
(62) Ibid., p. 109.
(63) Voir Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, op. cit.


Le lien d'origineJean Marie Brohm "Ontologie de la mort" :
http://www.philagora.net/philo-fac/brohm.htm

Jean-Marie BROHM est Professeur de Sociologie à l'Université Paul Valéry à Montpellier III.
Il a été l'animateur de la revue "Quel Corps ?", il a également publié plusieurs ouvrages de critique du sport.