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Origine : échanges mails avec René Berthier
Solidarité ouvrière N° 37 Mai 1974
Psychanalyse et socialisme
libertaire
Sciences
et théorie du prolétariat
DEPUIS un demi-siècle, le mouvement libertaire dans ce pays
a vécu d’un héritage. Longtemps, de maigres cercles, divisés par
des querelles intestines, se contentèrent de maintenir la mémoire
des expériences antérieures et des textes du passé. Mais, pratiquement
aucune recherche théorique, aucun renouvellement idéologique, le
tout en parfait accord avec l’absence quasi totale de pratique.
Lentement, mais inéluctablement, le mouvement libertaire se transformait
en petite secte, aussi fanatique que les autres.
On ne saurait d’ailleurs
rendre quiconque responsable d’un tel état de fait. L’immense enthousiasme
déclenché par la révolution russe dans le prolétariat international,
la censure sociale par laquelle fut entretenu le mythe bolchevique,
puis la dictature stalinienne, son emprise sur la classe ouvrière
par des organisations politiques et syndicales policières, le terrorisme
idéologique dans lequel était emprisonnée toute velléité de réflexion
libre et originale entraînèrent un reflux des luttes ouvrières.
Il fallut la lente désagrégation
du carcan stalinien, politique et idéologique, la crise ouverte
au sein de la classe bureaucratique communiste pour que puisse s’exprimer
parmi les travailleurs une nouvelle poussée vers la prise en main
de leur lutte. Répondant à cette résurgence sur le plan social,
un courant idéologique peu à peu prit forme. On commença de déchanter
à propos du stalinisme officiel, puis les études reprirent sur la
révolution russe. On remit en cause le mythe de Lénine. Un mouvement
anti-autoritaire vit le jour, vague, confus, constitué des débris
de l’ancien et des aspirations nouvelles.
Cependant, ce renouveau
théorique demeure, aujourd’hui encore, dans son ensemble, empêtré
dans la problématique d’où il a surgi. Les uns se contentèrent de
proposer sans critique l’orthodoxie « anarchiste », livrant en bloc
toutes les productions antérieures du mouvement libertaire comme
vérité à prendre ou à laisser, comme si un siècle d’histoire vivante
pouvait présenter une unité ; les autres, oubliant que le léninisme
était bel et bien le rejeton du marxisme originel, se mirent à inventer
des synthèses ! on eut la bouche pleine de marxisme libertaire,
on voulait bien toucher à tout, mais pas mettre en cause le premier
père ; bref, d’un côté comme de l’autre et aussi libertaire qu’on
fût, on n’avait pas les reins assez solides pour vivre ailleurs
que dans la mouvance marxienne, que ce soit sur un mode positif
ou négatif.
En conséquence de quoi,
personne ne se pencha sur ce qui avait pu être produit dans la science
contemporaine en dehors de cette mouvance, tant on demeurait hypnotisé
par ce que Marx avait pu dire ou pu faire. Ce fut le cas de la psychanalyse.
Rarissimes sont les articles parus dans la presse révolutionnaire
à ce sujet. Nous pensons que le moment est venu de combler cette
lacune.
La
psychanalyse, qu’est-ce que c’est ?
La psychanalyse se présenta
à l’origine comme une technique, utilisée en médecine pour guérir
les névroses (1). Mais, très vite, elle dépassa le cadre de la thérapeutique
pour devenir une méthode d’investigation de toutes sortes de phénomènes
(analyse des rêves, des lapsus, des mots d’esprit...) et finit par
élaborer une théorie fort complexe du sujet humain à partir du matériel
pratique accumulé (découverte de l’inconscient, de la sexualité
enfantine, position nouvelle du problème du langage, analyse spécifique
de la religion, de l’armée, de la science, du pouvoir). Toute une
littérature se mit à proliférer à ce sujet. Les travaux de Freud
demeurant néanmoins en la matière les seuls qui soient vraiment
importants pour quiconque veut s’initier au problème. Très vite,
en effet, toute l’affaire dégénéra en une mixture incroyablement
indigeste qui, dans l’ensemble, ne dépassa pas le niveau du commentaire.
A côté de cette littérature proprement psychanalytique, apparut
aussi toute une production parallèle, qu’on peut classer sous la
rubrique « freudo-marxisme », fantastique déferlement de doctrines
de l’évasion où, sans doute, ni Freud ni Marx n’auraient jamais
pu retrouver leurs petits. Le cas le plus marquant fut celui de
Reich (dont on connaît les démêlés avec les anarcho-syndicalistes
allemands de son temps).
La dernière en date des
entreprises publicitaires de ce genre qui ait réussi semble celle
d’Ivan Illitch, en plus suave, plus curé. Quoi qu’il en soit tout
cela ne présente aucun intérêt, ni scientifique, ni pratique.
Psychanalyse
et théorie révolutionnaire du prolétariat
Lénine, les groupes gauchistes
qui s’en réclament, les théoriciens marxistes du mouvement des conseils
ont souvent reproché à la psychanalyse d’ignorer le problème de
la lutte de classes et en particulier de ne pas contribuer à l’élaboration
de la théorie révolutionnaire du mouvement ouvrier, pour finalement
en conclure qu’il s’agissait d’une idéologie bourgeoise. La position
objective de classe des psychanalystes (appartenance à la petite-bourgeoisie)
a souvent aussi été incriminée.
Effectivement, les psychanalystes
demeurent dans leur pratique tributaires de l’échange marchand,
à leur profit. Ils appartiennent comme catégorie à la bourgeoisie,
mais en cela d’ailleurs ni plus ni moins que les médecins ou les
autres catégories de savants ou de cadres supérieurs. Le problème
est le même pour toutes les sciences et il n’est venu à l’idée de
personne (sauf de Staline) de dire que la physique est une science
bourgeoise...
Il y a deux points sur
lesquels nous voudrions insister pour essayer d’y voir un peu plus
clair sur les rapports entre les deux théories :
• En premier lieu, la
pratique psychanalytique ne s’exerce que par rapport à un individu
(le malade ou l’analysant) et les analystes dans cette pratique
ne peuvent pas plus rencontrer la lutte de classes que les linguistes
par exemple, les uns et les autres n’ayant à étudier que des objets
spécifiques (la langue, l’inconscient) et il est idiot de demander
à la psychanalyse ce qu’elle ne peut pas donner. La plus belle fille
du monde... Par contre, ce qu’on peut en attendre c’est un éclairage
sur les mécanismes « microscopiques » chez l’individu
par lesquels, par exemple, agissent l’autorité, la religion mais
pas du tout la signification globale, sociale de l’Etat, de l’armée,
de l’Eglise.
• Surtout, il est tout
à fait hors de question pour nous, anarcho-syndicalistes, de demander,
contrairement à tous les courants « autoritaires » du
socialisme, à quelque science que ce soit, même la plus rigoureuse,
d’élaborer une théorie de la révolution sociale. Ce que nous appelons
autonomie du prolétariat, c’est une autonomie organisationnelle
mais aussi théorique ; c’est-à-dire qu’au sein de la classe
ouvrière apparaissent peu à peu des formes d’organisation et des
théories entièrement engendrées par les travailleurs en lutte et
toute tentative par un corps de savants ou d’intellectuels de se
placer en position « d’ingénieur en chef de la révolution mondiale »,
pour employer l’expression de Bakounine à propos de l’activité de
Marx dans la Première Internationale, est une tentative frauduleuse
qui permet aux intellectuels de la petite-bourgeoisie, en parlant
au nom de la science, de prendre le pouvoir, ce qui aboutit comme
on sait à la constitution illico d’une nouvelle classe exploiteuse.
Par conséquent il n’y
a pas lieu d’exiger de la psychanalyse qu’elle devienne une branche
d’un nouveau « socialisme scientifique ». Il faut n’avoir
rien compris à la dynamique révolutionnaire pour s’indigner parce
qu’une science ne parle jamais au nom des travailleurs.
Ces réserves faites,
il est évident que les acquis de la recherche scientifique peuvent
être utilisés par les organisations ouvrières si celles-ci y voient
un intérêt dans leur lutte idéologique ou politique.
Quelques
exemples
Ainsi on trouve dans
ces acquis de la recherche psychanalytique, de ce point de vue spécifique
qui est le sien, des points importants qui convergent avec les intuitions
et les analyses des théoriciens libertaires du XIXe siècle,
en les développant parfois. On ne peut que citer des exemples dans
un article qui ne prétend pas énoncer une vérité nouvelle mais seulement
attirer l’attention sur des problèmes généralement peu traités.
Par exemple, à propos
de la croyance et de la pratique religieuses, les analyses de Freud,
qui y voit un phénomène de nature obsessionnelle, rejoignent la
critique de Stirner : « le sacré, c’est l’idée fixe », à propos
de la structure de l’armée également.
Beaucoup plus importantes
à cet égard, les analyses de Bakounine sur le contenu des relations
sociales, l’importance du langage, de « l’autre » dans la constitution
du sujet humain ; ces fondements reconnus par lui comme nécessaires
pour toute problématique de la liberté, et la constitution de toute
éthique libertaire anticipent largement, de manière fondamentale,
sur les découvertes de la seconde génération des psychanalystes.
Un dernier exemple, plus
récent et qui peut donner à certains l’idée
d’aller y voir de plus près. Il vient de paraître aux Editions du
Seuil, un ouvrage de Pierre Legendre, psychanalyste et historien
des institutions, ouvrage intitulé l’Amour du censeur, qui
traite justement de l’autorité, de l’Etat centraliste occidental,
français en particulier, de la bureaucratie nationaliste qu’il développe
et de son rapport originel et fondamental à la structure de l’Eglise
catholique qui lui a servi de référence, une étude sur « les
thèmes qui fondent la croyance au pouvoir » et qui entraînent
à aimer ça. Il s’agit d’un livre un peu « ésotérique »,
écrit dans ce style contemporain, qui peut apparaître parfois affligeant.
On peut regretter surtout que la constitution de la bureaucratie
étatique soit étudiée uniquement en rapport avec les discours théologiques,
puis politiques, juridiques qui l’expliquent et jamais en rapport
avec l’exploitation économique qui en constitue pour nous le fondement.
L’auteur s’est interrogé sur la science canonique qui fut celle
des clercs du Moyen Age, avant d’être celle des juristes de la République
et de la propagande contemporaine. De son point de vue, psychanalytique,
il en vient à reconnaître la valeur des analyses proudhoniennes :
« Nul mieux que Proudhon n’a su mettre en évidence la superposition
des deux discours, le laïque et le religieux, et la concordance
des deux langues pour dire le droit de l’autorité ; au chapitre
du paupérisme, une doctrine de la grâce vient à point nommé spiritualiser
la justice des propriétaires. » A propos des « sciences
nouvelles », dans le même ordre d’idées : « Cette
frénésie de l’explicite obtient pour résultat essentiel de dévaloriser
l’ancienne rhétorique nationaliste, non démolir l’Etat centraliste
et ses classes. »
Conclusion
Aujourd’hui où des théoriciens,
extérieurs au mouvement ouvrier, mais du point de vue scientifique
qui est le leur, rejoignent les critiques qui furent classiquement
celles du mouvement libertaire, il nous appartient, à nous anarcho-syndicalistes,
de développer ces critiques, en utilisant les résultats des recherches
scientifiques actuelles et l’héritage de plus d’un siècle de réflexions
et d’expériences libertaires. Ainsi, à propos de ces discours scientifiques
qui justifient les organisations bureaucratiques des Etats il nous
appartient de pointer les querelles dans l’Internationale et la
lutte acharnée que dut mener Bakounine contre ceux qui, justement,
en posant leur discours comme celui de la science, voulurent, au
nom de cette science, imposer leur pouvoir au prolétariat. Il nous
appartient, face à tous ces discours, ceux de l’Eglise, ceux de
l’Etat ceux de la science, de soutenir qu’il en est un (absent des
analyses de M. Legendre) absolument irréductible à tout autre,
et le seul qui soit prometteur d’espérance, celui des masses laborieuses
s’organisant et luttant, et découvrant dans cette lutte qu’il n’est
qu’un terme à leur exploitation, la révolution sociale.
Note
(1) On distingue en pathologie
mentale deux grandes catégories de troubles : les névroses (névrose
d’angoisse, phobique, obsessionnelle, hystérie) et les psychoses
(schizophrénie, paranoïa). Les premières, à propos desquelles la
psychanalyse est la seule technique efficace, dont la compréhension
fut apportée par Freud et lors desquelles le sujet demeure conscient
de ses troubles et adapté à la réalité.
Les secondes, dans lesquelles on voit un peu plus clair aujourd’hui,
grâce aux travaux de Lacan. Ici, les troubles (délires, incohérences...)
ne sont pas perçus comme tels et le malade
peut totalement « déraper » de la réalité.
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