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Origine : http://paris.indymedia.org/article.php3?id_article=69834
"Il n'y a pas de système social qui ne fuie par tous
les bouts, même si ses segments ne cessent de se durcir pour
colmater les lignes de fuite" (Deleuze, Guattari, Mille Plateaux).
Alors s'il est parfois nécessaire de fuir, ce sera pour rester
en vie, refuser de se voir figer dans un rôle, enfermer dans
des rapports et des normes, et préférer déterminer
par nous-même notre manière d'être aux autres
et à soi-même. Le défi est à la fois
éthique et collectif. Nos émancipations s'élaborent
grâce à notre capacité à nouer des liens
et des complicités, à faire émerger du commun
par des solidarités concrètes et des projets collectifs
rupturistes. Il est plus que temps de bâtir les mondes où
d'autres types de relations sont possibles
Simon
Sommaire :
Avertissements
Les dispositifs de pouvoir
Les lignes de fuite
Les liens
Emancipation
Séparation
Sécession
Ethique
L'en dehors
Le commun
Tactiques
Façonner
Conclusions
RUPTURE
Replacer l'émancipation dans une perspective sécessionniste
Simon
Version 0 Janvier - Juillet 2006
Avertissements
Ce livret s'organise en onze plateaux : séparation, les
lignes de fuite, le commun, éthique, les dispositifs de pouvoir,
l'en dehors, sécession, façonner, les liens, émancipation,
tactiques. Je les appelle plateaux et non chapitres car ils n'ont
pas d'ordre. Tu peux donc les lire dans le désordre. Dans
chaque plateau je définis les concepts-clés de la
brochure. Donc ce livret devient plus facile à comprendre
au fur et à mesure que tu avances dans la lecture. Par ailleurs
les idées essentielles rebondissent dans plusieurs plateaux.
Ces redondances (répétitions) sont volontaires. Elles
expriment la porosité des plateaux entre eux comme celles
des différentes sphères de nos existences. Cependant
et par soucis de clarté je reprends les idées essentielles
dans la conclusion qu'il est donc préférable de lire
en dernier, une fois que tous les mots clés ont été
définis.
J'ai cité des philosophes non pas dans le but d'établir
mon propos comme véridique et supérieur mais plutôt
pour donner des références à celles et ceux
qui voudraient en lire plus. J'ai d'ailleurs limité les citations
à celles qui me paraissaient vraiment pertinentes pour étayer
mon propos. Je donne un certain nombre d'exemples concrets de dispositifs
de pouvoir et d'émancipations simplement pour faciliter la
compréhension et montrer que les thèses de cette brochure
ont des applications bien réelles et pas du tout utopiques.
Mais ces exemples correspondent à mon vécu. C'est
à toi de déterminer tes aliénations et tes
lignes de fuites.
Ma brochure ne contient pas de vérités mais témoigne
d'une sensibilité. Soit ces histoires d'émancipation,
de rapports, de fuite, de dispositifs et d'éthique te parlent.
Soit elles ne te parlent pas . Et ce n'est pas selon moi une question
d'intelligence ou de prise de conscience, mais une question de sensibilité.
Je n'énonce pas des évidences ou des vérités
mais simplement mes convictions et intuitions. Le livret ne vise
donc pas à convaincre mais à mettre au clair ma propre
sensibilité. Si cette sensibilité t'est proche alors
n'hésite pas à m'envoyer tes propres textes, critiques,
remarques, récits d'expériences rupturistes, tes références
d'ouvrages qui te semblent témoigner de la même sensibilité.
Peut-être pourrons nous nous rencontrer car je voyage souvent
en France, Allemagne, Bretagne et Belgique, et plus tard je l'espère
dans d'autres pays d'Europe. Mon adresse Email mise en œuvre
en juillet 2006 (donc c'est pas sûr qu'elle fonctionne toujours
quelques années plus tard) : fuite@no-log.org (Si tu as du
mal à m'écrire en français, tu peux aussi m'écrire
en anglais, castillan ou allemand) Par ailleurs je diffuse aussi
à prix libre, quelques unes des références
citées dans ma brochure : Le manifeste contre le travail,
les Zones Autonomes Temporaires, les douze thèses sur l'anti-pouvoir,
En finir avec la mort.
Rupture n'a pas de copyright. Tu peux librement la copier et
diffuser.
Les dispositifs de pouvoir
Un dispositif de pouvoir est un ensemble hétérogène
de techniques, discours, rapports, pratiques, institutions et tactiques.
Il est rationnellement organisé et hiérarchisé
en vue de réaliser une fin. Au sein de ce dispositif je suis
asservi ou bien assujetti, éduqué, exploité
ou aliéné, c'est-à-dire étranger à
moi même. J'y obéis à des ordres, des contraintes
et des normes. Pas de liberté ou d'épanouissement
pour moi au sein d'une telle machinerie, pas de créativité
ou de réalisation singulière. Il faut créer
selon les normes esthétiques en vigueur, exécuter
les ordres, réaliser ce que le maître ordonne, produire
selon la demande. Ces dispositifs de pouvoir sont multiples et variés
: la scolarité, le salariat, la télévision,
la conjugalité, la famille, le dispositif RMI, telle ou telle
administration, le service militaire, les études supérieures,
l'hôpital psychiatrique, l'emprisonnement ; mais peuvent être
plus diffus et étendus : la légalité, la consommation
et la morale par exemple. Ces dispositifs font partie de nos existences
: ils sont nos lignes dures. Aussi bien ils nous aliènent
et façonnent ; et aussi bien ils nous fournissent un endroit
où dormir, de la nourriture et de l'argent pour survivre.
C'est même souvent au sein de ces dispositifs que nous avons
une "vie sociale". Nous sommes trop souvent dépendant-e-s
de ces dispositifs.
Mais lorsque je parle des dispositifs de cette manière,
je fais déjà l'erreur de les appréhender comme
quelque chose qui nous est extérieur et supérieur,
qui nous domine. C'est peut-être vrai pour les dispositifs
les plus autoritaires comme la prison ou bien l'école ; mais
plus pour les autres dispositifs. Nous sommes parti prenant-e-s
de nos aliénations. C'est ce que nous a expliqué Michel
Foucault en 1976 : le pouvoir n'est pas un "système
général de domination exercé par un élément
ou un groupe sur un autre" mais bien plus une "multiplicité
de rapports de force" (La volonté de savoir). De plus
"le pouvoir vient d'en bas ; c'est-à-dire qu'il n'y
a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale,
une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés,
cette dualité se répercutant de haut en bas".
"Il faut plutôt supposer que les rapports de force multiples
qui se forment et jouent dans les appareils de production, les familles,
les groupes restreints, les institutions, servent de support à
de larges effets de clivage qui parcourent l'ensemble du corps social".(ibidem)
C'est ce qu'expliquait déjà Etienne de la Boétie
dans son traité sur la servitude volontaire : le pouvoir
d'un tyran lui vient de chacune des soumissions de ses sujets. Le
pouvoir vient d'en bas : les dominé-e-s bâtissent avec
les dominants leurs propres aliénations. Et sans la servitude
volontaire des dominé-e-s, le tyran n'a plus aucun pouvoir.
C est pour cela que Foucault insiste sur le caractère relationnel
du pouvoir : il "n'est pas quelque chose qui se partage entre
ceux qui l'ont et qui le détiennent exclusivement, et puis
ceux qui ne l'ont pas et le subissent. Le pouvoir, je crois, doit
être analysé comme quelque chose qui circule, ou plutôt
comme quelque chose qui ne fonctionne qu'en chaîne" (Cours
au Collège de France du 7 janvier 1976). Les individus "sont
toujours en position de subir et aussi d'exercer ce pouvoir. Ils
ne sont jamais la cible inerte et consentante du pouvoir, ils en
sont toujours les relais"(cours du 14 janvier 1976).
Et c'est grâce à une telle compréhension de
ce qu'est le pouvoir que s'ouvre à nous une nouvelle perspective
: celle de la désobéissance, de la sécession,
de la désertion, de l'insoumission, celle du refus. C'est
parce que nous sommes parti-prenantes du rapport de pouvoir que
nous avons la possibilité de le renverser ou de le fuir,
le désamorcer ou le détruire. Il s'agit de dire :
je ne joue plus ; j'me casse ; non ! ; je n'obéis plus ;
je ne réponds pas ; on arrête tout ! Ce dont il est
question, c'est de dissoudre les rapports de pouvoir en cessant
d'en être les relais, en arrêtant de nous soumettre
et de pérenniser les dispositifs de pouvoir, en disparaissant
du réseau de pouvoir. Si le dispositif continue de fonctionner
sans moi, au moins il ne s'exercera plus sur moi et je ne m'en ferai
plus le relais sur d'autres. C 'est ce que John Holloway appelle
l'anti-pouvoir (Douze thèses sur l'anti-pouvoir).
Et cette dénomination est très intéressante
car Holloway distingue l'anti-pouvoir et le contre-pouvoir. Protester,
s'opposer, revendiquer, contester, c'est toujours accepter l'autorité
et notre asservissement à cette autorité. Foucault
nous explique très bien comment la résistance "n'est
jamais en position d'extériorité par rapport au pouvoir"
; elle est "l'autre terme", le "vis-à-vis"
du pouvoir (La volonté de savoir). Il va même jusqu'à
dire que les rapports de pouvoir "ne peuvent exister qu'en
fonction d'une multiplicité de points de résistance
: ceux-ci jouant, dans les relations de pouvoir, le rôle d'adversaire,
de cible, d'appui, de saillie pour une prise. C'est points de résistance
sont présents partout dans le réseau du pouvoir"
("Il faut défendre la société").
C'est-à-dire que partis d'opposition, syndicats, associations
citoyennes, activistes, mouvements sociaux, grévistes, organisations
non-gouvernementales ou même des groupes autonomes participent
toutes et tous du pouvoir des Etats dés lors qu'ils et elles
revendiquent et s'opposent.
L'action politique est le théâtre de notre servitude.
Et la radicalité des moyens employés (sabotage, lutte
armée) n'y change rien tant que cela s'inscrit toujours en
terme de protestation, de rapports de force à établir,
de s'établir en contre-pouvoir. Les Etats, partis en guerre
contre le terrorisme depuis quelques années, nous prouvent
bien à quel point ils savent tirer parti des résistances
les plus acharnées. Comme l'a écrit Foucault, ces
résistances servent de "saillie pour une prise".
Faire grève, réclamer des meilleurs conditions de
travail, un meilleur salaire ou le retrait d'un projet de loi ;
créer un syndicat, manifester et revendiquer, établir
un rapport de force, c'est toujours rester dans une logique de contre-pouvoir.
Il est plus que temps pour nous de penser et agir désormais
en terme d'anti-pouvoir, d'élaborer des plans de désertion,
de nous replacer dans une perspective sécessionniste. La
dissolution des rapports de pouvoir passe par notre insoumission.
Les lignes de fuite
Dans l'univers des dispositifs de pouvoir, dans ce monde tellement
blindé de rôles et de rapports qu'il n'en finit pas
de mourir, l'émancipation ne se pose pas comme un programme,
un projet alternatif mais comme une perspective, une ligne : la
ligne de fuite. Le concept de ligne de fuite a été
élaboré par Félix Guattari et Gilles Deleuze.
Ils distinguent pour cela au sein de nos vies trois types de lignes
: la ligne dure, la ligne souple et la ligne de fuite. Les lignes
dures sont celles des dispositifs de pouvoir. Tant que nous restons
sous contrôle, nous nous contentons de passer d'un segment
dur à l'autre : de l'école à l'université,
puis au salariat et enfin la retraite. Les lignes dures nous promettent
un "avenir", une carrière, une famille, une destinée
à accomplir, une vocation à réaliser. Les lignes
souples sont différentes mais voguent autour des lignes dures
sans les remettre en question : histoires de familles, désirs
cachés, rêveries pendant les cours, vilain petit secret,
discussions à voix basse autour de la machine à café,
micro-politique. Ce sont ces liens qui s'immiscent même au
cœur d'un univers de rapports, ces petits refus de respecter
le règlement ou le code de la route, ces grèves ponctuelles,
ces cours séchés. D'un passage par une ligne souple
tu reviens rapidement sur la ligne dure : tout rentre dans l'ordre.
Et enfin il y a les lignes de fuite. et de celles-ci nous ne revenons
jamais au même endroit. "Une vraie rupture est quelque
chose sur quoi on ne peut pas revenir, qui est irrémissible
parce qu'elle fait que le passé a cessé d'exister"
(Deleuze et Guattari citant Fitzgerald dans Mille Plateaux). Les
lignes de fuite ne définissent pas un avenir mais un devenir.
Il n'y a pas de programme, pas de plan de carrière possible
lorsque nous sommes sur une ligne de fuite. "on est devenu
soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile.
Plus rien ne peut se passer ni s'être passé. Plus personne
ne peut rien pour moi ni contre moi. Mes territoires sont hors de
prise, et pas parce qu'ils sont imaginaires, au contraire, parce
que je suis en train de les tracer"(Mille Plateaux). "Nous
devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables,
et nous ne pouvons les inventer qu'en les traçant effectivement,
dans la vie"(ibidem). La destination est inconnue, imprévisible.
C est un devenir, un processus incontrôlable. C'est notre
ligne d'émancipation, de libération. Elle est le contraire
du destin ou de la carrière. Et c'est sur une telle ligne
que je peux enfin me sentir vivre, me sentir libre.
Et pourtant si Félix et Gilles définissent trois
lignes (et non deux), c'est bien pour nous garder de tout dualisme.
Il n'y a pas d'un côté les méchantes lignes
dures et de l'autre les bonnes lignes de fuite. Le dualisme est
plutôt celui de la morale et des dispositifs de pouvoir. Prendre
une ligne de fuite ne signifie pas "prendre la bonne voie"
mais "expérimenter". Il n'y a pas de dualisme tout
d'abord parce que les lignes durs nous sont parfois vitales (pour
nous nourrir et avoir un endroit où dormir) bien qu'elles
travaillent nos corps, nous découpent, surcodent nos manières
de percevoir, d'agir, de sentir. Le travail visant à miner
ces lignes est délicat car il se fait non seulement contre
l'Etat mais aussi sur soi.
Ensuite les lignes de fuites sont les plus dangereuses parce qu'elles
sont réelles et pas du tout imaginaires (ce sont les lignes
souples qui sont imaginaires : rêveries, fantasmes, utopies
révolutionnaires, ragots,...). Avant de suivre une ligne
de fuite il faut pouvoir la tracer. Sinon cela peut nous mener à
la catastrophe : paranoïa, suicide, overdose, hôpital
psychiatrique, solitude, alcoolisme ou dépression. La ligne
de fuite tourne en ligne d'abolition, notamment lorsque quelqu'un
fuit seul-e, fuit les autres au lieu de fuir les dispositifs. Mais
même à plusieurs, la fuite peut nous emmener tout droit
dans un trou noir, un micro-fascisme, une secte ou un groupuscule
de lutte armée, puis la prison et la mort. Dans ce cas nous
avons effectivement fui nos lignes dures mais pour se faire rabattre
sur des lignes bien pires encore. La désertion est une expérimentation
périlleuse aussi parce qu'elle n'est pas encadrée
: nous devons tracer nous-mêmes nos lignes de fuite.
Enfin, dans nos vies, toutes les lignes sont entremêlées.
A la multitude des dispositifs de pouvoir correspond une multitude
de lignes dures autour desquelles se tortillent une myriade de lignes
souples. Et de chaque dispositif une multiplicité de désertions
sont possibles. Malgré tout une émancipation globale
ne se résume pas à la fuite de tous les dispositifs
: ce serait là l'erreur de vouloir faire de l'émancipation
une fin-en-soi, d'unifier les lignes de fuite en un programme politique.
Les émancipations sont autant de libérations que de
difficultés et de dangers. C'est parfois en repassant ponctuellement
par des lignes dures que nous élaborerons nos meilleures
désertions : un boulot saisonnier pour financer une caravane
permanente, une petite subvention ponctuelle pour construire une
zone d'autonomie collective, un passage par le dispositif RMI pendant
un an pour repartir de plus belle ensuite. Les lignes dures ne sont
pas à considérer de manière morale mais de
manière éthique et stratégique :
- Ethique car ces dispositifs ne sont pas neutres et peuvent rapidement
nous asservir et nous façonner (d'où ma proposition
de n'y faire que des passages furtifs).
- Stratégique car ces passages sur les lignes dures peuvent
nous permettre de propulser nos désertions et établir
nos plans d'émancipation. Argent, salariat, action politique,
médiatisation, subvention, voiture, propriété
privée peuvent parfois nous servir pour enclencher une évasion
ou bien éviter la répression. Toute la difficulté
est de ne pas se laisser rabattre sur une ligne dure lors de ces
incursions.
Car ce dont il s'agit dans ces exemples ce n'est pas de choisir
une ligne dure moins pire que les autres (le RMI plutôt que
le salariat, une conjugalité sans enfant plutôt que
le projet familial, l'agriculture biologique plutôt que l'agriculture
conventionnelle). Cela serait passer d'une ligne dure à une
autre sans jamais fuir quoi que ce soit. Il s'agit de tracer astucieusement
un plan d'émancipation ; le tracer tout en l'expérimentant
au jour le jour, et en slalomant entre les tentatives de rabattement.
Parce que les dispositifs de pouvoir essayent par tous les moyens
de rattraper les déserteurs et déserteuses : c'est
l'assistance sociale qui veut nous réinsérer, le conseiller
d'orientation et nos parents qui veulent nous aider à définir
notre avenir, le syndicat qui veut nous encarter à le fin
de la grève sauvage, nos ami-e-s et parents qui veulent "sauver
notre mariage", la psychothérapie, les juges, les flics
et moi même. Eh oui. Moi-même lorsque je rédige
mon CV et élabore mon projet de vie, ma carrière,
mon avenir. Le risque du rabattement ne vient pas que de l'extérieur
et c'est pour cela que les problèmes ne sont pas seulement
politiques mais bien éthiques : c'est dans mes peurs, mes
préjugés, mes besoins, mes dépendances, mes
habitudes, mon mode de vie que se cachent le rabattement, l'auto-répression,
l'autodiscipline. Le flic est en moi.
La fuite n'est donc pas simplement désertion du champ de
bataille, évasion d'une prison, fugue de l'école ou
de la famille, rupture conjugale. Nous constituons nos propres dispositifs
de pouvoir et aliénation. La fuite peut aussi bien être
immobile, en tant que renversement des rapports, ruine du dispositif,
soustraction aux rôles attendus, refus d'obéir. Non
pas fuite de l'autre mais élaboration d'une autre relation
à l'autre.
Il y a des dispositifs qu'il nous faudra fuir réellement
tant ils nous anéantissent mais il y a ces dispositifs que
nous avons bâtis nous-mêmes (ces collectifs devenus
communautés terribles, ces couples devenus conjugalités,
ces familles devenues patriarcales et cloisonnées). Ces rapports
que nous avons laissé s'établir, il s'agit désormais
de les renverser, d'établir une autre relation à soi
et aux autres, d'élaborer d'autres modes d'existence. Nos
lignes de fuites progressent au sein de ces expériences.
Les liens
Mettons nous d'abord d'accord sur les mots employés : j'utilise
le mot relation au sens très large dès qu'un contact
a lieu, et qu'une relation s'établit. Au sein d'une relation,
je distingue ce qui sera de l'ordre du rapport d'une part et ce
qui sera de l'ordre du lien d'autre part. Une relation est complexe.
Elle contient souvent des deux (mais il existe aussi des relations
qui ne sont que purs rapports et d'autre purs liens).
Le rapport est de l'ordre du pouvoir : domination, violence, séduction,
manipulation, soumission, obéissance, possessivité,
vente, salariat, valorisation, prostitution, enfermement, contrainte,
esclavage, production, contrat, chantage, menace, etc. Les rapports
peuplent les dispositifs de pouvoir. Je dirais même que le
mode relationnel au sein des dispositifs est celui du rapport :
dans l'entreprise, le magasin, l'école, à l'armée
ou sur la route. Non pas qu'il n'y ait pas des liens sur ces lieux-là
car c'est parfois nécessaire que le dispositif reste "humain"
; mais le fonctionnement propre du dispositif se fait par des rapports.
Dans le rapport, il y a une frontière, une séparation
: l'autre m'est étranger, me fait peur. Je ne le connais
ou le reconnais pas. Je ne sors pas du rapport aussi longtemps que
je lui reste étranger, que je refuse de l'écouter,
de le ou la connaître. Le respect est la vertu suprême
d'un univers de rapports. respecter c'est avant tout ignorer, rester
à bonne distance de l'autre, ne pas se mêler de ses
problèmes. Le respect de la loi (que nous ignorons par ailleurs)
crée un univers de rapports contractuels et médiatisés
par la justice. Le contrat formel compense l'absence de confiance,
de lien. Contractualisme, processus de valorisation (marchandisation),
légalisme, propriété privée, individualisme
(au sens du repli sur soi) tendent à étendre un univers
de rapports dans lequel nous devenons de plus en plus étrangers
et étrangères. C'est ce qu'Appel nomme le libéralisme
existentiel : "le fait que l'on admette désormais comme
naturel un rapport au monde fondé sur l'idée que chacun
a sa vie. Que celle-ci consiste en une série de choix, bons
ou mauvais. Que chacun se définit par un ensemble de qualités,
de propriétés, qui font de lui, par leur pondération
variable, un être unique et irremplaçable. Que le contrat
résume adéquatement l'engagement des êtres les
uns envers les autres, et le respect, toute vertu. Que le langage
n'est qu'un moyen de s'entendre. Que chacun est un moi-je parmi
les autres moi-je. Que le monde est en réalité composé
d'un côté de choses à gérer et de l'autre
d'un océan de moi-je. Qui ont d'ailleurs eux-mêmes
une fâcheuse tendance à se changer en choses, à
force de se laisser gérer"(Appel). Dans cet univers
de rapports je suis donc seul face aux autres, seul contre tous,
et peux ainsi échanger avec ces autres moi-je.
L'étrangeté aux autres est définie avec plus
de précision dans le texte "En finir avec la mort"
: c'est la disconvenance. Elle "se décline en quatre
sentiments fondamentaux : l'incommunication (je ne sais pas quoi
dire à mes proches, aux inconnus), la peur (je ne sais pas
ce que l'autre peut me faire, je ne sais pas ce qui pourrait m'arriver),
l'inadéquation à soi (je ne sais pas qui je suis,
ce que je vaux, où je dois être), l'impuissance face
aux problèmes qui m'entourent (je me sens comme dépassé
par ce qui arrive que ce soit à mon niveau soit à
un autre)". "La séparation des individus signifie
subjectivement l'absence totale a priori de toute communauté,
et le sentiment de solitude au milieu de la foule. Même au
milieu du monde, nous vivons l'isolement". Ce monde d'isolement
et de rapports prend l'apparence d'un désert. et dans ce
désert, nous mourons à petit feu.
Le lien se ramène aux sentiments et affects : amour, amitié,
affection, plaisir d'être ensemble, sentiment d'appartenance
à une communauté, confiance, tendresse, désir
réciproque, envies communes, etc. Le respect est au rapport
ce que l'attention est au lien. Etre attentif à l'autre c'est
apprendre à l'écouter, le ou la connaître, comprendre
et lui faire confiance. Il s'établit un lien entre nous dès
lors que nous commençons à nous connaître. Il
y a quelque chose qui se noue entre nous car nous apprenons de l'autre
et changeons au cours de cette relation. Lorsque l'attention est
réciproque, deux "devenirs" se mêlent : nous
sortons chacun et chacune différent-e-s d'une relation de
ce type. Le lien signifie que l'autre a pris place en moi. Nous
ne sommes plus étrangèr-e-s ; nous sommes désormais
liées. Nous pouvons nous faire confiance et n'avons plus
besoin de contrat pour faire des choses ensemble. Pas plus que nous
n'avons besoin d'échanger : nous pouvons désormais
partager. Là où le rapport ramène à
l'ignorance de l'autre, le respect et l'échange ; le lien
ramène à la connaissance de l'autre, l'attention et
le partage.
Rapports et liens étant étudiés séparément,
tout semble limpide. C'est pourtant loin d'être si simple
car dans notre réalité quotidienne, liens et rapports
sont mêlés. c'est ce qui se passe par exemple au sein
des dispositifs familial et conjugal. Liens et rapports s'entremêlent
et se nouent si bien qu'on ne peut plus les distinguer et réussir
à les penser l'un sans l'autre. Nous appréhendons
trop souvent une relation globalement sans percevoir qu'il y a en
son sein une multiplicité de rapports et de liens. Un couple
est traversé de désirs, d'affection, de joie de vivre,
de tendresse, d'amour et de confiance, et bien souvent aussi de
possessivité, de jalousie, de méfiance, de violences
verbales, d'agressivité. Ce sont ces derniers qui selon moi
ramènent le couple à la conjugalité : un terrifiant
dispositif de pouvoir que l'on se construit à deux. Je ne
suis pas pessimiste car cela m'arrive de croiser des couples qui
ne sont traversés que par peu ou pas de rapports (alors que
d'autres en sont blindés). Je crois aussi qu'il est possible
de renverser un rapport, de le retourner en lien. Cela a bien sûr
à voir avec l'attention, l'art de retourner l'étrangeté-à-l'autre
en connaissance-de-l'autre ; l'aliénation en émancipation.
Emancipation
Au sein d'une relation, s'émanciper signifie selon moi ruiner
les rapports et favoriser l'émergence des liens. Ce sont
deux processus simultanés, presque identiques. Notre aliénation
et les rapports de pouvoir qui la composent tiennent à notre
étrangeté-à-l'autre. C'est parce que l'autre
m'est suffisamment étranger-e que je peux lui faire violence,
lui donner des ordres, l'humilier, l'enfermer, le ou la juger, lui
donner des cours, lui acheter sans lui parler, m'asseoir à
côté d'elle ou lui dans le bus en l'ignorant, les klaxonner,
lui balancer un pavé sur la gueule ou lui donner des coups
de matraque, l'insulter, la draguer, l'embaucher, l'influencer,
signer un contrat avec elle ou lui, la menacer, l'ignorer et ignorer
ses problèmes, la ou le respecter et accepter poliment que
l'autre en fasse autant ; ce qui revient au même car domination
et soumission sont les deux faces d'un même rapport de pouvoir.
Dans les deux cas il y a étrangeté à l'autre
: aliénation.
L'émancipation passe donc par la connaissance de l'autre,
de ses soucis, humeurs, problèmes, rêves, joies, peines,
désirs, affects, convictions, sentiments. Plus nous nous
connaissons, plus nous sommes lié-e-s et plus nous nous émancipons
des rapports. Car je ne pourrai plus te faire violence sans que
cela ne m'affecte, te nier sans que cela ne nie une partie de moi-même.
L'émancipation est un processus collectif car il faut être
au moins deux pour créer des liens ; parce que l'émancipation
est justement rencontre en lieu et place de l'étrangeté
à l'autre. Nous ne nous émancipons pas seuls. La solitude
est la maladie de ce désert qu'est l'univers des rapports
de pouvoir. Dans une relation, il est possible de renverser un rapport
en lien dès lors qu'il y a un désir commun de s'émanciper
de ce rapport. Nous ne pouvons le faire qu'à deux car je
ne peux pas te forcer à le faire : la contrainte est un rapport
autoritaire et ce n'est pas d'elle que naîtra du lien. Un
lien réciproque s'établit dès lors que l'attention,
la confiance, l'écoute sont partagées. Alors il est
possible de ruiner les rapports. Si l'autre refuse le lien, nous
ne pouvons rester en relation que par des rapports, des contrats,
des échanges et du respect (ignorance de l'autre). Lorsqu'une
relation n'est que purs rapports et qu'il n'y a pas de désirs
communs de ruiner ces rapports, alors la rupture reste la seule
perspective émancipatrice. C'est aussi une manière
de se libérer mais ce n'est pas la meilleure car après
une rupture je me retrouve seul. Pourtant il y a des univers tellement
blindés de rapports que seule la fuite est possible (armée,
prison, travail, hôpital psychiatrique, embouteillage, terrain
de foot, etc.). Et fuir ces dispositifs de pouvoir n'est pas sans
risque ni conséquence. Là aussi l'émancipation,
lorsqu'elle prend la forme de la désertion d'un dispositif,
gagnera à être collective pour réussir. Il y
a des dispositifs que nous ne pourrons renverser, ruiner, même
à plusieurs ; par contre il nous faudra nous entraider pour
organiser et pérenniser nos fuites et désertions.
Fuir seuls ne nous mènera pas loin ; la répression
ou la famille nous rattraperont vite.
Je le répète : l'émancipation, qu'elle s'exprime
en terme de renversement de rapports au sein d'une relation ou en
terme de fuite d'un dispositif est un processus collectif. L'émancipation
se réalise avec les autres. C'est dans l'intensité
des liens que nous réussissons à établir avec
les autres que s'alimente un processus d'émancipation. Penser
et réaliser la rupture, la sécession ; c'est penser
et réaliser le commun. "Il n'y a pas de désertion
individuelle à proprement parler. Chaque déserteur
emporte avec lui un peu du moral des troupes. Par sa simple existence,
il est la récusation en acte de l'ordre officiel ; et tous
les rapports où il entre se trouvent contaminés par
la radicalité de sa situation" (Thèses sur la
communauté terrible, Tiqqun II). Notre émancipation
des plus gros dispositifs de pouvoir tient à notre capacité
à nous constituer en tribu, en machines de guerre ; à
ouvrir des solidarités, des complicités ; à
intensifier nos liens et multiplier les partages.
Ces machines de guerre en fuite ne sont pas à confondre
avec les dispositifs de contre-pouvoir car elles sont au contraires
des libres associations au sein desquelles nous nous efforçons
en permanence de ruiner l'émergence des rapports : ruiner
les échanges, la méfiance, l'étrangeté,
l'inattention, les rapports de domination, les chantages, les rôles,
les hiérarchies informelles. Ces machines de guerre ne sont
pas des contre-pouvoirs mais des anti-pouvoirs.
Je me dois maintenant de préciser que lorsque j'ai dit que
l'émancipation tient à notre capacité à
créer des liens cela ne se résume pas à "se
faire plein d'ami-e-s". Car si les liens ne sont que purement
affectifs et coupés de nos besoins et réalités
quotidiennes alors ils restent inopérants face aux dispositifs,
simplement parallèles à nos aliénations. Ce
sont ces ami-e-s pour faire la fête le samedi soir, aller
aux restaurants, ou même militer après le boulot. La
multiplications des liens prend son sens lorsqu'elle entraîne
dans son sillage des complicités, des solidarités,
des ruptures et fuites collectives, et l'élaboration des
mondes que nous désirons partager.
Et il suffit d'être au moins deux pour mettre en branle une
machine de guerre et prendre le large : se faire un potager collectif,
du co-voiturage, ouvrir un squat, une zone de gratuité, s'entraider
régulièrement, lancer un cercle de lecture, démarrer
un infokiosk, se construire des cabanes dans les arbres, se constituer
en tribu et déserter le vieux monde en roulottes, fonder
une communauté sur une île, une zone autonome temporaire,
un atelier de réparation de vélo, voguer en bande
de free-partys en bals folks, déscolariser nos enfants ou
se construire des yourtes. Ces espaces émancipés,
ces mondes partagés existent déjà ; ils ont
toujours existé mais ils restent à réinventer,
à développer, à multiplier, à ouvrir
et à intensifier. Et cette aventure est autrement plus passionnante
et réelle que toutes les attractions et les loisirs de la
société du spectacle.
Séparation
La séparation est peut-être le fait majeur de l'Occident,
la clé de voûte de la pensée occidentale, cette
pensée rationnelle, pensée de la domination. Nombre
d'auteur-e-s le remarquent quel que soit l'angle d'étude.
La séparation fonde la domination, comme l'exploitation,
l'assujettissement ou l'aliénation. Et si je crois important
d'en parler c'est que la pensée-qui-sépare nous imprègne
toutes et tous, au plus profond de nous.
La séparation fondamentale c'est la section du lien, l'anéantissement
du commun. La séparation, c'est l'étrangeté
à l'autre qui prend le dessus sur nos liens. Et lorsque l'étrangeté
est suffisante, l'aliénation est possible ; lorsque le lien
est sectionné, les rapports de pouvoir s'établissent,
la domination s'immisce entre nous.
La séparation est le plus souvent binaire, polaire. Elle
établit un dualisme : deux camps distincts, étrangers,
inconciliables, définitivement différents et en conflit,
en concurrence. Cette pensée qui sépare se retrouve
partout dans les pensées occidentales : chez les défenseurs
de l'exploitation et l'assujettissement comme chez leurs opposants.
Communisme, christianisme, philosophie des lumière, humanisme,
naturalisme, sont imprégnés des mêmes séparations
qui fondent les régimes qu'ils critiquent.
C'est dans « Le mythe de la raison » que Georges Lapierre
explique très bien la séparation. La première
séparation que nous retrouvons déjà en Grèce
Antique, c'est notre séparation de la nature. Egalement centrale
dans la philosophie des Lumières, il en découlent
bien d'autres séparations. « Seule une société
fondée sur le travail des esclaves, comme le fut par exemple
la société gréco-romaine, peut parler de nature
dans le sens d'une séparation entre un monde plein d'esprit,
celui des citoyens, et un monde qui en est dépourvu, celui
des esclaves » (Lapierre). C'est également la séparation
entre sujet et objet dont il s'agit. Et c'est cela qui fonde toute
la science occidentale et la pensée positive. « Ce
dualisme qui oppose, comme l'être au non-être, culture
et nature, sujet et objet, reste pour nous un critère de
civilisation au point où il joue un rôle déterminant
dans l'élaboration d'une hiérarchie plus ou moins
implicite des cultures. (…) La pensée positive transforme
tout ce qu'elle touche en nature, c'est-à-dire en être
séparé, voué à l'asservissement »
(Le mythe de la raison, G. Lapierre).
La séparation entre humanité et nature établit
une hostilité, une étrangeté, et fonde la domination
de la nature. La nature devient avec la science occidentale un objet
de recherche. Elle est objectivée, réduite en équations
mathématiques et schémas, classifiée en espèces,
appréhendée en termes de ressources naturelles pour
être exploitée, pillée, détruite. Et
le problème n'est pas que dans les conséquences écologiques
mais bien dans le concept de nature lui-même. Et je dis que
la nature n'existe pas. C'est un mensonge de la pensée occidentale
qui justifie l'exploitation et l'extermination des forêts,
des eaux et de cette multiplicité d'êtres vivants et
d'éléments présents sur notre planète.
Je ne dis pas que l'humain fait partie de la nature, d'une seule
et même totalité, car je dis qu'il n'y a pas de nature,
pas d'unité mais une multiplicité : une multiplicité
d'êtres vivants et d'éléments différents
mais en interaction permanente. Cette eau que je bois agit sur mon
organisme et aussi bien je peux, par mes activités, polluer
les rivières et les nappes phréatiques. Je suis malgré
tout bien différent d'une goutte d'eau. Nous sommes simplement
lié-e-s, en relation.
« Les Indiens disent : il n'existe pas de réalité
indépendante de l'autre, l'identité de chacun naît
de l'enchevêtrement des rapports qu'il entretient avec ce
qui n'est pas lui ; elle émerge des relations d'échanges
multiples. Nous ne pouvons définir notre identité
qu'en nous posant comme termes d'une relation d'échange avec
autrui. Ce que les anthropologues appellent « animisme »,
(…) est cette vision du monde animé où tout
entre en relation avec tout, où chacun tire sa substance,
sa force et son être des relations de voisinage » (Le
mythe de la raison). En Occident, la pensée-qui-sépare
sectionne les liens et provoque les hostilités.
Louis Dumont perçoit la séparation dans le christianisme,
dans les enseignements du Christ et de Saint-Paul : l'individualisme
absolu et universalisme absolu. La pensée d'une totalité
(Dieu) est contemporaine de celle d'un « individu-hors-du-monde
». Déjà pour les premiers chrétiens,
les choses ne peuvent constituer que des moyens ou des empêchements
dans la quête du royaume de Dieu (Essai sur l'individualisme,
L. Dumont). Appréhender le monde comme une totalité
unifiée nous a amenés à créer ce concept
de nature et à nous penser étrange-è-s à
tous les éléments et êtres non-humains.
La pensée-qui-sépare et la pensée-qui-unifie
sont une seule et même chose : unifier l'humanité pour
mieux la séparer de la nature, unifier une race ou une nation
pour mieux la séparer des autres, unifier la totalité
terrestre pour mieux mous aliéner à Dieu. Penser une
totalité revient à penser l'ordre et l'unité
de cette totalité, la hiérarchie entre les êtres
de cette totalité. Et c'est là toute l'erreur des
humanistes, communistes, chrétiens ou naturalistes : l'unification
mène à la séparation et à l'aliénation.
La pensée occidentale unifie pour mieux séparer et
sépare pour mieux exploiter et dominer. Aujourd'hui cette
pensée unifie le Moi pour mieux nous séparer des autres
et propager le chacun-pour-soi et la paranoïa. Je me retrouve
seul. Seul contre tous. D'une peur de la nature à une peur
de l'étranger, jusqu'à une peur de tous les autres
; la paranoïa nous laisse enfin seul-e-s face à nous-mêmes.
Et ce n'est pourtant pas fini car la pensée-qui-sépare
vient nous traverser de part en part. elle vient en moi séparer
l'esprit du corps. Alors mon corps devient un objet étranger
qu'il faut maquiller, soigner, bronzer, faire maigrir, pour que,
une fois mort, il puisse être « donné à
la science ». Là encore, je remarque que la pensée
d'une totalité, le Moi, est corollaire d'une séparation
entre mon corps et mon esprit. C'est donc le même Homo Œconomicus,
individu de la société moderne qui se pense à
la fois comme étranger à la nature, étranger
aux autres et étranger à lui-même. Et c'est
de là que toutes les exploitations et dominations, guerres
et pillages, auto-mutilations et violences peuvent se propager.
Pour en finir avec ce monde, c'est ce mode de pensée occidental
qu'il va falloir déconstruire. Il s'agit de réussir
à penser, non plus une totalité d'êtres différents
et étrangers les un-e-s aux autres, mais une multiplicité
d'êtres différents mais liés les un-e-s aux
autres. Il s'agit d'en finir avec les catégories de nature
et humanité, sujet et objet, ami-e-s et ennemi-e-s, hommes
et femmes autant qu'avec les races et les rôles. Et cela sans
instituer une nouvelle totalité, une nouvelle communauté
terrible, une nouvelle idéologie. C'est une œuvre bien
difficile à réussir que de saisir à la fois
nos différences et nos liens, de refuser à la fois
notre séparation et notre unification. J'ai pourtant l'intuition
que notre émancipation passera par notre capacité
à développer cette autre relation à l'autre
et à soi-même.
Sécession
Si j'introduis dans mon propos le concept de sécession c'est
pour que nous en finissions une fois pour toutes avec celui de révolution.
Il n'y a pas de lendemains qui chantent. "Le réalisme
veut que nous cessions d'attendre la Révolution, mais aussi
que nous cessions de tendre vers elle, de la vouloir" (Hakim
Bey, TAZ). La révolution est un mythe, un mirage par lequel
les syndicats et groupuscules n'ont de cesse d'essayer de nous enrôler
dans leurs dispositifs de contre-pouvoir. Attendre et préparer
la révolution en militant, ce n'est qu'une autre manière
de nous faire accepter notre soumission aux dispositifs et rôles
dans lesquels nous sommes emprisonné-e-s en ce moment même.
"Le slogan 'révolution !' est passé de tocsin
à toxine, il est devenu un piège du destin, pseudo-gnostique
et pernicieux, un cauchemar où nous avons beau combattre,
nous n'échappons jamais au mauvais Eon, à cet Etat
incube qui fait que, Etat après Etat, chaque paradis est
administré par encore un nouvel ange de l'enfer"(ibidem).
La révolution se pose comme une fin, un objectif à
atteindre, une utopie mythique pour laquelle nous devrions agir,
militer et même sacrifier nos vies. La perspective révolutionnaire
c'est d'agir en vue de réaliser cette fin, d'atteindre cet
objective inaccessible. Finissons-en avec ce mensonge !
Ce dont il est question pour Hakim Bey comme pour moi, c'est d'établir
une autre perspective : ne plus agir en fonction d'une fin à
atteindre mais bien pour ce qu'il est possible d'expérimenter
et vivre immédiatement. La sécession "n'est pas
le présage d'une quelconque utopie sociale toujours à
venir, à laquelle nous devons sacrifier nos vies pour que
les enfants de nos enfants puissent respirer un peu d'air libre"(ibidem).
La perspective sécessionniste commence par la sécession
(alors que la perspective révolutionnaire vise la révolution)
et s'apprécie comme processus en tant que tel : le processus
d'émancipation, la rupture, le soulèvement en tant
que tel. La sécession n'est pas une fin à réaliser
mais c'est un processus, de même que la liberté ne
se ressent qu'au travers d'un processus de libération. La
liberté en tant qu'état que nous atteignons une fois
la république instaurée n'est qu' un mensonge des
nouveaux maîtres de l'Etat. Je ne peux vivre la liberté
qu'au travers d'une émancipation ; il ne s'agit pas d'un
état à atteindre mais d'une expérience à
vivre. Cette expérience, pour Hakim Bey, c'est la TAZ, la
Zone d'Autonomie Temporaire : "C'est-à-dire que nous
devons réaliser (rendre réels) les moments et les
espaces où la liberté est non seulement possible mais
actuelle. Nous devons savoir de quelles façons nous sommes
opprimés, et aussi de quelles façons nous nous auto-réprimons,
ou nous nous prenons au piège d'un fantasme dont les idées
nous oppriment. Le travail par exemple est une source de misère
beaucoup plus grande pour la plupart d'entre nous, que la politique
législative. L'aliénation est beaucoup plus dangereuse
que de vieilles idéologies surannées, édentées
et mourantes. S'accrocher mentalement à des 'idéaux'
- qui s'avèrent n'être en fait que de pures projections
de notre ressentiment et de notre impression d'être des victimes
- ne fera jamais avancer notre projet" (Hakim Bey).
A l'idée de révolution s'attache celle de la prise
de pouvoir : l'idée de combattre puis conquérir le
pouvoir ; se constituer dans un premier temps en contre-pouvoir,
afin de remplacer ensuite le pouvoir. A ce concept de contre-pouvoir,
John Holloway préfère celui de l'anti-pouvoir : "Quelle
qu'en soit la forme, la conquête du pouvoir étatique
n'a pas permis de réaliser les changements que les protagonistes
espéraient". "L'idée que l'on peut se servir
de l'Etat pour changer le monde était une illusion".
"La seule façon de concevoir un changement radical aujourd'hui
ne relève pas de la conquête du pouvoir mais de la
dissolution du pouvoir" (Douze thèses sur l'anti-pouvoir).
Dans le dernier chapitre du manifeste contre le travail, le groupe
Krisis écrit : "les ennemi-e-s du travail ne veulent
donc pas s'emparer des commandes du pouvoir mais les détruire.
Leur lutte n'est pas politique, elle est anti-politique". Car
"le but de la politique ne peut être que la conquête
de l'appareil d'Etat pour perpétuer la société
de travail"(Krisis). "La nouveauté de la politique
qui vient, c'est qu'elle ne sera plus une lutte pour la conquête
ou le contrôle de l'Etat, mais une lutte entre l'Etat et le
non-Etat, disjonction irrémédiable des singularités
quelconques et de l'organisation étatique"(Giorgio Agamben,
La communauté qui vient). Il s'agit de ne plus penser en
terme d'intervention politique, de révolution et de prise
de pouvoir mais en terme de création éthique, de sécession
et de dissolution du pouvoir.
Hakim bey évoque également la tactique de la disparition
: "une révolution de la vie quotidienne, de tous les
instants : une lutte que rien ne peut arrêter, pas même
l'échec ultime de la révolution politique et sociale".
"Initier une TAZ peut impliquer des stratégies de violence
et de défense mais sa plus grande force réside dans
son invisibilité. L'Etat ne peut la reconnaître parce
que l'histoire n'en a pas la définition. Dés que la
TAZ est nommée (représentée, médiatisée),
elle doit disparaître, laissant derrière elle une coquille
vide, pour resurgir ailleurs, à nouveau invisible puisqu'indéfinissable
dans les termes du spectacle" (Hakim Bey).
Anti-pouvoir, tactique de la disparition, anti-politique, insurrection
et sécession, zone autonome temporaire ; tous ces concepts
témoignent d'une autre perspective que celle de la tradition
révolutionnaire. Il y a clairement rupture : rupture d'avec
cette conception révolutionnaire de l'opposition au pouvoir,
tout autant que rupture d'avec les dispositifs de pouvoir qui nous
écrasent.
C'est en quelque sorte une autre manière de s'insurger contre
une loi ou un projet de loi : refuser de la respecter, désobéir,
violer la loi et bafouer du même coup l'autorité et
l'idée même d'Etat de droit. Il ne s'agit pas de manifester,
de pétitionner et militer contre cette loi, mais de simplement
les refuser : elle et le pouvoir qui l'impose. C'est la désobéissance
civile, l'insoumission, l'illégalité. Nous ne revendiquons
rien, nous n'avons rien à négocier ; cette loi n'est
pas la nôtre et nous ne la respecterons pas. Il y a des lois
qui ne peuvent prendre effet car trop de gens les refusent et il
y a des délits, comme par exemple le vol à l'étalage,
qui sont si fréquents que les pouvoirs publiques n'ont pas
les moyens de les punir autant qu'ils le voudraient.
Je ne connais de métaphore plus enthousiasmante pour nous
redonner courage face à l'arsenal répressif et technologique
qui se met en place en ce moment, que celle du tuyau d'arrosage
qui fuit par tous les bouts : "il n'y a pas de système
social qui ne fuie par tous les bouts, même si ces segments
ne cessent de se durcir pour colmater les lignes de fuite"
(Deleuze, Guattari, Mille Plateaux). Une loi colmate une fuite mais
une autre fuite se déclare un peu plus loin. Les dispositifs
de pouvoir consacrent une énergies considérables à
colmater les fuites car ils fuient de toutes parts. Le désir
de fuir gronde toujours quoi que fasse l'autorité. Il n'y
a pas de transports en commun payants sans fraude, de guerre sans
déserteurs, de magasin sans vol, d'école sans absentéisme,
de loi respectée par toutes et tous, de prison sans tentative
d'évasion. Et c'est sur toutes ces pratiques que se dessine
la perspective sécessionniste.
Ethique
Notre premier problème est de ne pas savoir ce qu'est l'éthique.
Nous la confondons souvent avec la morale. Pourtant l'éthique
se distingue de la morale de plusieurs façons. "la morale
se présente comme un ensemble de règles contraignantes
d'un type spécial, qui consiste à juger des actions
et des intentions en les rapportant à des valeurs transcendantes
(c'est bien, c'est mal) ; l'éthique est un ensemble de règles
facultatives qui évaluent ce que nous faisons, ce que nous
disons, d'après le mode d'existence que cela implique"(G.
Deleuze, Pourparlers). La morale juge en séparant le bien
du mal. Les règles morales ne sont pas des règles
orientant l'action mais des règles qui condamnent et culpabilisent.
Elles servent donc au pouvoir qui domine et dirige. C'est ce que
John Holloway appelle le pouvoir instrumental (douze thèses
sur l'anti-pouvoir). A l'inverse l'éthique ne distingue pas
le bien du mal car elle ne vise pas à juger mais à
comprendre les erreurs, comprendre pourquoi mon action peut être
erronée, dangereuse et comment je pourrais "faire mieux
la prochaine fois". Les règles éthiques me permettent
d'apprendre et surtout de poursuivre mon action. L'éthique
m'aide à décider comment agir. Elle pose des hypothèses
permettant d'expérimenter d'autres manières de faire.
Au lieu d'interdire et condamner, l'éthique oriente et accompagne
l'action et la création. Pour cela je l'associe au pouvoir-action
de John Holloway. Les règles morales sont prescrites par
un appareil (familles, églises, institutions éducatives,
...) et participent des rapports de pouvoir. C'est pour cela qu'elles
procèdent par la séparation entre le bien et le mal
: il s'agit d'une binarisation, d'une polarisation : bonne action
ou mauvaise action, légalité ou illégalité,
vice et vertu, bonne bouffe ou mal-bouffe, gentils et méchants,
naturel ou artificiel, français ou étrangers, bonne
élève ou mauvaise élève, ami-e-s ou
ennemi-e-s, eux et nous. Dés que nous acceptons le dualisme,
la polarisation, l'étrangeté à l'autre, nous
sommes prises au piège dans un dispositif de pouvoir, dans
une morale. L'élaboration éthique procède d'abord
du refus de cette polarisation morale entre bien et mal, ami-e-s
et ennemi-e-s.
Mais pourquoi est-ce que je réintroduis l'éthique
?
Si nous n'avons pas besoin de morale, pourquoi aurions nous besoin
d'éthique ? De la même manière que la morale
pérennise la domination, l'absence d'éthique maintient
le statu quo parce que c'est l'éthique qui m'oriente dans
l'action, qui me permet de prendre position dans une situation et
d'agir. La posture qui consiste à refuser l'éthique
est très répandue. Par exemple dans les milieux engagés
c'est celle qui consiste à refuser l'immersion de la politique
dans la sphère privée. C'est bien en confirmant la
séparation de nos existences en vie privée et vie
publique que cette posture maintient le statu quo, l'équilibre
des dispositifs de pouvoir qui se fonde sur cette séparation
(travail salarié, famille, politique, conjugalité,
domination masculine). C'est ainsi que les militant-e-s peuvent,
après le boulot, se réunir entre convaincu-e-s pour
vilipender le capitalisme, puis rejoindre leur petite structure
conjugale en fin de soirée comme si de rien n'était.
Replacer les débats en termes éthiques c'est questionner
tous les rapports : rapports de production, d'exploitation, subordination
sur le lieux de travail ; rapport d'échange dans les dispositifs
de consommation ; aussi bien les rapports de domination au sein
de la famille et de la structure conjugale (patriarcat). L'éthique
réfute la séparation en sphères de nos existences
en confrontant de sa critique tous les dispositifs de pouvoir. C'est
exactement un positionnement éthique que prennent les féministes
qui pourfendent le patriarcat dans toutes les sphères. Et
c'est d'ailleurs lorsqu'elles disent que "le personnel est
politique" qu'elles dérangent même dans les organisations
les plus révolutionnaires.
Mais l'absence d'éthique participe du statu quo également
parce que si ce n'est pas nous qui nous donnons notre propre éthique,
alors ceux sont les pouvoirs dominants qui répandront leur
éthique. C'est ce qui se passe à l'heure actuelle
dans la société de consommation : notre aliénation
dans la consommation ne procède pas par morale mais bien
par éthique. Par exemple les règles ne sont pas obligatoires
(on peut ressortir du magasin sans avoir rien acheté) mais
elles sont omniprésentes. De plus la société
de consommation implique un mode de vie. Et c'est bien au travers
des modes de vie que se déploie la question éthique.
C'est ce que Foucault et Deleuze appellent la subjectivation. Et
le défi qui s'offre à nous est d'élaborer des
modes de vie en rupture de ceux de la société de consommation.
"Il s'agit de la constitution de mode d'existence, ou, comme
disait Nietzsche, l'invention de nouvelles possibilités de
vie". "Il s'agit de règles facultatives qui produisent
l'existence comme oeuvre d'art, des règles à la fois
éthiques et esthétiques qui constituent des modes
d'existence ou des styles de vie"(Gilles Deleuze, Pourparlers).
Foucault nous met en garde qu'avec la disparition du code moral
chrétien, nous devons chercher une esthétique de l'existence
nouvelle, une invention de soi. Si nous ne prenons pas en main ce
processus de subjectivation, ceux sont les dispositifs tel que la
consommation qui nous figeront en sujet (par le chacun-pour-soi,
les normes esthétiques, les modes, le consumérisme,
l'adoration du travail et de l'argent, la séparation des
sphères publiques et privées, etc.) : "le sujet
se constitue à travers des pratiques d'assujettissements
ou, d'une façon plus autonome, à travers des pratiques
de libération".
Les auteurs du texte "En finir avec la mort" soulèvent
ce même défi éthique en distinguant deux versants
de l'individualisme : celui "correspondant à la séparation
des individus, qui peut être grossièrement ramené
à de l'égoïsme, et correspond plus sûrement
au repli sur la sphère privée" ; et celui qu'ils
définissent comme "la pleine positivité de la
subjectivité agissante, à la recherche d'une augmentation
de sa puissance d'agir". "L'enjeu est celui du maintient
et du renforcement ou non de ce que je suis, de ce à quoi
je rêve". Et Giorgio Agamben de préciser : "l'unique
expérience éthique consiste à être sa
(propre) puissance, à laisser exister sa (propre) possibilité"(La
communauté qui vient).
C'est bien parce que la politique participe du statu quo en cloisonnant
les sphères publique et privée que c'est seulement
sous un angle d'attaque éthique que nous pourrons ébranler
nos aliénations. Et c'est l'élaboration éthique
(et surtout pas moral) qui nous permet d'agir et de bâtir
nos espaces libérés, de tracer nos lignes de fuite,
de comploter nos désertions et d'esquisser nos propres subjectivités
et sensibilités.
L'en dehors
Notre capacité à penser et réaliser notre
émancipation est liée à notre capacité
à penser l'en dehors, ou plutôt les en dehors. Car
chaque dispositif de pouvoir a son en dehors, chaque aliénation
son émancipation, chaque rapport son renversement. Lorsque
j'ai terminé ma scolarité je sors du dispositif scolaire.
Tant que je suis célibataire, je ne suis pas pris dans un
dispositif de conjugalité. Au jour d'aujourd'hui, et j'espère
encore pour longtemps, je ne suis ni en prison, ni salarié
bien que je doive trop souvent mettre les pieds dans des dispositifs
de consommation (magasins, supermarchés, publicités,..).
Je ne pourrais probablement pas passer une semaine sans me frotter
à un seul dispositif, mais j'ai la possibilité de
rester à l'extérieur de tel ou tel dispositif.
Si la désertion est le processus par lequel je fuis un dispositif,
l'insoumission est celui par lequel je refuse de m'y soumettre et
l'émancipation est l'art de renverser un rapport en retournant
l'étrangeté-à-l'autre en connaissance-de-l'autre,
en faisant naître du lien, des complicités. Mais les
trois processus s'inscrivent dans une même perspective qui
suppose la croyance en cet en dehors du dispositif, cet extérieur
à un rapport de pouvoir. Et c'est bien parce que chaque dispositif
à son en dehors que je garde l'espoir de m'en émanciper.
Par exemple je ne crois pas que le couple ne bascule systématiquement
en dispositif de conjugalité. Il ne tient qu'à nous
de ruiner l'apparition de ces rapports (jalousie, possessivité,
chantage affectif, attentes, ...) qui nous aliènent progressivement
dans ce terrifiant dispositif de conjugalité. Notre émancipation
se joue en permanence sur la nature des relations que nous avons
avec l'autre. De même un collectif peut rester "désir
d'être ensemble", force d'émancipation ou bien
laisser apparaître des hiérarchies informelles et des
rapports de pouvoir en son sein. La tribu bascule alors en communauté
terrible. Quand bien même ce collectif s'arme des intentions
les plus révolutionnaires, il peut tout de même devenir
un micro-fascisme. Croire en l'en dehors, c'est croire qu'il est
possible d'expérimenter d'autres manières de vivre
et agir ensemble autant qu'il est possible de déserter les
dispositifs de pouvoir.
L'un des pires mensonges que propagent aussi bien les plus gros
dispositifs de domination que les contre-pouvoirs révolutionnaires,
c'est de nous faire croire qu'il n'y a qu'un et qu'un seul grand
dispositif, qu'il est partout, nous traverse tous les jours et constitue
notre univers : c'est le Système, le capitalisme, l'Etat,
le Pouvoir ou l'Empire. Pour les tenant-e-s d'un pouvoir, ce discours
vise à nous faire croire que nous sommes pris-es dans notre
destinée, que nous devons nous soumettre à l'ordre
des choses. Dans le discours révolutionnaire, l'unité
du pouvoir interdit l'existence d'un en dehors et donc d'une émancipation.
La seule libération possible ne pourrait soi-disant venir
que d'une révolution ou d'un crash financier, que certains
n'hésitent pas à prophétiser. Du coup il faut
attendre "le grand soir" et on ne peut rien faire tant
que le capitalisme ne s'est pas effondré. Puis non-contents
de prôner le statu-quo, ces prophètes de la révolution
n'oublierons pas de nous inviter à rejoindre leurs dispositifs
de contre-pouvoir (partis, syndicats, groupuscules,...) pour militer
ensemble contre les méchants capitalistes. Cette unification
du pouvoir n'a pas seulement l'inconvénient de simplifier
la complexité des dispositifs mais aussi de neutraliser toute
velléité d'émancipation concrète et
immédiate, de désertion ou de réalisation rupturistes.
Michel Foucault réfute l'unité du pouvoir : "les
différents opérateurs de domination s'appuient les
uns sur les autres, dans un certain nombre de cas se renforcent
et convergent, dans d'autres cas, se nient ou tendent à s'annuler"("il
faut défendre la société") Le pouvoir
n'est pas "un système général de domination
exercée par un élément ou un groupe sur un
autre" mais bien "une multiplicité de rapports
de force"(La volonté de savoir). Et c'est justement
parce qu'il y a une multiplicité de rapports et de dispositifs
de pouvoir qu'une multiplicité de désertions, de soulèvements
sécessionnistes s'ouvrent à nous.
Le commun
Le commun était déjà là. Je dirais
même que le lien est premier. Ce que cultive le façonnage
occidental de nos êtres c'est la coupure des liens, la destruction
totale du commun : jusqu'à ces foules anonymes où
plus personne ne se parle, ne se regarde, ne se touche ni même
se voit. Spectacle de la marchandise dans les centres commerciaux,
spectacle sportif dans les stades de football, spectacle politique
dans les manifestations. Il y a du monde et pourtant tout le monde
s'ignore. Je suis seul dans la foule.
D'abord donc, au fil d'une longue éducation, d'une colonisation,
d'un développement industriel, les dispositifs de pouvoir
rompent nos liens et instituent des rapports. L'anonymat c'est un
peu quand le commun a disparu, quand le nombre des rapports écrase
celui des liens. En lieu et place du commun, s'établissent
les communautés : communauté d'intérêts,
famille, communauté française, communauté humaine,
communauté politique (d'un courant politique particulier),
artistique, sportive ou religieuse. C'est une myriade de communautés
terribles qui constitue le monde occidental. "Les membres de
la communauté terrible sont méfiants les uns envers
les autres parce qu'ils ne savent rien d'eux-mêmes ni les
uns des autres". Ils "se rencontrent plus par accident
que par choix". "La communauté terrible est une
somme de solitudes qui se surveillent sans se protéger"
(Tiqqun II, Thèses sur les communautés terribles).
Club de supporters, bande de potes, secte ou groupe militant, toute
communauté réalise son unité en affirmant son
étrangeté aux autres communautés : les équipes
adverses, le syndicat d'en face, les ennemis, les étrangers,
etc. Nous retrouvons là la double pensée : la pensée-qui-sépare
et la pensée-qui-unifie : la communauté terrible se
soude en se coupant des autres. Et elle sera d'autant plus soudée
que ses meneurs sauront accentuer l'hostilité aux autres.
Ce que je nomme le commun, ce serait en quelque sorte l'antithèse
de la communauté terrible, une myriade de liens qui s'établissent
tout en ruinant les rapports qui nous détruisent. Le commun
n'est donc pas identifiable ni quantifiable. Ce n'est pas un groupe
déterminé, dénombrable et étiquetable.
Même une machine de guerre en fuite, une tribu en vadrouille
reste à géométrie variable et n'existe que
par la diversité de ses rencontres. Tant que la tribu reste
ouverte aux autres, elle évite de dériver en communauté
terrible, elle reste partie-prenante d'un vaste réseau. Le
commun est plus un maillage de liens divers et variés, une
sorte de flux, de circulation de désir : désir d'être
et de faire des choses ensemble. Ca peut être de la vie commune,
de l'action collective, des chantiers ou potagers collectifs, du
co-voiturage, des balades, de grands banquets, des discussions interminables,
de l'économie commune, de la colocation ou de voyages. Il
n'y a pas un modèle de collectivisation mais une multitude
d'expériences collectives.
Le défi qui se présente à nous désormais
en terme collectif n'est sûrement pas de créer une
nouvelle communauté sur la base d'une nouvelle idéologie,
d'une avant-garde ou d'un parti ; mais de répandre partout
du commun, de percer des complicités au travers et entre
les communautés terribles comme pour mieux les anéantir
: ruiner les rapports par la prolifération des liens ; surtout
pas des alliances entre communautés mais des complicités
qui cisaillent la communauté. Un peu comme ces fraternisations
de soldats adverses entre deux batailles. Le sens même de
la guerre est ruiné par ces moments exceptionnels et aucun
des soldats impliqués ne croira plus aux mensonges des généraux.
Des liens sont apparus qui ont ruiné le sens des communautés
en guerre.
Faire émerger du commun pour ruiner les dispositifs de pouvoir
sans basculer en ghetto, sans que nos tribus ne deviennent des communautés
terribles ; ce n'est pas facile du tout. Et l'autre piège
qui se tend c'est le repli sur soi de toutes celles et ceux qui
n'en peuvent plus des communautés terribles comme des dispositifs
de pouvoir. Je ne cesse pas de croiser : des hommes et des femmes
qui fuient seul-e-s ou en couple cloisonné et méfiant
(ce qui revient au même car le dispositif de conjugalité
est une communauté des plus terrible qui plus tard devient
famille cloisonnée). Fuir est urgent mais se replier sur
soi est une impasse ; c'est fuir les autres, confondre le commun
et les communautés terribles, les liens et les rapports.
Or le problème c'est pas les autres. Au contraire c'est bien
notre étrangeté aux autres la source de nos aliénations.
Nos émancipations s'élaborent grâce à
notre capacité à connaître et comprendre l'autre,
à nouer des liens et des complicités, à faire
émerger du commun par des solidarités concrètes
et des projets collectifs rupturistes. Le repli individualiste est
un piège à éviter tout autant que le repli
communautaire. Individualisme et communautarisme s'équilibre
d'ailleurs dans la société occidentale, un peu comme
les deux faces de la même médaille, un peu comme la
pensée-qui-sépare et la pensée-qui-unifie.
"Nous ne voulions pas seulement fuir, même si nous avons
bien quitté ce monde parce qu'il paraissait intolérable".
"Ce que nous voulions, c'était ne plus lutter contre
quelqu'un mais avec quelqu'un" (Tiqqun II, Thèses sur
la communauté terrible).
Tactiques
Bien que nos tribus mouvantes ne soient pas à confondre
avec des dispositifs de contre-pouvoir, elles peuvent tout de même
avoir besoin d'élaborer des tactiques : pas des grandes manœuvres
ni des programmes politiques, mais plutôt des complots ou
des tactiques de guérilla. Elaborer ensemble des stratégies,
s'organiser reste alors pour nous une expérimentation et
surtout pas un programme. Il n'y a pas de fin à atteindre
par des moyens mais un processus sans fin d'expérimentation.
Nos stratégies rupturistes se distinguent en cela des stratégies
politiques qu'elles ne séparent pas moyens et fins. Il s'agit
de ne plus soumettre des moyens (et nous-mêmes) à la
réalisation d'une fin : ne plus se sacrifier pour la cause,
pour la révolution, pour le parti, ne plus mener des campagnes
pour faire prendre conscience aux autres, ne plus produire pour
atteindre l'autonomie alimentaire. Non pas que nous ne nous fixions
pas parfois des objectifs à réaliser. Mais ces objectifs
ne doivent pas prendre le dessus sur le processus en lui-même,
sur la richesse des moments partagés et sur nous-mêmes.
Notre plaisir, nos partages, nos amitiés, notre épanouissement,
notre liberté, les liens que nous tissons comptent alors
autant que tel ou tel objectif à réaliser. Moyens
et fins ne se distinguent plus dans un processus d'émancipation,
dans l'expérimentation rupturiste.
S'organiser, c'est élaborer des plans d'émancipation
un peu comme nous préparerions minutieusement et à
voix basse une évasion de prison. C'est par plein de petits
complots, squats, chantiers, jardins collectifs, vols, plans récup',
mises en commun de matériel et d'argent, discussions, actions
directes, partages, coups de main, que s'élabore un vaste
plan d'émancipation. C'est parce que nos désertions
sont bien réelles et pas du tout imaginaires qu'elles progressent
sur une multitude de réappropriations pratiques et concrètes
: réappropriation de savoir-faire, de lieux de vie, de notre
rythme, de nos plaisirs, de notre temps, de l'énergie, de
notre créativité, de notre esthétique, de notre
alimentation, etc. Tout ce que les dispositifs nous ont déjà
volé, il nous faut nous le réapproprier ; reprendre
possession de nos pensées, de nos désirs, de nos possibles.
Car désormais tout est possible et, en même temps,
rien n'est prévu. Sur une ligne de fuite s'élance
un devenir alors que la ligne dure du dispositif nous enfermait
dans un avenir, une carrière, un rôle figé.
Le devenir est imprévisible et c'est bien ce qui fait la
richesse de nos vies.
Elaborer nos désertions, ça nous ramène à
un certain art de la navigation sur nos lignes de fuite. Il faut
faire preuve de ruse, d'habileté, de rapidité, d'imagination,
d'improvisation pour surfer entre les dangers de l'univers hostile
des dispositifs de pouvoir. Ce n'est pas une route à suivre
(la bonne voie) mais plutôt un terrain accidenté. Nous
avons quitté la route et fuyons à travers champs.
Et encore, cette métaphore de la conduite n'est pas pertinente
car il n'y a souvent qu'un ou une conductrice dans un véhicule,
alors que nous avons tout intérêt à fuir en
bande. Et c'est en groupe que nous élaborons nos stratégies
de désertion et nos plans d'émancipation, telles ces
machines de guerre de Gilles Deleuze et Félix Guattari.
La machine de guerre est une meute, multiplicité pure, irruption
de l'éphémère et puissance de la métamorphose
(Traité de nomadologie, Mille plateaux). La machine de guerre
n'a pas pour objet la guerre mais l'occupation de l'espace lisse.
Lorsqu'elle fait l'erreur de prendre pour objet la guerre, elle
dégénère en armée. La guérilla
ne dégénère pas en armée « qu'à
condition de créer autre chose en même temps, ne serait-ce
que de nouveaux rapports sociaux non organiques » (ibidem).
C'est ce qu'a réussi par exemple l'Armée Zapatiste
de Libération Nationale (EZLN) au Chiapas depuis 1994 : elle
a fui les affrontements armés et le cercle vicieux de la
violence tout en créant d'autres types de rapports en son
sein. Les auteurs parlent ainsi de « ceux qui savent l'inutilité
de la violence, mais qui sont en adjacence avec une machine de guerre
à recréer ». « Se peut-il qu'au moment
où la machine de guerre n'existe plus, vaincue par l'Etat,
elle témoigne au plus haut point de son irréductibilité,
elle essaime dans des machines à penser, à aimer,
à mourir, à créer, qui disposent de forces
vives ou révolutionnaires susceptibles de remettre en question
l'Etat vainqueur ? C'est dans un même mouvement que la machine
de guerre est déjà dépassée, condamnée,
appropriée, et qu'elle prend de nouvelles formes, se métamorphose,
en affirmant son irréductibilité, son extériorité
: déployer ce milieu d'extériorité pure, que
l'homme d'Etat occidental ou le penseur occidental, ne cessent de
réduire »(Deleuze, Guattari, Mille Plateaux).
Selon moi, cette métamorphose tient en notre capacité
à sortir du bourbier de la pensée gauchiste révolutionnaire
et du mythe de la lutte armée ; à élaborer
d'autres concepts et d'autres pratiques que celles des professionnels
de la radicalité. La violence est peut-être le rapport
par excellence, la domination totale. Elle intervient lorsque la
menace, le chantage, l'intimidation, les ordres, la morale ne fonctionnent
plus : violence du père ou de la mère, du maître,
du flic, du mari. Lorsque les violences verbales et psychologiques
n'ont plus d'effet alors c'est la violence physique qui parachève
la domination. Je pense que s'il y a un mode de relation à
fuir, c'est bien la violence. Et je me désole de voir qu'on
essaye à nouveau de nous faire croire au mythe de la violence
révolutionnaire. Ce mythe rejoint les croyances en un monde
divisé entre ami-e-s (nous) et ennemi-e-s (eux), en la nécessité
de sacrifier nos existences pour l'accomplissement de la sacro-sainte
révolution, pour la destruction de l'Empire (l'ennemi unifié),
pour la construction du parti.
Face à la recrudescence de la répression et de la
violence de l'Etat, il est bien plus difficile d'imaginer des pratiques
non violentes et intelligentes que de nous ressortir le vieux mythe
de la lutte armée. Ce dont je parle, c'est de fuir l'affrontement,
esquiver la répression, disparaître pour mieux refaire
surface un peu plus loin (c'est la tactique de la disparition d'Hakim
Bey) ; et, surtout, de ne jamais cesser d'élaborer d'autres
types de relations au sein de nos collectifs, mais également
avec les autres. Pas pour les convaincre, mais parce que nos aliénations
sont directement liées à notre étrangeté
aux autres. C'est à nouer des complicités avec celles
et ceux qui nous semblent les plus éloignées que nous
pourrons lézarder les dispositifs de pouvoir. L'élaboration
d'autres types de relations est tout sauf utopique : mises en place
de rapports non-marchands tels que la gratuité et le partage
(en lieu et place de la vente et de l'échange), prises de
décision au consensus lors des réunions, remise en
cause de la domination masculine, partage des tâches et ruine
des hiérarchies informelles, pratique de l'attention, développement
de nos capacités à écouter et être attentifs
à l'autre, réappropriation et élaboration d'un
certain art de vivre ensemble et d'être à l'autre.
Que toutes ces pratiques soient spontanées ou formelles ne
me semble pas essentiel (c'est à chaque groupe de décider),
mais ce qui compte, c'est que la tribu ne dérive pas en communauté
terrible. Il s'agit donc de ruiner l'apparition de spécialisations,
du productivisme, de valorisations, d'échanges, de hiérarchies
informelles, de discours de vérité, de rôles,
de normes, de rapports et de cloisonnements.
L'art d'établir nos plans d'émancipation passe aussi
bien par la mise en œuvre de réappropriations et d'infrastructures
logistiques émancipatrices (pour se loger, s'organiser, se
nourrir, se soigner, se chauffer, se déplacer…) que
par un travail sur nous-mêmes, une attention permanente à
la nature de nos relations.
Façonner
Alors tu pourrais me dire : "Mais pourquoi je fuirais ? mon
travail me plaît et me donne de quoi vivre ; ma famille me
loge et me nourrit ; et j'aime mes parents ; j'apprends beaucoup
de choses intéressantes à l'école et j'y ais
tous mes amis ; mes études sont passionnantes ; ma compagne
est la personne que j'aime le plus au monde et même si notre
couple n'est pas parfait, il n'y a pas de raison de rompre".
Pour saisir le sens de la fuite, nous devons percevoir dans quel
mesure un dispositif de pouvoir, un rôle, un rapport non seulement
me contraignent à faire des choses que je ne désire
pas, m'emprisonnent, me rendent étranger à moi-même,
mais aussi me façonne. Il façonne mon individualité,
mes besoins, ma santé, mes croyances, mes convictions, mes
idées, mes désirs, mes souvenirs, mes habitudes et
ma manière d'être aux autres. Je change en permanence
(ce qui n est pas un problème) mais les dispositifs de pouvoir
tendent à me figer dans des rôles, des fonctions, des
normes, des manières d'être à l'autre, des rapports
: rôle de femme ou d'homme dans la conjugalité ; de
père, mère, fille ou fils dans la famille ; fonction
d'ouvrier, d'ingénieur, médecin ou employé
de bureau dans le travail ; maître ou élève
à l'école, etc.
Car être pris dans un dispositif c'est être pris dans
certains types de rapports, de manière d'être aux autres
et à soi-même, dans un univers particulier emprunt
de plus ou moins de rapport de domination, de violence, de valorisations,
de relations contractuelles, de rapports froids et étrangers
: dans le monde du travail, la prison, l'école, les supermarchés,
les rues d'une métropole, sur le terrain de football, dans
un embouteillage ou au guichet d'une administration. Et ce quotidien,
cet univers de rapports façonnent notre manière d'être
aux autres. Nous ne sommes plus les mêmes après avoir
vécu des années dans des univers aussi hostiles. Nos
singularités, notre multiplicité de désirs,
idées folles, rêves, notre créativité,
joie de vivre ou notre capacité à écouter,
rencontrer, aimer, apprendre ou rire disparaissent, se désagrègent
au fil des années. C'est une mort lente. L'école est
un bon exemple de dispositif qui meurtri la créativité,
la propension au jeu, les idées singulières de ses
élèves. On ne rigole pas en classe. On se tient droit
et on se tait. La violence psychologique de l'école est inouïe.
C'est un dispositif disciplinaire où la volonté de
nous dresser n'est même pas niée ; comme au service
militaire : "on va faire de vous des hommes ! Des vrais."
Aïe, ça donne pas envie d'y aller.
Le dispositif de conjugalité n'est pas du même type.
Il est bien différent et pourtant après un an ou deux
de conjugalité je ne suis plus le même et je ne m'inscrit
plus dans la même relation avec l'être aimée.
D'un amour-passion je suis progressivement passé à
un amour-possession. Je prends mon rôle d'homme et elle prend
son rôle de femme. Pour les autres nous sommes désormais
un couple reconnu et respecté, cadenassé et clos.
Ce n'est plus le désir qui m'anime dans la relation à
l'autre mais la possessivité : elle devient femme-objet et
je deviens étranger à elle et à l'amour passionnel
que je ressentais auparavant pour elle. Plus besoin de rencontrer,
découvrir, désirer l'autre car la conjugalité
nous a scellée en objets possédés l'un par
l'autre. On pourra difficilement accuser l'Etat ou le capitalisme
de nous avoir mis dans ce merdier car c'est à deux que nous
avons créé notre propre prison. Je me fige à
la fois en sujet possesseur et objet possédé. Là
où l'amour me ramenait à la curiosité, le désir,
le partage ; je me retrouve à ressentir jalousie, possessivité,
lassitude, amertume.
D'autre part les dispositifs de pouvoir ne façonnent pas
seulement notre manière d'être aux autres mais aussi
nos convictions. Car un dispositif de pouvoir fonctionne avec le
discours de vérité qui le justifie : textes sacrés,
prophéties et mythes d'hier ; croyance dans le progrès,
la science, l'Etat, la technique et le libéralisme économique
aujourd'hui. Ces croyances, morales, idéologies, philosophies
de vie, préjugés ont en commun de se prétendre
vérités. Les micro-dispositifs (famille, conjugalité)
ont également leurs discours de vérité qu'il
ne faut pas remettre en question. L'adolescente qui s'insurge sera
considérée comme étant "en crise d'adolescence",
la femme mariée comme "hystérique". J'ai
rarement vu un film qui décrive aussi bien les dispositifs
conjugal et familial que "Une femme sous influence" de
John Cassavets. L'héroïne, mère au foyer en révolte,
finira par être internée en hôpital psychiatrique
par sa propre famille. Un beau film pour comprendre à quel
point ces dispositifs peuvent mêler amour et violence, désirs
et enfermement, partage et domination. Nous voyons à quel
point l'univers familial et son voisinage sont plombés de
jugements moraux, de rôles, de normes, de préjugés
; et comment cet ensemble a la capacité d'anéantir
toutes celles ou ceux qui ne se conforment pas aux normes.
Alors s'il est parfois nécessaire de fuir, ce sera pour
rester en vie, refuser de se voir figer dans un rôle, enfermé-e
dans des rapports et des normes, et préférer déterminer
par nous-même notre manière d'être aux autres
et à soi-même, en choisissant et inventant des univers
de vie qui correspondent à nos aspirations. Le monde dans
lequel nous vivons nous façonne beaucoup plus que nous ne
le façonnons, surtout si c'est un univers autoritaire. Il
est plus que temps de bâtir les mondes où d'autres
types de relations sont possibles.
Conclusion
1
Qu'est-ce que c'est le pouvoir ?
Le pouvoir, c'est une relation, un rapport. Soumission et domination
sont les deux faces de la même médaille. Notre asservissement
réside dans notre acceptation du rapport de pouvoir. Accepter
ce rapport, c'est également se laisser façonner, modeler
dans un certain mode de relation aux autres, dans un rôle.
Il n'y a pas un pouvoir qui nous domine (l'Empire, le Système,
le Capitalisme) mais une multitude de dispositifs de pouvoir auxquels
nous participons. Il y a même des dispositifs que nous bâtissons
nous-mêmes tels les dispositifs de conjugalité et la
famille.
Et l'aliénation, c'est quoi ?
L'aliénation, c'est l'étrangeté à l'autre,
la séparation, la destruction de nos liens, la disparition
du commun. Dès lors que les liens sont anéantis, les
rapports de domination, d'exploitation, de violence peuvent s'étendre.
De l'étrangeté aux autres à l'étrangeté
à soi, il n'y a qu'un pas, que la société occidentale
a déjà franchi. L'aliénation nous traverse
désormais de part en part : ce sont les séparations
du corps et de l'esprit, de la vie privée et de la vie publique.
Dans cet univers de rapports, je me retrouve seul contre tous et
même en guerre contre moi-même (mes défauts,
mes kilos en trop, mes mensurations).
Pour combler notre solitude, il y a les communautés terribles
(bandes de potes, de supporters, familles élargies, groupes
militants …). Elles se construisent dans un double mouvement
d'unification (autour d'une idéologie, d'une identité,
d'une mode ou de leaders) et de séparation (stigmatisation
des ennemi-e-s, de celles et ceux qui ne sont pas membres de la
communauté). Cette double pensée est aussi celle de
la morale et de la domination. Elle imprègne la pensée
occidentale et développe simultanément l'individualisme
(le chacun pour soi) et le communautarisme. L'occident se maintient
et s'étend notamment sur cet équilibre monstrueux.
Notre avenir est tout tracé et c'est bien cela le problème
: une carrière, une destinée, un rôle de père
ou de mère. Nous sommes emprisonné-e-s sur des lignes
dures qui nous assignent une fonction sociale.
La résistance même la plus radicale fait partie intégrante
du réseau de pouvoir. Elle sert de saillie pour une prise,
de vis-à-vis. Protester, militer, s'opposer, revendiquer,
c'est déjà reconnaître et donner corps aux dispositifs
que nous critiquons. De plus, les groupes militants ont tôt
fait de mimer les dispositifs en produisant leurs propres morale,
rôle, hiérarchie informelle et valorisation. Les organisations
révolutionnaires s'établissent en communautés
terribles et en dispositifs de contre-pouvoir aussi parce qu'elles
se fondent sur la même double pensée occidentale qui
unifie (le parti) après avoir séparé ami-e-s
et ennemi-e-s. Elles se donnent les moyens (jusqu'à la lutte
armée) d'accéder à leurs fins (la révolution)
car, comme tout système de domination, elles ont préalablement
figé les objets et les êtres comme de purs moyens dans
leur stratégie et programme politiques. C'est parce que l'action
politique reconnaît les pouvoirs dominants et les reproduit
simultanément qu'elle est une double impasse.
2
Si le pouvoir est une relation, alors il ne tient qu'à moi
de la fuir ou de la renverser. S'insoumettre, c'est refuser de continuer
à tenir son rôle dans le rapport de pouvoir. C'est
parce qu'il n'y a pas un seul système mais une multiplicité
de dispositifs qu'une multitude de désertions sont possibles.
Si quitter tous les dispositifs semble irréalisable, chaque
dispositif a pourtant son en dehors. Et donc, il y a toujours espoir
de pouvoir fuir tel ou tel dispositif.
Maintenant, si l'aliénation tient dans notre étrangeté
à l'autre, alors l'émancipation se construit sur la
connaissance de l'autre. Et c'est donc par la rencontre, l'écoute,
et la confiance en l'autre que peut se renverser un rapport de pouvoir.
Le problème, c'est pas l'autre, au contraire, c'est grâce
à l'autre que nous nous émancipons. C'est en renouant
du lien que nous propageons du commun. Si un dispositif est si violent
et autoritaire qu'aucun renversement n'est possible, alors il nous
faut fuir, déserter. Mais face à l'Etat ou la famille
qui nous attendent au tournant, il nous faudra nouer des complicités,
nous organiser à plusieurs pour pérenniser nos désertions.
Dans un cas comme dans l'autre, l'émancipation est définitivement
un processus collectif.
Par ailleurs, l'aliénation traverse désormais nos
existences de part en part. l'auto-répression, le rôle,
la pensée-qui-sépare et unifie, les normes sont en
moi et me figent en sujet. Une grille de lecture strictement politique
n'est plus capable de saisir la complexité de nos aliénations.
En questionnant tous les rapports de pouvoir, aussi bien ceux de
la sphère privée que ceux de la sphère publique,
nous abordons la critique du pouvoir sous un angle éthique.
Et, à la différence de la morale, l'éthique
ne distingue plus le bien, ni le mal. Elle ne juge pas mais oriente
l'action. En prenant position dans la vie quotidienne nous élaborons
des modes de vie en rupture de ceux de la société
de consommation. « L'enjeu est celui du maintien et du renforcement
ou non de ce que je suis, de ce à quoi je rêve »
(En finir avec la mort).
Car, pour faire face aux infrastructures des dispositifs de pouvoir,
il va nous falloir faire preuve d'imagination et de ruse. Il n'y
a plus de clivage entre ami-e-s et ennemi-e-s. Un plan d'émancipation
ne peut plus se bâtir comme un programme politique ou une
stratégie militaire. C'est à nouer des complicités
avec celles et ceux qui nous semblent les plus étrangèr-e-s
que nous cisaillons au mieux les dispositifs de pouvoir. S'il y
a une ennemie à abattre, c'est avant tout l'étrangeté
à l'autre, la pensée duale qui cherche à nous
séparer des autres. Le défi qui se présente
à nous est à la fois éthique et collectif.
Notre émancipation se joue d'abord au niveau de nos relations.
Non pas qu'il ne faille pas également s'organiser matériellement
en nous réappropriant savoir-faire et espaces. Mais être
attentif à la nature de nos relations, être à
l'écoute de l'autre, ruiner l'émergence des rapports,
se positionner de manière éthique et non plus morale,
refuser le dualisme de la pensée-qui-sépare, c'est
peut-être ce qui permettra à nos collectifs de ne pas
basculer en communautés terribles. Nos fuites se poursuivent
tant qu'elles ne basculent ni dans le chacun pour soi, ni dans le
communautarisme. Le commun à bâtir n'est donc pas un
modèle de collectif mais une multitude de liens, de complicités,
de solidarités concrètes et de tribus mobiles à
géométrie variable.
Entre la répression de l'Etat, l'auto-répression
de mes peurs et préjugés, le risque de rabattement
sur de nouveaux dispositifs, et celui de basculer en micro-fascisme
(communauté terrible) ; la fuite nous ramène à
un art de la navigation. Il n'y a plus de route toute tracée
ni de carrière, car nous traçons au jour le jour un
devenir individuel et collectif. L'émancipation n'est pas
un programme mais une expérimentation permanente. La fuite
n'est donc pas une fin-en-soi qui se résumerait à
la fuite de tous les dispositifs (ce sont des passages furtifs par
des dispositifs qui pourront parfois propulser nos plus belles désertions).
Il n'y a pas de fins à réaliser par des moyens mais
un processus expérimental dans lequel fins et moyens ne se
distinguent presque plus, ou du moins ne prennent plus le pas l'un
sur l'autre. A la réalisation de projets et objectifs, nous
ne soumettons plus la richesse des moments partagés. Nous
sortons dés lors du bourbier de la pensée politique
pour élaborer une perspective anti-politique : la perspective
rupturiste, sécessioniste. Il n'y a plus une utopie (la révolution)
à atteindre en se donnant des moyens, mais un processus sans
fin d'émancipation.
Ce dont je parle est bien réel.
Squats, récup', désertions, déscolarisation,
auto-constructions, chantiers collectifs, potagers collectifs, espaces
autogérés, caravanes permanentes, vols organisés,
fraudes, réappropriation de savoir-faires, déconstruction
des genres, prise de décision au consensus, auto-médication,
réparation de vélos, infokiosk et diffusions pirates,
… Des expériences et pratiques rupturistes comme celles-ci
ont toujours existé. Car les dispositifs de pouvoir sont
des tuyaux qui fuient par tous les bouts ; la désobéissance
est aussi vieille que l'obéissance et elle a encore de beaux
jours devant elle.
C'est sur toutes ces pratiques rupturistes que s'élaborent
nos émancipations, que nous traçons ensemble nos lignes
de fuite. Et, croyez-moi, ces expériences collectives sont
autrement plus riches et passionnantes que tous les loisirs et gadgets
de la société de consommation.
Juillet 2006, Simon.
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