Origine : échanges mails avec René Berthier
Solidarité ouvrière
Courant
1975-1976 Solidarité
ouvrière publia une série d’articles sur Bakounine, Kropotkine
et Malatesta. Ces articles ne contribuèrent sans doute pas à atténuer
le sentiment que certains libertaires, et en particulier les militants
de la Fédération
anarchiste, avaient sur nous. La rumeur circulait que nous étions
des « crypto-marxistes », étiquette qui resta collée
à certains d’entre nous après la dissolution de l’Alliance. A
la réflexion, ce soupçon n’était pas entièrement dénué de fondement,
en apparence. Nous avions le souci de rendre à l’anarchisme la
place, qu’il n’aurait jamais dû abandonner, de théorie de la révolution
prolétarienne, et non pas de justification à une vague révolte
contre l’« autorité ». En faisant cela, on pouvait donner
l’impression de tenir un langage qui nous rapprochait des marxistes :
l’article ci-dessous parle de « méthode », de « dialectique »,
de « lutte des classes », etc.
En
plus, cette série d’articles n’égratignait pas seulement Kropotkine
mais aussi Malatesta, même si on appelait le second à la rescousse
pour critiquer le premier…
C’était
tout à fait iconoclaste…
Seul
Bakounine s’en tirait bien dans l’affaire, ce qui nous rendait
d’autant plus suspects, car il a toujours été un peu tenu à l’écart
par le mouvement libertaire français, soupçonné qu’il était, malgré
son opposition à Marx, d’être malgré tout trop « marxiste ».
René Berthier Mars 2008
* * * * * * * * *
Le savant, l’État
et la lutte des classes
Solidarité ouvrière n° 53
Novembre
75
Les
Editions du Monde Libertaire ont récemment réédité La conquête
du pain de Kropotkine, livre considéré par les anarchistes
comme un classique. Ce livre mérite à plus d’un titre d’être lu.
Il développe en effet des thèmes qui sont familiers à l’ensemble
de la « gauche » d’aujourd’hui mais qui étaient nouveaux
à l’époque et dont les anarchistes se sont faits les premiers
propagateurs. Mais il révèle également les faiblesses dans la
méthode d’analyse de son auteur qui sont révélatrices de l’orientation
prise par le mouvement anarchiste après Kropotkine.
Il
n’est pas dans notre propos de faire une analyse détaillée ni
du livre ni de la pensée de Kropotkine. Nous nous bornerons à
résumer l’essentiel des thèmes développés et à présenter quelques
éléments critiques permettant de comprendre l’évolution actuelle
des mouvements qui se réclament de lui.
L’alliance
avec la paysannerie
L’idée
principale du livre est que le problème fondamental de toute révolution
victorieuse est celle du pain, au sens figuré, c’est-à-dire l’approvisionnement
en nourriture des centres urbains révolutionnaires. Kropotkine
rappelle qu’en 1793 « la campagne affama les grandes villes et
tua la Révolution ». II
faut éviter « la guerre des villages contre les villes ».
Pour
rallier les paysans à la
Révolution, il faut que s’établisse des relations
d’échanges équilibrées entre la ville et la campagne, il faut
que « la ville s’applique sur-le-champ à produire ces choses
qui manquent au paysan au lieu de façonner des colifichets pour
l’ornement de la bourgeoisie ».
L’échec
de la politique d’alliance avec la paysannerie peut produire l’équivalent
de « trois ou quatre Vendées ». On reconnaît là l’un
des sujets de débats les plus importants au sein du parti bolchevik
entre 1918 et 1928, ainsi que l’une des principales causes de
l’échec de la Révolution russe.
Expropriation totale
Le
deuxième thème important concerne l’œuvre de construction révolutionnaire.
L’expropriation capitaliste doit être totale, car il y a des rapports
établis « qu’il est matériellement impossible de modifier
si on y touche seulement en partie ». Les rouages de la société
sont si intimement liés qu’on n’en peut modifier un seul sans
les modifier dans leur ensemble.
« Du
jour où on frappera la propriété privée sous une de ses formes
– foncière ou industrielle
– on sera forcé de la frapper dans toutes les autres. »
Il
faudra s’emparer de tout ce qui est indispensable pour produire :
sol, machines, usines, transports, etc.
La
révolution, en transformant la forme de la production, transformera
aussi les formes de rétribution. « Une nouvelle forme de
possession demande une nouvelle forme de rétribution. » Le
salariat est « né avec l’appropriation personnelle du sol
et des instruments de production ». Il mourra avec la destruction
de la production capitaliste.
Parallèlement
à ce thème de la transformation des formes de production et de
rétribution se trouve celui de leur nature même : La révolution
sociale se distinguera des révolutions précédentes par ses buts
et ses procédés. « Un but nouveau demande des procédés nouveaux. »
« ...Le
fait même d’abolir la propriété individuelle des instruments de
travail (sol, usines, voies de communication, capitaux) doit lancer
la société en des voies absolument nouvelles.. (…) il doit
bouleverser de fond en comble la production aussi bien dans son
objet que dans ses moyens… (…) toutes les relations quotidiennes
entre individus doivent être modifiées, dès que la terre, la machine
et le reste sont considérés comme possession commune. »
Le
socialisme doit transformer également la nature même du travail.
Ceux qui sont occupés à la production de luxe ou de bien inutiles
seront affectés à la production socialement utile. Cela diminuera
le temps de travail individuel dans la même proportion. Changer
la vie, mais aussi changer le travail : « l’homme libre créera
de nouvelles conditions d’un travail agréable et infiniment plus
productif ».
L’Etat et le capitalisme
C’est
dans son analyse du phénomène de l’Etat et de ses perspectives
d’évolution que Kropotkine devient le plus contestable. Selon
lui, c’est l’Etat plus que le capitalisme qui est l’ennemi. L’Etat
est considéré comme une cause et non comme un effet du capitalisme.
De même, c’est l’Etat qui a créé le prolétariat et qui l’a « livré »
aux exploiteurs (p. 171) ; le capital individuel et
la misère sont créés « artificiellement et pour les deux-tiers
par l’Etat ». Cela l’amène à développer l’idée que tout peut
aller bien « tant que l’Etat ne vient pas jeter son glaive
pesant dans la balance ». Selon Kropotkine on peut observer
un « mouvement de plus en plus accusé pour limiter la sphère
d’action du gouvernement et laisser toujours plus de liberté à
l’individu ». Il se fait le chantre de la liberté individuelle,
de la « libre entente entre individus et groupes poursuivant
le même but ». « L’indépendance de chaque minime unité
territoriale devient un besoin pressant. »
« Tout ce qui fut jadis considéré comme fonction du gouvernement
lui est disputé aujourd’hui. »
Kropotkine
observe que « malgré le tour étroitement égoïste donné aux
esprits par la production marchande, la tendance communiste se
révèle à chaque instant et pénètre dans nos relations sous toutes
ses formes ». Il cite de nombreux exemples de cette « tendance
communiste » qui sont révélateurs de l’optique avec laquelle
il considérait la question. « Chaque jour, dit-il, des millions
de transactions sont faites sans l’intervention du gouvernement,
et les plus grosses d’entre elles – celles du commerce et de la Bourse – sont traitées de
telle façon que le gouvernement ne pourrait même pas être invoqué
si l’une des parties contractantes avait l’intention de ne pas
tenir son engagement ».
Un
autre trait frappant, observe Kropotkine, c’est « l’accroissement
continuel du champ des entreprises dû à l’initiative privée et
le développement prodigieux des groupements libres de tout genre ».
Ces organisations libres « remplacent avantageusement l’immixtion
gouvernementale ». Exemples : l’union postale internationale,
les unions de chemins de fer, les sociétés savantes, les grandes
compagnies industrielles, etc. Ce qui est important pour Kropotkine
n’est pas la nature de classe de ces ententes, mais qu’elles se
fassent sans l’intervention de l’Etat.
Il
était difficile de se tromper plus que cela sur la nature et l’évolution
de l’Etat. Les ententes libres qu’observe avec tant d’espoir Kropotkine
ne sont que des manifestations de l’expansion du capitalisme mondial,
qui a besoin d’un réseau postal efficace et rapide pour acheminer
le courrier commercial, d’un système efficace de transports pour
acheminer les marchandises et réduire les immobilisations de capital
stocké, d’une diffusion rapide des découvertes scientifiques pour
être mises en application sans délais dans l’industrie, et qui,
enfin, s’organise au plan international pour devenir ce que nous
appelons aujourd’hui les firmes multinationales, l’un des ennemis
les plus redoutables de la classe ouvrière mondiale. La libre
organisation du trust I.TT., indépendant de l’Etat U.S., ne constitue
en rien un pas en avant vers le communisme.
Sauf
dans de rares cas, ce n’est pas l’Etat qui crée le capitalisme
et le prolétariat, c’est le développement du capitalisme qui crée
le prolétariat et conditionne le développement de l’Etat.
L’évolution
du capitalisme, loin d’aller vers l’extension de l’initiative
privée et la décentralisation, va au contraire vers un contrôle
accru de l’Etat et vers une centralisation et une concentration
accrues du capital
Cette
incompréhension de la nature du capitalisme a une cause dans la
méthode employée par Kropotkine, elle a également de graves conséquences.
Une dialectique mécaniste
Kropotkine
professait une philosophie matérialiste qui était dominante chez
les savants de la deuxième moitié du XIXe siècle selon
laquelle les événements étaient totalement déterminés et arrivaient
en succession nécessaire. Malatesta disait que Kropotkine, « qui
était très sévère avec le fatalisme des marxistes, tombait ensuite
dans le fatalisme mécanique, qui est bien plus paralysant ».
«
Ce
fatalisme mécanique fut tel qu’il découragea la critique, et
il se produisit un arrêt dans le développement de l’idée. Pendant
de nombreuses années malgré l’esprit iconoclaste et progressiste
des anarchistes, la majeure partie de ceux-ci ne firent en matière
de théorie et de propagande qu’étudier et répéter Kropotkine.
Dire différemment que lui était pour beaucoup de compagnons presque
une hérésie. »
Malatesta,
« Foi
et Culture », 1924
Pour
Kropotkine, le communisme devait nécessairement découler du capitalisme
et toutes les formes d’évolution de ce dernier étaient donc un
progrès sur les formes précédentes. Dans des phénomènes qui concrétisaient
le renforcement du capitalisme et l’exploitation accrue des travailleurs,
Kropotkine devait voir exactement l’inverse, les prémices du communisme.
Enfin,
sa conception de l’organisation et du communalisme l’ont amené
à voir l’organisation des travailleurs comme un ensemble constitué
d’éléments autonomes, doués d’une volonté propre, indépendante.
Dans la mesure où il pensait que le capitalisme se décentralisait,
abandonnait de nombreuses prérogatives à l’initiative privée,
cela se justifiait. Malheureusement, il a tout vu à l’envers !
Car de telles conceptions de l’organisation sont en contradiction
manifeste avec les besoins de l’action révolutionnaire contre
la bourgeoisie et l’Etat dans une société industrielle développée.
De graves erreurs
L’influence
de Kropotkine se manifeste encore aujourd’hui chez beaucoup d’anarchistes
qui considèrent la lutte contre l’Etat comme une priorité absolue,
qui voient dans l’Etat l’ennemi principal, au lieu de n’y voir
que l’instrument de répression au service de la bourgeoisie.
Il ne faut pas chercher ailleurs la désaffection des travailleurs
vis-à-vis du mouvement anarchiste, et la disparition de l’anarchisme
comme mouvement autonome du prolétariat.
Il
y a un double aspect dans la pensée de Kropotkine. D’une part
le savant, géographe, historien, ethnologue dont les travaux ont
marqué l’époque. La Grande Révolution
est jusqu’à présent l’un des plus grands classiques sur l’histoire
de la Révolution française,
constamment pillé par les historiens depuis cent ans, jamais cité
dans les bibliographies... et jamais réédité, pour cause. L’Entraide
est une somme des connaissances ethnologiques de l’époque, qui
a pour point de départ une critique des interprétations des disciples
de Darwin sur la thèse de la sélection des espèces. Cet ouvrage
peut être comparé à L’Origine de la famille, de la propriété
privée et de l’Etat d’Engels. La comparaison des bibliographies
de ces deux ouvrages montre que la plupart des références sont
communes. Cet aspect-là de l’œuvre de Kropotkine mérite d’être
connu, apprécié, critiqué ; Kropotkine savait bien que les
connaissances historiques et sociologiques évoluent et que de
nouveaux matériaux peuvent remettre parfois en cause des thèses
développées précédemment. Il est significatif que ce n’est pas
ce Kropotkine-là que les Editions du Monde Libertaire ont choisi
de rééditer.
Dans
ce premier aspect de l’œuvre de l’auteur russe, le militant qui
s’indigne vient aider et donner un souffle de vie au travail du
savant.
Le
deuxième aspect de son œuvre apparaît lorsque le savant s’efface
devant le militant, lorsqu’il se mêle de faire de la politique,
de développer une théorie de l’organisation, une stratégie. On
a alors un fatras d’affirmations naïves, de vérités édifiantes.
Que l’Etat disparaisse ! Que ne s’exerce plus sur les masses
aucune autorité ! Et alors les masses trouveront avec une
spontanéité touchante la voie du bonheur et de l’émancipation.
Sorti de ses livres, Kropotkine ne comprenait rien à ce qui se
déroulait sous ses yeux. Il a voulu donner un fondement scientifique
à l’anarchisme, il n’a fait que le stériliser dans des formules
pontifiantes. A vouloir faire concorder la réalité avec ses constructions
théoriques, il a interprété les événements de son temps complètement
à l’envers. Cette libre entente qu’il chantait comme une préfiguration
de la société communiste n’était que le symptôme de la naissance
du capitalisme monopoliste [1].
Mais
c’est en vain que l’on cherchera dans La conquête du pain
des indications sur les tâches des anarchistes dans la lutte des
classes.
* * * * * * * * *
Des anarchistes « purs » et
des syndicats « neutres »
Malatesta
et
la tentation social-démocrate
Solidarité ouvrière n° 55
Février 1976
Le
mouvement libertaire, dans son action, se caractérise par un perpétuel
balancement entre deux tendances :
–
La dilution des militants dans le mouvement de masse des travailleurs ;
–
L’organisation séparée du mouvement de masse, sectaire et coupée
de la réalité.
Entre
les deux tendances se trouvent toutes les variétés, toutes les
combinaisons possibles d’individualisme, d’amour-librisme, de
végétarisme, de terrorisme,, dont le seul point commun est l’idée
que l’anarchisme est un « concept qui doit être pratiqué
maintenant comme attitude de vie.. » ( Freedom, 21 juin 1975, p. 2.)
Nous mettons consciemment de côté ces courants-là
car, centrés sur le comportement individuel comme condition préalable
à l’action, ils admettent une telle variété de comportements à
acquérir qu’ils nient dans les faits toute action révolutionnaire
collective et concertée contre le capital et contre l’Etat.
Dans
la tendance de « masse », les militants se consacrent exclusivement
au travail syndical, à tel point qu’ils se confinent souvent à
l’entreprise ou à la branche d’industrie. Ils négligent l’action
d’ensemble. En général ces militants font un excellent travail
d’organisation et d’éducation dans leur sphère d’activité, mais
sans perspectives d’ensemble; et finalement il en résulte que
leur action profite à d’autres groupements qui eux, sont organisés...
L’attitude des camarades qui se « retranchent » derrière
le travail syndical dans leur entreprise s’explique d’ailleurs
souvent par le fait que le mouvement libertaire n’est en mesure
de leur apporter aucune aide dans leur travail.
Dans
le cas du deuxième courant, les militants refusent de se « perdre »
dans l’action syndicale, l’action revendicative, jugée « réformiste »,
et de déroger à leurs principes, à la pureté révolutionnaire.
Leur propagande se veut sans concessions et bien entendu n’amène
à eux que peu de monde, ce qui justifie en retour leur conviction
sur le réformisme inhérent des travailleurs.
Ceci
explique le caractère de « passoire » du mouvement libertaire,
en France particulièrement. Parmi tous ceux qui viennent à l’anarchisme,
le peu qui sont décidés à agir réellement ne se voient guère
offrir que l’un ou l’autre de ces courants.
Lorsqu’on
se contente de l’action revendicative, cela amène à perdre de
vue les objectifs, et, à ce jeu revendicatif, les réformistes
offrent de meilleurs « débouchés » à court terme et une meilleure
efficacité immédiate.
Inversement,
les militants qui se constituent en minorité révolutionnaire mais
conservent les scrupules traditionnels du mouvement libertaire
sur les problèmes d’autorité, de pouvoir, de direction, etc.,
finissent souvent par mettre en cause l’efficacité des méthodes
anarchistes d’organisation et peuvent être tentés .par les groupes
marxistes, révolutionnaires ou non. De fait, les partis de gauche
et d’extrême gauche sont constitués d’un bon nombre d’anciens
anarchistes ou syndicalistes révolutionnaires « reconvertis ».
C’est
là une des contradictions du mouvement libertaire d’aujourd’hui.
Le refus de toute forme d’avant-garde extérieure, politique ou
idéologique, pousse certains vers l’anti-théoricisme, l’anti-intellectualisme
primaire et vers l’action « en solo » dans les structures de
masse du prolétariat. L’attachement aux règles et à la pureté
de 1’« idée» pousse d’autres à négliger l’action de masse,
à la sous-estimer et à ne pas se donner les moyens de lier ces
deux formes d’action.
Des syndicats « neutres »
Les
positions de Malatesta sont importantes à connaître parce que
sur bien des points elles se situent à la fois dans l’un et l’autre
extrême et que jamais il n’a pu faire la synthèse des deux pour
trouver des formes d’organisation adaptées aux besoins. En effet,
Malatesta condamne la limitation de l’action syndicale à la revendication
économique, mais reproche à nombre d’anarchistes de trop se consacrer
au syndicalisme. Il est conscient du rôle et de l’importance
stratégique du mouvement ouvrier pour toute action révolutionnaire
mais refuse de se laisser entraîner par la logique de son raisonnement,
qui, normalement, aurait du le conduire à la direction du syndicat
par les anarchistes.
Au
congrès anarchiste International d’Amsterdam en 1907, Malatesta
affirme qu’il a toujours vu dans le mouvement ouvrier, « un
terrain particulièrement propice à notre propagande révolutionnaire,
en même temps qu’un point de contact entre les masses et nous».
Il
semble que pour Malatesta il y ait d’un côté l’anarchisme, qui
est une théorie, et de l’autre le mouvement ouvrier, qui est le
moyen de mettre en pratique cette théorie. Mais l’un et l’autre
sont nettement séparés. A la limite, si le mouvement ouvrier est
un « terrain propice », c’est circonstanciel; s’il y avait d’autres
terrains plus propices, ils feraient tout aussi bien l’affaire.
Mouvement
ouvrier et anarchisme n’apparaissent pas comme indissolublement
liés, on n’a pas l’impression que l’anarchisme est une idée issue
de la pratique du mouvement ouvrier et qui retourne au mouvement
ouvrier sous forme de théorie.
Malatesta
s’oppose aux « syndicats anarchistes » qui légitimeraient aussitôt
des syndicats social-démocrates, républicains, royalistes, et
diviseraient la classe ouvrière. « Je veux au contraire des syndicats
largement ouverts à tous les travailleurs, sans distinction d’opinion,
des syndicats absolument neutres. » Dans ces syndicats « neutres »,
les anarchistes doivent agir :
« Je suis pour la participation la plus active possible
au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans l’intérêt
de notre propagande dont le champ se trouverait ainsi considérablement
élargi. Seulement cette participation ne doit pas équivaloir à
une renonciation à nos plus chères idées. Au syndicat, nous devons
rester des anarchistes, dans toute la force et l’ampleur de ce
terme. Le mouvement ouvrier n’est pour moi qu’un moyen,
le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous sont offerts.
» (Souligné par nous).
La
qualité d’anarchiste semble donc conférer à l’individu une situation
au-dessus des classes; l’anarchisme n’est pas la théorie du prolétariat
qui permet à celui-ci de comprendre la société capitaliste et
de s’organiser contre elle, qui lui ouvre des perspectives pour
la construction d’une société sans exploitation. L’anarchisme
semble donc être une doctrine dans l’abstrait, et non une théorie
élaborée à travers la lutte des classes par l’expérience durement
acquise du prolétariat. Ce n’est pas l’expérience de lutte des
travailleurs qui serait théorisée, mais une théorie fabriquée
à partir d’un certain nombre de présupposés philosophiques et
dont le prolétariat serait l’instrument de réalisation privilégié.
« Je le répète, il faut que les anarchistes aillent
dans les unions ouvrières ; d’abord pour faire de la propagande
anarchiste ; ensuite parce que c’est le seul moyen pour nous
d’avoir à notre disposition, le jour venu des groupes capables
de prendre en main la direction de la production. »
Chez
Malatesta, on le voit bien, les deux tentations du mouvement libertaire
se rejoignent: nécessité de l’action de masse, nécessité de
l’action des révolutionnaires. Mais elles se rejoignent de telle
façon qu’elles se rendent incompatibles l’une l’autre: à rester
assis le cul entre deux chaises, on finit par tomber par terre.
En
effet, lorsqu’on insiste :
1)
Sur l’idée que les syndicats doivent être neutres de toute coloration
politique, ouverts à tous sans distinction d’opinion;
2)
Sur l’idée que les anarchistes doivent aller dans les unions ouvrières
pour « avoir à notre disposition, le jour venu, des groupes
capables de prendre en mains la production » ;
c’est-à-dire quand on pose le problème dans
les mêmes termes que la social-démocratie, qu’elle soit réformiste
ou révolutionnaire, on ne peut pas s’arrêter en chemin. Il faut
être social-démocrate jusqu’au bout. C’est précisément ce que
refusait Malatesta.
Un vrai révolutionnaire
Pour
sortir de cette impasse, Malatesta n’avait, à notre sens, que
deux solutions: adopter les thèses marxistes de division du travail
parti-syndicat, qui auraient été l’aboutissement logique de ses
idées, ou revenir sur les conceptions bakouniniennes de la dialectique
masses-avant-gardes. Nous pourrions d’ailleurs dire de Malatesta
ce que Bakounine disait de Proudhon :
« Il a eu des instincts de génie qui lui faisaient entrevoir
la voie juste, mais, entraîné par les mauvaises ou les idéalistes
habitudes de son esprit, il retombait toujours dans les vieilles
erreurs; ce qui fait que Proudhon a été une contradiction perpétuelle,
un génie vigoureux, un penseur révolutionnaire se débattant toujours
contre les fantômes de l’idéalisme, et n’étant jamais parvenu
à les vaincre. »
Malatesta
n’a pas pu faire la synthèse entre la « conception mécanique
de l’univers », le prolétariat aliéné et pris dans le cycle
de la revendication économique, et la «foi dans l’efficacité de
la volonté », l’action révolutionnaire.
Cependant,
les critiques que nous formulons sur ses idées ne nous empêchent
pas de dire que Malatesta fut toute sa vie un authentique révolutionnaire.
Lors de la Première Guerre
mondiale, il condamna vigoureusement ceux qui tombèrent dans la
mystification nationaliste, et appela les combattants de tous
les pays à se soulever contre leurs exploiteurs; il refusa de
quitter l’Italie lorsque les fascistes prirent le pouvoir. Il
soutint également le mouvement syndicaliste-révolutionnaire italien
malgré les divergences qu’il avait avec celui-ci; il organisa
les premiers syndicats ouvriers en Argentine, etc.
Il
est certain que l’époque qui a suivi l’écrasement de la Commune (1871) et la mort
de Bakounine (1876) était une période de reflux révolutionnaire.
Le comportement des militants face aux problèmes de l’action de
masse et d’organisation révolutionnaire devait nécessairement
se modifier.
On
était dans une de ces périodes de reflux définies par Bakounine,
consécutive aux grandes catastrophes historiques, où « tout respire
la décadence, la prostration et la mort... »
Mais
cela ne suffit pas pour expliquer les positions de Malatesta.
En effet, si celui-ci a assisté au reflux consécutif à la Commune, il a également connu la montée du mouvement
révolutionnaire après la révolution russe. Malatesta a appuyé
la fondation de l’Union syndicale italienne, organisation syndicaliste
révolutionnaire qui a eu un grand rôle dans le mouvement des
conseils italiens. Mais les rapports entre l’Union anarchiste
italienne et l’USI ne firent que refléter une fois de plus l’opposition
entre les deux tendances du mouvement libertaire, qui ne parvinrent
pas à faire la synthèse de leurs modes d’intervention.
Selon
qu’on privilégie le développement de masse ou non, selon qu’on
s’approche du prolétariat avec « la compréhension réelle
et vivante de ses maux réels » ou qu’on estime qu’il faille former
« les états-majors, leurs réseaux bien organisés et bien
inspirés des chefs du mouvement populaire » comme le disait
tout à la fois Bakounine, on fera des concessions sur les objectifs pour développer le nombre, ou sur
le nombre pour développer, préserver les objectifs.
Choisir
l’une ou l’autre alternative est un faux choix, qui n’existe
pas chez Bakounine. C’est aller dans les deux cas à l’échec. Les
anarchistes communistes n’ont jamais, sauf exception, constitué
de véritables « chefs du mouvement populaire » parce que,
être chef, n’est-ce pas, c’est être « autoritaire », ce
n’est pas anarchiste.
D’autre
part, les anarcho-syndicalistes, préoccupés avant tout par les
nécessités du développement de masse, n’ont pas saisi les occasions
qui se présentaient, ont souvent manqué de perspectives, ont eu
une vision faussée des problèmes, ou ont eu une trop grande confiance
dans leur nombre.
* * * * * * * * *
Solidarité ouvrière n° 59
Juin 1976
A la veille du centenaire de la mort de Bakounine,
le recensement de toutes les âneries qui ont été dites sur le
compte de Bakounine exigerait un ouvrage considérable. Sans aucune
hésitation, la palme de la falsification revient à Jacques Duclos,
l’ancien dirigeant du parti communiste, qui a consacré un gros
livre de plusieurs centaines de pages aux relations entre Marx
et Bakounine, lequel est un chef-d’œuvre de mensonge historique.
Aussi
ne s’agit-il pas d’établir un florilège des falsifications qui
ont été faites à l’encontre de Bakounine. Car si Duclos détient
– avec Marx lui-même – le triste privilège d’être le plus grand
falsificateur conscient de la pensée de Bakounine, les anarchistes
eux-mêmes en sont sans conteste les plus grands falsificateurs
inconscients. Parmi les points communs qui peuvent exister entre
les deux dirigeants de la
Première internationale, le principal est peut-être
que leur pensée a été dans une mesure identique déformée par leurs
disciples.
C’est
l’itinéraire de cette déformation des positions de Bakounine que
nous voulons tracer, dans un premier temps ; ensuite, nous
exposerons ce que nous pensons être sa véritable théorie de l’action
révolutionnaire.
Chez Bakounine se trouve
un mouvement constant entre l’action de masse du prolétariat et
l’action des minorités révolutionnaires organisées. Aucun de ces
deux aspects de la lutte contre le capitalisme n’est dissociable :
pourtant le mouvement libertaire, après la mort de Bakounine,
se divisera en deux tendances qui mettront l’accent sur l’un des
deux points en négligeant l’autre. Le même phénomène se retrouvera
dans le mouvement marxiste avec la social-démocratie réformiste
en Allemagne et la social-démocratie radicale et jacobine en Russie.
Dans
le mouvement anarchiste, un courant préconisera le développement
de l’organisation de masse, l’action dans les structures de classe
du prolétariat exclusivement, et parviendra à une forme d’apolitisme
parfaitement étrangère aux idées de Bakounine ; un autre
courant refusera le principe même d’organisation, car celle-ci
est considérée comme un germe de bureaucratie ; on favorisera
la constitution de « groupes affinitaires », dans lesquels
l’initiative révolutionnaire individuelle et l’action exemplaire
permettront de passer sans transition à une société communiste
idéale où chacun produirait selon ses forces et consommerait selon
ses besoins : travail dans la joie et prise au tas.
Les
premiers préconisent l’action de masse des travailleurs dans une
organisation structurée, la collectivisation des moyens de production et 1’organisation de ceux-ci dans un ensemble
cohérent, la préparation des travailleurs à la transformation
sociale.
Les
seconds refusent toute autorité, toute discipline d’organisation ;
le sens tactique est considéré comme temporisation avec le capital.
Ce courant se définit de façon essentiellement négative :
contre l’autorité, la hiérarchie, le pouvoir, l’action légale.
Son programme politique se trouve dans les conceptions d’autonomie
communale inspirées directement de Kropotkine, et en particulier
de la
Conquête du pain. Ce courant triomphe
au congrès de la
CNT à Saragosse en 1936, dont les résolutions
expriment la méconnaissance des mécanismes économiques de la société,
le mépris de la réalité économique et sociale. Le congrès développe
dans son rapport final le « concept confédéral de communisme
libertaire », fondé sur le modèle des plans d’organisation
de la société future qui foisonnent dans la littérature socialiste
du XIXe siècle. Le fondement de la société future est
la commune libre. Chaque commune est libre de faire ce qu’elle
veut. Celles qui refusent de s’intégrer, en dehors des accords
de « conviviencia collectiva », à la société industrielle,
pourront « choisir d’autres modes de vie commune, comme par
exemple celles de naturistes et de nudistes, ou auront le droit
d"avoir une administration autonome en dehors des accords
de compromis généraux ».
Avec
le vocabulaire d’aujourd’hui, on dirait que la succession de Bakounine
se divise en une « déviation de droite » qui est l’anarchosyndicalisme
traditionnel, et une « déviation gauchiste » qui est
l’anarchisme. Le premier met l’accent sur l’action de masse, l’organisation
économique, les méthodes. Le second insiste sur les objectifs,
le « programme », indépendamment de la réalité immédiate.
Et chacun des deux courants se réclame – pour la forme bien souvent
– de Bakounine. Parmi les déformations de la pensée de Bakounine,
nous en avons relevé quatre principales.
Le spontanéisme
Par
moments, Bakounine se montre le chantre de la spontanéité des
masses ; à d’autres il affirme la nécessité d’une direction
politique sur les masses. Généralement les anarchistes ont retenu
le premier aspect de sa pensée et complètement abandonné le second.
En
réalité, Bakounine disait que ce qui manquait aux masses pour
être capables de s’émanciper était l’organisation et la science,
« précisément les deux choses qui constituent maintenant,
et ont toujours constitué, le pouvoir des gouvernements »
(« Protestation de l’Alliance ».)
« Dans
les moments de grandes crises politiques ou économiques, ‘ où
l’instinct des masses, chauffé jusqu’au rouge, s’ouvre à toutes
les inspirations heureuses, où ces troupeaux d’hommes .esclaves,
ployés, écrasés, mais jamais résignés, se révoltent enfin contre
leur joug, mais se sentent désorientés et impuissants parce qu’ils
sont complètement désorganisés, dix, vingt, ou trente hommes bien
entendus et bien organisés entre eux, et qui savent où ils vont
et ce qu’ils veu,lent, .en entraîneront facilement cent, deux
cents, trois cents ou même davantage. » (Œuvres, VI, 90.)
Plus loin, il dit également que pour
que
la minorité de l’Association internationale des travailleurs puisse
entraîner la majorité, il faut que chaque membre soit bien pénétré
des principes de l’Internationale. "Ce n’est qu’à cette condition,
dit-il, que dans les temps de paix et de calme il pourra remplir
efficacement la mission de propagandiste et d’apôtre, et dans
les temps de lutte celle d’un chef révolutionnaire ».
L’instrument
du développement des idées de Bakounine fut l’Alliance de la démocratie
socialiste. Elle avait pour mission de sélectionner les cadres
révolutionnaires, de guider les organisations de masse ou d’en
créer là où elles n’existaient pas encore. C’était un groupement
idéologiquement cohérent.
« C’est une société secrète formée au sein même de l’Internationale
pour lui donner une organisation révolutionnaire, pour la transformer
elle et toutes les masses populaires qui se trouvent au-dehors,
en une puissance suffisamment organisée pour annihiler ta réaction
politico-cléricalo-bourgeoise, pour détruire toutes les institutions
juridiques, religieuses et politiques des Etats. » (Bakounine.)
Il
est difficile de voir là du spontanéisme. Bakounine disait seulement
que si les minorités révolutionnaires doivent agir au sein des
masses, elles ne doivent pas se substituer aux masses. En dernière
instance, ce sont toujours les masses elles-mêmes qui doivent
agir, et pour leur propre compte. Les militants révolutionnaires
doivent impulser les travailleurs à l’organisation et, lorsque
les circonstances l’exigent, ils ne doivent pas hésiter à prendre
leur direction. Cette idée contraste singulièrement avec ce que
l’anarchisme est devenu par la suite. Ainsi, en 1905, lorsque
l’anarchiste russe Voline est pressé par les ouvriers russes insurgés
de prendre la présidence du soviet de Saint-Pétersbourg, il refuse,
parce qu’il n’n’était pas ouvrier. et pour ne pas faire œuvre
d’autorité. Finalement la présidence échut à Trotsky, après que
Nossar, le premier président, eut été arrêté.
Action
de masse et action des minorités révolutionnaires sont indissociables
chez Bakounine. Mais l’action des minorités révolutionnaires n’a
de sens que liée à l’organisation de masse du prolétariat. Isolés
du prolétariat organisé, les révolutionnaires sont condamnés à
l’inefficacité.
« Le socialisme ne trouve une réelle existence que dans
l’instinct révolutionnaire éclairé, dans la volonté collective
et dans l’organisation propre des masses ouvrières elles-mêmes,
– et quand cet instinct, cette volonté, cette organisation font
défaut, les meilleurs livres du monde ne sont rien que des théories
dans le vide, des rêves impuissants. » (Bakounine, IV, 31.)
L’apolitisme
On
a présenté l’anarchisme comme un mouvement apolitique, abstentionniste,
en jouant sur les mots et en y mettant un contenu différent de
celui que les bakouniniens lui donnaient. Action politique à l’époque
signifie action parlementaire. Par conséquent, être antiparlementaire
signifiait être antipolitique. Comme les marxistes à ce moment-là
ne concevaient pas d’autre action politique pour le prolétariat
que l’action parlementaire, le refus de la mystification électoraliste
était assimilé à l’opposition à toute forme d’action politique.
A
l’accusation d’abstentionnisme, les bakouniniens répondaient que
le terme était équivoque, et qu’il ne signifiait nullement indifférence
politique mais rejet de la politique bourgeoise au profit d’une
« politique du travail ». L’abstention est une contestation
radicale des règles du jeu politique de la bourgeoisie.
« L’Internationale ne repousse pas la politique d’une
façon générale ; elle sera bien forcée de s’en mêler tant
qu’elle sera contrainte de lutter contre la classe bourgeoise.
Elle repousse seulement la politique bourgeoise. » (Œuvres,
VI, 336.)
Bakounine
condamne le suffrage universel en tant qu’instrument d’émancipation
du prolétariat, il nie l’utilité de présenter des candidats. Mais
il n’a pas élevé l’abstentionnisme au niveau d’un principe absolu.
Il reconnaît un certain intérêt aux élections communales, il a
même conseillé circonstanciellement à Gambuzzi l’intervention
au Parlement.
On
ne trouve nulle part chez Bakounine ces condamnations hystériques
et viscérales chères aux anarchistes après sa mort. Les élections
sont condamnées non pour des raisons morales mais parce qu’elles
risquent de faire à la longue le jeu de la bourgeoisie. Sur ce
point, Bakounine a eu raison sur les marxistes jusqu’à Lénine.
L’antiparlementarisme était si inhabituel chez les marxistes que
lors de la révolution russe, les bolcheviks
passaient - du moins au début dans le mouvement ouvrier
européen pour des bakouniniens !
Le refus de l’autorité
Les
bakouniniens se disaient « antiautoritaires ». La confusion
rendue possible par le mot a été allégrement reprise après la
mort de Bakounine. Autoritaire, dans le langage de l’époque, signifiait
bureaucratique. Les antiautoritaires étaient simplement anti-bureaucratiques,
par opposition à la tendance marxiste.
Ce
n’est donc pas une attitude morale ou de caractère, qui découlerait
d’un tempérament. C’est un comportement politique. Anti-autoritaire
signifie « démocratique ». Ce dernier mot existait à
l’époque, mais il avait un sens différent. Moins d’un siècle après
la révolution française, il qualifiait les pratiques politiques
de la bourgeoisie. C’étaient les bourgeois qui étaient des « démocrates ».
Appliqué
au mouvement ouvrier, le mot « démocrate » était accompagné
de « social » ou « socialiste », comme dans
« social-démocrate ». L’ouvrier qui était « démocrate »
était donc ou social-démocrate ou anti-autoritaire. Plus tard,
démocratie et prolétariat ont été associés dans l’expression « démocratie
ouvrière ». La tendance antiautoritaire de l’Internationale
était en faveur de la démocratie ouvrière ; la tendance qualifiée
d’autoritaire était accusée de pratiquer la centralisation bureaucratique.
Mais
Bakounine était loin de s’opposer à toute autorité. Sa tendance
admettait le pouvoir issu directement du prolétariat et contrôlé
par lui. Au gouvernement révolutionnaire de type jacobin, il opposait
le pouvoir prolétarien insurrectionnel, à travers l’organisation
de classe des travailleurs. Ce n’est pas un pouvoir politique
au sens étroit, c’est un pouvoir social.
Après
la mort de Bakounine, les anarchistes rejetteront la notion de
pouvoir en elle-même. Ils ne se référeront plus qu’aux écrits
critiques sur le pouvoir et à un anti-autoritarisme métaphysique.
Ils abandonneront la méthode d’analyse à partir des faits réels,
ils abandonneront jusqu’aux fondements de la théorie bakouninienne
fondée sur le matérialisme et l’analyse historique. Et avec cela,
ils abandonneront le terrain de la lutte de masse du prolétariat
au profit d’une forme particulière de libéralisme radicalisé.
Le mouvement entre les classes
La
stratégie politique de Bakounine ne partait pas d’une conception
abstraite des rapports entre les classes, qui aurait été établie
une fois pour toutes. Lorsque le prolétariat était faible, i1
préconisait de ne pas lutter indistinctement contre toutes les
fractions de la bourgeoisie. Tous les régimes politiques ne se
valent pas, du point de vue de la lutte de la classe ouvrière.
Il n’est pas indifférent que celle-ci lutte sous le régime dictatorial
de Bismarck ou du tsar, ou sous celui d’une démocratie parlementaire.
« La plus imparfaite des républiques vaut mille fois
mieux que la monarchie la plus éclairée. »
En
1870, Bakounine recommande d’utiliser la réaction patriotique
du prolétariat français pour la convertir en guerre révolutionnaire.
Dans les « Lettres à un Français », il fait une remarquable
analyse des rapports entre les différentes fractions de la bourgeoisie
et le prolétariat et développe, quelques mois à l’avance et de
façon prophétique, ce que seront les communes de Paris et de province.
La
lecture de Bakounine montre que son œuvre entière n’est qu’une
recherche constante des rapports qui peuvent exister entre les
fractions composant la classe dominante et leur opposition avec
le prolétariat. La stratégie du mouvement ouvrier est intimement
liée à l’analyse de ces rapports, elle ne peut en aucun cas en
être séparée, pas plus qu’elle ne peut être séparée du moment
historique dans lequel ces rapports se situent.
Autrement
dit, n’importe quel moment n’est pas bon pour faire la révolution
et une juste compréhension du rapport des forces entre bourgeoisie
et classe ouvrière peut permettre à la fois de ne pas rater des
occasions propices, et d’éviter de faire des erreurs tragiques.
La
postérité de Bakounine a considéré pour une part qu’il existait
entre bourgeoisie et prolétariat un type de rapports immuable,
constant ; pour l’autre part que les rapports entre les classes
ne devaient en aucune manière entrer en ligne de compte pour déterminer
l’action révolutionnaire.
Dans
le premier cas on s’est attaché à un certain nombre de principes
de base considérés comme essentiels et on s’est donné comme objectif
leur mise en application plus ou moins lointaine, quelles que
soient les circonstances du moment. Ainsi, le rapport du congrès
de Saragosse, déjà mentionné, aurait pu être écrit à n’importe
quelle époque. II est absolument en dehors du temps. A la veille
de la guerre civile espagnole, le problème militaire par exemple,
l’agitation au sein de l’armée, sont réglés en une phrase :
« Des milliers de travailleurs sont passés par les casernes
et connaissent la technique militaire moderne. »
Dans
le deuxième cas on pense que les rapports de force entre les classes
sont sans importance, puisque le prolétariat doit agir spontanément,
il n’est sujet à aucun déterminisme social, mais au contraire
aux hasards de l’action exemplaire. Tout le problème consiste
donc à créer le bon détonateur. L’histoire du mouvement anarchiste
est pleine de ces actions d’éclat, inutiles et sanglantes. Dans
l’espoir de susciter la révolution, on prend d’assaut la mairie
ou l’hôtel de ville, à quelques dizaines ; on fait des discours,
on proclame – dans l’indifférence générale, bien souvent – le
communisme libertaire, on brûle les archives locales, en attendant
que la police intervienne.
Attentisme
ou volontarisme, dans les deux cas la référence faite à Bakounine
– est abusive. Bien souvent, le mouvement libertaire a remplacé
la méthode scientifique d’analyse des rapports entre les classes
par des incantations magiques.
Le
caractère scientifique, sociologique, de l’analyse bakouninienne
des relations sociales et de l’action politique sera complètement
nié par le mouvement libertaire. La déchéance intellectuelle du
mouvement libertaire se traduira par l’accusation de « marxisme »
dans toute tentative d’introduire la moindre notion de méthode
scientifique dans les analyses politiques. Malatesta par exemple,
disait : « Aujourd’hui, je trouve que Bakounine fut, dans l’économie
politique et dans l’interprétation de l’histoire, trop marxiste.
Je trouve que sa philosophie se débattait, sans possibilité d’issue,
dans la contradiction en la conception mécanique de l’univers
et la foi dans l’efficacité de la volonté sur les destinées de
l’homme et de l’univers. »
La
« conception mécanique de l’univers », c’est, dans l’esprit
de Malatesta, la méthode dialectique qui fait du monde social
un ensemble en mouvement dont on peut déterminer les lois d’évolution
générale. « L’efficacité de la volonté » est l’action
révolutionnaire, volontariste. Le problème se réduit donc à la
relation entre l’action de masse sur la société et l’action des
minorités révolutionnaires, et Malatesta est incapable de comprendre
les rapports d’interdépendance qui existent entre les deux.
Malatesta
ne comprend pas la relation qui existe entre l’homme et son milieu,
entre le déterminisme social de l’homme et sa capacité à transformer
son milieu.
L’individu
n’est pas séparé du milieu dans lequel il vit. Mais s’il est largement
déterminé par son milieu, il peut agir sur celui-ci et le modifier
à condition qu’il se donne la peine d’en comprendre les lois d’évolution.
* * * * * * * * *
L’action de la classe ouvrière doit être la synthèse entre la
compréhension de la « mécanique de l’univers » – les
mécanismes de la société – et l’« efficacité de la volonté »
– l’action révolutionnaire consciente. C’est là le fondement de
la théorie de l’action révolutionnaire chez Bakounine.
Il
n’y a pas deux Bakounine, l’un libertaire, anti-autoritaire qui
glorifie l’action spontanée des masses ; l’autre « marxiste »
– autoritaire, qui préconise l’organisation de l’avant-garde.
Il
n’y a qu’un Bakounine qui applique à des moments différents, en
des circonstances diverses des principes d’action découlant d’une
claire compréhension de la dialectique entre masses et avant-gardes.