Origine : échanges mails avec René Berthier
Avant-propos, mars 2008
Entre
mars 1974 et avril 1976 Solidarité ouvrière, le mensuel
de l’Alliance syndicaliste, publia une série de 15 articles (numérotés
de 1 à 14 mais avec deux numéros 14 !) sur l’anarcho-syndicalisme.
En
1976 également nous avons publié une brochure d’une soixantaine de
pages intitulée elle aussi : « L’anarcho-syndicalisme ».
Ces
deux initiatives, presque indépendantes, répondaient à un réelbesoin.
En effet, il existait bien des textes sur notre mouvement, mais
ils étaient anciens. Il fallait redéfinir en quelque sorte la
doctrine anarcho-syndicaliste en la dépoussiérant quelque peu.
En cette période où oncommençait intuitivement à comprendre que
les Trente Glorieuses étaient finies, on ne pouvait pas considérer
les choses comme Emile Pouget en 1910, Pierre Besnard en 1926
ou les camarades espagnols en 1936.
L’objectif
de la série d’articles était une tentative de répondre à ce besoin
de redéfinition en termes plus « modernes ». La brochure,
quant à elle, était destinée à fournir un outil de propagande
pratique dans lequel les nouveaux militants – issus en grande
majorité du mouvement syndical et peu en contact avec le mouvement
libertaire – auraient pu trouver les informations de base. Malheureusement,
sa réalisation technique fut une catastrophe : elle était
remplie de coquilles et, graphiquement parlant, elle était presque
illisible. Bien entendu, nous n’avions pas les moyens de refaire
un tirage.
La
brochure reste parfaitement « orthodoxe » dans ce sens
qu’elle ne s’écarte pas du discours anarcho-syndicaliste traditionnel.
La série d’articles en revanche avait un côté « expérimental »
dans son discours, et traduit assez bien le niveau de réflexion
auquel le groupe parisien, responsable du journal, était parvenu [1].
Le
fait que le premier article commence par la définition de l’organisation
de classe n’est pas fortuit. Contrairement aux nombreuxgroupes
gauchistes, il n’y avait pas d’étudiants à l’Alliance. Non pas
que nous n’en voulions pas, au contraire, mais ils ne restaient
pas [2].
La lecture de ces textes à plus de trente ans de distance peut
parfois prêter à sourire pourleur ton parfois prétentieux, pour
le « dogmatisme prolétarien » et le côté un peu « classe
contre classe » qui s’en dégage. Ainsi, la « Une »
de Solidarité ouvrière titra un jour, de manière péremptoire :
« Les travailleurs n’ont pas d’alliés » (n° 54,
janvier 1976). C’est que nous voulions précisément réagir contre
la pénétration, que nous constations tous les jours, de la petite
bourgeoisie intellectuelle dans le mouvement révolutionnaire.
Proposer
une définition claire de ce qu’était pour nous une organisation
de classe nous semblait donc le meilleur moyen de définir la place
de chacun et de situer les enjeux. L’organisation des travailleurs
se fonde sur leur rôle dans le processus de production, et aucune
direction extérieure à la classe ouvrière n’y avait sa place.
Ce n’est pas un hasard si nous avons illustré notre propos par
une citation d’Anton Pannekoek (article 7), marxiste hollandais
qui avait, selon nous, proposé la meilleure définition de l’organisation
de classe. Le livre de Pannekoek sur les conseils ouvriers était
sorti peu auparavant et nous l’avions lu avec avidité. Mais si
nous étions d’accord avec ses développements sur la structure
de l’organisation prolétarienne, nous ne partagions pas du tout
son point de vue sur le refus de toute organisation permanente.
Néanmoins, nous nous plongeâmes dansla lecture de tout ce que
nous pouvions trouver de la gauche révolutionnaire germano-hollandaise,
chez qui nous avons largement « pioché » pour développer
une critique du bolchevisme et du régime bureaucratique issu de
la révolution de 1917 en Russie. Encore que cette critique ne
disait pas autre chose, si elle le disait de manière mieux argumentée,
que ce que les libertaires russes, en particulier les anarcho-syndicalistes,
avaient dit dix ou vingt ans auparavant dans la chaleur de l’action.
On
commençait à cette époque à trouver chez les bouquinistes des
exemplaires de la revue Socialisme ou barbarie. J’avais
pratiquementreconstitué la collection entière, qui circulait parmi
nous, et qui aégalement contribué à forger notre position sur
la bureaucratie soviétique.
La
réflexion sur cette question était alors importante, mais pour
en comprendre l’enjeu, il faut se replacer dans le contexte.
Leonid
Brejnev était à la tête de l’union soviétique (de 1964 à 1982)
et régnait d’une main de fer. A cette époque-là, personne
ne pouvait deviner que le système allait s’effondrer. Le communisme
en Union soviétique était là pour longtemps. En France le parti
communiste était extrêmement puissant. Les marxistes révolutionnaires,
et en particulier les trotskistes, répétaient à satiété que l’Union
soviétique était un Etat ouvrier, « dégénéré », certes,
mais un Etat ouvrier quand même. Il était donc nécessaire non
seulement d’expliquer que la notion d’Etat ouvrier n’avait pas
de sens, mais aussi que la bureaucratie soviétique était une classe
sociale, d’un type différent de la bourgeoisie des pays occidentaux,
mais une classe dominante.
L’union
soviétique était un régime de capitalisme d’Etat dans lequel tous
les critères définissant le capitalisme étaient présents (article
1). Et d’ailleurs, Lénine lui-même n’avait-il pas défendu ce système ?
Le nœud de la critique du trotskisme passait par là. Les trotskistes
s’en tenaient à une définition très formelle de ce qu’était le
capitalisme : en Union soviétique il n’y avait pas de bourse
de valeurs ni de propriété privée des moyens de production, disaient-ils
schématiquement. Il fallait démontrer que ce n’étaient pas les
titres de propriété qui définissaient la capitalisme mais les
rapports sociaux de production. L’originalité de l’Union soviétique
était que la bureaucratie détenait de manière oligarchique les
moyens de production, qu’elle monopolisait l’affectation des ressources
et que la classe ouvrière n’avait pas son mot à dire. D’une certaine
façon, nous nous montrions meilleurs marxistes que les trotskistes…
La concentration du capital, dont l’Union soviétique était le
modèle achevé, conduisait à remettre en cause la notion traditionnelle
de propriété privée des moyens de production (article 13).
A
l’époque, le capitalisme français n’avait pas du tout le même
caractère qu’aujourd’hui. C’était un système mixte dans lequel
l’Etat jouait un rôle important. Il y avait même des plans (quinquennaux,
je crois), élaborés par l’Etat et qui définissaient de grands
objectifs. Deux grandes tendances se faisaient jour au sein du
système, analysés par Nikos Poulantsas : un « capitalisme
national » autour de la banque de Paris et des Pays-Bas,
et un courant multinational autour de la banque Indo-Suez. Significativement,
la première banque soutenait Chirac et l’héritage gaulliste, tandis
que la seconde soutenait Giscard d’Estaing.
C’était
aussi l’époque où des théoriciens qui avaient inventé le concept
de « technostructure » expliquaient que le système capitaliste
allait vers la constitution d’appareils bureaucratiques qui finissaient
par avoir une logique interne propre. A l’époque, des analystes
américains avaient constaté que les dirigeants des grandes firmes
multinationales étaient motivés beaucoup plus par le désir de
développer l’entreprise en tant qu’organisation que par celui
de verser des dividendes aux actionnaires. Le versement de dividendes
était plus ou moins consciemment considéré comme un coût. Ce constat
renforçait la thèse de la technostructure. Une telle logique conduisait
le système capitaliste à une véritable crise. On ignorait bien
sûr que celui-ci trouverait la parade avec l’intéressement desdirigeants
des entreprises aux résultats de celles-ci sous forme de stock
options, ce qui a conduit en quelque sorte à un retour du pouvoir
des actionnaires sur les grandes entreprises.
Un
certain Samuel Pisar (qui n’est pas explicitement mentionné dans
les articles) avait fait grand bruit en suggérant que le système
capitaliste et le régime soviétique étaient progressivement en
train de se rapprocher, le premier par l’intervention croissante
de l’Etat dans l’économie, le second en privatisant progressivement
l’économie. Un jour, disait-il, ils finiront peut-être par se
fondre (article 11).
L’époque
était aussi celle des débuts du programme commun de la gauche
– PS, PCF et radicaux de gauche. Le parti communiste, hégémonique
dans la classe ouvrière, avait lancé l’idée de « capitalisme
monopolistique d’Etat » (article 12).
Enfin,
on constate à la lecture de ces article que ce qu’on appelle aujourd’hui
« mondialisation » n’a rien d’un scoop : on peut
lire dans l’article 11 que « l'économie mondiale
va de façon constante vers une intégrationcroissante de la production.
Chaque pays du globe fait partie d'un ensemble où il joue un rôle
dans la division internationale du travail ; chaque secteur
d'industrie est étroitement dépendant d'autres secteurs, et lui-même
est indispensable à d'autres secteurs ; chaque entreprise est liée par des liens étroits à
un réseau complexe de production dont chaque élément estdépendant des autres. »
La
principale originalité de ces articles réside sans doute dans
la tentative de définir les grandes lignes d’un programme fondé
sur l’abolition du salariat (article 9) auquel est substitué la
détermination collective du l’objet du travail, des conditions
de travail et de l’affectation des ressources.
On
pourrait cependant faire deux reproches à cette série d’articles :
d’abord, rédigés sur deux ans, ils auraient eu besoin d’être retravaillés
pour leur donner une plus grande cohésion quant à la forme ;
ensuite, les derniers articles sur l’abolition de l’économie de
marché et l’abolition de la propriété auraient mérité d’être complétés
par des développements sur l’organisation et les institutions
qui auraient été appelées à les remplacer. La série se termine
en quelque sorte en queue de poisson, sans conclusion générale.
Pour
conclure : dans la mesure où cette série d’articles répondait
à un besoin à un moment précis de notre histoire contemporaine
et où elle s’attache à analyser une situation vieille de plus
de trente ans, présente-t-elle encore un intérêt aujourd’hui ?
Je
pense que oui, précisément parce qu’elle est une « photo »
prise à un moment précis de notre histoire.
Le
lecteur jugera [3].
René
Berthier
Solidarité
ouvrière n° 35
Mars1974
L’organisation
de classe
Si
l’anarcho-syndicalisme pouvait se résumer en une phrase, on dirait
que c’est : « Tout le pouvoir aux travailleurs dans
leurs seules organisations de classe ».
Dans
cette petite phrase, se trouvent résumées toutes les caractéristiques
propres à l’anarcho-syndicalisme, et aussi tout ce qui le différencie
des autres courants socialistes.
Mais
pour être autre chose qu’une phrase ronflante, le terme « organisation
de classe » doit être défini et expliqué.
Une
classe sociale se définit, avant tout, en fonction du rôle qu’elle
joue dans les rapports de production. Proudhon, un des premiers,
a montré que les classes sociales se confondent avec leur situation
dans les contradictions économiques et que si la bourgeoisie,
se définit par la possession des moyens de production, le prolétariat
se définit par son exclusion et sa condition salariée.
« ...La
distinction des classes donnée, leur antagonisme s’ensuit... »
Dans
cette lutte, chaque classe tend naturellement à s’organiser pour
défendre ses intérêts spécifiques. La bourgeoisie, dominante,
cherche à maintenir sa position et à consolider ses avantages ;
le prolétariat cherche à améliorer son niveau de vie, ses conditions
de travail et à arracher des avantages partiels ou définitifs
à la bourgeoisie.
La
lutte des classes conduit donc nécessairement à l’existence de
deux organisations antagoniques dont la fonction est de défendre
les intérêts spécifiques de chacune des classes qu’elle regroupe.
Ces
organisations ont des caractères communs qu’il s’agit de définir,
afin d’en mieux comprendre ensuite les différences.
Une
organisation de classe est une organisation qui, à une époque
définie, regroupe tout ou partie d’une classe sociale, sur la
base du rôle que chaque individu de cette classe joue dans les
rapports sociaux de production.
Qu’est-ce
que cela veut dire?
a)Tout
d’abord qu’elle ne regroupe pas nécessairement une classe dans
sa totalité : quantité d’éléments peuvent expliquer cela,
parmi lesquels des raisons idéologiques. Un individu peut se tromper
quant à ses intérêts réels sous l’influence de la religion, de
l’éducation, etc., ou, tout simplement, ne pas avoir du tout conscience
de ses intérêts réels. L’organisation de classe se définit avant
tout par le fait que l’adhésion n’est pas obligatoire et que la
reconnaissance de son existence en tant qu’organisation de classe
est consciente.
b)
Ensuite cela signifie que l’individu y adhère ou la soutient,
non en tant qu’individu abstrait, mais en tant que bourgeois s’il
est bourgeois, en tant que prolétaire s’il est prolétaire. Une
organisation de classe ne peut pas regrouper de membres de la
classe opposée, à moins que ceux-ci ne renoncent à leurs intérêts
comme membres de cette classe.
Un
bourgeois et un prolétaire peuvent, théoriquement, adhérer ensemble
à un club de football parce que taper dans un ballon ne remet
en cause ni les intérêts de classe du bourgeois, ni ceux du prolétaire.
Mais l’un ne peut pas être membre, soutenir ou participer à l’organisation
de classe de l’autre sans renoncer à ses propres intérêts de classe.
C’est
pourquoi on peut dire :
Dans
toute société où existe la lutte des classes, existent globalement
deux formes d’organisation de classe antagoniques, fondées sur
des bases différentes parce que correspondant à des intérêts de
classe différents et des rôles différents dans les rapports de
production. Entre ces organisations, il ne peut y avoir de terrain
d’entente, et à plus forte raison de fusion, sans impliquer l’adoption,
par la classe dominée, des intérêts de la classe dominante et
donc la négation de ses propres intérêts de classe.
Là
encore, qu’est-ce que cela signifie ?
Le
bourgeois se caractérise par ceci : il possède, à titre individuel
ou collectif, les moyens de production. Ces moyens de production,
grâce à la force de travail des salariés qu’il emploie, lui procurent
des profits dont il réinvestit une part, pour en tirer des profits
accrus, etc. De cette situation, il résulte un certain nombre
de conséquences :
•
La classe bourgeoise a, collectivement, des intérêts communs du
fait qu’elle détient, en tant que classe, l’ensemble des moyens
de production ;
•
Mais comme, le but poursuivi est le profit et que cela entraîne
la concurrence entre les capitalistes individuels ou entre les
groupes de capitalistes, au plan national et international, chaque
bourgeois ou groupe de bourgeois tend à s’opposer non seulement
au prolétariat qu’il exploite, mais aussi aux autres bourgeois
ou groupes de bourgeois concurrents.
•
Ceci est d’autant plus accentué que la tendance générale de la
société capitaliste est vers la concentration du capital, sous
l’effet de la concurrence nationale et internationale, entre un
nombre de plus en plus réduit de mains.
Cette
contradiction entre les intérêts généraux de la bourgeoisie et
ses intérêts particuliers va déterminer en grande partie les formes
de son organisation de classe. En effet, trop occupée à tirer
le maximum de profits de l’exploitation du prolétariat d’une part,
et trop tiraillée entre ses intérêts généraux et ses intérêts
particuliers de l’autre, la bourgeoisie est incapable de résoudre
directement, sans intermédiaire, les contradictions générales
du régime.
Elle
a donc recours à une organisation spécialisée pour cette tâche.
C’est l’État. L’État, c’est l’organisation de classe spécifique
de la bourgeoisie, qui permet à celle-ci d’exploiter le prolétariat
pendant qu’il maintient, par la force ou la dissuasion, la cohésion
du système.
C’est
un organe spécialisé de répression politique et de régulation
économique qui fonctionne par substitution de pouvoir, c’est-à-dire
que la bourgeoisie se décharge sur lui de tout ce qui concerne
la protection et la préservation de ses intérêts généraux.
Mais
comment la bourgeoisie peut-elle contrôler l’État ? Par divers
moyens, directs et indirects. Tout d’abord, par le simple fait
qu’elle détient les moyens de production, possession qui est la
source même de tout pouvoir. Ensuite, par des moyens de contrôle
politiques.
Le
capitalisme n’est pas un phénomène figé. Il est en évolution constante
et son développement n’a pas atteint le même niveau ou pris les
mêmes formes dans tous les pays. L’histoire de sa constitution,
le degré de concentration du capital ne sont pas les mêmes partout
Aussi,
les régimes politiques de la bourgeoisie – c’est-à-dire ses modes
de contrôle sur l’État – varient-ils.
• Au
capitalisme libéral de la France, de l’Angleterre de la fin du
XIXe siècle correspond le système parlementaire avec
pluralité des partis. Les différentes fractions de la bourgeoisie
s’équilibraient plus ou moins, elles élisaient des représentants
qui s’affrontaient au Parlement (pouvoir législatif) pour la direction
de celui-ci et donc pour le contrôle de l’État. Les partis politiques,
qui sont des organisations regroupant des citoyens sans tenir
compte de leur appartenance de classe – des organisations inter-classes
– sont un élément intégrant des structures de classe de la bourgeoisie.
La
lutte entre la tendance marxiste et la tendance bakouninienne
dans l’Association internationale des travailleurs avait pour
fondement principal des divergences sur ce point. Fallait-il organiser
le prolétariat dans des structures imitées de celles de la bourgeoisie
– les partis – et l’amener à participer au, jeu des institutions
bourgeoises : parlement, État ; ou fallait-il l’organiser
dans des structures de classe propres au prolétariat et adopter
une stratégie radicalement différente?
• Au
capitalisme monopoliste ou transnational d’aujourd’hui (essentiellement
les États-Unis) correspond un régime « présidentiel-démocratique »
où l’essentiel du pouvoir politique est concentré entre les mains
de l’exécutif, et où l’alternance du pouvoir est assurée par la
dualité des partis. L’Angleterre et la France gaulliste ont des
tendances vers ce système.
• Au
capitalisme d’État correspond un régime de parti unique dominé
par un appareil d’État contrôlant toute la production, dominant
toute la vie politique et économique. C’est le cas de l’URSS d’aujourd’hui.
La propriété des moyens de production n’est pas individuelle,
elle est entre les mains de l’État qui détermine centralement
et sans contrôle aucun l’affectation des revenus, des investissements,
la répartition du surproduit social. C’est un régime dominé par
une classe bureaucratique d’État. Cette classe est composée à
l’origine de l’ancien personnel d’État tsariste dont une partie
importante s’est intégrée à l’État « socialiste », et
de l’intelligentsia radicalisée et des petits-bourgeois qui constituaient
les cadres du parti bolchevik.
Ces
trois exemples représentent des régimes à différentes phases de
la concentration du capital. Dans le premier cas le capital est
dispersé, l’État n’a pratiquement pas de rôle économique et les
multiples fractions de la bourgeoisie s’affrontent pour la direction
de l’État.
Dans
le deuxième cas, le capital est plus concentré, les fractions
les plus faibles de la bourgeoisie ont été éliminées ou se sont
alliées au grand capital monopoliste. L’État joue un rôle important
dans l’économie : commandes d’armements, tarifs préférentiels,
subventions, fiscalité, etc. Pouvoir économique et pouvoir politique
restent différenciés.
Dans
le cas du capitalisme d’État, la totalité du pouvoir politique
et économique est concentrée entre les mains de l’État. C’est
la phase ultime de concentration du capital, c’est l’État parfait,dont
l’appareil, détenant tous les pouvoirs, est en même temps classe
dominante.
Ainsi,
l’État n’est pas un organe réactionnaire parce que c’est la bourgeoisie
qui le dirige, il l’est par sa constitution même, parce que c’est
un organe de la bourgeoisie. Constituer un État prolétarien, c’est
constituer un appareil concentrant tous les pouvoirs, sur lequel
le prolétariat ne peut avoir en fait aucun contrôle. La seule
solution pour le prolétariat est la destruction de l’État et son
remplacement par sa propre organisation de classe.
Prolétariat
et organisation
Esclavagistes,
féodaux, capitalistes, toutes les classes d’exploiteurs de l’histoire
se sont organisées pour remplacer un mode d’exploitation par un
autre. Le prolétariat, classe des producteurs par excellence,
parce qu’il n’a personne à exploiter, s’organise pour renverser
toute forme d’exploitation.
Alors
que la bourgeoisie, classe dominée sous l’Ancien Régime, a commencé
à développer les racines économiques du capitalisme dès l’époque
féodale parce que c’était elle qui détenait les moyens de production,
le prolétariat, sous le régime capitaliste, ne peut développer
aucune racine économique du socialisme, Les seuls atouts du prolétariat
en régime capitaliste, c’est son organisation, la conscience de
ses intérêts de classe et sa combativité,
Les
travailleurs auront à établir en même temps – et en évitant au
maximum les bavures et les improvisations – l’organisation économique
et politique de la société, à partir de rien, si ce n’est leur
volonté consciente de transformation et leur capacité d’organisation.
Aux
origines de l’organisation du prolétariat en classe se trouve
la concurrence que les travailleurs se faisaient entre eux, face
à l’emploi. La fixation des salaires étant « libre »,
le travailleur était « libre » d’accepter le prix du
patron ou de mourir de faim : travaillaient donc ceux qui
acceptaient les plus bas salaires.
Pour
atténuer les effets de cette concurrence, les ouvriers se sont
unis dans les premiers syndicats. Ce furent les premières organisations
de classe du prolétariat car l’adhésion se faisait sur des critères
d’intérêt objectif et en fonction de la place tenue dans le processus
de production : le bourgeois en est automatiquement éliminé.
Cette organisation unit les travailleurs d’abord sur le lieu de
travail, là où se subit avant tout l’exploitation, puis dans la
branche d’industrie, au plan local, régional, national etc., ensuite
au plan interprofessionnel de la localité jusqu’au pays entier...
Une
telle structure est le fondement même de l’organisation du prolétariat
en classe, car elle unit les individus en tant que travailleurs
et exploités, excluant par définition toute représentation de
la bourgeoisie.
Cette
organisation repose sur des bases entièrement différentes de l’organisation
de classe de la bourgeoisie. Instrument de défense des intérêts
matériels des travailleurs, elle constitue, par sa structure horizontale
implantée géographiquement, et verticale implantée par branches
industrielles, le modèle de l’organisation appelée là se substituer
à l’État.
Ainsi,
peut-on terminer la définition de l’organisation de classe :
Comme
telle, l’organisation de classe permet à la classe qu’elle unifie
de défendre ses intérêts immédiats contre les empiétements de
la classe antagonique. Elle, constitue, lorsque la classe qu’elle
regroupe est dominante, le modèle de l’organisation politique
de la société. Lorsque la classe qu’elle regroupe est dominée,
elle préfigure les formes de l’organisation de la société que
cette classe porte en elle.
Cette
organisation existe aujourd’hui, formellement ou à l’état embryonnaire :
– Formellement, ce sont les syndicats, qui regroupent effectivement les travailleurs
sur des bases de classe, mais qui appliquent une stratégie et
défendent une politique en opposition avec les intérêts réels
du prolétariat et avec les possibilités que ces structures permettent ;
–
A l’état embryonnaire, ce sont les différents comités qui surgissent spontanément
et provisoirement à l’occasion des luttes revendicatives :
comités de soutien, de grève, de lutte... , ou lors des luttes
insurrectionnelles : soviets, comités d’usine. Ces organes
apparaissent toujours lorsque les structures permanentes des travailleurs
ne jouent pas leur rôle, et lorsque ceux-ci entendent décider
seuls de leurs problèmes ; à l’exclusion des directions de
rechange petites-bourgeoises.
Les
échecs du prolétariat en 1918-1919 en Russie, en 1919 en Allemagne
et en France, en 1920-1922 en Italie, en 1936-1938 en Espagne
ont conduit au renforcement des courants social-démocrate réformiste
et stalinien sur le mouvement ouvrier. Ces deux courants ont en
commun la division du mouvement ouvrier dans deux organisations,
de lutte politique (parti) et de lutte économique (syndicat),
division qui conduit nécessairement à la soumission de l’organisation
économique à l’organisation politique, c’est-à-dire en fait à
la soumission des travailleurs organisés à des mots d’ordre et
à des intérêts extérieurs au prolétariat.
Aujourd’hui,
les militants ouvriers révolutionnaires se trouvent devant la
contradiction suivante : il existe des organisations de classe
quant à la forme : les syndicats, mais qui n’ont pas de stratégie
et de perspectives révolutionnaires, et des organisations qui
ont – ou prétendent avoir – un programme révolutionnaire mais
qui n’ont pas de structure de classe : les partis.
La
tâche du mouvement anarcho-syndicaliste est de contribuer à résoudre
cette contradiction en proposant aux travailleurs de prendre entre
leurs mains, dans leurs organisations de classe, tous les problèmes
de la lutte politique et économique contre la bourgeoisie et de
la construction du socialisme.
En
effet, aujourd’hui, la distinction entre organisation de lutte
économique et organisation de lutte politique n’a plus aucun sens
dans les pays industriels développés où la concentration du capital
et l’extension du rôle économique de l’État débouchent immédiatement
sur la politique.
L’anarcho-syndicalisme,
en ce sens, est bien la seule théorie de classe du prolétariat
des pays industriels développés.
Solidarité
ouvrière n° 36
Avril
1974
Stratégie
de classe
Nous
avons, dans l’article précédent, défini la notion d’organisation
de classe et insisté sur les différences entre organisation de
la bourgeoisie et organisation du prolétariat.
Nous
avons souligné que, pour le prolétariat, les problèmes d’organisation
revêtent une importance particulière car il ne dispose d’aucune
base économique à son pouvoir à l’intérieur du système capitaliste.
Mais
s’organiser sur des bases de classe – c’est-à-dire sur des bases
qui excluent toute direction du prolétariat par des éléments extérieurs
à celui-ci -, ne suffit pas : encore faut-il définir quelle
action, quels objectifs, à court terme et à long terme, quelles
perspectives on se propose d’atteindre. En somme, quelle stratégie
doit être appliquée par le prolétariat organisé en classe.
Alors
que précédemment, on s’était attaché à montrer les oppositions
entre organisation de la bourgeoisie et organisation du prolétariat,
nous montrerons ici les différences qui existent entre la stratégie
proposée par les différents courants de la gauche et par l’anarcho-syndicalisme.
Il
est évident que la stratégie et les questions d’organisation sont
liés. Mais les différentes conceptions de l’organisation ne se
posent pas abstraitement en fonction de principes moraux ou autres,
elles découlent conjointement :
• de
l’analyse que les différents courants font du contexte politique
et économique dans lequel ils sont placés ;
• d’intérêts
de classe ou de couches définis.
D’une
façon générale, et particulièrement dans le cas de groupes politiques,
on a les idées et la stratégie correspondant à ses intérêts de
classe.
1.
L’action parlementaire et la conquête parlementaire du pouvoir.
– La social-démocratie réformiste
L’anarcho-syndicalisme
s’oppose à l’action parlementaire, et à plus forte raison à la
conquête du parlement par le mouvement ouvrier. A cela, plusieurs
raisons. Dans Solidarité ouvrière de mars 1973, nous disons
(« A propos du parlementarisme ») :
« Le
régime parlementaire est l’un des modes d’organisation de la société
reposant sur l’idée de nation, d’unité nationale et d’intérêts
communs entre les diverses couches de la population. Ce principe
ne tient donc aucun compte de la division de la société en classes
antagoniques, d’une part la bourgeoisie qui exploite le travail
salarié et qui possède les moyens de production, d’autre part
le prolétariat qui ne vit que de la vente de sa force de travail.
Nous
disions encore :
« Parce
que le régime parlementaire veut faire collaborer à une tâche
prétendument commune les représentants des travailleurs et ceux
de la bourgeoisie, parce qu’il tend à faire une synthèse des aspirations
de classes qui sont en réalité antagoniques, nous considérons
que le régime parlementaire est un régime de classe, celui de
la bourgeoisie. »
Le
système de représentation parlementaire est effectivement un système
de représentation « démocratique » : mais il s’agit
de démocratie bourgeoise. C’est-à-dire que même dans un régime
où des « partis ouvriers » auraient 51 % des représentants
au parlement, l’existence même de 49 % de représentants bourgeois
d’une part, et d’autre part le fait que les travailleurs ne seraient
pas représentés au parlement en tant que travailleurs sur des
bases de classe, mais en tant que « citoyens », cela
en ferait un système de représentation bourgeois.
Le
système parlementaire perpétue le principe éminemment bourgeois
de substitution du pouvoir : les travailleurs qui désirent
participer à la vie politique n’ont pour tout recours que de voter
pour un député, sur la base d’un programme qu’il n’aura pas discuté.
Ce député, s’il est élu, sera parfaitement incontrôlé pendant
toute la durée de la législature : « Votez pour moi
et faites-moi confiance ».
L’autre
raison de l’opposition de l’anarcho-syndicalisme à l’action parlementaire,
est qu’elle est totalement inefficace du point de vue du prolétariat.
Dans le même numéro de Soli mentionné, nous disions encore :
« Mais,
dira-t-on, le Parlement est actuellement néfaste parce que la
majorité qui s’y trouve est réactionnaire. Il faut renverser la
majorité et mettre à la place :une nouvelle majorité de députés
socialistes qui, eux, appliqueront un programme conforme aux aspirations
des travailleurs... Cela équivaut à dire : le régime parlementaire
est en lui-même démocratique, seule son application actuelle ne
l’est pas... Admettons que les transformations réclamées soient
faites : jusqu’où un ou plusieurs partis se réclamant des
travailleurs pourront-ils aller dans le cadre parlementaire ?
Le grand capital se laissera-t-il légalement exproprier par une
chambre de députés constitutionnellement élue, sans réagir ? »
2)
La conquête violente de l’État. – La social-démocratie radicalisée
L’autre
courant de la social-démocratie, la branche révolutionnaire, se
distingue de la première par les méthodes de prise du pouvoir.
D’accord avec l’anarcho-syndicalisme sur la critique des méthodes
parlementaires, il préconise la conquête de l’État par une organisation
inter-classes (le parti) qui contrôlerait l’ensemble de la production
et de la vie politique, et qui utiliserait les organisations de
classe sous sa direction (syndicats, soviets, comités d’usine)
comme rouages de transmission d’une politique élaborée en dehors
du contrôle des masses.
La
stratégie de la social-démocratie radicalisée n’est donc qu’une
variante de celle de la social-démocratie réformiste, aboutissant
également à la substitution du pouvoir et à l’expropriation politique
des travailleurs.
Ces
deux courants développent des conceptions idéalistes du pouvoir
en ce sens que, le programme étant défini par les instances supérieures
du parti, il est ensuite « proposé » au prolétariat
pour application, sur la base de la « confiance » qui
est demandée. Cette « confiance » se justifie par le
fait que le parti « X » ou le parti « Y »
est le parti de la classe ouvrière, puisque c’est lui qui a la
juste théorie. Une fois au pouvoir, on peut, à la rigueur, se
passer de cette confiance [4].
En
réalité, ces conceptions du pouvoir correspondent à des intérêts
de classe bien réels, ceux de l’intelligentsia petite-bourgeoise
sans autres perspectives historiques que la direction du prolétariat,
ou ceux de couches bureaucratiques d’État conservatrices et soucieuses
de maintenir le statu quo international.
3)
L’anarcho-syndicalisme et le problème du pouvoir
Il
est de coutume, chez les adversaires marxistes de l’anarcho-syndicalisme,
de reprocher à celui-ci de ne « pas poser le problème du
pouvoir ».
Les
instruments qui permettent à la bourgeoisie de maintenir sa domination
politique et économique sont multiples, parmi lesquels les instruments
idéologiques : presse, radio, télé, Eglise, etc. Mais l’instrument
essentiel de la bourgeoisie, celui qui, en dernière analyse, est
déterminant, c’est l’armée, la police.
On
peut définir le pouvoir d’État comme l’ensemble des moyens utilisés
par une classe sociale pour maintenir un système d’organisation
politique et un régime de propriété des moyens de production donnés.
C’est l’ensemble des moyens mis en œuvre pour maintenir entre
deux classes antagonistes un rapport de forces en faveur de la
classe dominante. La lutte entre ces deux classes, en l’occurrence
la bourgeoisie et le prolétariat, dans la mesure où le prolétariat
entend défendre ses intérêts et se battre pour le socialisme,
finit nécessairement par se poser en termes de pouvoir.
On
ne peut attendre de la bourgeoisie qu’elle capitule sans combat,
ni qu’elle capitule après une seule défaite. Il y aura une période
pendant laquelle les antagonismes de classe subsisteront, ce qui
implique que le prolétariat ait les moyens d’empêcher la bourgeoisie
de reconquérir ses positions perdues. Il s’agit de s’entendre
sur ces moyens.
Dans
la conception idéaliste, le pouvoir, détenu par une organisation
interclasses, se justifie par le fait que cette organisation détient
la juste interprétation des événements, et se légitime par le
fait que le parti dirige les structures de classe du prolétariat.
Le parti, c’est la classe ouvrière. Sans le parti, la classe ouvrière,
n’est rien ; le prolétariat ne se constitue véritablement
en classe que dans le parti, par le parti, car, d’eux-mêmes, les
travailleurs ne peuvent parvenir à la conscience socialiste. La
doctrine socialiste « est née des théories philosophiques,
historiques, économiques élaborées par les représentants instruits
des classes possédantes, par les intellectuels » (Lénine).
Sans le parti, le prolétariat n’est qu’une masse ; avec le
parti, il est réellement une classe, grâce aux « représentants
instruits des classes possédantes » et aux ouvriers « les
plus instruits », qui détiennent la théorie de la classe
ouvrière, la claire conscience de ses intérêts, et son programme.
Quand la classe ouvrière n’est pas d’accord avec le parti, elle
se trompe.
Les
institutions de la classe ouvrière ne représentent d’intérêt que
dans la mesure où elles permettent au parti de mieux la diriger.
Dans cette conception idéaliste et subjectiviste, le « pouvoir
des travailleurs » est un pouvoir par substitution. Le contenu
de classe de ces positions est suffisamment limpide : ce
sont des conceptions parfaitement bourgeoises du pouvoir.
On
a dit que l’État est un organe de répression politique et de régulation
économique qui fonctionne par substitution de pouvoir : la
bourgeoisie se décharge sur lui de tout ce qui concerne la protection
et la préservation de ses intérêts généraux.
On
a dit aussi que la bourgeoisie peut contrôler l’appareil d’État
par le simple fait qu’elle détient, à titre privé, les moyens
de production, et qu’elle les contrôle directement, possession
et contrôle qui constituent la source même de tout pouvoir.
L’étatisation
totale des moyens de production revient à remettre entre les mains
d’une organisation interclasses tout le pouvoir politique et économique,
ce qui signifie en d’autres termes que les organisations de classe
du prolétariat, d’une part sont subordonnés à l’État, d’autre
part ont un contrôle limité ou pas de contrôle du tout sur les
moyens de production [5].
La
substitution de pouvoir devient totale, c’est-à-dire que la classe
ouvrière ne détient de fait aucun pouvoir, en tant que classe,
sur l’appareil politique qui prétend le diriger au nom de ses
intérêts [6].
La
propriété des moyens de production par le prolétariat ne peut
être que collective, elle ne peut exister que par la propriété
collective effective, directe et le contrôle de la production
par les travailleurs dans leurs seules organisations de classe.
La classe ouvrière ne peut détenir véritablement le pouvoir, au
sens défini plus haut, que lorsqu’elle gère l’ensemble de l’activité
sociale dans ses structures de classe, et c’est cela que nous
entendons par destruction de l’État. Il ne s’agit plus de substitution
du pouvoir, mais d’organiser un processus de décision en partant
de la démocratie directe de la base au moyen du mandat impératif.
C’est le fondement même de l’idée d’autogestion. Cela signifie
que les travailleurs désignent, dans leurs structures de classe,
aux divers échelons, des délégués mandatés pour appliquer des
décisions prises collectivement, appliquées collectivement, et
contrôlées.
Schématiquement,
trois critères permettent de déterminer la nature de classe du
pouvoir :
• Qui
détient l’armement et où ? Les travailleurs dans leurs structures
de classe (armement de la classe) ou des « citoyens »
dans des structures d’État (substitution de l’armement de la classe
par des gendarmes ? [7]
• Quel
est le rôle des structures de classe du prolétariat, à la base,
dans l’organisation de la production et dans la détermination
des orientations de celle-ci? [8]
• Quel
est le mode de désignation de l’organisme général de gestion ?
Est-il issu ou non des structures de classe du prolétariat par
délégation et mandats impératifs ? [9].
La
classe ouvrière ne sera maîtresse de son propre destin que lorsqu’elle
dirigera elle-même tous les rouages de la société : cette
direction ne peut être que collective, c’est-à-dire que les différentes
instances de l’organisation sociale ne peuvent être qu’issues
de son sein et contrôlées par elle.
Toute
autre conception du socialisme impliquant la « confiance »
du prolétariat envers une minorité s’autoproclamant direction
en vertu d’une « juste théorie » ne vise qu’à la préservation
de l’ordre bourgeois sous d’autres formes [10].
Ceux
qui reprochent à l’anarchosyndicalisme de ne « pas poser
le problème du pouvoir » lui reprochent en réalité de ne
pas le poser sur le terrain de la bourgeoisie, mais sur celui
du prolétariat.
________________
Solidarité
ouvrière n° 37
Mai
74
Socialisme
jacobin où une minorité de professionnels de la révolution dirige
l’appareil d’État, qui applique son programme en dirigeant les
structures de classe du prolétariat ; socialisme libertaire
où le prolétariat se dirige lui-même dans ses propres structures
de classe : l’alternative exprime différents degrés de maturation
de la société industrielle, de la lutte de classes, du prolétariat.
La
classe ouvrière dans son enfance cherchera tout naturellement
untuteur dans les couches les plus radicalisées de l’intelligentsia.
A l’âge adulte, elle se tournera vers des formes d’action autonomes
et n’acceptera la liaison avec l’intelligentsia que lorsque celle-ci
partage non plus seulement son combat, mais aussi sa situation
matérielle, c’est-à-dire lorsqu’elle se prolétarise.
Si
l’anarcho-syndicalisme reconnaît un grand rôle à la spontanéité
ouvrière, c’est en ce sens que les travailleurs sont capables,
collectivement, d’élaborer leur propre théorie révolutionnaire.
Ce n’est donc nullement pour nier la nécessité de se préparer,
de s’organiser pour la lutte.
Aujourd’hui,
il apparaît clairement que les travailleurs ne sont encore ni
assez préparés ni assez organisés pour ces tâches révolutionnaires.
Le
syndicalisme : un enjeu capital
Dans
les sociétés industrielles développées, l’importance politique
du mouvement syndical est prépondérante. Aucun groupement politique
de gauche ne peut prétendre se développer s’il n’a pas une politique
d’implantation syndicale cohérente : aucun de ces groupements
ne peut prétendre mener une action politique d’envergure s’il
ne contrôle ou n’anime pas l’un des appareils syndicaux existants.
C’est une des données fondamentales de la réalité politique d’aujourd’hui.
Les
pays industrialisés ont développé des formes diverses de syndicalisme
correspondant aux conditions particulières du moment et de l’endroit
et selon la plus ou moins grande inte,nsité de la lutte de classes.
La stratégie du mouvement révolutionnaire doit donc s’adapter
à ces différentes conditions historiques de formation ; aussi
exposerons-nous, à titre indicatif et schématiquement, les différents
modèles syndicaux actuellement existants.
On
verra qu’il est impossible de porter un jugement de valeur global
sur « le » syndicalisme – pour ou contre – et que le
vrai problème ne se trouve pas là. Une fois de plus, il ne faut
pas juger la question en termes de « bien » et de « mal »,
mais considérer l’existence du mouvement syndical dans un contexte
économique et politique bien défini, mais aussi à l’échelle mondiale,
et considérer, en fonction des forces dont dispose le mouvement
révolutionnaire, quelles sont ses possibilités d’action.
Parmi
les organisations de classe que le prolétariat a créées au cours
de son histoire, on peut distinguer globalement deux catégories :
– Les
organisations permanentes, existant préalablement à tout mouvement
insurrectionnel ou révolutionnaire (syndicats) ;
– Les
organisations occasionnelles qui se créent spontanément au cours
des luttes, en fonction des besoins du moment, et qui disparaissent
généralement après : ça peut aller du comité de grève au
conseil ouvrier.
Nous
n’opposons pas ces structures les unes aux autres car elles sont
fondamentalement de même nature : c’est à travers elles que
le prolétariat (totalement ou en partie) s’organise en classe
et agit en classe distincte.
C’est
à travers elles que les travailleurs s’organisent et agissent
sur la base d’intérêts objectifs (le fait qu’on ait des intérêts
n’excluant pas, d’ailleurs, qu’on ait aussi des idées...).
Ce
qui distingue ces organisations, ce sont les conditions de leur
formation. Parer, comme le font certains, le soviet de toutes
les vertus révolutionnaires (il n’y a pas de soviet, on peut donc
rêver...), et le syndicalisme de tous les vices, c’est oublier
que. tous deux apparaissent dans des contextes historiques, politiques
et économiques totalement différents.
Les
syndicats apparaissent dans les sociétés industrialisées et permettent
d’organiser le prolétariat pour la lutte quotidienne, dans des
périodes où aucune perspective de révolution n’est envisageable
dans l’immédiat. Cette organisation permanente a un rôle objectivement
révolutionnaire.
Les
soviets apparaissent, en Russie, dans un pays peu développé, où
le mouvement ouvrier n’est pas organisé, où n’existent pratiquement
pas de syndicats.
Le
caractère réformiste ou révolutionnaire de ces organes ne tient
pas à leur nature, qui est identique : il tient au moment
où ils apparaissent et aux conditions dans lesquelles ils apparaissent.
Que les syndicats en régime capitaliste développé soient devenus
réformistes n’est pas plus imputable à leur nature que n’est imputable
à la nature des soviets. leur intégration à l’État en URSS Porter
des jugements sommaires à ce sujet, c’est oublier que de multiples
causes historiques, ainsi que le contexte politique, économique
mondial sont la véritable cause qui détermine le caractère de
ces organisations.
De
plus, l’erreur capitale que font certains « critiques autorisés »
du syndicalisme, c’est de confondre, d’amalgamer l’analyse sur
la nature du syndicalisme et l’analyse des forces politiques qui
dirigent et dominent les syndicats.
Le
syndicalisme est une forme d’organisation dans laquelle, par définition,
seuls les travailleurs salariés sont regroupés. Dans la mesure
où ces travailleurs ne sont pas en même temps unis par la conscience
de leurs intérêts communs et par la conscience de leurs possibilités
d’action autonome, – en bref par une doctrine syndicale – les
travailleurs organisés deviennent facilement les instruments inconscients
d’une politique élaborée en dehors de leur organisation, par les
minorités organisées qui les dirigent.
Le
syndicalisme, sans sa doctrine qui est l’anarcho-syndicalisme,
est une forme inerte qu’il n’est possible de comprendre qu’en
analysant les fractions dirigeantes, qui ne sont « syndicalistes »
que dans la mesure où elles utilisent le mouvement syndical pour
appuyer leur politique.
Actuellement,
il n’y a pas de syndicalisme, il y a des modèles syndicaux, des
pratiques syndicales correspondant à des intérêts extra-syndicaux,
extérieurs au mouvement ouvrier. Quels sont-ils?
Les
modèles syndicaux
•
Le modèle social-démocrate
Le
modèle social-démocrate se caractérise par la division des tâches :
le parti se réserve l’action politique, il rassemble les individus
en vue de la prise du pouvoir ; le syndicat se charge de
l’action revendicative quotidienne, il rassemble en son sein les
masses avec un niveau de recrutement le plus bas possible [11] : plus le syndicat a d’adhérents,
plus le contrôle du parti sur les masses est effectif.
Rien
de fondamental ne différencie la social-démocratie réformiste
et la social-démocratie radicalisée sur ce modèle syndical, en
ce qui concerne les rapports parti-syndicat, leur divergence se
situant sur un autre plan, sur les conceptions de la prise du
pouvoir.
Notons
seulement que les léninistes introduisent la notion de soviet
dont Lénine ne pouvait pas, lorsqu’il écrivit « Que faire ? »,
soupçonner le surgissement. Ceux qui se réclament aujourd’hui
du mouvement des soviets ne font que transférer sur ces derniers
les positions de Lénine sur les « unions corporatives »
en 1902, et qui se résument à ceci : plus le niveau de recrutement
est bas, plus il y a de monde dedans, mieux on contrôle ces masses
[12].
•
Le modèle trade-unioniste
Le
modèle trade-unioniste, développé en Angleterre, ne fait aucune
référence ouverte à la lutte de classes. Ses deux objectifs proclamés,
la démocratie industrielle et la participation des salariés à
la gestion des industries nationalisées, en font un instrument
efficace de la collaboration des classes.
Le
taux de syndicalisation est très élevé ; ce modèle syndical
est parfaitement intégré au système, les cotisations syndicales
sont directement prélevées sur le salaire par le patron et reversées
aux unions.
Se
syndiquer ne constitue pas un acte « compromettant »,
engageant le travailleur ; c’est une mesure de sauvegarde,
comme les cotisations aux assurances sociales.
Le
modèle trade-unioniste a inversé les rapports parti-syndicat traditionnels
à la social-démocratie : ce sont les unions britanniques
qui ont créé le parti travailliste pour appuyer l’action des syndicats.
Les
syndicats allemands, proches du modèle trade-unioniste par certains
côtés, ont poussé la cogestion jusqu’à un point extrême. Récemment,
des mesures ont été prises étendant le principe des actions ouvrières
dans les grandes firmes. La gestion de ces actions devait revenir
aux syndicats, mais cette éventualité a été repoussée par le patronat
car cela aurait fait des syndicats les plus gros capitalistes
du pays...
•
Le modèle des syndicats américains
Le
modèle trade-unioniste, tout intégré qu’il soit au système capitaliste,
continue malgré tout de maintenir une certaine forme de séparation,
sinon de lutte de classes. De plus, il constitue un soutien à
l’action de partis politiques qui se déclarent en faveur de « réformes
sociales », si timides soient-elles. Dans les syndicats américains,
ce n’est même pas le cas.
Les
syndicats constituent un soutien déclaré au capitalisme. Les dirigeants
syndicaux sont des hommes d’affaires comme les autres qui marchandent
les grèves, les salaires, et pour lesquels la suppression du salariat
est le dernier des soucis.
Bien
plus, le syndicalisme est devenu aux U.S.A. un auxiliaire précieux
de l’impérialisme américain ; ainsi, Arthur Goldberg, délégué
américain aux Nations unies, résumait les principes de la politique
internationale de l’AFL-CI0 :
« –
Contenir la pénétration communiste parmi les nations libres ;
« –
Eliminer la domination communiste là où elle existe ;
« –
Maintenir la force armée américaine à un niveau en rapport avec
une évaluation serrée des potentialités communistes d’agression ;
« –
Renforcer les capacités économiques et militaires du monde libre
pour résister à l’agression communiste aussi bien sur le plan
militaire que sur celui de la propagande. »
En
1948 au congrès de l’AFL, John Steelman, assistant du président
Truman, avait déclaré : « Les représentants du Labor
américain sont parmi nos meilleurs ambassadeurs de bonne volonté
à l’étranger » (cité par D. Guérin : « Le
mouvement ouvrier aux États-Unis »).
•
Le syndicalisme d’État
Dans
les systèmes qu’en général on qualifie politiquement de « totalitaires »
et qui sont des régimes où la concentration du capital aux mains
de l’État est très poussée sinon achevée, ainsi que dans les régimes
dictatoriaux, le mouvement syndical est une partie intégrante
de l’appareil d’État.
Il
permet à celui-ci d’embrigader la classe ouvrière afin de la contrôler
jusque dans le détail, afin d’empêcher tout mouvement revendicatif
et de rationaliser son exploitation. Le syndicalisme perd, jusque
dans les formes même, son caractère de classe. Alors que les syndicats
les plus réformistes, s’ils ont abandonné toute référence à la
lutte de classes, continuent à maintenir malgré tout une certaine
forme de séparation des classes, le syndicalisme d’État est organiquement
lié à la classe dirigeante.
D’une
part la syndicalisation est obligatoire ou quasi obligatoire,
d’autre part dans les mêmes structures sont organisés à la fois
les salariés et les patrons, privés ou d’État, les exploités et
les dirigeants de l’économie, l’arbitrage entre les deux parties
se faisant par l’État.
• Le
modèle anarcho-syndicaliste
C’est
le seul modèle qu’on peut considérer comme réellement syndicaliste
dans la mesure où l’action et l’organisation syndicales, se suffisant
à elles-mêmes, ne dépendent d’aucune influence extérieure ;
le syndicat n’est le soutien, la courroie de transmission de personne,
sinon de lui-même.
Cela
implique en définitive l’existence d’une doctrine syndicale –
l’anarcho-syndicalisme – qui exprime la tendance du mouvement
ouvrier à s’organiser et à agir dans ses propres organisations
de classe et pour son propre compte.
Le
principe de base est simple : les travailleurs s’organisent,
combattent et construisent eux-mêmes, dans leurs propres organisations
de classe, ce qui implique le dépassement des conceptions de division
du travail entre lutte politique et lutte économique qui sont
en définitive des conceptions bourgeoises.
Toute
conception de l’action du prolétariat qui revient à mettre les
centres de décision politique en dehors des structures propres
au prolétariat et en dehors de son contrôle direct est une conception
d’inspiration bourgeoise.
Il
est facile de voir que tous les modèles syndicaux qui ne font
pas du syndicalisme une doctrine, une organisation, et une forme
d’action autonome et exclusive du prolétariat, n’ont de syndicalistes
que le nom et la forme : quant au fond ce ne sont que des
modes, adaptés aux conditions particulières de chaque pays, de
domination du mouvement ouvrier par des couches particulières
de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie, de l’intelligentsia
ou de la bureaucratie d’État. Ces couches ne peuvent espérer prendre
le pouvoir – ou ne peuvent espérer le conserver – qu’en se mettant
à la direction des organisations de masse du prolétariat.
Solidarité
ouvrière n° 38
Juin
1974
Si
on excepte la voie électoraliste des partis réformistes, l’alternative
devant laquelle nous nous trouvons se réduit à la solution jacobine,
représentée par les héritiers du léninisme, et à celle des libertaires.
Les
premiers, hypnotisés par les schémas de la révolution russe, appliquent
à la société industrielle développée la même démarche que les
bolcheviks appliquaient à la Russie sous-développée dominée par
l’impérialisme, et où le prolétariat, embryonnaire, était sans
tradition d’organisation permanente.
Ils
ne voient pas que leurs schémas, applicables dans les sociétés
peu industrialisées, ne correspondent pas aux structures sociales
des pays industriels développés. De plus, les caractéristiques
du pouvoir politique de la bourgeoisie diffèrent radicalement
selon le type de société auquel on a affaire.
Le
mythe de la prise du palais d’Hiver sur lequel vivent nos bolcheviks
d’aujourd’hui est caractéristique de la révolution du XIXe
siècle : on prend d’assaut le siège du pouvoir central et
le tour est joué.
Aujourd’hui,
les choses sont quelque peu plus complexes. Si le pouvoir est
centralisé globalement, il possède des instances régionales qui
sont de véritables États miniatures disposant de leurs propres
outils de répression et d’administration. La cohésion de l’appareil
politique et son extension interdisent toute action révolutionnaire
de type putschiste et rendent peu probable, pour l’instant, une
décomposition interne comparable à celle qui était survenue en
Russie et qui a précisément permis à la révolution d’octobre de
réussir.
1.
Les conditions actuelles
Les
néo-bolcheviks d’aujourd’hui se trompent tout simplement de révolution,
et cela de plusieurs points de vue.
Du
point de vue de leur théorie, qui offre ce paradoxe de se prétendre
la théorie d’une classe (le prolétariat), mais élaborée par des
‘individus d’une autre classe, les intellectuels bourgeois ;
– Du point de vue de l’organisation, qui se prétend l’organisation d’une classe,
mais dirigée par des individus d’une autre ;
– Du point de vue de la stratégie politique qui prétend aboutir à la destruction
du capitalisme mais qui mène en fait la révolution à la forme
la plus poussée, la plus concentrée du capitalisme ; le capitalisme
d’État.
En
cela, malgré le vernis ouvriériste que le recouvre, le léninisme
montre sa véritable nature : c’est la théorie de classe de
l’intelligentsia petite bourgeoise radicalisée, sans possibilité
d’accéder à la propriété et au pouvoir dans le cadre d’une société
dominée par le capitalisme monopoliste national ou étranger –
et qui ne voit de perspective que dans le capitalisme d’État et
dans la propriété oligarchique des moyens de production.
Dans
leurs tentatives d’adapter leur stratégie aux sociétés industrielles
développées, les néo-bolcheviks ont tout simplement transplanté
l’idée des soviets pour les préconiser en Europe occidentale.
Rappelons ce que disait C. Ridel dans Le Libertaire du
17 juillet 1937 :
« …si
en Russie l’idée de soviets de soldats, de paysans, d’ouvriers
apparaissait comme évidente, indispensable, étant donné que toute
autre organisation était inexistante, il n’en est pas de même
dans les pays où le mouvement ouvrier a pu se développer dans
un minimum de légalité et où par conséquent il existe des formes
de groupement profondément ancrées qui joueront un rôle prédominant
dans le développement des luttes révolutionnaires...
« Pour
notre part, nous croyons que la place des militants révolutionnaires
est parmi le prolétariat, parmi les ouvriers organisés dans les
groupements syndicaux.
« Si
cela peut paraître moins élevé, plus opportuniste ou peu en rapport
avec certains principes intangibles, c’est en tout cas la seule
façon de se lier avec le prolétariat, de l’influencer, de lui
faire admettre des mots d’ordre qui répondent à des circonstances
données et non à défendre des tactiques qui, pour essayer d’avoir
un caractère « scientifique », n’en sont pas moins fausses
et inapplicables. »
Mais
Ridel n’était pas un naïf. Il savait le poids des appareils syndicaux :
« …au
cas où l’appareil bureaucratique arriverait à peser de telle façon
qu’il étoufferait automatiquement tout mouvement de revendication
ou de révolte, il n’est pas exclu de voir une action révolutionnaire
extra-syndicale se faire jour et par conséquent de nouvelles formes
de groupements prolétariens surgir... »
2.
Quelles formes ?
Nous
ne défendons pas les formes syndicales d’organisation par principe.
ni n’attaquons par principe les autres formes. Nos positions se
fondent sur deux constatations essentielles :
1)
Une partie importante du prolétariat est organisée aujourd’hui
dans les syndicats. Ces syndicats continuent d’avoir la confiance
d’une masse importante de travailleurs, et l’influence du mouvement
syndical dépasse largement le cadre strict de ses adhérents. En
outre, la situation n’est pas encore telle qu’il soit impossible
d’impulser une dynamique révolutionnaire dans les syndicats.
2)
La position stratégique fondamentale du syndicat pour tous les
groupes politiques qui sont ou aspirent à sa direction interdit
d’abandonner un terrain de lutte aussi important aux adversaires
politiques de l’anarcho-syndicalisme.
Nous
ne faisons donc pas de fétichisme syndical. Si en Espagne la structure
syndicale était l’outil révolutionnaire du prolétariat, en Russie
les militants anarcho-syndicalistes n’étaient pas dans les syndicats
mais dans les comités d’usine.
Aujourd’hui,
les conditions ne permettent pas de créer une confédération anarcho-syndicaliste…
Pour qu’il y ait confédération, il faut déjà qu’il y ait des fédérations,
et pour qu’il y ait des fédérations. il faut qu’il y ait auparavant
des syndicats. Les camarades qui tentent de créer de toutes pièces
une confédération anarcho-syndicaliste sur le modèle de la C.N.T.
espagnole prennent le problème par le mauvais bout. En outre,
ils vont à rebours de tous les enseignements du mouvement ouvrier
français et tentent, comme les léninistes avec la Russie, d’appliquer
en France un processus historique propre à l’Espagne : la
C.N.T. espagnole s’est constitués au cours de soixante-dix ans
de combat sur la lancée de la section espagnole de l’A.I.T., sur
un terrain qui était, avant elle, politiquement vierge. Les conditions
sont tout autres aujourd’hui en France.
La
tactique de nombreux gauchistes – certains anarchistes compris
– se fonde sur le débordement à gauche des organisations réformistes
et staliniennes existantes : un jour, les travailleurs en
auront marre et enverront paître les bureaucrates ; et, grâce
à la direction éclairée du parti X qui attendait patiemment son
heure ou alors par la grâce d’une révélation aussi brusque que
spontanée, ils feront la révolution. Ce tableau idyllique risque
malheureusement de ne jamais se réaliser.
Si,
pendant la grève des banques, la grève de Lip et bien d’autres,
les staliniens ont été « débordés », et les réformistes
relativement neutralisés, c’est parce qu’une action continue avait
été menée pendant des années dans les structures syndicales existantes.
L’action de ces structures syndicales ne remet pas en cause le
caractère réformiste ou bureaucratique des organisations nationales
concernées. Mais elle a montré qu’elles étaient les conditions
indispensables offrant une chance de « débordement »
des bureaucraties ouvrières : un travail militant persévérant
et continu.
Nous
avons déjà, à plusieurs reprises, donné notre opinion sur les
militants d’extrême gauche qui créent des structures para-syndicales.
Ce que nous disions dans « Soli » en avril 72 sur les
maoïstes est valable aussi pour d’autres :
« …en
constituant des micro-organismes parallèles aux organisations
de masse, les maoïstes se mettent en marge du mouvement. Certes,
dans ces petits noyaux, il existe certainement une démocratie
ouvrière exemplaire, mais globalement, cela ne fait pas avancer
la lutte. Une quantité énorme d’énergie militante est gaspillée
ainsi, et pendant ce temps, cela fait le jeu de ceux qui, dans
le mouvement ouvrier, cherchent à le détourner de sa lutte pour
la démocratie. Il est certainement plus facile de créer un comité
de lutte avec quelques copains, où on pourra aborder librement
les problèmes les plus divers indépendamment des perspectives
concrètes que cela offre, que de s’attaquer au travail ardu, ingrat
et de longue haleine dans les organisations de masse existantes,
pour l’extension de la démocratie ouvrière. »
3.
S’adapter aux conditions de lutte actuelles
Depuis,
les maoïstes ont changé totalement de tactique puisqu’ils appellent
à rejoindre « l’opposition syndicaliste révolutionnaire »,
jouant sur un terme qu’ils s’approprient frauduleusement.
En
ce qui nous concerne, nous ne défendons pas des formes d’organisation
en fonction de conceptions abstraites, mais en fonction des conditions
réelles de la lutte des classes au moment présent en en fonction
des forces réelles dont nous disposons, ce qui nous mène à ces
conclusions :
– Nous sommes loin d’être capables de mener un « débordement » des bureaucraties
ouvrières à travers une structure séparée des organisations de
masse ;
– Si une situation de crise se présentait, nous ne pourrions pas animer une dynamique
révolutionnaire sur un plan global mais seulement dans certains
secteurs ;
– Les perspectives politiques actuelles permettent de penser que la répression
des directions syndicales à l’encontre des révolutionnaires va
s’amplifier. En particulier à la C.G.T. mais aussi à la C.F.D.T.
sur laquelle de nombreux militants se font des illusions. La seule
façon de faire face à cette situation est d’éviter de s’isoler.
Le seul argument auquel les bureaucraties sont sensibles étant
le rapport de force.
En
attendant, si le mouvement syndical est profondément bureaucratisé
et soumis aux influences de fractions qui en font l’instrument
de leur politique ; si toute action au niveau de leurs directions
est impossible, dans les structures de base tout n’est pas encore
dit : sections syndicales, syndicats, unions locales et parfois
unions départementales. Là, il est parfois possible de mener une
action révolutionnaire, il est possible de s’opposer avec succès
aux réformistes. Bien plus, il est capital d’agir dans ces structures
de base pour animer le travail syndical contre les réformistes.
Leur abandonner sans combattre le terrain leur laisse toute liberté
de subordination des luttes ouvrières aux impératifs électoraux.
Le
moment n’est pas venu, loin de là, d’abandonner la lutte au sein
du mouvement syndical...
Solidarité
ouvrière n°
« Sans
organisation, une force élémentaire n’est pas une puissance réelle »,
disait Bakounine. La question n’est pas, ajoutait-il, de savoir
si les travailleurs « peuvent » se soulever, mais s’ils
sont capables de construire « une organisation qui leur donne
les moyens d’arriver à une fin victorieuse – non pas à une victoire
fortuite mais à un triomphe prolongé et dernier. »
Le
problème clairement posé, nous laisserons les interrogations sur
le thème : « Faut-il ou non s’organiser ? »,
aux cercles de dissertateurs patentés.
« Quoi
qu’on en dise, le système actuellement dominant est fort, non
par son Idée et sa force morale intrinsèque, qui sont nulles,
mais, par toute l’organisation mécanique, bureaucratique, militaire
et policière de l’État, par la science et la richesse des classes
qui ont intérêt à le soutenir. » (Bakounine.)
L’organisation
bureaucratique, militaire et policière de l’État, le prolétariat
ne peut pas la combattre s’il n’est pas lui-même organisé.
1.
La concurrence
En
régime capitaliste, la force de travail du prolétaire est une
marchandise comme une autre qui subit les fluctuations de l’offre
et de la demande, qui subit les lois de la concurrence. La concurrence
qui oppose les travailleurs entre eux face à l’emploi est l’arme
la plus efficace de la bourgeoisie contre le prolétariat.
Le
salariat implique un « libre » accord entre le salarié
et son employeur : le patron détermine le prix qu’il est
disposé à payer pour la force de travail de l’ouvrier, l’ouvrier
est « libre » d’accepter ou de refuser. La concurrence
des travailleurs se concrétise par le fait que l’employeur embauchera
l’ouvrier disposé à accepter le salaire le plus bas.
Les
premières formes d’organisation de la classe ouvrière visaient
à lutter contre cette concurrence en unissant le plus grand nombre
de travailleurs possible afin de briser leur isolement face au
patron. Organisés, ils décident de ne plus vendre leur force de
travail au-dessous d’un certain prix.
L’arme
principale des travailleurs dans cette lutte, c’est la grève.
« Qui
sait ce que chaque simple grève représente pour les travailleurs
de souffrance, de sacrifices ? Mais les grèves sont nécessaires ;
elles sont nécessaires à ce point que sans elles il serait impossible
de soulever les masses pour un combat social, il serait même impossible
de les organiser. La grève, c’est la guerre, et les masses populaires
ne s’organisent que pendant cette guerre et grâce à elle, car
elle jette l’ouvrier hors de son isolement, hors de la monotonie
de son existence sans but, sans joie, sans espoir… » (Bakounine.)
Aujourd’hui,
toute prise de position sur le syndicalisme doit partir de faits
objectifs et non de vœux pieux. Or le seul critère objectif pour
déterminer si le mouvement syndical joue encore un rôle positif
est de savoir si malgré sa dégénérescence actuelle, il continue
dans les faits à créer un obstacle à la concurrence des salariés
face à l’emploi, s’il continue à limiter l’isolement face à l’employeur.
Incontestablement,
les syndicats continuent à assurer, tant bien que mal, ce rôle.
Cela ne tient pas à l’idéalisme, à la générosité d’âme des bureaucraties
syndicales, mais aux limites au-delà desquelles elles ne peuvent
aller si elles veulent préserver leurs positions.
Il
est facile d’opposer les « mauvais bureaucrates réformistes »
aux « bons travailleurs », les syndicats aux ouvriers.
C’est une position intellectuellement confortable. Mais les liquidateurs
du mouvement syndical qui théorisent en même temps l’impossibilité
de toute organisation permanente du prolétariat, ramèneraient
le mouvement ouvrier un siècle en arrière, ressuscitant la concurrence,
l’isolement des travailleurs, dispersant les forces ouvrières
en une multitude de comités plus ou moins autonomes face à un
patronat organisé et hautement centralisé. C’est, sous un verbiage
révolutionnaire, une des positions les plus réactionnaires qu’on
puisse imaginer.
2.
Le plus bas niveau…
Cela
ne nous empêche pas de constater que le mouvement syndical aujourd’hui
se trouve à un niveau de mobilisation, de combativité de plus
en plus faible, de plus en plus soumis à l’opportunisme électoral.
Le réformisme syndical a conduit le mouvement ouvrier à une démobilisation
générale, à une passivité que seules des grèves sauvages ou isolées,
toujours soigneusement canalisées, viennent contredire.
L’anarcho-syndicalisme
s’est toujours opposé à cette passivité.
Mais
pour trouver une nouvelle voie, il ne suffit pas d’agir, il faut
comprendre la signification de cet état de faits et ses implications
pratiques.
Dans
un compte rend u du XXXVIIIe congrès de la C.G.T. paru
dans la Révolution prolétarienne de mai 1972, l’auteur
explique ce qui se trouve derrière la proclamation de la direction
confédérale de vouloir faire un syndicalisme « de classe,
de masse et démocratique » :
Etre “de classe” signifie reconnaître le rôle dirigeant du Parti communiste ;
Faire un syndicalisme “de masse” signifie ne développer dans le syndicalisme
que son aspect revendicatif et abaisser son niveau de propagande
et de recrutement à la plus petite conscience de classe possible ;
« Démocratique
signifie division du travail : le syndicat de base s’occupe
de revendications sur le lieu de travail ; la fédération,
de conventions collectives ; la confédération, de la politique
confédérale. »
Cette
constatation traduit parfaitement le modèle social-démocrate du
syndicalisme, actuellement dominant en France. C’est cette position
que nous combattons en tentant de créer une dynamique révolutionnaire
nouvelle dans le syndicat.
On
constate que progressivement le recrutement et la propagande des
confédérations syndicales s’alignent sur ceux des partis signataires
du Programme commun : c’est-à-dire qu’ils font appel au sentiment
des « petits » lésés par les « gros », et
non à des critères de classe, à des réflexes de classe chez les
travailleurs.
C’est
que, lorsqu’on veut recruter dans les franges intermédiaires de
la population, les classes moyennes, on est obligé d’abandonner
les thèmes axés sur les critères de classe en faveur de thèmes
plus généraux...
Cela
se vérifie en particulier dans l’ampleur du travail de la C.G.T.
à s’implanter chez les cadres. Depuis plusieurs années. parallèlement
à l’ouverture du P.C. vers les classes moyennes, l’approche vers
les cadres des services publics et du secteur privé est en première
place dans les objectifs de la C.G.T.
Pratiquement,
cela amène la C.G.T. à défendre, non seulement chez les cadres,
mais dans la classe ouvrière elle-même, des thèmes anti-prolétariens :
hiérarchie des fonctions, éventail des salaires, augmentations
en pourcentages, etc. Bref, la défense de la « spécificité »
des fonctions dirigeantes et du caractère intouchable de leurs
privilèges. On est loin du syndicat « groupement de classe
dans son sens le plus pur » dont parlait Pierre Besnard.
L’électoralisme se paie très cher par la classe ouvrière.
3.
Organiser
Pour
faire face à cette situation, les travailleurs révolutionnaires
doivent s’organiser et renforcer l’organisation du prolétariat.
Mais
cela ne signifie pas pour nous faire une campagne de syndicalisation
pour vendre des timbres et distribuer des cartes. Il ne s’agit
pas de recruter des adhérents passifs mais de former des militants.
Si
le syndicat est l’organisation de classe et de masse du prolétariat,
nous entendons par là que c’est l’organisation de classe de la
masse consciente des travailleurs. Longtemps, les anarchistes
et les syndicalistes révolutionnaires se sont interrogés sur le
problème : organisation de masse ou organisation de minorité
agissante. Pendant ce temps, les staliniens investissaient la
C.G.T. sans difficulté. Ils avaient, eux, trouvé une solution :
l’organisation de masse dirigée par l’organisation de minorité
agissante. C’est aussi simple. Les anarchistes, axant toute leur
action sur l’organisation spécifique, désertaient les syndicats
et les syndicalistes-révolutionnaires, accrochés à la Charte d’Amiens,
et à l’apolitisme syndical, se trouvaient complètement démunis
devant l’infiltration des fractions.
La
classe ouvrière sera véritablement organisée, non seulement lorsqu’elle
aura rejoint en masse ses structures de classe, mais aussi et
surtout lorsque dans ces structures de classe elle aura atteint
le plus haut niveau de conscience de classe et révolutionnaire
possible.
Cela
signifie que les travailleurs s’organisent sur des objectifs qui
dépassent la simple revendication économique. Ce n’est qu’en unifiant
la lutte économique et la lutte politique, les luttes partielles
et le combat généralisé pour l’instauration du socialisme, que
l’organisation de la classe ouvrière répondra aux conditions actuelles
de la lutte des classes. La division actuelle du prolétariat en
organisations économiques et organisations politiques est largement
dépassée par le niveau de concentration du capital aux mains de
l’État qui transforme rapidement toute revendication économique
contre le patron en lutte politique contre l’État.
Or,
plus la division économique-politique s’avère dépassée, plus les
organisations réformistes tentent de l’accentuer dans le but de
présenter la solution électorale comme la seule issue, niant ainsi
de plus en plus la lutte des classes.
Refuser
d’engager le combat contre le stalinisme et le réformisme dans
les structures de classe qu’ils contrôlent, c’est leur laisser
tout loisir de continuer leur politique de subordination de la
classe ouvrière à la politique de participation à l’État bourgeois.
Mais
s’il s’agit de combattre la limitation de l’organisation de classe
du prolétariat à la simple lutte économique, il faut également
combattre l’affirmation que toute lutte revendicative conduit
à soumettre le prolétariat au capital. D’un côté c’est la capitulation
devant la bourgeoisie par la négation de la lutte des classes ;
de l’autre c’est également la capitulation par la négation de
toute possibilité d’existence d’une organisation permanente de
la classe ouvrière.
Rappelons
cette phrase de Pierre Monatte qui, parlant de la réunification
syndicale de 1936, disait que si elle avait « tourné au bénéfice
des staliniens, il ne paraît pas inutile de rechercher pourquoi.
Et l’on trouverait d’un côté des gens ardents en face d’autres
qui se tournent les pouces ou qui plastronnent ».
A
ceux qui, aujourd’hui encore, se tournent les pouces et plastronnent,
et théorisent leur impuissance, rappelons que la critique des
bureaucraties ouvrières ne constitue pas une fin en elle-même,
qu’elle a pour but de proposer une alternative concrète à l’impasse
réformiste, en présentant des perspectives, des objectifs permettant
de développer les luttes revendicatives, de développer les acquis
matériels en les liant à une politique à long terme de lutte pour
l’instauration du socialisme.
Car
cela ne paraît pas évident à tous : il ne faut pas se tromper
d’ennemi ; l’ennemi, c’est le patronat, la bourgeoisie et
son État.
Solidarité
ouvrière n°
Mois ?
Par
définition, la démocratie syndicale est la démocratie à l’intérieur
du syndicat, c’est-à-dire dans une organisation permanente des
travailleurs, et qui exclut donc cette majorité de travailleurs
qui n’est pas syndiquée.
La
démocratie ouvrière sort des limites du syndicat et s’étend à
l’ensemble de la classe. Dans le cadre d’une entreprise, elle
s’applique à l’ensemble des travailleurs de l’entreprise.
Certains
militants opposent ces deux formes de démocratie en présentant
J’une comme « supérieure » à l’autre. Nous aurons l’occasion
de voir quel est le contenu réel de leurs préférences.
Démocratie
est un mot magique. « Qui décide ? », « Comment
décident-ils ? » mais aussi « Que décident-ils ? ».
Un débat démocratique. c’est celui dont on a le droit de déterminer
le sujet. et dans lequel on n’est pas borné à se déterminer sur
des décisions prises « au-dessus ».
Nous
connaissons trop bien ces assemblées générales de travailleurs
faites dans la cour, avec quelques centaines. voire quelques milliers
de travailleurs debout, écoutant des chefs qui nous informent
de ce qu’ils ont décidé. Quand on arrive, après une succession
d’orateurs savamment agencée, au : « Bon, il y a des
questions? », seuls quelques individus fortement motivés
parlent, ils sont liquidés en vitesse et on en vient au :
« Maintenant on passe au vote ».
Nous
connaissons aussi ces réunions de syndiqués prises sur le temps
de travail, donc pas payées, où les dirigeants syndicaux parlent
pendant trois quarts d’heure, et qui sont vite bâclées dans le
quart d’heure qui suit parce que les travailleurs n’ont pas envie
de perdre trop d’argent. Et on s’étonne d’apprendre le lendemain
qu’une motion a été votée...
Il
est confortable de considérer que ces pratiques sont employées
consciemment par de « méchants bureaucrates » qui le
matin en se levant se réjouiraient à l’idée qu’ils vont trahir
la classe ouvrière toute la journée. Il arrive souvent qu’un militant
ou une section entière soient exclus de manière parfaitement bureaucratique.
Il arrive qu’un travailleur ou qu’un délégué soient licenciés
par le patron à la satisfaction non déguisée des responsables
syndicaux de l’entreprise sous prétexte que cela fait « un
emmerdeur de moins ».
De
telles méthodes ne sont en elles-mêmes imputables ni aux réformistes,
ni aux staliniens. Elles sont la conséquence logique de la concurrence
que se font des groupements interclasses extérieurs au syndicat
pour en prendre ou en conserver la direction. Ces méthodes sont
le lot commun de toutes les fractions dirigeantes qui s’efforcent
de conserver leur position.
Actuellement,
les fractions « révolutionnaires » sont minoritaires.
Elles font donc de la démocratie ouvrière et syndicale un cheval
de bataille. Mais l’histoire atteste qu’au pouvoir les pratiques
démocratiques s’évanouissent miraculeusement en faveur des manœuvres
pour éliminer la concurrence. Cela s’explique parfaitement. Les
organismes interclasses (partis) se réservent en tant que groupement
séparé l’action politique. Les organismes de classe du prolétariat
ne sont pas conçus à leurs yeux comme des organismes autonomes
de lutte du prolétariat. Ils créent les conditions qui rendent
nécessaires les luttes de fractions pour arriver à la direction
des organismes de classe. Dans ces luttes, il n’y a pas de démocratie
qui tienne. On élimine le concurrent par n’importe quel moyen,
d’autant plus expéditif que le rapport de force est favorable.
L’âpreté
des luttes de fractions s’explique par le simple fait que la direction
des groupes interclasses sur les organismes de lutte économique
du prolétariat est pour eux une condition indispensable à la mise
en œuvre d’une politique de quelque ampleur dans le mouvement
ouvrier.
Ces
luttes de fractions prouvent l’insuffisance des conceptions organisationnelles
de ces groupes qui en restent aux pratiques de division du travail :
organisation de lutte économique et de lutte politique typiques
du XIXe siècle, de la période d’enfance du prolétariat.
Les
bureaucrates des structures de base des syndicats – rompus aux
trucs du métier, mais naïfs comparés à leurs camarades fédéraux
ou confédéraux – ne se livrent pas consciemment à des crapuleries.
Ils sont des instruments d’une conception du syndicalisme à une
époque donnée et dans des circonstances données, les instruments
d’un modèle syndical, celui des réformistes et des marxistes révolutionnaires.
En effet, l’autre terme de l’alternative proposée par les marxistes
révolutionnaires consiste à se présenter comme une direction de
rechange, strictement sur les mêmes bases que les « directions
en sursis » actuelles.
Sortir
de l’impasse, engager les travailleurs dans la lutte pour la démocratie
syndicale et ouvrière, opposer des bases et des pratiques entièrement
différentes aux bureaucrates, c’est développer les principes d’organisation
du syndicalisme révolutionnaire.
On
pourrait définir la démocratie ouvrière par les critères suivants :
1° Les
représentants des travailleurs sont élus directement par les ouvriers
et employés sur le lieu de travail ;
2° Les
représentants sont contrôlés et révocables par les travailleurs
qui les élisent ;
3° La
démocratie ouvrière englobe tous les travailleurs sans distinction ;
4° Elle
brise la fragmentation des travailleurs en catégories professionnelles
en les unissant sur les problèmes d’intérêt général de la classe
ouvrière ;
5° Les
décisions prises s’étendent au-delà des problèmes de revendication
immédiate ;
6° Tout
représentant non prolétaire et toute direction extérieure sont
exclus.
Ces
six points résument toute l’expérience historique du prolétariat
en matière de démocratie. C’est un objectif pour lequel tout anarcho-syndicaliste
milite. Mais on ne peut l’atteindre que si on prend conscience
de la nature des obstacles qui s’opposent à sa réalisation.
Contenu
de la démocratie ouvrière et syndicale
De
nombreux obstacles s’opposent à la pratique de la démocratie syndicale
et ouvrière. Les plus importants sont le fait du patronat et de
l’État. Les divisions faites chez les travailleurs par les multiples
classifications, la hiérarchie des salaires, les illusions suscitées
par la radio, la télé, la presse tendent à briser la solidarité
de classe du prolétariat.
Mais
il y a d’autres obstacles à la démocratie dans le mouvement ouvrier.
Ils se trouvent dans le mouvement ouvrier lui-même. Ils sont liés
à ses contradictions internes et aux luttes d’influence de certaines
couches sociales pour s’approprier la direction de ses organisations
de masse.
Nous
avons eu l’occasion d’évoquer l’importance politique et stratégique
du mouvement syndical pour les multiples fractions politiques
candidates à la direction de la classe ouvrière. Cela tient à
de multiples facteurs dont le plus important est celui-ci :
20 % de travailleurs organisés ont un poids politique qui
dépasse de très loin leur nombre ; diriger ces 20%-là, c’est
diriger le mouvement ouvrier.
L’accent
mis sur les deux formes de démocratie, ouvrière ou syndicale,
traduit en général la situation des différents groupements par
rapport à la direction des organisations de classe du mouvement
ouvrier. Quand on est à la direction, on parle de démocratie syndicale,
de discipline syndicale, et on montre des réticences envers les
structures de « démocratie ouvrière », comités de grève,
de soutien, etc.
Quand
on n’est pas à la direction, on tend à prioriser la démocratie
ouvrière et ses structures par rapport à la démocratie syndicale.
Cette situation ne date pas d’aujourd’hui. Avant d’avoir le contrôle
total sur tous les organismes de classe du prolétariat russe,
le parti bolchevik, pendant la Révolution, dut jouer serré pour
prendre le contrôle des syndicats et des comités d’usine.
« Les
bolcheviks jouaient alors sur les deux tableaux, cherchant à étendre
leur influence et dans les syndicats et dans les comités ;
et quand l’a poursuite de ce double objectif exigeait qu’ils tiennent
deux langages différents, ils n’hésitaient pas à le faire. Dans
les syndicats étroitement contrôlés par les mencheviks, les bolcheviks
demandaient une large autonomie pour les comités d’usine, dans
les syndicats qu’ils contrôlaient eux-mêmes, ils montraient infiniment
moins d’intérêt pour la chose. » (Maurice Brinton, « Les
bolcheviks et le contrôle ouvrier » in Autogestion et
socialisme n° 24-25.)
Le
terme « démocratie ouvrière suffit maintenant à tout pour
certains. On pratique la démocratie ouvrière comme on allait à
la messe. On peut voir des assemblées d’étudiants dans les universités
pratiquer la démocratie ouvrière de manière d’autant plus pointilleuse
que les gens rassemblés n’ont rien d’ouvriers. C’est que « démocratie
ouvrière » ne signifie plus « ouvriers pratiquant entre
eux la démocratie » mais « individus de toutes classes
se réclamant du mouvement ouvrier et causant librement ».
Cette
démocratie ouvrière-là est simplement le mot d’ordre des couches
de l’intelligentsia radicalisée qui cherchent à détacher les travailleurs
de l’influence des bureaucraties ouvrières actuelles pour les
soumettre à leurs intérêts.
Démocratie
ouvrière et conscience de classe
Pour
terminer notre critique des fausses conceptions de la démocratie
ouvrière, soulevons une contradiction caractéristique de la conception
social-démocrate de la conscience ouvrière commune aux marxistes
révolutionnaires et aux staliniens. Selon cette conception, la
conscience politique vient aux travailleurs par l’entremise d’une
minorité qui possède la science du prolétariat. Instruite, cette
minorité est, donc issue. de la bourgeoisie, d’ou la construction
d’organisations interclasses qui vont déterminer la marche à suivre
pour le prolétariat.
Le
programme du parti, sa stratégie politique ne sont pas le résultat
d’un vote. Ils ne sont pas démocratiques, mais scientifiques.
Ils sont déterminés par référence au marxisme, science du prolétariat.
« La
théorie de Marx est la vérité objective. En suivant cette théorie,
on se rapproche de plus en plus de la vérité objective alors qu’en
suivant n’importe quelle autre voie on ne peut arriver qu’à la
confusion ou à l’erreur. La philosophie du marxisme est un bloc
d’acier et il est impossible de mettre en doute une seule de ses
hypothèses, une seule partie essentielle sans s’écarter de la
vérité objective, sans tomber dans le mensonge réactionnaire et
bourgeois... Vouloir découvrir une nouveauté en philosophie relève
de la même pauvreté d’esprit qu’il y a à vouloir créer une nouvelle
loi de la valeur ou une nouvelle théorie de la rente foncière. »
(Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme.)
« Le
marxisme orthodoxe, disait encore Lénine, n’a besoin d’aucune
modification, ni dans sa philosophie, ni dans sa théorie de l’économie
politique, ni dans ses conséquences politiques. » (N. Valentinov,
My talks with Lenin.)
La
question de la démocratie dans le parti est parfaitement secondaire,
et même à plus forte raison la démocratie de la classe ouvrière
elle-même. La classe ouvrière reconnaît le marxisme comme sa théorie,
et elle ne pourra se tromper. Le seul problème, l’interprétation
des événements selon la théorie marxiste, est aisément résolu
puisque
« Les
classes sont dirigées par les partis, et les partis sont dirigés
par des individus, qu’on nomme des chefs... c’est l’ABC, la volonté
d’une classe peut être accomplie, par une dictature, la démocratie
soviétique n’est nullement incompatible avec la dictature d’un
individu... Ce qui importe, c’est une direction unique, l’acceptation
du pouvoir dictatorial d’un seul homme... Toutes les phrases à
propos de l’égalité des droits ne sont que sottises. » (Lénine,
Œuvres complètes, t. 17.)
Démocratie
ouvrière et autonomie du prolétariat
Toutes
déclarations lyriques sur la démocratie mises à part, la revendication
de démocratie ouvrière se ramène à peu de choses :
1. Pour
les fractions dirigeantes, démocratie au sein d’éventuelles structures
ouvrières « élargies » par rapport au syndicat, sur
des questions de revendication économique ;
2. Pour
les fractions minoritaires, possibilité au sein de ces structures
de proposer aux travailleurs des orientations élaborées en dehors
d’eux. Liberté pour les travailleurs de choisir entre plusieurs
politiques qu’ils n’ont pas élaborées. C’est du parlementarisme.
L’action
politique du prolétariat n’est pas appréciée comme création permanente
et collective due à la pratique de la lutte des classes. Elle
est jugée sur l’ampleur de son adhésion au programme d’un parti.
C’est cette ampleur qui détermine les tactiques et les mots d’ordre.
Par exemple, en avril 1917, Lénine impose au parti bolchevik le
mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets », celui des
libertaires russes. Au pouvoir, les bolcheviks substituent aux
élus des soviets des fonctionnaires nommés par l’État.
Comme
dit Trotski au congrès suivant : « Le parti est obligé
de maintenir sa direction quelles que soient les hésitations temporaires
mêmes de la classe ouvrière. La dictature n’est pas fondée à chaque
instant sur le principe formel de démocratie ouvrière. »
Ce qui justifie le débat démocratie ouvrière-démocratie syndicale
est l’existence d’organisations permanentes des travailleurs et
l’apparition occasionnelle de structures provisoires. Choisir
l’une, c’est choisir une forme d’organisation (et si les structures
provisoires deviennent permanentes, le problème est posé de nouveau).
Si
l’objectif à atteindre est la démocratie ouvrière la plus large,
telle que nous l’avons définie, les conditions actuelles de la
lutte des classes, l’importance politique et stratégique du mouvement
syndical nous obligent à constater que le principal obstacle à
la démocratie ouvrière au sein du mouvement ouvrier est l’absence
de démocratie syndicale.
Par
leur puissance et leur extension, les appareils syndicaux, s’ils
y sont décidés, peuvent rendre illusoire toute tentative de démocratie
ouvrière. Même si certaines crapuleries bureaucratiques détournent
des travailleurs de leur syndicat, ou du syndicalisme en général,
de nouvelles couches de la population sont constamment jetées
sur le marché de l’emploi : jeunes, femmes, paysans, immigrés,
qui sont susceptibles de constituer des masses de manœuvre pour
les bureaucrates. Ces couches présentent un double avantage pour
les directions syndicales réformistes : leur plus grande
facilité à se révolter devant des conditions de travail qui leur
paraissent avec beaucoup plus d’évidence « anormales »,
ensuite leur absence de traditions et de connaissance du mouvement
ouvrier qui leur font paraître les pratiques syndicales actuelles
comme immuables.
Certains
groupements ultragauchistes, dont les membres n’auront cependant
pour la plupart jamais l’occasion de constater par la pratique
« l’anormalité » du travail à la chaîne, tablent sur
la désaffection du syndicalisme par les travailleurs : « Un
jour, les ouvriers se rendront compte que le syndicat est un organe
de la bourgeoisie, et alors ils feront la révolution ». D’accord
avec nous sur le fait que c’est la bureaucratie syndicale qui
entrave la démocratie ouvrière, ils préconisent d’attendre que
le syndicat soit bureaucratisé à fond et finalement débordé.
L’immédiatisme
se fond ici avec le fatalisme le plus absolu, le « tout,
tout de suite » avec le « jamais ». Les positions
attentistes des ultragauchistes rejoignent celles des réformistes
à la Bernstein. Aujourd’hui, la lutte
pour la démocratie ouvrière passe d’abord par la lutte pour la
démocratie syndicale.
Conclusion
Les
militants anarcho-syndicalistes doivent-ils, cette analyse étant
faite, développer leur action dans les structures permanentes
ou dans les structures provisoires ?
Les
militants anarcho-syndicalistes se trouvent là où les travailleurs
sont le plus en mesure de pratiquer la lutte des classes. Les
militants anarcho-syndicalistes s’organisent rigoureusement pour
dépasser le réformisme et l’électoralisme de la social-démocratie
et du stalinisme. Les anarcho-syndicalistes, là où se trouvent
les travailleurs en lutte, luttent également pour développer les
principes d’organisation autonome du prolétariat, les voies du
syndicalisme révolutionnaire.
Malgré
la diversité des pratiques imposées par les situations différentes,
le mouvement anarcho-syndicaliste a un objectif constant :
la création d’une organisation permanente du prolétariat sur des
bases de classe, qui lierait la lutte économique et la lutte politique
et dans laquelle la classe ouvrière développerait elle-même par
la pratique quotidienne de la lutte des classes sa stratégie révolutionnaire
et son programme politique.
Il
est illusoire d’espérer que la classe ouvrière dans sa totalité
rejoigne avant longtemps les rangs du prolétariat organisé. Mais
que ce soit dans les syndicats ou hors des syndicats, notre tâche
est de développer la démocratie directe, la décision par les travailleurs
eux-mêmes à tous les niveaux, la décision par les seuls travailleurs
sur tous les problèmes de leur action revendicative et politique.
Si
le socialisme est un problème de direction, alors c’est un problème
de dictature, donc de non-démocratie ; au contraire et si,
comme nous le savons, le socialisme est un problème de conscience,
alors la démocratie est indispensable .
En
dernière analyse, la démocratie n’est pas seulement un mode de
fonctionnement ; elle n’est pas une question de choix. La
démocratie est un moyen indispensable à l’auto-éducation des travailleurs,
et pour cela elle est une condition à la construction du socialisme.
Solidarité
ouvrière n°
Mois
Le
mouvement ouvrier, le mouvement ouvrier français particulièrement,
est divisé. Il est divisé en fait, pratiquement, dans son combat
quotidien mais surtout dans son organisation, par l'existence
de plusieurs grandes centrales concurrentes. Il est aussi divisé,
ce qui peut paraître moins grave mais qui a son importance, sur
le plan des opinions, politiques, philosophiques et religieuses.
La
question de l'unité ne peut donc être résolue « sur le papier ».
Pour ceux qui en connaissent l'importance, parce qu'ils vivent
tous les jours la division, il ne s'agit pas seulement de proposer,
mais de faire avancer dans la pratique des solutions qui tiennent
compte de tous les facteurs, historiques et présents. Ces solutions
ne devront pas se borner, comme c'est parfois le cas, à cacher
la division sous une couverture unitaire : elles ne doivent
pas tendre à la synthèse des « opinions » ., mais à
la synthèse de classe.
Certaines
organisations avancent, comme remède à la division et à la bureaucratie,
le mode de représentation élective de la direction d'une centrale
réunifiée à la proportionnelle des tendances. Disons tout de suite
qu'on peut les comprendre, car ce mode de désignation des dirigeants
pourrait éviter ce qui se passe actuellement dans les confédérations :
le monopole de l'information par la direction et l'existence d'un
domaine « politique » réservé à la direction.
Les
tendances : comment ça marche ?
Avant
de se prononcer sur la question des tendances, voyons comment
cela fonctionne. Nous avons un exemple vivant sous les yeux :
la FEN. Cet exemple est un peu insuffisant dans
la mesure où la FEN. n'est pas une fédération ouvrière au sens
strict du terme, et par le fait qu'elle n'est pas confédérée.
Il
y a actuellement à la FEN cinq tendances [13]. La FEN est une fédération de syndicats
nationaux (un peu moins de 50 syndicats de taille très diverse :
de quelques adhérents pour des syndicats comme le syndicat national
des inspecteurs départementaux de la jeunesse et des sports à
plusieurs centaines de milliers comme le syndicat national des
instituteurs). Chaque syndiqué de la FEN appartient à un syndicat
national et à une section départementale de la fédération. Dans
les syndicats nationaux, du moins dans les plus importants, toutes
les élections aux niveaux départemental, académique, national
se font sur listes de tendances. Le S.N.I. se vante même par la
voix de son secrétaire général Ouliac d'être le seul syndicat
dont l'organe dirigeant exécutif, le bureau national, est élu
directement par tous les syndiqués. Dans les sections départementales
fédérales, l'élection de l'exécutif se fait également sur listes
de tendances ; on se borne généralement à « demander
aux tendances de présenter des listes représentatives de l'ensemble
des syndicats nationaux ayant des adhérents dans le département »
(et comme personne n'a jamais pu préciser ce que signifiait « représentatives »...).
La C.A. fédérale est composée de 65 membres. 40 sont désignés
par les syndicats nationaux (qui les nomment à la proportionnelle
des tendances) [14] et 25 par le congrès à la proportionnelle
des tendances selon les résultats d'un vote sur des motions d'orientation
générale.
On
voit ainsi que le syndiqué non affilié à une tendance n'a de relatif
pouvoir de décision qu'au niveau le plus bas (section d'établissement
ou section départementale des syndicats nationaux) et une possibilité
de vote de temps à autre pour des délégués sur lesquels il ne
peut exercer aucun contrôle pendant leur mandat. Il va de soi
que ces tendances sont « inspirées » par des courants
d'opinions politiques [15].
Un
exemple plus frappant de ce mode de fonctionnement est la CUTchilienne,
centrale unique dans laquelle les tendances étaient l'émanation
directe et reconnue des partis de gauche et d'extrême gauche et
de la démocratie chrétienne [16].
Tendances
et modèle social-démocrate
On
peut dire que cette forme d'organisation est l'application la
moins hypocrite du modèle social-démocrate du syndicalisme. Pour
les social-démocrates, le syndicat n'est que l'échelon intermédiaire
d'un édifice à trois étages dont le parti, organisation de citoyens
sur une base d'opinion, occupe le sommet. La représentation proportionnelle
des tendances permet de conserver une façade unitaire à un syndicalisme
émasculé qui concède un rôle « différent », c'est-à-dire
dirigeant, aux partis rivaux. Il permet la « libre concurrence »
entre ces partis pour la direction de l'organisation ouvrière.
En
tirant les leçons de ces exemples et des facteurs historiques,
nous allons prouver :
1. Que
démocratie ouvrière et droit de tendance ne sont pas liés ;
2. Que
la représentation dans les organisations de classe du prolétariat
selon le critère de tendance est la négation du caractère de classe
d'une organisation prolétarienne.
Encore
une fois, nous n'attaquons pas ici avec des mots une réalité qui
est l'existence de « courants », de tendances, de sensibilités
différentes dans la classe ouvrière ; parce que c'est une
donnée du problème, et qu'il n'y a probablement pas de recettes
pour la supprimer totalement, si toutefois c'était souhaitable.
Nous
l'avons déjà dit, mais il faut le répéter, il faut sans cesse
le répéter : le prolétariat se constitue en classe par la
prise de conscience de sa réalité (constatation vécue d'un
conflit permanent avec le patron) qui leconduit à la rupture totale
avec les autres classes (les journées de juin 1848 sont une des
premières manifestations de cette rupture), à l'organisation de
classe et à l'action de classe, à la fois productrice et produit
de la théorie de classe.
Pour
les social-démocrates (dans les deux versions, réformiste et révolutionnaire)
la théorie de classe du prolétariat est une création des « porteurs
de la science », les intellectuels bourgeois. C'est un produit
importé dans les organisations ouvrières par les militants des
partis, des organisations pluri-classistes. On sait ce qu'il faut
penser du caractère « prolétarien » d'une théorie élaborée
par des membres de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
Tendances,
parlementarisme et organisation bourgeoise de la société
Le
système de représentation des tendances est un moyen, imposé aux
partis par des circonstances historiques, qui permet la pénétration
dans les organisations de classe du prolétariat de ces théories,
produits d'intérêts parfaitement étrangers à la classe ouvrière.
Mais en même temps, le système de représentation des tendances
bloque toute possibilité de création autonome de la classe ouvrière.
Il bloque toute possibilité de naissance d'une théorie de la classe
ouvrière, il l'empêche en quelque sorte de s'occuper d'elle-même
et, en dernière analyse, il l'empêche d'être elle-même.
La
similitude avec le système parlementaire est frappante. Comme
le souligne Pannekoek :
« …les
membres du parlement sont élus pour un nombre d'années défini ;
les citoyens ne sont les maîtres qu'au moment des élections. Ce
moment passé, leur pouvoir disparaît et les députés ont toute
latitude de se comporter, pendant un certain nombre d'années,
selon leur “conscience”, à cette seule restriction près qu'ils
savent pertinemment qu'ils devront un jour revenir devant le corps
électoral. (...) Et les électeurs n'ont même pas la possibilité
de désigner quelqu'un de leur choix, car les candidats sont proposés
par les partis politiques. (...) Pour la classe ouvrière, la démocratie
parlementaire constitue une démocratie truquée... » (Pannekoek,
« Conseils ouvriers », 275.)
« Ce
qui caractérise une organisation prolétarienne, ce n'est pas seulement
que les travailleurs seuls y sont organisés, c'est que le mode
de représentation n'est pas fondé, comme le parlement, sur les
regroupements de circonscriptions, mais sur le rôle joué dans
la production. La représentation est fondée, comme le dit encore
Pannekoek, sur le regroupement naturel des travailleurs dans le
processus de production, seule base réelle de la vie sociale. »
(p. 276).
Ce
qui caractérise l'organisation bourgeoise de la société, c'est
précisément ce caractère mixte, où les individus sont groupés
indépendamment de leur appartenance de classe en vue de gérer
des « intérêts supérieurs » prétendument communs aux
classes. Le type même de cette structure, c'est le parlement.
Quoi d'étonnant alors à ce que des individus, serviteurs inconscients
peut-être mais zélés sûrement d'intérêts extérieurs à la classe
ouvrière, cherchent à introduire les méthodes parlementaires dans
les syndicats ?
En
réalité, l'apparence « démocratique » de l'élection
de la direction d'une confédération, surtout d'une confédération
unique, par tous les syndiqués pris en tant qu'individus, indépendamment
des groupements auxquels ils appartiennent (qui recouvrent des
intérêts spécifiques), industrie, région, voire métier, est trompeuse.
Précisément parce qu'elle ne tient pas compte de ces regroupements.
La démocratie fédéraliste, c'est :
– à la base, dans l'entreprise, la démocratie directe, entre travailleurs vivant
la même réalité ;
– au niveau local ou syndical, la confrontation et la synthèse des positions, ou
plutôt des orientations de section, présentées par des
camarades mandatés des sections ;
– au niveau régional ou fédéral, la confrontation et la synthèse des orientations
locales ou syndicales ;
– entre tous les niveaux, un va-et-vient incessant des propositions, des orientations,
une confrontation et une synthèse des actions, une information
véritable.
Avec
le système de représentation des tendances, les orientations politiques
sont prises au plus haut niveau. Elles ne sont pas discutées et
encore moins proposées par la cellule de base de l'organisation.
Les directions des tendances désignant, en dernière analyse, les
dirigeants de l'organisation syndicale, et les directions des
tendances étant, en dernière analyse, désignées par les partis
[17], le processus normal de création pratico-théorique
dans l'organisation de classe est détruit. C'est la négation
totale du caractère de classe de l'organisation.
Et
les fractions, dans tout ça ?
Mais,
nous dira-t-on, les dirigeants communistes de syndicats, qui luttent
contre le droit de représentation des tendances (et même contre
le « droit » de tendance, qui n'est pas un droit), vont
tomber d'accord avec vous...
L'apparence
« démocratique » de la C.G.T. quand on est adhérent
de base et pas très militant, peut tromper dans certains cas.
Les actions locales, contre le patron, sont discutées, le schéma
classique d'une confédération ouvrière est respecté. Ce qui se
passe, c'est qu'on ne discute réellement que sur l'action locale,
ou la manière d'appliquer une prise de position sur un problème
politique venue du sommet de la confédération, qui s'est réservé
ce domaine. Et généralement, les opposants d'extrême gauche plongent
dans les débats sur l'action locale des arguments qui s'adressent
non pas à leurs camarades de section, mais à la direction confédérale.
Pratiquant ainsi, ils s'isolent. Certains, qui critiquaient un
mot d'ordre d'action « décidée bureaucratiquement »,
se sont aperçus, quand ils se sont fait traiter de jaunes, que
ce n'était pas si bureaucratique que le disaient leurs livres.
Mais
en réalité, c'est que nous sommes sortis du domaine de la tendance
pour entrer dans celui de la fraction. Il n'y a pas, disons-le
tout de suite, que les communistes ou les partis d'extrême gauche
pour constituer des fractions. Chacun connaît des fractions comme
la franc-maçonnerie, l'action catholique ou les bureaucraties
naissantes (sorties de l'université pour trouver une place au
soleil dans le syndicalisme) qui constituent des mafias, qui prennent
des postes.
La
création de fractions est liée à la notion de rôle dirigeant
du parti sur la classe. Les lecteurs de « Soli »
connaissent à ce sujet les déclarations de Lénine ou autres, les
conditions d'adhésion à l'Internationale communiste et les pratiques
bolcheviks.
Ce
que nous attaquons, ce n'est pas « l'idée » de fraction.
Les fractions existent. Il est trop tard. Elles ne se combattent
plus avec des mots. Ce que nous combattons, c'est le rôle dirigeant
de l'organisation pluri-classiste, conduite par les intellectuels
bourgeois, sur l'organisation syndicale ; parce que nous
savons que ce rôle dirigeant vise en fait à faire défendre par
la classe ouvrière des intérêts qui ne sont pas les siens.
C'est
précisément sur ce point que les partisans de la Charte d'Amiens
n'ont pas su se battre. D'une part parce que des syndicalistes
révolutionnaires ont été les premiers cadres ouvriers du parti
communiste, d'autre part parce que quand ils l'ont quitté (pas
tous) sur la question des cellules d'entreprise, c'est-à-dire
sur la manifestation concrète du rôle dirigeant, il était trop
tard.
Fractions
et charte d’Amiens
Il
faut le dire et en tirer les conséquences, la Charte d'Amiens
est absolument impuissante à lutter contre une fraction visant
le rôle dirigeant (il y en a même qui l'utilisent pour le conserver,
cf. F.O.). D'ailleurs, un individu ne peut pas se réclamer
de la Charte d'Amiens comme position personnelle, à moins d'être
confus. Cette charte, position de « compromis » à un
moment donné, est une doctrine confédérale adoptée dans
certaines circonstances.
Elle
attribue le rôle essentiel dans la lutte de transformation sociale
au syndicalisme – dans sa première partie – mais en même temps
elle condamne l'organisation syndicale à un rôle mineur en laissant
le champ libre – dans sa deuxième partie – aux groupes pluri-classistes,
puisqu'elle leur laisse liberté d'agir « pour la transformation
sociale » (bien entendu...) hors le syndicat. Mais nous l'avons
vu, un parti social-démocrate, réformiste ou révolutionnaire,
une Eglise ou une bureaucratie naissante ne sont rien sans le
rôle dirigeant dans des organisations prolétariennes. Vu sous
cet angle, la
Charte
d'Amiens n'est donc même pas un compromis, mais une juxtaposition
de deux orientations recouvrant des intérêts complètement
divergents.
A
la décharge de ses rédacteurs et des camarades qui la votèrent
en confiance, ils ne connaissaient ni le léninisme ni la question
du rôle dirigeant du parti qui devait les balayer un peu plus
tard.
Que
proposent donc les anarcho-syndicalistes ?
Pour
nous, dans la perspective d'une confédération unitaire, il nous
semble qu'il y a deux écueils à éviter à tout prix :
1)
La représentation des tendances, qui casse le mouvement syndical
en autant de sous-organisations, appendices d'autres couches sociales
que la classe ouvrière ;
2)
Le monolithisme total de l'information dans une organisation « aseptisée »
où les problèmes politiques ne seraient abordés qu'au sommet,
où l'appréciation de la situation générale, la voie à suivre pour
les luttes globales ne seraient discutées qu'au sommet et dictées
du sommet par l'intermédiaire de « sous-offs ».
Il
faut éviter les écueils. On peut le faire en observant ce principe
qui fait l'anarcho-syndicalisme : le critère de classe passe
avant le critère d'opinion.
Certains
camarades ont tendance à présenter l'organisation syndicale bâtie
sur le modèle anarcho-syndicaliste comme une machine parfaite,
où la démocratie est parfaite, où tout marche bien et devant laquelle
finalement les patrons n'ont plus qu'à s'enfuir. C'est une erreur.
D'abord parce que les patrons ne s'enfuient pas comme cela, devant
la démocratie ouvrière... Ensuite parce que ce sont précisément
les intellectuels bourgeois qui voient tous les ouvriers des temps
à venir sur le même modèle stéréotypé. Ce sont les intellectuels
bourgeois qui pensent que « tous les ouvriers aiment les
fêtes populaires ». Ce sont les intellectuels bourgeois qui
pensent que les ouvriers, les « hommes communistes »
penseront toujours tous de la même façon. Ce sont les intellectuels
bourgeois qui ne comprennent rien.
L'organisation
doit vivre, surtout si elle est unitaire. Il doit y avoir un bouillonnement
constant et non pas une acceptation moutonnière des décisions
de « camarades de confiance » placés à la direction.
Il doit y avoir, pourquoi pas, des luttes internes, des bulletins,
des tracts. A la condition naturellement que leurs rédacteurs
puissent faire la preuve d'une activité syndicale exemplaire contre
le patron sous peine, ce qui se passe déjà maintenant, d'être
déconsidérés.
A
l'intérieur de l'organisation de classe, l'information, les propositions
d'orientation revendicative ou d'ordre général doivent être diffusées
et discutées partout. Au niveau de l'organisation de base, des
bulletins avec des tribunes libres ouvertes à tous les adhérents.
Au niveau local ou syndical, expression des orientations des sections
de base. Au niveau régional ou fédéral, tribunes libres pour les
syndicats ou les unions locales.
L'organisation
syndicale, ça vit, ça bouge, ça se bagarre à l'intérieur, dans
le respect du critère fondamental de classe. Et quand la vie s'éteint
un peu, les militants vont chercher l'avis des adhérents. Il ne
suffit pas de leur laisser la liberté « démocratique »
de s'exprimer. Il faudra les forcer à le faire. Et ils le feront.
Pour
favoriser, développer l'organisation de classe, nous n'avons pas,
il n'y a pas, de recette toute faite. Le véritable danger à éviter,
c'est la scission. Et il n'y a scission que si le critère opinion
passe avant le critère classe.
La
démocratie dans l'organisation, c'est l'affaire de tous. Il est
illusoire ou mal intentionné de prétendre que tous les travailleurs
seront toujours du même avis sur tout, parce que c'est faux. Et
nous le savons bien, parce que nous le vivons tous les jours.
Il faudra, il le faut déjà, se mettre au travail de la démocratie
véritable. Tout cela porte un nom. Cela s'appelle militer.
Solidarité
ouvrière n°
Mois…
Rien
n’est étranger au syndicat. Rien n’est étranger à l’organisation
de classe des travailleurs.
Au
XIXe siècle et au début du XXe, période
du capitalisme libéral mais aussi période d’enfance du prolétariat,
l’organisation sociale pouvait laisser croire à la nécessité d’une
séparation des tâches entre l’organisation de lutte politique
et l’organisation de lutte économique. Mais déjà les idées sur
la « division du travail » entre partis et syndicats
étaient répandues par les organisations social-démocrates. La
lutte politique du prolétariat était « prise en charge »,
en théorie et en pratique, par des intellectuels issus des classes ;
possédantes. Après s’est employés courageusement à éviter que
le prolétariat mène une action propre sur les terrains non purement
revendicatifs, ses « leaders historiques » petits-bourgeois
se retrouvaient dans les ministères. Ils s’essayaient alors à
un autre rôle, celui d’assassins. La division des tâches entre
parti social-démocrate et syndicat prenait un aspect nouveau...
Dans
la période actuelle, personne ne peut nier que les confédérations
jouent un grand rôle politique. A cause de la fusion croissante
du capitalisme industriel et financier et de l’État, la division
traditionnelle parti-syndicat est dépassée.
Mais
si le syndicalisme est aujourd’hui-contraint de lutter sur le
terrain politique, les moyens manquent aux travailleurs pour aborder
directement la question. Parce que les décisions politiques se
prennent très loin de l’adhérent de base, parce que l’organisation,
même au niveau local, s’en remet à d’autres, « spécialistes »
de la gestion municipale, des problèmes juridiques, de l’assistance
et de la solidarité, de la défense du consommateur, etc.
Il
est donc nécessaire d’étendre les bases d’action du syndicalisme
à tous les aspects de la vie des travailleurs. Et quand nous disons
tous les aspects,c’est aussi le problème de la révolution et de
la construction de la société sans classe. Sur cette question
aussi, on a vu ce que cela donne quand on s’en remet à d’autres...
Syndicalisme
et politique
L’anarcho-syndicalisme
se propose précisément de développer dans la classe ouvrière des
principes d’organisation réalistes, adaptés à la phase actuelle
du capitalisme, et de les mettre en pratique.
On
peut constater en effet dans la classe ouvrière une évolution
vers une conscience croissante du fait que la lutte économique,
seule, est insuffisante. Simplement parce qu’on voit la fusion
du capitalisme et de l’État. On voit les directeurs de banques
devenir ministres, on voit l’État intervenir dans les conflits
nés des fermetures d’entreprises. Cette fusion ne se manifeste
pas seulement au niveau des personnes, mais c’est à ce niveau
qu’elle est visible pour tous.
Les
fractions dirigeantes de la bourgeoisie elles-mêmes se rendent
compte que leurs interlocuteurs réels sont les syndicats. En France,
l’État tente depuis quelques mois de négocier la trêve sociale
avec les syndicats en alternant la carotte et le bâton. En Italie,
la bourgeoisie, Agnelli, P.-D.G. de FlAT en tête, tente désespérément
de briser le pouvoir de négociation des syndicats. Dans la situation
actuelle de crise économique mondiale, un syndicat assez puissant
pour imposer la négociation est un danger pour le patronat.
Les
marxistes-léninistes pensent que la conscience de la « masse
ouvrière » est limitée, qu’elle ne peut aller au-delà d’un
certain niveau. D’où la nécessité d’une direction, le plus souvent
extérieure au prolétariat, composée de ceux qui ont la conscience
la plus complète des nécessités. Hélas ! avec tous les aspirants
dirigeants, s’il ne manquait qu’une direction, le problème serait
résolu depuis longtemps. De plus, l’instrument de mesure de la
conscience ouvrière reste à inventer. La notion de conscience
ouvrière est très difficile à cerner, et ne peut avoir de signification
qu’à un niveau très général, et encore.
Le
problème est de savoir si le prolétariat peut s’organiser puissamment,
s’il peut se préparer à affronter la bourgeoisie, s’il peut se
préparer à construire un nouvel ordre social, et comment il va
s’y préparer, aujourd’hui, avec des réalités qui ne sont pas les
rêves de quelques dirigeants en mal de troupes. C’est là qu’intervient
l’organisation des anarcho-syndicalistes.
Les
structures horizontales : des structures politiques
Si,
en dernière instance, la seule force dont dispose l’État est la
police et l’armée, avant qu’il soit amené à jouer ses dernières
cartes, il possède un arsenal redoutablement efficace sur le plan
de la lutte idéologique, politique, économique et dont les effets
se font sentir jusque dans les coins les plus reculés. C’est pourquoi
l’action de l’organisation de classe du prolétariat doit s’attaquer,
au-delà des problèmes d’entreprise, à tous les aspects de l’exploitation.
Dans les unions locales, les travailleurs peuvent faire le lien
entre leurs conditions de travail et les conditions identiques
de leurs frères de classe. Quand elles fonctionnent, elles sont
le lieu de synthèse entre le particulier et le général. Quand
elles fonctionnent, elles sont une structure politique de classe
du prolétariat. L’union locale de syndicats, dans la mesure où
elle peut permettre d’organiser à la fois les travailleurs de
la localité et les résidents qui travaillent dans d’autres localités,
permet d’organiser le maximum de travailleurs dans un maximum
de secteurs de lutte.
Dans
les régions, les villes où la syndicalisation est faible, l’union
locale est la base de départ de l’organisation : un local,
un duplicateur, et on peut travailler à monter des SSE. Dans les
villes, la connaissance des quartiers peut permettre de toucher
des camarades dans les petites boîtes. Dans les villes, l’union
locale peut prendre en charge la formation syndicaliste avec les
élèves des CET, dans les foyers de jeunes travailleurs :
non seulement c’est indispensable, non seulement cela peut permettre
de faire militer des camarades un peu bloqués par la petite taille
de leur entreprise, mais cela doit couper l’herbe sous le pied
des organisations de citoyens. Dans les zones rurales, où la dissémination
des travailleurs (des ouvriers agricoles notamment) est grande,
rien ne peut mieux assurer les liaisons que l’union locale. On
peut même penser à des « jumelages » entre unions locales
rurales et unions locales urbaines, etc. En bref, l’union locale,
c’est l’omniprésence de l’organisation des travailleurs. Avec
une interprofessionnelle qui marche, l’organisation se développe,
étend son champ d’action.
Il
se pourrait même que les organisations de citoyens deviennent
inutiles. Certains l’ont d’ailleurs bien compris. Lénine lui-même
disait que les militants. du Parti doivent court-circuiter l’union
locale :
« En
raison de l’essor qui se dessine apparaît la possibilité d’organiser
ou d’utiliser pour le progrès de la social-démocratie des institutions
représentatives sans-parti de la classe ouvrière, telles que soviets
des députés ouvriers, soviets des délégués ouvriers, etc. Les
organisations du parti social-démocrate n’oublient pas par ailleurs
que si leur travail dans les masses prolétariennes est bien mené,
s’il s’étend et se consolide, de telles institutions peuvent être
inutiles. » (« Les organisations ouvrières sans parti
et le courant anarcho-syndicaliste dans le prolétariat »,
1907).
L’expérience
confirme que le travailleur un peu militant arrive rapidement
par son expérience à la nécessité de dépasser l’action revendicative
quotidienne. Aujourd’hui un nombre croissant de travailleurs arrivent
à ces conclusions, et c’est ce qui rend de plus en plus indispensable
l’organisation d’un fort mouvement anarcho-syndicaliste. Ces travailleurs
cherchent tout naturellement dans le syndicalisme un appui et
un cadre où agir.
Dans
la mesure où les organisations social-démocrates réformistes ou
révolutionnaires s’opposent à ce processus, naturel d’évolution
qui fait de l’organisation de classe l’organe exclusif de lutte
de classes du prolétariat, le lieu de prise de conscience de classe
et de maturation politique du prolétariat, on peut dire qu’elles
s’opposent à la prise de conscience de la classe ouvrière.
Toute
la propagande sur la division des tâches parti-syndicat contribue
effectivement à faire du prolétariat un défenseur actif des intérêts...
de la petite-bourgeoisie.
Des
liaisons indispensables à la construction socialiste
La
société industrielle est complexe, imbriquée et fragile. Elle
fait une dépense énorme d’énergie et pour elle les communications
sont vitales. L’économie agricole est stable, peu utilisatrice
d’énergie, aux moyens de communications sommaires. Au contraire,
le point faible des sociétés industrielles, c’est l’industrie
et l’énergie. Il ne s’agit plus aujourd’hui seulement de combattre
les forces de répression mais de porter son effort principal vers
le point faible de l’adversaire de classe et de l’État :
sa dépendance à l’égard de l’industrie et de l’énergie.
La
destruction de l’État par la grève générale est l’acte négatif
de la révolution. Ce n’est que par la reprise de la production
sur des bases socialistes que la lutte révolutionnaire montera
d’un cran. Et pour ce faire, il est absolument indispensable que
préexistent des liaisons entre industries avant le choc révolutionnaire.
Pour
la construction socialiste, le rôle de l’organisation économique
des travailleurs est encore plus capital que dans la grève générale.
Seule, parce qu’elle est formée uniquement de travailleurs, elle
pourra déterminer sur quelles bases s’organisera l’autogestion
socialiste ; seule, parce qu’elle est organisée à la fois
par industrie et localement, elle pourra relancer la production,
l’organiser, en répartir les résultats.
Le
syndicat dans la révolution
L’action
de l’organisation de la classe ouvrière doit être la manifestation
de la conscience et de la volonté ouvrières sans intervention
extérieure. La classe ouvrière n’a rien à attendre des hommes,
des puissances, des forces extérieures à elle-même. Elle crée
ses propres conditions de lutte et puise en soi ses propres moyens
d’action. C’est ce qui est appelé « action directe ».
Rien
n’est étranger à l’organisation de la classe ouvrière ; toutes
les formes de la lutte des classes doivent être prises en charge
par elle ; les structures de l’organisation de classe préfigurent
la société que la classe porte en elle.
La
seule garantie des travailleurs est leur organisation de classe,
c’est-à-dire leurs syndicats. Lorsque nous disons syndicats nous
ne parlons pas des appareils syndicaux mais des structures de
base, création des travailleurs eux-mêmes, organisés en classe
et créant les instruments de leur propre émancipation.
Les
crises récentes, souvent assez courtes, mettent en lumière deux
éléments qui sont : une carence du pouvoir central, constatée
par toute la population, provoquée par un ébranlement économique,
social, politique ou écologique ; un niveau de conscience
élevé dans la classe ouvrière organisée dans un mouvement de masse.
Cette
constatation implique deux comportements :
♦ Avant
la crise, en plus de son rôle d’organisation de classe, de
masse et de lutte, le syndicalisme a une action pédagogique à
mener :
– mémoire
collective des expériences passées et présentes du mouvement ouvrier ;
– mise
en responsabilité des groupes de base ;
–abord
collectif de tous les problèmes de la vie des travailleurs ;
–
élaboration collective d’une stratégie pour la période de crise.
Deux
éléments sont d’une importance capitale : le prolétariat,
par la discussion et l’action communes doit réaliser sa « synthèse
de classe », c’est-à-dire unifier organiquement dans des
syndicats d’industrie et consciemment les diverses couches de
travailleurs : ouvriers manuels, techniciens, scientifiques
et travailleurs du secteur tertiaire dans la conviction de leurs
intérêts communs et pour ce faire agir consciemment pour ce que
Pierre Besnard appelle les grandes revendications du prolétariat :
réduction du temps de travail, réduction de l’éventail des salaires
tendant vers le salaire unique, contrôle syndical de la production.
Le
mouvement syndical doit être, en outre, réellement de masse :
– développement
numérique,
– coordination
active à tous les niveaux y compris au niveau international.
♦ Pendant
la crise, la carence du pouvoir entraîne des révoltes locales
qui se multiplient très rapidement. Le rôle de l’organisation
syndicale est de les encourager et de les coordonner entre elles
afin, en généralisant le mouvement, d’aller le plus vite possible
le plus loin possible. Elle a pour objectif également de transformer
ces mouvements de révolte en actions révolutionnaires conscientes,
c’est-à-dire qui s’attaquent aux rapports socio-économiques existants
(prise en charge de la production, de la distribution, des échanges,
des services ; dans les campagnes, socialisation de la propriété
là où c’est possible). Elle devra égaiement combattre toute tentative
d’encadrement autoritaire du mouvement qui se situe toujours en
retrait – lequel a pour effet de démobiliser les masses et de
faire ainsi le jeu de la réaction.
L’expérience
– particulièrement de la guerre civile espagnole – nous montre
que le mouvement ouvrier peut être amené à combattre la réaction
les armes à la main. Cette lutte peut donner naissance à un appareil
temporaire spécialisé dans la lutte armée qui, sans reproduire
le modèle de l’armée bourgeoise, ne peut atteindre une efficacité
suffisante sans être discipliné et centralisé.
Pourtant
nécessaire en cas de guerre civile ou d’intervention extérieure,
cet appareil militaire est un grand danger et des précautions
doivent être prises contre lui :
– Il
doit toujours rester sous le contrôle des organisations syndicales,
à tous les échelons, pour les questions non purement militaires,
– Il
ne doit pas avoir le monopole de la force armée, sinon des expériences
analogues au bonapartisme et à la dictature militaire de Cromwell
pourraient advenir à la jeune révolution, c’est-à-dire que dans
les entreprises les organismes de base du prolétariat doivent
rester armés. Ainsi l’armée créée pour faire triompher la révolution
ne pourra se retourner contre elle et donner naissance à une nouvelle
exploitation et une nouvelle oppression.
En
outre, la gestion, l’échange et la distribution doivent demeurer
directement sous le contrôle du mouvement ouvrier organisé dans
ses syndicats. Resté armé et fort du pouvoir économique, le mouvement
ouvrier pourra achever sa marche vers le communisme.
En
ce qui concerne l’intervention extérieure, probable, et pouvant
venir soit du capitalisme soit du collectivisme d’État, il faut
tenir compte des faits suivants :
– L’imbrication
croissante des économies sur le plan international rend plus difficiles
des représailles efficaces, celles-ci remettant en cause l’équilibre
des nations qui s’y livreraient ;
– Les
causes qui ont provoqué la crise dans une région donnée se retrouvent
à des degrés divers dans les régions voisines et le bouleversement
peut faire tâche d’huile, d’autant mieux que le mouvement ouvrier
se sera mieux organisé internationalement.
En
tous les cas, le mouvement syndical révolutionnaire doit éviter
toute pratique putschiste et chercher surtout à convaincre ;
de plus, une certaine prudence tactique est nécessaire car un
mouvement avorté et réprimé fait reculer le prolétariat de beaucoup
d’années ; seules des chances suffisantes de victoire peuvent
permettre aux responsables d’engager l’organisation dans la lutte
révolutionnaire.
Aujourd’hui,
les conditions ne sont pas réunies et un long travail de clarification
théorique, de pratique de l’action directe et d’organisation à
l’échelon international pourra permettre au mouvement ouvrier
de reprendre l’initiative dans son combat contre le capital.
Solidarité
ouvrière n°
Mois
Le
salaire est la somme d’argent que le capitaliste paie pour un
temps de travail donné, ou pour un travail donné. C’est le résultat
d’une vente. La force de travail de l’ouvrier est une marchandise
comme une autre qui est échangée contre la marchandise du capitaliste :
l’argent. Le salaire, ‘est le prix de cette marchandise-force
de travail.
D’après
les patrons, ce prix se détermine de la même façon que se détermine
le prix de n’importe quelle marchandise, selon la loi de l’offre
et de la demande. Quand il y a beaucoup de marchandises, autrement
dit quand il y a du chômage, ce prix reste bas ; quand il
y a peu de marchandises – plein emploi – le prix peut être élevé.
La
concurrence plus ou moins. aiguë entre les vendeurs de la force
de travail – entre les salariés – est déterminante dans la fixation
du salaire.
Si
je vends ma force de travail, c'est-à-dire ma capacité à accomplir,
pour un patron, un certain travail, c'est que je n'ai que ça.
C'est ce qu'on appelle la liberté du travail : je suis libre
de proposer mes services à n'importe quel patron, parce que je
ne : possède moi-même pas de moyens de production ;
mais le patron est libre de ne pas m'embaucher.
Car
je ne suis pas seul à chercher du travail. De nombreux autres
ouvriers, employés, sont dans ce cas. Le patron a l'embarras du
choix : il aura tendance à retenir ceux qui acceptent de
travailler pour le plus bas salaire. C'est ce qu'on appelle la
liberté d'entreprise.
Qui
n'a jamais entendu au moins. une fois cette phrase dans la bouche
d'un patron, d'un chef ou d'un contremaître : « Si vous
n'êtes pas content, il y en a 50 qui attendent à la porte. »
Cette
petite phrase résume parfaitement un des caractères essentiels
du salariat : la concurrence que les travailleurs se font
entre eux. La concurrence est, au niveau maximum quand les travailleurs
sont complètement isolés, inorganisé. Le patron a alors la part
belle. La classe ouvrière a trouvé des moyens de réduire cette
concurrence. C'est, essentiellement, le syndicalisme. La fonction
première du syndicat, c'est de grouper les travailleurs afin qu'ils
se présentent unis devant le patron et qu'ils refusent de travailler
en dessous d'un certain salaire. Plus le nombre de travailleurs
qui s'unissent est grand, plus les capitalistes sont forcés à
s'incliner.
On
voit donc que, du fait, même que les travailleurs s'associent
pour refuser de se soumettre aux conditions du patron, et dans
les formes d'organisation que les travailleurs adoptent pour cela,
se trouvent en germe la revendication d'abolition du salariat
ainsi que les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir.
En
dernière instance, ce qui détermine la valeur du salaire, c'est
la lutte des classes. La condition essentielle pour le profit
du capitaliste, c'est de maintenir les salaires les plus bas possible.
Jamais le salaire ne dépasse ce dont l'ouvrier, dans son contexte
sociologique particulier, a besoin pour vivre : jamais le
salaire ne dépasse ce que la classe capitaliste a besoin que les
salariés gagnent. Il s'agit ici du salaire moyen de l'ensemble
de la classe des salariés [18]. En effet, des disparités existent. Selon
les secteurs industriels, les professions. Les fluctuations des
salaires selon les secteurs, professions, sont dues précisément
à la concurrence entre salariés, au niveau de l'organisation des
travailleurs et au type de production dans lequel les travailleurs
sont engagés [19].
Enfin,
dans la limite des oscillations du salaire conséquentes aux fluctuations
de l'offre et de la demande, ce qui détermine le prix de la force
de travail, ce sont ses frais de production, c'est-à-dire les
frais à engager pour que le travailleur subsiste et les frais
nécessaires pour le former.
On
voit donc que la hiérarchie des salaires est liée au mode de production
capitaliste lui-même et qu'on ne saurait la combattre si on ne
combat en même temps le capitalisme, le salariat.
Le
travailleur ne peut donc attendre aucune transformation de fond
de sa situation dans le maintien du salariat.
Même
dans l'action syndicale revendicative, la concurrence est impossible
à supprimer. Même dans l’éventualité où la concurrence serait
nulle, l'augmentation des salaires se heurte à une barrière :
lorsque les salaires, augmentent plus vite que la productivité,
le taux de profit baisse. Cela signifie que les capitalistes réduisent
les investissements dans ce secteur, d'où réduction de l'emploi
ou remplacement des ouvriers par des machines.
Toute
la « politique sociale » de la bourgeoisie consiste
à économiser sur le coût de la force de travail – sur les salaires
– pour maintenir les profits. Le capitaliste va donc tendre à
diminuer l’importance de la main-d'œuvre dans son entreprise,
tout en développant, grâce au machinisme, les postes de travail
automatisés ne demandant, de la part de l'ouvrier, aucune formation.
« L'insubordination
de nos ouvriers nous a fait songer à nous passer d'eux. Nous avons
fait et provoqué tous les efforts d'intelligence imaginables pour
remplacer le service des hommes par des instruments plus dociles,
et nous en sommes venus à bout. La mécanique a délivré le capital
de l'oppression du travail. Partout où nous employons encore un
homme, ce n'est que provisoirement, en attendant qu'on invente
pour nous le moyen de remplir sa besogne sans lui. »
Ces
paroles d'un manufacturier anglais. citées par Proudhon, sont
révélatrices. Mais n'en déduisons pas que les patrons sont eux
aussi à leur manière pour la suppression du salariat ! « C'est
comme si, commentait Proudhon le ministère entreprenait de délivrer
le budget de l’oppression des contribuables. »
La
lutte du prolétariat en vue d’aménager sa place dans le système
du salariat n'a aucun débouché possible. Elle ne peut aboutir
qu’à la constitution de secteurs entiers de la classe ouvrière
exclus des « bienfaits » des avantages acquis :
aujourd'hui les immigrés, les intérimaires, les auxiliaires, les
vacataires, demain autre chose. Le salariat dans son principe
même tend à opposer les travailleurs les uns les autres. Il est
la meilleure arme du capitalisme, tant privé que d'État, contre
la classe ouvrière.
Là
où il y a salariat, il y a capitalisme. Le salariat est la forme
donnée au travail pour permettre l’exploitation du prolétariat.
Le salariat est une forme de stimulation au travail dans une société
fondée sur l'exploitation : travailler aux conditions imposées
par le patron ou ne pas pouvoir survivre.
Les
effets du salariat
Cette
situation a des conséquences sur l'existence immédiate du travailleur
salarié, qui déterminent ses conditions de vie. Ces dernières
peuvent se concrétiser de trois façons : le travailleur est
exclu du produit de son travail, il est, exclu de son outil de
travail, enfin le salariat tend constamment, en suscitant la concurrence
et en isolant les travailleurs, à les exclure de leur classe.
Comprendre les effets du salariat sur le travailleur individuel
et sur le prolétariat en tant que classe permet à la fois de comprendre
le sens de la lutte révolutionnaire à mener et de saisir les lignes
générales de la société à construire après la destruction du capitalisme.
•
Exclu du produit de son travail
Le
capitalisme n'a pu se développer, dans l'histoire, qu'à partir
du moment où la productivité du travail humain a atteint un certain
niveau, c'est-à-dire au moment où les hommes ont pu produire suffisamment
pour qu'il y ait un surplus, et au moment où ce surplus a pu être
accaparé par une minorité, et échangé contre d'autres produits.
Le prolétariat moderne n'apparaît qu'avec le développement à grande
échelle du machinisme dans l'industrie, c'est-à-dire au moment
où la petite production marchande de type artisanal laisse la
place à la grande production industrielle. L'artisan qui produit
dans sa boutique une paire de bottes est maître du produit de
son travail. C'est lui qui a acheté le cuir, il l'a travaillé
avec ses propres outils, c'est lui-même qui le vend, et il vit
du produit de son travail. Il vend son travail, c'est-à-dire les
bottes qu'il a fabriquées. L'ouvrier salarié travaille dans le
local du patron, avec l'outil du patron, sur des matières premières
achetées par le patron. Les bottes que l'ouvrier fabrique, c'est
le patron qui les vend. L'ouvrier ne vend pas son travail, les
bottes qu'il fabrique : il vend sa force de travail, sa capacité
à fabriquer des bottes pour son patron, en échange d'un salaire.
L'ouvrier n'est pas maître du produit de son travail. De plus,
l'ouvrier ne touche qu'une partie de la valeur qu'il a produite,
le reste est approprié par le capitaliste. l'exclusion du travailleur
par rapport au produit de son travail est le résultat de la transformation
de la force de travail en marchandise.
•
Exclu de l'outil de travail
Le
deuxième aspect du salariat s'exprime dans l'exclusion de l'ouvrier
par rapport à l'outil de travail, par la division du travail.
Pour qu’il y ait exploitation, il faut non seulement qu'il y ait
vente « libre » du travail, c'est-à-dire concurrence
entre les travailleurs, il faut que chaque travailleur soit interchangeable,
la première condition impliquant d'ailleurs la seconde. La division
du travail est une condition indispensable à l'exploitation du
travail.
Le
travail salarié implique, pour permettre la concurrence des travailleurs
entre eux et l'appropriation de la plus-value, la division du
travail manuel-intellectuel, un travail constitué de gestes répétitifs,
divisés, parcellisés, nécessitant un minimum de formation, ce
qui permet de remplacer n'importe quel travailleur par n'importe
quel autre travailleur.
L'ouvrier
individuellement ne produit rien complètement, il ne fabrique
qu'une partie d'un tout dont il peut ne pas voir l'objet fini.
L'outil sur lequel il travaille n'est pas pour l'ouvrier un instrument,
c'est l'ouvrier qui est l'instrument de l'outil.
•
Exclu de sa classe
L'effet
ultime du salariat est le chômage. Les chômeurs en viennent à
se considérer – et à être considérés – comme une catégorie à part,
« en réserve » de la lutte des classes. Ils n'ont aucun
moyen de pression matériel direct sur la bourgeoisie.
Les
syndicats également ont tendance à les considérer comme des travailleurs
à part. Ce sont des gens qui ne votent pas aux élections professionnelles.
Les partis de « gauche » réformistes leur laissent comme
seule perspective le bulletin de vote, c'est-à-dire l'attente,
vertu essentielle du chômeur...
Pour
nous, le chômeur est un travailleur comme les autres. Les unions
locales de syndicats doivent constituer un pôle d'organisation
et d'action dès travailleurs sans emploi. Des milliers de chômeurs,
unis et organisés, prêts à employer l'action directe sont une
aussi grande menace pour la bourgeoisie qu'autant de grévistes.
Par
quoi remplacer le salariat ?
La
lutte pour l'abolition du salariat est inséparable de la lutte
pour l'organisation du prolétariat – l'association ouvrière qui
a pour but de lutter contre la concurrence n'est qu'une étape
qui ne se suffit pas à elle-même.
Le
prolétariat organisé doit viser à détruire l’État, abolir la propriété
privée des moyens de production et l'appropriation privée des
ressources de la société.
Dans
la société capitaliste, le travailleur doit vendre sa force de
travail ; le prolétariat, en tant que classe, se trouve exclu
des moyens de production. Il ne détermine pas : l’objet du
travail ; les conditions de travail ; la répartition
des richesses produites.
Une
société socialiste aura pour but d’organiser les travailleurs
pour qu'ils puissent intervenir à ces trois niveaux. Ainsi, de
même qu'on peut dire qu'un régime où il y a salariat est forcément
un régime capitaliste, on peut dire qu'un régime qui se prétendrait
socialiste et où le prolétariat n'interviendrait pas à ces trois
niveaux ne serait pas socialiste.
•
Détermination de l'objet du travail
Quelle
est la finalité du travail ? Pourquoi produire tel objet
plutôt que tel autre ? Produire en fonction des besoins sociaux
et non pour le profit. Eliminer la production parasitaire.
La
détermination de l'objet du travail par la classe ouvrière est
la première mesure à prendre pour parvenir à l'abolition du salariat.
Déterminer l'objet du travail, cela ne signifie pas que chaque
entreprise puisse décider ce qu'elle devra produire. Cela signifie
que la classe ouvrière déterminera collectivement les orientations
générales de la production et les mesures à prendre pour adapter
la production de chaque entreprise à ces orientations.
Aujourd'hui,
en régime capitaliste, la motivation de la production est la recherche
du profit. Dans un système socialiste, la production est orientée
vers la satisfaction des besoins. Si on ne crée pas d'hôpitaux,
de crèches, d'écoles, etc., c'est parce que ce sont des investissements
non productifs. En revanche, si des centaines de savants se sont
penchés pendant plus de dix ans sur le problème de fabriquer un
appareil photo polaroïd, c'est parce que c'est rentable. Bien
sûr, avoir un polaroïd est agréable, mais en regard des besoins
sociaux réels des travailleurs, c'est du gaspillage. La loi du
profit fait qu'en régime capitaliste des besoins fondamentaux
– santé, logement, transports, etc.– ne sont pas satisfaits ou
sont sabotés, tandis que des besoins sont artificiellement suscités,
dont la satisfaction procure des profits considérables.
Contrôler
l'objet du travail, c'est-à-dire la détermination collective par
la classe ouvrière de l'orientation de la production en vue de
satisfaire ses besoins propres est donc un point essentiel de
la lutte contre le salariat, l'exploitation, et pour le socialisme.
Mais
précisons bien : le contrôle partiel que les travailleurs
pourraient obtenir dans certaines entreprises dans le régime capitaliste
ne constitue pas une mesure « socialiste ». La détermination
des objectifs de production n'a de portée révolutionnaire qu'après
l'expropriation de la bourgeoisie. Ajoutons qu'elle n'a de sens
que si le débat est porté au sein des associations ouvrières :
il s'agit donc d'exclure la détermination faite par des groupes
interclasses qui agiraient par substitution de pouvoirs, qui décideraient
« au nom de la classe ouvrière », en servant bien entendu
d'autres intérêts que les siens.
Nous
ne pouvons pas dire dans quel cadre organisationnel cela se fera,
mais on peut dire dans quel cadre cela pourrait se faire :
le syndicalisme. En effet, l'organisation syndicale, groupement
prolétarien par définition, étend ses ramifications au plan industriel
dans toutes les entreprises, au plan géographique dans toutes
les localités. Si elle peut permettre l'unification de l'action
du prolétariat qui se trouve disséminé dans tout le pays, elle
peut également par le recensement, la décentralisation du débat,
l'unification des décisions, organiser le contrôle sur la production
et ses orientations.
En
résumé, un régime où le travailleur n'a pas la possibilité de
déterminer librement ce pour quoi il travaille ne peut pas être
appelé socialiste. Un régime où une minorité. de professionnels
de la politique décident seuls de ce pour quoi l'ouvrier travaille
n'est pas un régime socialiste.
•
Déterminer les conditions de travail
En
régime capitaliste, le travailleur est obligé d'accepter de travailler
aux conditions assignées par le patron. Les aménagements à ce
principe ont toujours été le résultat de luttes, d'un rapport
de force où la classe ouvrière a imposé au patron un certain recul.
Les congés payés, la Journée de huit heures, etc., ne nous ont
pas été donnés de bonne grâce. Mais quoi qu'on fasse, sous le
régime du profit, il y a toujours un point au-delà duquel on ne
peut pas aller : quand le profit du capitaliste est menacé,
il a, nous l’avons vu, des moyens indirects pour se retourner
contre les travailleurs. ?
C'est
donc par une remise en cause globale du système de production
qu'on pourra parvenir à une amélioration réelle des conditions
de travail. En effet ; si un capitaliste achète des machines,
c'est parce que le coût de ces machines est inférieur au coût
de la main-d'œuvre nécessaire pour assurer la même production :
il ne tient pas compte de l'économie en fatigue.
Cette
revendication est également un point important dans la lutte pour
l'abolition du salariat. Elle est étroitement liée à la précédente.
Les ouvriers qui travaillent aux pièces sur des machines dangereuses
n'avaient pas au début de système de sécurité. Devant les revendications
ouvrières conséquentes aux accidents répétés, les patrons trouvent
la solution en installant des systèmes de sécurité. Mais cela
ralentit le rythme du travail, et donc diminue la paie de l'ouvrier.
Celui-ci a donc tendance à ne pas utiliser le système de sécurité.
Ça, c'est l'organisation capitaliste du travail, qui ne songera
jamais à supprimer le travail aux pièces, et encore moins les
postes de travail dangereux.
Contrôle
de l'objet du travail, contrôle des conditions de travail, il
reste aux travailleurs à conquérir le plus important : le
contrôle de l'affectation des ressources.
•
Contrôle de l'affectation des ressources
Le
capitalisme se définit non pas seulement par la propriété privée
des moyens de production, mais aussi par le fait que le patron
a la liberté d'affecter le surproduit en fonction de ses intérêts
propres. Le produit du travail de millions d'hommes et de femmes,
déduction faite de ce dont ils ont besoin pour subsister, est
approprié par des individus en proportion peu nombreux, Cette
richesse appropriée, les capitalistes ne l'utilisent pas pour
satisfaire les besoins de la société mais pour satisfaire leurs
besoins propres. Les « socialistes » qui entendent exproprier
les capitalistes pour remettre à un appareil incontrôlé l'affectation
des ressources sociales ne font que proposer de changer de régime
d'exploitation. La classe ouvrière devra se donner toutes les
garanties pour conserver la direction du processus de décision
: elle devra non pas copier l'organisation bourgeoise de la société
en changeant seulement les têtes, elle devra transférer tous les
centres de décision dans ses organisations de classe.
C'est
dans ses organisations de classe que devront être faits les choix
sur l'orientation générale de la production, des investissements,
de développement, etc. Il ne s'agit donc pas d'une « prise
au tas » utopique ; il ne s'agit pas de redistribuer
intégralement le produit social car cela équivaudrait à revenir
à la petite production artisanale.
Des
défalcations devront être faites : sur le produit social
avant d'effectuer la répartition individuelle :
– Pour
remplacer les moyens de production usagés ;
– Pour accroître la production ;
–
Pour constituer un fonds de réserves.
De
ce qui reste du produit social, il faut encore défalquer :
– Les
frais généraux d'administration ;
– Le
fonds d'investissement des besoins de la communauté ;
– Un
fonds destiné aux non-productifs : enfants, écoliers, malades,
vieux, etc.
Les
postes budgétaires sont communs à toute société industrielle développée
même si le régime socialiste en créera d'autres. Mais le capitalisme
se caractérise par ceci que d'une part la classe ouvrière n'a
aucun contrôle sur eux et d'autre part que tout est fait pour
lui obscurcir, lui compliquer la chose, et l'empêcher d'avoir
même envie de s'intéresser à la question.
Le
socialisme ne consiste pas à prendre au hasard un ouvrier et à
le charger d'établir la comptabilité nationale ; il consistera
à simplifier la comptabilité générale, à élever le niveau de connaissances
des travailleurs à la compréhension du milieu qui les entoure.
Le contrôle de l'affectation des ressources sociales est un problème
collectif, il commence par le contrôle au niveau que le travailleur
est apte à connaître le mieux, son cadre de vie, l'entreprise
et la localité, pour s'étendre ensuite à un niveau plus global.
Solidarité
ouvrière n° 46,
Février
1975
Le
capital a existé longtemps avant les sociétés industrielles, c’est-à-dire
longtemps avant le capitalisme – les deux termes ne sont pas synonymes.
Le capital est simplement une valeur accumulée, qui a pris diverses
formes au cours de l’histoire : capital usurier, capital
commercial ou bancaire. Cela signifie que le processus par lequel
certains individus accumulent â leur profit de la valeur s’est
fait, au tours de l’histoire, grâce à l’usure, le commerce, ou
la banque.
Pendant
toute cette période. l’économie était caractérisée, par la séparation
entre la production et le capital. Marx cite l’exemple...
« …Du
capital marchand, qui passe commande à un certain nombre de producteurs
immédiats, puis collecte leurs produits et les revend, en avançant
parfois la matière première ou l’argent, etc. ... le producteur
immédiat continue à la fois de vendre sa marchandise et d’utiliser
son propre travail… »
D’une
part, des producteurs indépendants (artisans) fabriquent des marchandises,
d’autre part des marchands écoulent les produits en imposant un
écart entre leur prix et leur valeur : ils achètent à un
prix inférieur à la valeur des marchandises et vendent à un prix
supérieur. Il se forme ainsi une plus-value qui est appropriée
par le marchand dans l’acte de la vente. L’appropriation de cette
plus-value par le marchand est faite dans le circuit de circulation
de la marchandise.
C’est
ce qui caractérise la période pré-capitaliste : la production
n’est pas soumise au capital. Le capital tire profit de la production,
indirectement, par la vente, mais il ne la contrôle pas, il n’exploite
pas de travailleurs salariés. Ce qui caractérise le capitalisme,
c’est que les possesseurs de capitaux contrôlent non seulement
les moyens d’échange mais aussi les moyens de production. Le commerce,
auparavant autonome par rapport à la production, devient un secteur
dépendant de l’industrie : le capital pénètre la sphère de
la production. La plus-value accaparée ne provient. plus de la
ventedes marchandises, mais de leur production, ce qui implique
travail parcellisé, travail salarié.
On
ne produit pas pour satisfaire un besoin. mais pour faire du profit.
Les moyens de production, autrefois propriété. de travailleurs
indépendants. deviennent du capital et ces travailleurs indépendants,
devenus salariés, se voient transformés en vendeurs d’une marchandise
particulière appelée force de travail.
Ces
précisions sont nécessaires pour comprendre les divergences qui
opposent l’anarcho-syndicalisme à certains courants du mouvement
socialiste. Nous essaierons, de montrer qu’il ne s’agit pas d’un
débat académique.
Définir
le capitalisme est une démarche indispensable pour définir le
socialisme. Se tromper dans la première définition peut amener
à qualifier de socialisme ce qui n’est qu’une forme particulière
du capitalisme.
Le
mode de production capitaliste ne peut se comprendre qu’en l’analysant
au niveau du processus de production, non au niveau du marché.
Le
capitalisme se définit avant tout par l’exploitation de main-d’œuvre
salariée : les formes prises par la circulation des marchandises,
les formes juridiques de propriété des moyens de production ne
sont que des variantes adoptées par le capitalisme selon les contextes
historiques et nationaux pour maintenir les privilèges de classe.
Le
mythe de la rationalité en économie capitaliste
L’économie
de marché est un des mécanismes du fonctionnement du capitalisme,
qui se caractérise par les traits suivants :
1.
L’éparpillement de la propriété et du capital
La
société capitaliste dans son sens le plus traditionnel est un
régime. de propriété privée des moyens de production, où le capital
.est éparpillé, divisé en un grand nombre de mains. Une multitude
de capitalistes produisent chaque type de produit offert sur le
marché. Le choix des investissements se fait par décision d’un
capitaliste individuel ou d’un groupe de’ capitalistes propriétaires
individuellement.
2.
Multiplicité des centres de décision
Le
capitalisme traditionnel se caractérise par le fait que les décisions
d’investissement ne répondent pas à un plan concerté de la part
des capitalistes, mais sont faites selon le bon vouloir ou l’estimation
particulière de chacun. Celui qui a « du flair ». investit
dans un secteur qui rapporte de gros profits. Aussitôt, d’autres
capitalistes se précipitent pour investir dans ce secteur. Peu
à peu, les profits baissent sous l’effet de la concurrence. Il
se crée un équilibre et tout redevient .calme jusqu’à la prochaine
poussée.
3. Concurrence
Il
y a donc entre capitalistes une concurrence à mort que vient tempérer
seulement la nécessité de lutter contre l’ennemi commun, le prolétariat.
Cette concurrence. liée à l’éparpillement du capital et à la multiplicité
des centres de décision, exacerbée par la course au profit, a
plusieurs conséquences. Certains capitalistes sont éliminés de
la course ; par la faillite, ils se retrouvent dans l’armée
anonyme du salariat, ou alors, tout en conservant une position
privilégiée, ils se trouvent placés sous la dépendance des plus
forts. Ils conservent la qualité de capitalistes, mais perdent
leur autonomie de décision.
Les
économistes bourgeois prêtent à un tel système un grand nombre
de vertus :
« Lorsque
la concurrence parfaite règne sur. tous les marchés, l’économie
fonctionne avec l’efficience la plus grande possible. En effet,
aucun producteur ne peut obtenir de recettes supplémentaires en
agissant sur les prix, mais seulement par une réduction de son
coût de production. Là où il y a profits anormaux, la liberté
d’entrée (c’est-à-dire la possibilité pour d’autres capitalistes
d’investir dans ce secteur – ndlr.) permet d’accroître la production
et d’abaisser les prix. Toute modification des désirs des consommateurs
se communique aux producteurs. par l’intermédiaire des modifications
du prix des biens. Ces modifications se répercutent elles-mêmes
sur les prix des facteurs de production qui sont attirés dans
certains emplois ou écartés dans d’autres emplois. L’économie
n’est pas menacée par le sous-emploi de facteurs de production
(c’est-à-dire des machines tournant en-dessous . de leurs capacités
de production ndlr.) ; ceux-ci . sont en effet mobiles et
se déplacent des zones de production délaissées par les consommateurs
vers les zones où se porte la. demande. La : concurrence
parfaite assure à la fois l’équilibre et la meilleure répartition
des ressources de l’économie… (Raymond Barre, Principes d’analyse
économique, polycopié de l’Institut d’études politiques.).
Il
va de soi que la rationalité attribuée par M. Barre à l’économie
de marché est parfaitement orientée dans le sens de la rationalité
bourgeoise. En effet si un capitaliste, en régime de concurrence
parfaite, ne peut « obtenir de recettes supplémentaires en
agissant sur les prix », mais seulement par une « réduction
de son coût de production, cela, pour le prolétaire, ne signifie
qu’une chose : aggravation de l’exploitation, soit par la
prolongation de la journée de travail, soit par l’augmentation
de la productivité et de l’intensité du travail, soit par l’élimination
de la main-d’œuvre humaine due à l’introduction du machinisme.
Ainsi,
nous disent encore les économistes bourgeois, l’économie de marché
est un mécanisme qui assure une rationalité au système. Sans marché,
les consommateurs ne pourraient pas faire connaître leurs besoins,
les entrepreneurs ne sauraient pas quoi produire pour satisfaire
les besoins !
La
réalité des choses est un peu moins idyllique, en effet :
– Le
capitalisme de libre concurrence, où existe une multitude de petits
capitaux individuels en concurrence entre eux, où existe une multitude
de capitalistes produisant chaque type de produit, ce capitalisme-là
n’a existé qu’en une brève période de l’histoire, et encore de
façon beaucoup moins caractéristique qu’elle n’est présentée généralement.
La phase concurrentielle du capitalisme a été rapidement remplacée
par le capitalisme de monopole, dans lequel une ou plusieurs grosses
entreprises assurent la production d’une marchandise et peuvent
influer sur les conditions du marché, ou même manipuler le marché.
« Ce
géant qu’est la fabrication en série ne peut conserver sa puissance
que si son effet vorace est pleinement et perpétuellement satisfait
(…) Il est indispensable que les produits soient consommés au
rythme accéléré de leur sortie des chaînes de fabrication, et
il faut éviter à tout prix l’accumulation de stocks… (Paul Mazur,
boursier de Wall Street, cité par Vance Packard, L’art du gaspillage.)
–
Le capitalisme de (relative) libre concurrence implique
une grande fluidité de capitaux : dès que les taux de profit
baissent dans une branche, on investit dans une autre. Cela suppose
que le capital nécessaire pour réinvestir dans cette autre branche
n’est pas trop considérable. On peut facilement « retirer
ses billes » d’un secteur où les machines (capital mort)
sont peu importantes par rapport à la force de travail (capital
vivant), comme dans le travail intérimaire, pour prendre un exemple
extrême. Mais lorsqu’on investit par exemple dans la sidérurgie,
où l’importance relative des machines est considérable, les mouvements
de capitaux sont difficiles.
Le
marché dans le capitalisme de monopoles
Et
l’histoire montre que le capital évolue vers une concentration
croissante ; des masses de plus en plus grandes de capital
sont nécessaires pour investir, ce qui exclut les détenteurs de
petit ou de moyen capital.
–
Enfin, l’intervention croissante de l’État, rendue indispensable
précisément par ces masses colossales de capitaux nécessaires
pour investir dans des secteurs vitaux de l’économie, limite le
champ d’action du capitalisme privé, sans jamais remettre en cause
le caractère capitaliste de l’économie, précisons-le. Cette intervention
de l’État au service du capital peut se faire différemment :
par les nationalisations, c’est-à-dire par la prise en charge
de secteurs non rentables mais nécessaires aux grandes entreprises ;
par des dénationalisations d’entreprises devenues rentables ;
par des commandes d’État à l’industrie privée ; par des subsides
directs ou indirects, des tarifs fiscaux spéciaux, etc.
Aujourd’hui,
le capitalisme ne peut plus se passer de l’intervention économique
de l’État. Dans le capitalisme de monopoles, les profits proviennent :
– De l’action des capitalistes sur l’élévation des prix de vente au-dessus du prix
de production ;
– De mesures de discrimination de prix que les monopoles s’accordent entre eux ;
– Des avantages dus à une meilleure productivité.
On
voit donc que deux sur trois des causes résultent de mesures obtenues
en jouant sur le marché.
1. Elévation
du prix de vente
Dans
le capitalisme de monopoles, le marché subit de profondes transformations
dans ses formes à la suite de la concentration du capital industriel.
Un chiffre est éloquent pour exprimer cette concentration :
en 1880, il y avait 735 sociétés sidérurgiques aux États-Unis ;
en 1950, 16.
« Par
entreprise multinationale, on entend les sociétés qui opèrent
dans plusieurs pays et qui, s’articulant en diverses formes productives,
soit à caractère horizontal (développement massif d’une même production),
soit à caractère vertical (ensemble de plusieurs processus de
production), sont en mesure de contrôler le marché non selon les
nécessités que celui-ci inspire mais selon leur programme de vente
et d’expansion. En admettant qu’on puisse encore parler de marché
aujourd’hui... En fait, il manque ce qui constitue, dans l’économie
classique, les présupposés dont il tire son origine, et sa validité.
Le marché, pour être tel, dans la définition généralement acceptée,
est le moment de rencontre entre les multiples forces productives
et la grande masse de consommateurs et surtout le lieu de formation
des prix auxquels une quantité de produits est vendue.
« La
concentration des entreprises et la conséquente élimination de
la concurrence a amené les grandes entreprises à considérer le
marché non plus comme le moment de formation des prix et de la
quantité vendable, mais comme une énorme boutique où qui peut
ou veut achète à un prix prédéterminé. » (Rivista Anarchica,
février 1972).
Les
petits capitalistes sont éliminés de la course, absorbés. ou vivent
sous la dépendance des grosses firmes. Pour produire avec un maximum
de rentabilité, il faut réunir un capital considérable en machines,
outillage... ce qui place des moyens de plus en plus grands .
sous le contrôle d’un nombre de plus en plus réduit de capitalistes.
Ceux-ci ont donc la possibilité de se tailler la part du lion
sur le marché en expulsant les petits et moyens fabricants.
Ceux
des capitalistes qui surnagent entrevoient la possibilité de limiter
la concurrence qu’ils se font entre eux et de s’entendre pour
éviter la hausse de prix .
« La
concurrence est dépassée ; elle aboutit à la coopération
par la fusion des entreprises et par la constitution d’ententes
internationales », dit un dirigeant du trust chimique ICI.
Lord Melchett, en 1927.
La
constitution de monopoles suppose certaines conditions préalables
cependant :
– La
dimension moyenne des entreprises doit être suffisamment grande.
Si les entreprises sont trop petites, cela favorise les transferts
rapides de capitaux d’une branche à l’autre selon la variation
du taux de profit.
– La
multiplicité des petites entreprises empêche la constitution de
monopoles car il faut en contrôler un trop grand nombre pour contrôler
le marché national ;
– La
centralisation et la concentration du capital créent les conditions
favorables au développement des monopoles, grâce à la création
de très grosses entreprises en nombre réduit, ayant un énorme
capital immobilisé.
La
concentration capitaliste peut revêtir de nombreuses formes. Nous
en retiendrons trois, les plus caractéristiques :
– Le
trust. – C’est un groupement financier auquel des sociétés
jusqu’alors concurrentes confient leurs actions, et qui reçoivent
en échange des certificats qui attestent la proportion dans laquelle
ils souscrivent à l’entente. Le mot a pris plus tard un sens plus
général.
– Le
holding. – C’est une société de participation qui permet de
contrôler de nombreuses entreprises en concentrant le contrôle
financier sur la société mère. Ce système présente l’avantage
de contrôler beaucoup de sociétés avec un minimum de capital.
– Les
fusions d’entreprises. – C’est la forme la plus efficace de.
concentration. L’indépendance juridique ou financière des sociétés
constitutives disparaît pour former un ensemble homogène.
On
entrevoit que la circulation des marchandises à l’intérieur même
des groupes monopolistes – et qui est d’autant plus grande que
les groupes contrôlent plus d’entreprises – sont des relations
d’échange qui, pour être monnayées, n’en sont pas moins surtout
des artifices comptables ou fiscaux.
Si
une concurrence subsiste, elle se situera soit entre les groupes
monopolistes, soit entre groupes monopolistes et secteurs non
monopolistes, et non entre entreprises contrôlées par un même
groupe.
2.
Discrimination des prix de vente et manipulations
Les
monopoles profitent de discriminations de prix faites en leur
faveur. mais également parviennent, en s’entendant entre eux,
à supprimer la concurrence sur les prix.
« Jadis,
un fabricant avait une entreprise individuelle. Ensuite... (il
y eut) plusieurs associés. Plus tard, l’affaire dépassa le capital
que pouvaient fournir deux ou trois associés et des sociétés anonymes
devaient apparaître... Maintenant, nous avons atteint une nouvelle
étape, et il est nécessaire de regrouper un certain nombre de
sociétés anonymes en ce que nous appelons une coalition. »(Ch. Wilson,
Unilever, I, p. 65).
Mais
les « coalitions » n’empêchent pas la guerre entre les
monopoles ou les manipulations pour écraser les concurrents. Vers
la fin du siècle dernier, une multitude de sociétés se concurrençaient
dans la production de pétrole aux États-Unis. Le groupe Rockefeller
qui réunissait la majorité des raffineries obtint le monopole
des pipe-lines. La Standard Oil parvint à raffiner 90 % de
la production US de pétrole. Les producteurs étaient obligés de
vendre leur pétrole à la Standard Oil, puisqu’elle était seule
à pouvoir l’acheminer vers les raffineries. Les producteurs de
pétrole faisaient la queue tous les jours devant les bureaux du
trust Rockefeller pour pouvoir vendre au prix imposé par Rockefeller.
En
1927, le trust américain de l’aluminium ALCOA produisait également
du magnésium. Le trust Dow Chemicals. se spécialisait dans le
magnésium. Une entente fut arrangée : ALCOA arrête sa production
de magnésium, en échange de quoi Dow Chemicals livre à ALCOA tout
le magnésium dont il a besoin, à un prix de 40 % inférieur
au prix payé sur le marché. Quand on peut s’entendre...
La
U.S. Steel Corporation avait le monopole du chemin de fer dans
la région des mines. Ce monopole oblige les vendeurs à accepter
les prix imposés par la U.S. Steel.
Les
monopoles, liés aux groupes financiers, se procurent des crédits
et des capitaux à peu de frais. Les petites et moyennes sociétés
se voient imposer des conditions exorbitantes.
Inversement
les groupes financiers peuvent manipuler le marché grâce au contrôle
qu’ils ont sur les moyens de financement. Une grande banque allemande
envoya, en 1901, la lettre suivante à une société de production
de ciment. Une assemblée générale des actionnaires de la compagnie
devait avoir lieu, lors de laquelle « des mesures pourraient
être prises qui pourraient impliquer des changements dans vos
entreprises qui seraient inacceptables pour nous. Pour ces raisons,
et à notre profond regret, nous sommes obligés de supprimer dorénavant
les crédits que nous vous avions jusqu’alors accordés... Mais
si ladite assemblée générale ne prend pas les mesures inacceptables
pour nous, et si nous recevons des garanties appropriées à ce
sujet quant à l’avenir, nous serions disposés. à ouvrir des négociations
avec vous pour vous accorder de nouveaux crédits. » (Oskar
Stillich, « Geld und Bankwesen », p. 147).
3. Monopoles,
source de gaspillage
Dans
la mesure où les monopoles s’entendent pour atténuer, ou même
supprimer la concurrence, ils peuvent, nous l’avons vu, imposer
sur le marché des prix surélevés par rapport au prix de production
mais également imposer des produits de qualité médiocre, rapidement
usagés si ce n’est dangereux. pour la santé. Un certain nombre
de pratiques sont employées qui aboutissent à un fantastique gaspillage.
– Limitation
de la production
Avant
de se lancer .dans une nouvelle production, le capitaliste analyse
le marché pour savoir si le produit sera vendu. Si la capacité
d’absorption du marché est supérieure à la production effectuée,
cela importe peu, car la demande étant alors supérieure à l’offre,
cela augmente les profits. Dans le cas contraire, si la production
dépasse la demande, il y a risque d’effondrement des prix.
L’arme
principale du trust est donc la diminution de la production en
regard des besoins afin de faire monter les prix.
En
1935, le cartel du cuivre, en faisant baisser les stocks de 35 %
et en limitant la production, provoqua une hausse des prix de
150 %. La même année, une société canadienne ayant des installations
industrielles valant 28 000 dollars en reçut 79 500
du cartel des producteurs de boîtes en carton pour cesser la production
pendant deux ans.
– Frein
à l’application d’innovations techniques
L’énorme
masse de capitaux engagés en matériel fait que l’amortissement
est rendu plus long. Si une technique de production nouvelle est
introduite précipitamment, ces capitaux peuvent être dévalorisés
avant d’avoir été amortis. Indépendamment de cela, puisque les
profits reposent sur le contrôle du marché par la limitation de
la production, l’introduction de nouvelles techniques n’est pas
rendue urgente. Il est donc préférable d’empêcher ces nouvelles
techniques d’être mises en application. On achète donc des brevets
d’invention, et on les met dans un tiroir.
En
1930, une ampoule électrique qui, selon les estimations, aurait
économisé dix millions de dollars aux consommateurs de courant
électrique a été inventée, mais n’a pas été mise sur le marché.
– Détérioration
de la qualité des marchandises
Les
défenseurs de l’économie de marché affirment que la qualité essentielle
du système est le libre choix des consommateurs sur les produits
qu’ils achètent ; rien n’est plus faux.
« On
sait généralement qu’avec de telles imperfections du marché, la
concurrence ne garantit point que le consommateur en recevra toujours
pour son argent. Aussi bien les industriels anonymes, qui n’ont
pas de réputation à perdre, que des trusts géants qui n’ont à
se soucier que d’une concurrence inefficace, peuvent exploiter
l’ignorance du consommateur. » (Stocking & Watkins, « Monopoly
and free enterprise », pp. 134-136). ‘
Des
bureaux de recherche dans des firmes automobiles se consacrent
à l’étude de la résistance des pièces... non pas pour améliorer
celles-ci mais pour calculer la durée moyenne de vie de certaines
pièces vitales dont l’usure nécessite le changement de la voiture.
La durée moyenne de vie d’une voiture est artificiellement diminuée
pour pousser à la consommation. En jargon de métier cela s’appelle
« rejection pattern ». C’est la quantité limite de manipulation
d’une marchandise, au-delà de laquelle le client risque de refuser
le produit. En clair, cela se traduit ainsi :
« Le
chiffre d’affaires maximum exige la construction la moins chère
pour la durée minimum tolérée par le client. » (cité par
V. Packard L’art du gaspillage.
Le
vocabulaire des commis des grands trust chargés des études de
marché est très parlant. Citons quelques exemples :
– puff
limit (« limite de gonflage ») : la quantité
limite de vide qui peut, sans éveiller de soupçon, être contenue
dans un paquet pour faire apparaître celui-ci comme une meilleure
affaire. Ainsi, les lessives sont « gonflées » d’un
produit neutre qui ne sert à rien ou auquel on attribue des vertus
bidons, pour faire augmenter la quantité ;
– container
flash time (littéralement : « temps d’apparition
de l’emballage ») : largeur d’exposition d’un paquet
sur une étagère nécessaire pour attirer de façon optimale l’œil
du client ;
package
grab level (« hauteur de saisie d’un paquet ») : la meilleure hauteur de
l’étagère pour qu’un client puisse saisir un objet. On met le
produit le moins cher en bas ou tout à fait en haut, et le plus
cher à la hauteur optimale.
Tout
ceci est très scientifiquement étudié par d’éminents psychologues
du comportement, dont le rôle se résume à ceci : MANIPULATION.
Nous
terminerons cette première partie en disant que si l’économie
de marché peut prendre diverses formes, dans tous les cas elle
aboutit à un gaspillage effréné de ressources, de temps et de
vies.
Le
capitalisme de monopoles ne supprime pas la concurrence et le
chaos de la production capitaliste ; il ne fait que les transférer
à un niveau supérieur, entre antagonistes de plus en plus puissants
disposant de plus en plus de pouvoir pour manipuler les hommes
et exploiter les travailleurs. Nous verrons dans le prochain article
les caractérisations du marché dans les pays capitalistes d’État
et ce que le mouvemente anarcho-syndicaliste propose comme perspectives.
Solidarité
ouvrière n° 48
Avril
1975
L'histoire
du capitalisme pourrait se résumer à la quête frénétique de nouveaux
marchés par les fractions dominantes de la bourgeoisie des pays
industrialisés. Cette quête se caractérise elle-même par l'alternance
de périodes d'expansion (ouverture de marchés) et de récession
(rétrécissement des marchés).
Trois
phases dans l'évolution du capitalisme peuvent, schématiquement,
être Isolées :
1. Au
XIXe siècle, le capitalisme libéral a vu la domination d'un seul pays sur le marché
mondial – la Grande Bretagne. C'est la période qu'ont connue les
premiers penseurs du socialisme, et leurs théories sont largement
déterminées par cette circonstance.
2. Vers
la fin du XIXe siècle, de nouvelles grandes puissances apparaissent qui imposent un nouveau
partage des marchés. Les bases de la production capitaliste s'étendent,
c'est-à-dire que le capitalisme s'impose dans des secteurs jusque
là préservés : éviction des artisans, des petits paysans ;
ainsi que dans des pays jusque là préservés : extension des
conquêtes coloniales. Avec le temps, les secteurs et les pays
qui ne sont pas intégrés dans le cycle de production capitaliste
diminuent ; les possibilités d'expansion du marché s'amenuisent.
3. Aussi,
les capitaux vont-ils chercher de nouveaux marchés dans les pays
industrialisés eux-mêmes. Ce sera d'une part l'exportation de
capitaux des pays capitalistes les plus développés vers les pays
capitalistes moins développés, et la soumission des seconds aux
premiers. Ce seront ensuite les guerres impérialistes. Les guerres,
avec les immenses destructions qu'elles provoquent, sont un des
moyens de résoudre la contradiction entre la tendance à l'expansion
du capital et les obstacles à cette tendance causés par les limites mêmes du globe.
L'économie
mondiale va de façon constante vers une intégrationcroissante
de la production. Chaque pays du globe fait partie d'un ensemble
où il joue un rôle dans la division internationale du travail ;
chaque secteur d'industrie est étroitement dépendant d'autres
secteurs, et lui-même est indispensable à d'autres secteurs ; chaque entreprise est liée par des
liens étroits à un réseau complexe de production dont chaque élément estdépendant
des autres. C'est ce qui fait la force du capitalisme industrield'aujourd'hui
mais aussi sa faiblesse : toute modification dans une partie
du mécanisme peut avoir des conséquences importantes pour l'ensemble
de la machine. Mais, surtout, cette intégration croissante modifie
sensiblement les formes de la domination capitaliste et les conditions
de son développement.
Concentration
du capital et baisse du taux de profit
La
concentration du capital est liée directement au phénomène de
la baisse du taux de profit. La concurrence entre les capitalistes
élimine ceux qui sont techniquement et financièrement les plus
faibles. Il se crée une modification à la fois dans la taille
des unités de production (usines plus grandes) et dans le contrôle
– un plus petit nombre de gens contrôle un plus grand nombre d'entreprises
[20].
Seul
le travail fournit de la valeur, l'outil en lui-même n'est qu'un
instrument inerte si l'ouvrier ne l'utilise pas. Or, la composition
interne du capital évolue ; la part du capital mort, les
machines les outils, etc., augmente par rapport au capital vivant,
la force de travail. Cela signifie que le capitaliste doit investir
dans l'outillage, les machines, qui ne produisent pas en elles-mêmes
de valeur, proportionnellement plus que dans le capital vivant,
la force de travail. Il en découle que la rentabilité de ses investissements
diminue ... La seule consolation du capitaliste est que si le
taux de profit baisse, la masse de la plus-value continue d'augmenter.
Un taux de profit de 10 % sur 1 milliard, cela fait 100 millions.
Mais ces cent millions consoleront le capitaliste de ne pas faire
12 % de profit sur seulement 200 millions, soit 24 millions.
Le
capitalisme a de multiples moyens pour atténuer les effets de
cette baisse du taux de profit, le plus important étant d'accroître
l'exploitation du travail, en jouant sur le marché du travail ;
ce qui entraîne l'extension de l'armée industrielle de réserve
et l'accroissement de la concurrence entre les travailleurs ;
et en jouant sur le marché des biens de consommation en augmentant
la production pour faire baisser les prix, ce qui entraîne la
surproduction.
Certains
ont pu tirer de la théorie de la baisse tendancielle du taux de
profit la conclusion de la chute automatique du capitalisme. Pour
cela, il faudrait montrer que l'augmentation de la masse de profit
ne compense même pas la baisse du taux de profit. Cela ne correspond
pas aux faits observables.
La
question n'est pas dans l'éventualité que la somme du profit global
diminue en dépit de l'augmentation de la production, c'est que
le développement et l'élargissement de la production industrielle
trouveront leurs limites dans l'impossibilité d'écouler cette
production, c'est-à-dire de leur trouver un marché. Rosa Luxembourg
disait : Si on attend de la chute du taux de profit l'écroulement
du capitalisme, on pourrait attendre aussi bien jusqu'à ce que
le soleil s'éteigne.
Rétrécissement
du marché
Pour
que le capitalisme puisse se maintenir, il faut qu'il reproduise
constamment les conditions de son mode de production : le
contrôle des moyens de production par une minorité ; l'existence
d'une classe dominée obligée de vendre sa force de travail pour
vivre, et dont le revenu sous forme de salaire suffit seulement
à satisfaire les besoins immédiats. DansSolidarité ouvrière de février,
nous disions :
« Alors
que le taux d'épargne était en 1969, pour l'ensemble des catégories
professionnelles, de 14 <% du revenu disponible,
il était de 12,5 % pour les ouvriers et pouvait
atteindre 25 30 % pour les cadres supérieurs. Encore faut il distinguer
épargne et épargne. L'épargne des travailleurs correspond :
1°) une consommation différée pour couvrir
les impôts, les coups durs et les vacances ; 2°) à l'acquisition
de biens durables indispensables : c'est le cas de l'électroménager ;
3°) à l'acquisition de biens immobiliers qui ne produisent pas
de plus-value : exemple, dans 80 % des cas, le logement principal.
« Mais il en va autrement de l'épargne des pseudo-salariés et des cadres. Cette
épargne est avant tout source de plus-value. Alors que 1 %
de l'épargne ouvrière est consacrée à l'achat
d'actions boursières, le chiffre est de 20 % pour
les cadres supérieurs. »
On
pourrait ajouter que ce chiffre de 1 % serait plus faible encore
si la « participation » instituée par la loi n'existait
pas [21].
•
Reproduction rétrécie
La
crise actuelle du capitalisme est précisément que la reproduction
du capital se rétrécit relativement au marché, c'est-à-dire que
les salariés ont un niveau de vie qui baisse en comparaison du
développement des forces productives.
La
reproduction rétrécie du capital peut prendre plusieurs formes :
– une
chute brutale de la production, non pas nécessairement de la masse
de la production mais de sa valeur, provoque une crise économique.
D'où fermeture d'usines, licenciements de main-d'œuvre. Chute
du pouvoir d'achat, mévente, chute des prix, fermetures d'entreprises.
Le cycle de la crise est complet. Ceci détruit l'argumentation
selon laquelle ce sont les revendications ouvrières qui provoquent
la hausse des prix. Pour cela, il faudrait que les travailleurs
aient le pouvoir d'influer sur la valeur de la masse de la production,
ce qui est leur attribuer un pouvoir qu'ils sont loin d'avoir !
! !
– de
même, une modification dans la répartition des ressources productives
peut produire un rétrécissement de la reproduction du capital :
par exemple la production de biens d'équipement et de consommation
destinés à l'armée, la police, à l'entretien de l'encadrement
parasitaire dans le secteur privé, etc. Aussi longtemps qu'il
y a des ressources non employées dans la société, ces « stimulants »
auront tendance à assurer un plein emploi tout relatif, tout en
sapant à la longue la stabilité de la monnaie, et à retarder la
crise.
•
Marchés de remplacement
Les
difficultés qu'ont les capitalistes à écouler la production (surproduction)
et de trouver de nouveaux champs d'investissement (surcapitalisation)
les poussent à trouver des marchés de remplacement. Naïvement,
on pourrait croire que, puisque les marchés sont saturés, puisque
on trouve de plus en plus difficilement des secteurs où investir,
les capitalistes vont, enfin, se consacrer au bien public. C'est
oublier que le capitaliste ne raisonne pas en terme d'investissement
social et d'intérêt public, mais d'investissement rentable et
d'intérêt privé. Lorsque les marchés sont tous saturés et que
les champs d'investissement (rentables) sont saturés également,
la bourgeoisie, poussée par une logique implacable, investira...
dans les moyens de destruction qui constituent un marché de remplacement
indispensable, à court terme parce qu'ils permettent d'employer
des moyens de production qui seraient autrement inutilisés, à long terme parce qu'ils permettent de détruire des forces productives
et donc de reconstituer potentiellement des marchés futurs. Troisième
avantage, l'économie de guerre peut, éventuellement, de marché
de remplacement, devenir instrument pour étendre le marché réel...
•
Rôle de l’Etat
En
situation de rétrécissement du marche et de recherche de marché
de remplacement, l'État joue un rôle prépondérant. Si l'économie
d'armement permet la mise en valeur du capital de l'industrie
lourde « surcapitalisée »,et fournit ce capital un marché,
elle transforme l'État en client principal de cette industrie.
l'État
garantit aux monopoles leurs profits par une politique de subsides
et par les commandes publiques qui sont dans leur grande majorité
consacrées à la défense nationale. Ainsi s'explique cette contradiction apparente
en France, qui fait que la construction aéronautique militaire
est une industrie essentiellement privée, et la construction aéronautique
civile une industrie étatisée ...
Fractionnement
du marché mondial
Le
capitalisme analysé par Marx à partir du milieu du siècle dernier était un capitalisme en pleine expansion.
Le mode de production capitaliste dont l'Angleterre constituait
la forme la plus avancée, s'étendait d'une part par la pénétration
dans les milieux non capitalistes (colonies) et par la création
de nouveaux secteurs d'investissements rendus possibles grâce
au progrès technologique.
« Poussée
par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit
le globe entier. Il lui faut pénétrer partout s'établir partout,
créer partout des moyens de communication.
« Par
l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère
cosmopolite à la production et la consommation de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires
elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. » (Marx, Le manifeste communiste.)
Cette
période ascendante est aujourd'hui achevée, les marchés ont été
tous conquis ; on assiste maintenant à une période de rétrécissement et de fractionnement du marché mondial.
Un
certain nombre de facteurs expliquent ce phénomène.
1)
la fermeture relative de certains marchés au capitalisme monopoliste.
Il
s'agit de la Russie dans les années 20, de l'Europe orientale
après 1944, de la Chine au début des années 50, de a Corée. du
Vietnam du Nord, de Cuba. Nous disons « fermeture relative »
car ces pays, surtout les trois premiers exemples cités, continuent
à importer des biens de consommation et des facteurs de production
des pays du monde dit « libre »et à y exporter des produits, surtout des matières premières. Mais
ces pays ne constituent pas, pour le capitalisme des monopoles,
un marché ouvert : les importations sont étroitement sélectionnées
et limitées au strict nécessaire ; d'autre part, les monopoles
ne peuvent pas y exporter de capitaux (ou presque pas ; Voir
Soli n° 27-28). Un tiers du globe environ est fermé à
l'expansion du capital monopoliste.
Depuis
la Deuxième guerre mondiale, les mouvements de décolonisation
ont réduit les débouchés de certains produits dans quelques pays
du monde, qui ont tenté de produire eux-mêmes ce qu'ils étaient
auparavant obligés d'importer.
2)
l'essor industriel de certains pays a transformé
ceux-ci en concurrents du capital monopoliste dans quelques branches
de la production, surtout les biens de consommation. L'expansion
industrielle de l'URSS et de l'Europe de l'Est a permis à
ces pays de remplacer en partie les monopoles impérialistes
dans le commerce avec quelques pays industrialisés et sous-industrialisés.
Précisons que ce deuxième aspect est nettement moins important
que lepremier dans le phénomène de rétrécissement du marché mondial...
L'aggravation
de la lutte entre les monopoles et entre les États pousse chaque
pays à essayer de vivre sur lui-même, en cycle fermé et à recourir
àla concentration maximale. Cette concentration prend la forme de capitalisme d'État
dans le cas des pays arrivés le plus tardivement à
un niveau de développement suffisant, car c'est pour eux la seule façon de préserver
l'économie nationale de la pénétration des capitaux étrangers
et de la soumission à ceux-ci. Mais ce serait une erreur de croire que les monopoles
sont une forme de concentration « inférieure » à
celle du capital d'État : certaines ententes monopolistes
internationales constituent une tendance vers une forme de concentration
supérieure à celle qui pourrait se réaliser dans le cadre d'un seul État.
* * *
Dans
Solidarité ouvrière de janvier nous avons vu comment les
monopoles réussissent à modeler l'offre de biens de consommation en fonction de leurs
intérêts propres. En suscitant artificiellement la consommation
dans certains secteurs par des méthodes de persuasion clandestine
scientifiquement éprouvées, les monopoles altèrent le marchédans
le sens traditionnel du mot, qui implique un choix de la part
du consommateur.
Le
marché capitaliste peut prendre de multiples formes, il peut subir
de multiples limitations liées au degré de concentration du capital :
confondre ces limitations avec des mesures socialistes ou avec
des conditions suffisantes pour la réalisation du socialisme est
une erreur grave.
Ce
qui, à nos yeux, apparaît comme une expansion du capitalisme àtravers la concentration étatique et l'altération de la forme traditionnelle
du marché semble être pour certains un fait automatiquement positif :
« ...la pratique croissante de l'interventionnisme d'État
apparaît comme un hommage involontaire que le capital rend au
socialisme » (Mandel, Traité d'économie marxiste t.
3 p. 263).
Les
limitations apportées au marché des biens de consommation et de
production par le capitalisme à son stade le plus concentré ne définissent en rien ce régime comme socialiste
dans la mesure où subsiste la relation capitaliste fondamentale,
l'exploitation salariale, le marché de la force de travail.
Solidarité
ouvrière n° 50,
Juin
1975
La
possession des moyens de production à titre privé est considérée
comme l’élément déterminant pour définir la nature capitaliste
d’un régime. C’est oublier que le régime juridique de propriété
ne suffit pas pour définir le capitalisme qui est, avant tout,
un rapport social de production : l’exploitation de la force
de travail d’une classe salariée, l’appropriation de la plus-value
par une minorité ne sont pas la conséquence d’un régime juridique
de propriété. Les formes juridiques de propriété ne sont que des
variantes, adaptées aux conditions particulières de l’appropriation
de la plus-value.
Si
un groupe d’individus ne possède pas de titres de propriété, cela
ne garantit nullement que ceux-ci ne soient pas des exploiteurs.
A la question : peut-on exploiter la force de travail, s’approprier
la plus-value sans posséder en propre, à titre individuel, des
moyens de production, nous répondons par l’affirmative.
Le
marché des biens de production
•
En régime capitaliste d’État
Dans
le régime capitaliste d’État, le marché des moyens de production
est réduit au minimum. En URSS, exemple le plus caractéristique
actuellement de capitalisme d’État, s’il est possible de se procurer
à titre individuel, des moyens de production, il est interdit
d’employer du personnel salarié. L’article 9 de la constitution
soviétique le dit :
« A
côté du système socialiste de l’économie, la loi admet les petites
entreprises privées des paysans individuels et des artisans, fondées
sur le travail personnel et excluant l’exploitation du travail
d’autrui. »
Mais
curieusement, la loi ne s’oppose pas à ce qu’une personne fournisse
des prestations à une autre personne physique et en reçoive la
rémunération correspondante. L’emploi de « travailleurs domestiques »
n’est pas interdit...
« Il
n’est pas interdit de travailler à son propre compte, de vendre
le produit de son travail et de posséder, l’ayant acheté légalement,
le matériel professionnel nécessaire à cette activité : outillage,
machine à coudre, etc. L’infraction commence dès lors que le propriétaire
de ce matériel le met entre les mains d’autres personnes à qui
il verse une somme convenue, tandis qu’il écoule lui-même sa production
et empoche la différence. » (L’entreprise soviétique face
à l’État, E. Egnell, M. Peissik, Editions du Seuil.)
Parallèlement
à la production individuelle légale existe une production clandestine
conçue comme complément du salaire. Périodiquement, la chronique
est défrayée par l’aventure d’un ouvrier qui récupérait les déchets
de production de son usine et s’était monté un atelier clandestin
où il fabriquait des outils d’usage courant ou de l’équipement
électrique domestique. Le camarade X vendait sa production à des
particuliers ou à des entreprises de la localité qui éprouvaient
des difficultés d’approvisionnement.
« La
multiplicité des exemples des camarades X témoigne que leur initiative
correspond. à un besoin persistant de l’économie soviétique au
stade actuel de son développement. Dans les conditions de la réforme
économique, les autorités sont sans doute disposées à apprécier
et à approuver en soi les initiatives des camarades X, mais elles
souhaitent les contrôler, les canaliser, les intégrer aux circuits
officiels de production. » (L’entreprise soviétique...)
On
voit donc que, d’une façon ou d’une autre, l’accession aux moyens
de production n’est pas fermée. Même les moyens « illégaux »
sont relativement tolérés tant qu’ils ne dépassent pas certaines
limites, car ils permettent de pallier la rigidité de l’approvisionnement.
Cette petite production privée constitue la base économique d’une
couche de petite bourgeoisie dont l’importance n’est pas à négliger
et qui a nous le verrons, son équivalent dans le capitalisme de
monopoles.
La
réforme économique de 1965 a été édictée en vue d’empêcher la prolifération
de ces secteurs dits « non socialistes » qui prenaient
des proportions inquiétantes. Il s’agissait d’octroyer une plus
grande souplesse de gestion et de liberté d’action commerciale
aux petites entreprises locales.
Nous
ne nous étendrons pas sur la production privée dans l’agriculture,
une abondante littérature existe sur ce sujet. Rappelons seulement
quelques chiffres : en 1959, la dimension moyenne des kolkhoses
était de 5 800
hectares pour 300 familles. La dimension moyenne des parcelles
individuelles atteint des surfaces comprises entre 900 et 1 800 hectares, soit 30 à 60
hectares par famille... Autrement dit, la dimension moyenne de
l’exploitation familiale soviétique est supérieure à la dimension
moyenne de l’exploitation familiale en France (20 à 25
hectares).
En
1957, les parcelles individuelles possédaient 54 % des surfaces
consacrées à la pomme de terre et aux légumes et, en 1959, elles
possédaient 41 % des bovins, 57 % des vaches, 36 %
des porcs, 26 % des ovins ; elles fournissaient en outre
plus de la moitié de la production de viande et de lait (chiffres
cités par Chombart de Lauwe, Les paysans soviétiques).
Pour
les humanistes bêlants qui profiteraient de cette constatation
pour lancer le couplet sur la « nature humaine » et
« l’instinct de propriété », ajoutons que les sovkhoses,
qui sont des entreprises agricoles où n’existent pas de parcelles
individuelles et où l’organisation est de type industriel (par
opposition au kolkhose qui est une unité de production mi-coopérative,
mi-privée), présentent une productivité du travail supérieure
à celle observée dans les kolkhoses.
•
En régime capitaliste monopoliste
Ces
développements sont indispensables pour démonter le mythe de l’étatisation
intégrale de l’économie soviétique. L’insistance que nous avons
mise sur les possibilités d’accès des particuliers aux moyens
de production ne doit pas cacher l’essentiel : dès qu’on
dépasse un certain stade de la petite production, il est impossible
de posséder à titre individuel des moyens de production. Mais
ce n’est pas une originalité du capitalisme d’État. le capitalisme
de monopoles a déjà réalisé en grande partie cette impossibilité.
Ce n’est pas un empêchement juridique mais de fait : la « libre »
accession aux moyens de production devient de plus en plus limitée
avec la concentration du capital qui rend de plus en plus importants
les investissements nécessaires pour qu’une affaire soit rentable.
Aujourd’hui
dans le monde dit « libre », on peut considérer que
le capitalisme est divisé en trois grands secteurs :
a)
Le capital d’État : la composition interne du capital est
très grande. Ce secteur a été abandonné par le capital privé à
cause de l’importance des investissements nécessaires ;
b)
Le capital monopoliste, à grande composition interne du capital,
où la production est encore rentable. La propriété y est oligarchique,
c’est-à-dire entre les mains d’une petite minorité ;
c)
Le petit capital à faible composition interne : il s’agit
essentiellement de la petite production qui gravite autour des
grands monopoles et qui est la plupart du temps suscitée par ces
derniers, car elle a un rôle dans la sous-traitance, la fourniture
de matériel, la réparation qui n’intéresse pas les grandes unités
de production. Cette petite production trouve son équivalent en
URSS dans la petite production privée.
Le
marché des moyens de production est relativement élastique dans
ce dernier secteur mais, en volume et en valeur, ne concerne qu’une
petite partie du marché total.
Un
ouvrier imprimeur pourra, s’il est débrouillard, se procurer un
petit local et un peu de matériel pour « monter son
imprimerie ». Il réussira peut-être même à employer un ou
deux ouvriers. Il tirera les cartes de visite des gens du quartier,
peut-être une feuille locale. Mais à côté du groupe Néogravure
(6 000 travailleurs) ou de l’imprimerie G.-Lang (1 800
travailleurs), il ne représente rien. Cette petite imprimerie
n’existera que parce que les grandes ne sont pas intéressées à
tirer 100 cartes de visite ou des ouvrages « spécialisés »
à tirage limité.
Dans
le secteur monopoliste, le marché des moyens de production est
très rigide, « rétréci ». L’artisan du coin de la rue
ne s’achètera jamais un haut-fourneau. Pourtant, la loi lui en
reconnaît le droit... Un tel marché n’est accessible qu’aux très
grands groupements en place. D’ailleurs, entre les grandes concentrations
monopolistes, les moyens de production, ni même les produits intermédiaires,
ne sont ni vendus ni achetés, mais alloués sans tenir compte de
leur valeur ou de leur coût de production. Même si un système
de prix est utilisé, c’est simplement en tant que technique comptable.
Ces produits ne sont en fait pas échangés à travers le marché.
Ce n’est qu’à la fin du cycle de production, sur le produit fini,
que le profit est obtenu.
Ce
qui n’est qu’une tendance dans le capitalisme de monopole est
simplement étendu à toute la société dans le capitalisme d’État.
Dans la période libérale du capitalisme, la rentabilité, étalon,
mesure de la production, était calculée au niveau de l’entreprise ;
dans le capitalisme des monopoles, elle se constitue au niveau
de la branche industrielle ; dans le capitalisme d’État,
la rentabilité se constitue à l’échelle globale, au niveau de
l’État.
Le
marché du travail
Comme
l’écrivait Paul Mattick :
« L’ensemble
du marché capitaliste – à l’exception des relations de marché
entre capital et travail – peut disparaître sans affecter la forme
de production capitaliste. La relation de marché entre capital
et travail est l’unique relation capitaliste en soi. Sans son
abolition, le mode de production historiquement développé et qui
est appelé capitalisme ne peut pas disparaître. » (P. Mattick,
« How New Is the “New Order” of Fascism ? », Partisan
Review, 1942.)
« Tous
les systèmes capitalistes d’État s’apparentent à l’économie de
marché du fait que les rapports capital-travail s’y trouvent perpétués…
Formellement, il n’y a pas de grande différence de l’un à l’autre
système si ce n’est, dans le cas de l’étatisation, un contrôle
plus centralisé du surproduit... (P. Mattick, « Marx et Keynes »)
L’existence
d’un marché de la force de travail signifie simplement la perpétuation
du salariat comme mode de rémunération des travailleurs. Nous
avons développé ce point dans Soli de décembre dernier.
Rappelons
seulement que salariat signifie concurrence entre les travailleurs
face à l’emploi, exclusion du salarié du produit de son travail,
exclusion de l’outil de travail. Enfin, le régime du salariat
est un régime où la classe ouvrière ne détermine pas l’objet de
son travail, ni les conditions de son travail, et où elle n’a
pas de contrôle sur l’affectation des ressources sociales. Un
tel marché subsiste encore actuellement en U.RS.S., et c’est cela,
principalement, qui définit selon nous ce pays comme pays capitaliste.
•
L’émulation
Le
principal phénomène qui permet de se rendre compte de l’existence
de ce marché du travail est le système complexe d’émulation au
travail.
« L’organisation
de l’émulation constitue l’élément fondamental et principal de
l’activité des commissions de production auprès du comité syndical
d’entreprise dans les ateliers. » (« Obdorar »,
fév. 1967 – URSS, cité par T. Lowitt. Le syndicalisme de type
soviétique.)
Diverses
méthodes, administratives ou économiques, sont employées pour
susciter l’émulation au travail.
Tout
d’abord le travail aux pièces : le pourcentage de salariés
dans l’industrie qui sont rémunérés aux pièces passe de 57,5 %
en 1928 à 71 % en 1936 et 77 % en 1953. Ce pourcentage
est tombé à 60 % en 1961.
Un
système complexe de primes existe pour inciter et récompenser
les bons travailleurs. Parmi les ouvriers, des différences considérables
de revenus existent, dont on peut imaginer les conséquences sur
la cohésion interne de la classe ouvrière. La revue « Voprossi
ekonomiki » constate, en 1959, que les salaires des ouvriers
qualifiés dépassent jusqu’à huit fois ceux des ouvriers non qualifiés.
L’importance
des primes est vouée à s’accroître selon les prévisions de la
réforme économique de 1965 :
« L’évolution
logique de la réforme voudrait qu’au cours du neuvième quinquennat
la part du profit affectée au fonds d’encouragement matériel croisse
sensiblement, tandis que les ressources du “fonds des salaires”
ne seraient plus destinées qu’au paiement des seuls salaires de
base… » (L’entreprise face à l’État.)
Aux
primes individuelles s’ajoutent des primes collectives attribuées
à l’ensemble des travailleurs de l’entreprise si les prévisions
de production sont dépassées. Les auteurs de cet ouvrage ajoutent
que cette volonté d’intéressement des travailleurs aux résultats
de l’entreprise risque de poser de « délicats problèmes psychologiques » :
« Par
exemple, dans une usine de construction mécanique, le personnel
de l’atelier d’assemblage proteste s’il se trouve pénalisé par
suite d’une défaillance des ateliers de production des pièces. »
Est-il
utile d’insister sur les conséquences de telles méthodes sur l’unité
de la classe ouvrière : concurrence, division, etc. ?
Dans notre brochure « Bolchevisme ou syndicalisme »,
nous avons parlé de l’émulation dans les entreprises :
« Il
existe une émulation dans l’émulation, en ce sens qu’il y a une
hiérarchie des mérites : il faut en effet différencier les
formes inférieures et les formes supérieures ; des équipes
en compétition peuvent ainsi concourir pour le titre de “brigade
du travail communiste” ou, à titre individuel, pour le titre de
“travailleur de choc du travail communiste”... Les titres honorifiques
sont variés : “héros du travail communiste”, “brigade du
travail communiste”, tableau d’honneur affiché dans l’entreprise
ou à l’atelier avec photo à l’appui, “étendards rouges” qui, comme
le maillot jaune du tour de France, est l’enjeu de la compétition
inter-entreprises... »
•
La mobilité des travailleurs
Dans
la société soviétique, le chômage n’existe pas, en tant que phénomène
social. L’article XII de la constitution dispose :
« Le
travail en URSS est pour chaque citoyen apte au travail un devoir
et une question d’honneur, selon le principe : celui qui
ne travaille pas ne doit pas manger. »
Un
grand effort de planification est fait pour adapter le marché
du travail aux débouchés offerts. Les jeunes qui arrivent sur
le marché de l’emploi peuvent s’adresser aux bureaux de placement
des soviets locaux. Néanmoins, il est estimé que moins de 5 %
des personnes accédant à un emploi nouveau passent par un bureau
de placement. La méthode la plus habituelle est l’arrangement
individuel, l’embauche directe par l’entreprise. « Au total,
les mécanismes soviétiques en ce domaine ne sont pas si différents
de ceux des pays d’économie libérale » précisent ingénument
E. Egnell et M. Peissik.
Ils
ajoutent :
« ...Le
chômage comme état individuel est un vice puisque le chômeur est
suspect d’avoir refusé le travail qui lui était offert par la
société... En outre, l’accès à un grand nombre d’avantages matériels
étant recommandé par l’appartenance à un collectif, le chômeur
soviétique est un citoyen moralement, matériellement, juridiquement
diminué, un houligan an puissance. C’est d’ailleurs a nom de la
lutte contre le houliganisme que sont généralement poursuivis
les inactifs dans les périodes de sévérité. »
La
résorption du chômage est effectuée de deux manières : l’incitation
sur les entreprises pour qu’elles prennent en charge des travailleurs
non indispensables ; la pression sur les demandeurs d’emploi
pour qu’ils acceptent des emplois non conformes à leur qualification
ou à leur désir. Dans la pratique, l’absence officielle de chômage
se traduit par le fait que « nombre de travailleurs quittent
leur emploi de leur propre initiative et vivent provisoirement
en dehors de tout collectif, jusqu’à ce qu’ils aient cherché et
trouvé un autre poste qui leur convienne mieux ». En attendant.
ils sont à la charge de leur famille ou de leurs amis ; ils
ne bénéficient d’aucune indemnité puisque le chômage n’existe
pas... Mobilité de la main d’œuvre par l’existence d’un fort volant
de chômage indemnisé, ou mobilité par l’acceptation quasi obligatoire
d’un emploi déqualifié : il est hors de doute que beaucoup
préfèreront la seconde solution, mais il est également hors de
doute que les deux termes de l’alternative s’inscrivent dans le
cadre des rapports de production capitalistes et que ce ne sont
que deux variantes du fonctionnement du marché du travail.
« Le
capitalisme d’État n’est ni capitaliste au sens traditionnel,
ni socialisme prolétarien ; il faut le point de vue du capitalisme
privé, on peut le définir comme socialisme d’État, du seul fait
que le capital y est centralisé par l’État, mais du point de vue
du socialisme prolétarien, il faut le définir comme un capitalisme
d’État puisqu’il perpétue la répartition capitaliste des conditions
de travail entre travailleurs et non travailleurs... » (P.
Mattick).
Solidarité
ouvrière n°
Mois
Les
deux points du programme révolutionnaire développés dans les numéros
44, 45 et 46 de Solidarité ouvrière étaient l’abolition
du salariat et l’abolition de l’économie de marché, auxquels le
mouvement ouvrier devait substituer la satisfaction des besoins
sociaux et la planification.
Le
troisième point du programme est le plus controversé parmi les
différents courants qui se réclament de la classe ouvrière. L’abolition
de la propriété privée des moyens de production fait partie des
mesures dont l’application immédiate serait possible et nécessaire,
alors que les deux autres points pourraient résulter que d’une
évolution plus ou moins longue.
Il
faut cependant distinguer entre deux types d’oppositions face
à ce problème. Au sein du courant marxiste, les divergences portent
sur des questions de modalité d’application. Entre l’ensemble
des courants marxistes et l’anarcho-syndicalisme se trouvent des
divergences de fond qui portent sur la signification même du socialisme.
La
tendance à assimiler capitalisme et propriété privée des moyens
de production amène à des simplifications qui peuvent conduire
à de graves conséquences dans l’action. La plus grave de ces conséquences
étant bien entendu de considérer comme socialiste un régime qui
ne l’est pas...
Si
le régime de propriété est un des éléments qui caractérisent un
système social, ce n’est pas le seul. En d’autres termes, le socialisme
implique nécessairement l’abolition de la propriété privée des
moyens de production. Mais l’abolition de cette propriété ne s’accompagne
pas nécessairement du socialisme.
Dans
l’histoire de la société humaine, les régimes d’exploitation ont
existé avant que n’apparaisse le capitalisme. Dans la société
esclavagiste et féodale, existait déjà la propriété privée des
moyens de production. Ce qui différencie ces sociétés du capitalisme
n’est donc pas le régime de propriété mais les rapports sociaux
de production. Les formes de propriété ont bien entendu évolué,
mais seulement en conséquence de l’évolution des rapports sociaux
de production : elles s’adaptent aux conditions nouvelles
d’exploitation de la force de travail. Aujourd’hui, l’exploitation
de la force de travail se fait sous la forme de l’exploitation
salariale, et c’est cela qui définit le capitalisme.
Le
capitalisme lui-même, au cours de son histoire, a vu des modifications
importantes dans les formes dé propriété, qui correspondent, non
à un changement dans la nature du capitalisme, mais à une adaptation
aux conditions nouvelles. Le capitalisme peut même s’arranger
d’un régime qui aurait supprimé la propriété privée pourvu qu’il
maintienne l’exploitation de la force de travail de la majorité
au profit d’une minorité.
1.
–Transformation des formes de propriété
L’évolution
des formes de propriété au sein du régime capitaliste s’explique
principalement par le phénomène de concentration du capital. Par
là, il faut entendre la concentration de la propriété et non celle
des entreprises en tant qu’unités de production.
Le
processus de concentration a comme conséquence de porter le capital
d’une entreprise à un volume qui dépasse les possibilités financières
d’un seul capitaliste. En outre, il y a des activités économiques
qui, dès le départ, exigent des capitaux si importants qu’elles
sont inconcevables à l’échelle d’un seul capitaliste.
Il
en résulte qu’à un certaine degré de développement des forces
productives, les possibilités financières d’un seul capitaliste
ne peuvent plus faire face à la poursuite du développement économique.
Cela signifie que le « patron » tel qu’il existait au
début du siècle, propriétaire exclusif, qui décidait seul de la
marche de son ou de ses entreprises, disparaît devant une forme
nouvelle, les associations de capitalistes, les sociétés par actions.
Le
processus d’associations capitalistes ne s’est pas fait sans difficultés.
L’idée de propriété était tellement attachée à la personne que
la Révolution française a interdit les sociétés par actions. Ce
n’est qu’en 1867 que la porte fut largement ouverte aux sociétés
par actions.
La
société anonyme est la forme la plus évoluée des sociétés par
actions, c’est celle qui permet le plus grand développement des
forces productives dans le domaine privé. En outre, avantage substantiel,
elle permet aux capitalistes de bénéficier des capitaux des petits
épargnants qui, individuellement, sont peu de chose, mais groupés
représentent des sommes importantes. Ainsi les sociétés anonymes
aux U.S.A. représentaient, en 1962, 78 % du chiffre d’affaires
total, y compris celui de l’agriculture. A titre d’exemple, la
General Electric, en 1961, avait 440 938 actionnaires et
la Ford Motor Company 236 000.
2.
– Conséquences de la propriété impersonnelle
La
tendance de l’évolution de la société vers la concentration du
capital s’accompagne de la transformation de la propriété personnelle
en propriété impersonnelle. Il en découle un certain nombre de
conséquences :
a) La
propriété perd son caractère individuel pour prendre un caractère
collectif. Dans la société anonyme, la dispersion des actions
atteint un tel degré que le caractère collectif de propriété devient
nettement apparent. Les actionnaires sont de plus en plus nombreux,
de plus en plus dispersés et mouvants. Bien sûr, le caractère
collectif des sociétés par actions n’est pas universel ;
il se limite aux seuls actionnaires. C’est une propriété collective
limitée et inégalitaire à l’intérieur même du groupe des propriétaires,
puisque la quantité d’actions possédées par chacun peut varier.
b)
La fonction d’entrepreneur tend à disparaître. La gestion n’est
plus attachée à une personne en vertu du droit de propriété. Il
se produit une séparation entre la propriété, collectivement répartie
entre les actionnaires, et la gestion, assurée par des mandataires
qui sont la plupart du temps des salariés.
Certains
auteurs ont cru voir là des signes de la disparition du capitalisme :
« …sauf
dans le cas (…) où une société est vraiment appropriée par un
seul individu ou par une seule famille, la silhouette du propriétaire
et, avec elle, l’œil du maître ont disparu du tableau. Nous y
trouvons des dirigeants salariés ainsi que tous les chefs et sous-chefs
de service. » (J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme
et démocratie.)
c) La
suppression de la fonction de capitaliste entrepreneur entraîne
à son tour une autre modification : la séparation de la propriété
d’avec la gestion de l’entreprise. La gestion allait de pair avec
la propriété personnelle. Le patron conduisait son affaire comme
il l’entendait, il ne se heurtait qu’aux limites imposées par
la loi et par le marché.
Dans
la société anonyme, les actionnaires ne participent en rien à
la gestion. Théoriquement, ils ont le droit de disposer de leur
entreprise comme bon leur semble. Mais leur nombre et leur dispersion
font que leur droit de disposition se limite à l’action que possède
le porteur. La gestion elle-même représente un ensemble d’opérations
sur lesquelles l’actionnaire n’a pas prise. Le droit de gestion
ne peut s’exercer qu’au sein d’assemblées générales, où l’actionnaire
subit la loi de la majorité, et à travers un conseil d’administration.
Dans
les conseils d’administration, qui sont les véritables organes
de direction des sociétés, il faut distinguer deux sortes d’administrateurs :
ceux qui occupent une fonction rémunérée dans la société (inside
directors) et ceux qui n’en possèdent pas (outside directors).
Les premiers sont les véritables maîtres de la société, et leur
proportion dans les conseils d’administration tend à s’accroître,
d’autant plus que les administrateurs n’ont souvent pas même besoin
d’être actionnaires.
« Un
grand nombre d’études des sociétés aux États-Unis ces dernières
années ont montré d’abord que la propriété des actionnaires est
largement diffusée parmi de nombreuses personnes dont aucune ne
détient une grande proportion du capital total ; ensuite
que la proportion des actions possédées par les directeurs et
administrateurs est tout aussi faible. (...) Si les administrateurs
et directeurs des grandes sociétés n’ont que peu d’intérêt de
propriété dans l’entreprise et si le restant de la propriété est
largement diffusé, le groupe de contrôle (administrateurs, directeurs
et peut-être affiliés bancaires) a plus à gagner pour lui-même
en employant le profit autrement que de payer le maximum de dividendes
aux actionnaires. » (N.S. Buchanan, The Economies of Corporate
Enterprise.)
N.
Buchanan va au cœur du problème. Ce qu’il décrit est un système
dans lequel la notion de propriété privée des moyens de production
n’a pratiquement plus de sens, du moins dans l’acception traditionnelle
du mot.
Les
courants marxistes qui analysent ce phénomène l’expliquent en
disant que le capital survit comme institution à la disparition
des capitalistes. Engels, dans. L’Anti-Dühring, écrivait
déjà :
« ...La
transformation des grands organismes de production et de consommation
en sociétés par actions et propriété de l’État montre que la bourgeoisie
n’est pas indispensable pour cela. Toutes les fonctions sociales
du capitalisme sont actuellement remplies par des employés salariés.
Le capitalisme n’a plus d’activités sociales, hormis celle d’encaisser
des revenus, de détacher des coupons et de jouer à la bourse. »
Comme
beaucoup d’économistes bourgeois, Engels avait tendance à assimiler
capitalisme et propriété privée individuelle.
Si,
au contraire, comme c’est le cas pour le mouvement anarcho-syndicaliste,
le capitalisme se définit par l’existence de rapports d’exploitation,
où une minorité s’approprie le surproduit social – les richesses
produites par le travail de la majorité – alors les formes particulières
prises par la propriété des moyens de production ne sont plus
l’élément déterminant pour caractériser la nature d’un système
social. Derrière des formes de propriété apparemment collectives
peuvent se cacher des rapports d’exploitation aussi réels que
ceux qui existaient pendant la période « libérale »
du capitalisme au début de ce siècle.
Bien
sûr, lorsqu’on considère la forme dominante du capitalisme d’aujourd’hui,
celle des multinationales, il n’y a guère à se tromper :
personne n’ira prendre cela pour du socialisme.
Nous
avons seulement voulu montrer que les formes de propriété évoluent
et s’adaptent aux nécessités de l’expansion et de la concentration
du capital et que, dans cette évolution, la notion de propriété
dans le sens traditionnel du mot tend à disparaître.
Ceux
qui contrôlent le capital – et qui en bénéficient – ne sont plus
les propriétaires juridiques. Il ne s’agit pas de s’apitoyer sur
le sort de ces derniers, car ils sont loin de manquer de ressources.
Il s’agit de montrer que la concentration du capital conduit à
la disparition de la notion de propriété privée, au sens habituel,
que la concentration du capital ne s’arrête pas au stade du capitalisme
monopoliste actuel, qu’elle peut atteindre un niveau plus élevé
encore : celui de la concentration étatique des moyens de
production, que de nombreux groupes se réclamant du mouvement
ouvrier appellent frauduleusement « socialisme ».
Il
reste à voir quelles sont les tendances au capitalisme d’État
dans les pays industriels développés, dans les pays dominés par
l’impérialisme, et quelles fractions des classes dominantes sont
porteuses de ces tendances.
LA
PROPRIÉTÉ AUX ÉTATS-UNIS
Les
propos de Buchanan sont illustrés par les données suivantes
qui établissent une comparaison sur la répartition des actions
au sein des sociétés américaines entre 1929 et 1963 ; au
cours des treize dernières années, le processus n’a pu que continuer.
• Les
sociétés dont au moins 80 % du capital était détenu par
un seul propriétaire ou un groupe restreint ne représentaient
que 6 % des sociétés américaines en 1929, en 1963 elles
ont entièrement disparu ;
• Les
sociétés dans lesquelles un groupe de contrôle détient une quantité
de capital variant de 50 à 80 % sont passées de 5 à 2,5 % ;
• Les
sociétés où un groupe de contrôle détient entre 20 et 50 % du
capital représentaient 24 % des sociétés en 1929, elles
n’en représentent plus que 9 % en 1963 ;
• Les
sociétés où le contrôle est effectué par des institutions légales
(actions privilégiées de vote, sociétés fiduciaires, holdings),
représentent 4 % des sociétés américaines en 1963, contre
21 % en 1929 ;
• Enfin,
les sociétés dans lesquelles n’existe aucune participation actionariale
capable d’influer sur les fonctions du conseil d’administration,
représentaient déjà 44 % des sociétés en 1929 ; en
1963 elles en représentent 84,5 %.
Solidarité
ouvrière n° 56
Mars
1976
Les
différentes formes prises au cours de l’histoire par la propriété
juridique des moyens de production n’ont jamais été en elles-mêmes
des causes dans l’évolution des rapports de production capitalistes.
Les formes juridiques ne sont qu’une conséquence, elles ne font
que refléter des rapports de production. La société capitaliste
se caractérise par la constante évolution qui lui est imposée
par la recherche du profit, et par la nécessité de développer
les forces productives. Pour satisfaire ce besoin, elle ne peut
faire autrement que de concentrer le capital en un nombre de mains
de plus en plus réduit.
Cette
concentration s’accompagne d’une évolution parallèle dans les
formes juridiques de propriété. Des formes extrêmement variées
de propriété sont possibles sans que la nature profonde du capitalisme
soit affectée, sans que soit supprimée l’appropriation du surproduit
social par une minorité. Autrement dit, il n’est nullement besoin
de posséder des titres de propriété pour être un exploiteur capitaliste.
Si
on analyse la société bourgeoise en termes de rapports sociaux
de production et non en termes de formes juridiques, le capitalisme
libéral ou monopoliste peut se définir par l’existence de centres
multiples d’appropriation du surproduit social, alors que le capitalisme
d’État se définit par un centre unique d’appropriation. La concentration
totale du capital aux mains de l’État, l’existence d’un centre
unique d’appropriation n’est pas synonyme de socialisme. La concentration
de la propriété des moyens de production aux mains de l’État ne
constitue pas une rupture avec le capitalisme, elle n’en est qu’une
des formes.
Dans
les pays industriels développés
La
concentration du capital et le mouvement vers le capitalisme d’État
ne sont pas une démarche consciente et volontaire. C’est la réponse
au besoin d’accroître les profits, de développer les forces productives.
Le capitalisme d’État se révèle comme une réponse à l’impossibilité,
dans des conditions données, d’assurer l’expansion économique.
Il apparaît de façon beaucoup plus nette dans les pays où il est
impossible de développer les forces productives dans les formes
traditionnelles du capitalisme monopoliste ou libéral.
Dans
les pays industrialisés, la tendance est d’autant moins visible
que le pays a une position dominante sur le marché mondial. Dans
le cas des États-Unis, la concentration n’a pas pris la forme
étatique car la position de force de ce pays lui permet de résoudre
ses contradictions aux dépens des autres économies nationales,
sans passer par la solution – douloureuse malgré tout – du capitalisme
d’État.
Aux
U.S.A., la fusion du capital et de l’État n’en est qu’à ses débuts.
Cette fusion ne correspond pas à une nécessité vitale pour le
capitalisme. Les rapports juridiques de propriété n’entrent pas
en contradiction avec les forces de production matérielle, parce
que la domination impérialiste des États*Unis, en drainant d’immenses
richesses venant du globe entier, occulte les contradictions internes
du système capitaliste américain. Il en sera ainsi tant que les
États-Unis seront en position de force sur le marché mondial.
Les seules tendances observables vers le capitalisme d’État sont
les ajustements nécessaires pour s’adapter aux conditions économiques
nouvelles qui se font jour.
La
fusion du capital et de l’État n’a pas lieu organiquement, elle
existe de fait par les relations personnelles qui existent entre
les capitalistes et l’appareil d’État, par une série de médiations.
L’unité du capital et de l’État n’est pas ouvertement exprimée.
S’il existe une planification, elle n’est réalisée qu’à l’intérieur
de chaque monopole (voir Soli n° 38). La deuxième guerre
mondiale a imposé un début de planification entre les branches
industrielles, mais la concurrence entre monopoles a reparu à
la fin de la guerre.
Au
sein de la bourgeoisie, les oppositions internes se résolvent
par la concurrence entre les monopoles ou par les ententes intermonopolistes.
Tant que ceux-ci peuvent s’entendre, tant qu’on peut conserver
une emprise impérialiste sur les économies des autres pays, tant
qu’un pays représentant 6 % de la population mondiale peut
continuer à consommer 30 % des matières premières produites
dans le monde, l’intervention de l’État dans l’économie n’est
pas nécessaire.
Mais
ce serait une erreur de se borner à ces constatations et de ne
pas voir la dynamique de l’évolution du système.
« Il
est évident, dit Castoriadis, que cette dynamique a comme premier
résultat un développement rapide des traits de concentration au
sein de l’impérialisme américain. Le contrôle, politique et économique
à la fois, des autres pays par le capital financier des U.S.A. ;
le rôle croissant de l’État américain dans ce contrôle ;
la mainmise directe sur le capital allemand, japonais et italien ;
l’accélération de la concentration verticale et horizontale imposée
par le besoin d’un contrôle et d’une réglementation de plus en
plus complète des sources de matières premières et des marchés
aussi bien intérieurs qu’extérieurs ; l’extension de l’appareil
militaire, l’échéance de la guerre totale et l’économie de guerre ;
le besoin d’une exploitation accrue de la classe ouvrière imposée
par la baisse du taux de profit ; tous ces facteurs poussent
l’économie américaine à dépasser, après le capitalisme concurrentiel,
le capitalisme “des monopoles” pour arriver au monopole universel
s’identifiant avec l’État. » (Castoriadis « La concentration
des forces productives » in La société bureaucratique,
p. 105.)
En
Europe occidentale, la situation est différente. Il s’agit de
pays impérialistes qui sont eux-mêmes dans une plus ou moins grande
mesure dominés par un impérialisme. La crise de 1929 a été un
moment charnière. Jusqu’alors les crises du capitalisme voyaient
des faillites d’entreprises qui accéléraient le mouvement de concentration
du capital, jusqu’au contrôle d’une branche de production par
un monopole. C’est ce qui se passe en 1929 mais sur le plan international.
Les pays impérialistes européens se révèlent incapables d’affronter
la concurrence sur le marché mondial. On va maintenant vers la
domination de l’impérialisme le plus puissant économiquement et
militairement sur les autres. Les pays européens se replient sur
eux-mêmes, s’orientent vers une économie autarcique, et pour ce
faire, commencent une nouvelle phase de concentration du capital
autour de l’État. Celui-ci en effet est seul capable de rassembler
les ressources nécessaires pour assurer la sauvegarde des intérêts
impérialistes « nationaux » menacés par l’impérialisme
« étranger ». L’État se transforme en organe central
d’administration et de gestion de l’économie. Les importations
et les exportations, la production, la consommation, sont réglées
par une instance centrale qui exprime l’intérêt général des couches
monopolistes. Entre 1930 et 1939, le rôle de l’État croît en tant
qu’organe de direction de l’économie capitaliste nationale. On
voit les débuts de la fusion organique entre le capital et l’État.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette tendance a été la plus
marquée dans l’Allemagne nazie et dans l’Italie fasciste :
c’étaient les pays qui, par le manque de colonies, se trouvaient
dans la position la plus défavorable face aux autres impérialismes.
Les
exemples des États-Unis et de l’Europe occidentale illustrent
la lente évolution des caractères étatiques des économies des
pays industriels développés. Ils montrent clairement que le capitalisme
d’État est une solution à laquelle la bourgeoisie des pays industrialisés
se résigne en période de crise et de déclin des forces productives.
Dans
les pays dominés par l’impérialisme
Mais
le capitalisme d’État peut également apparaître comme la réponse
au besoin de développer les forces productives dans les pays dominés
par l’impérialisme, et en lutte pour l’indépendance nationale.
Nulle
part le capitalisme d’État ne se trouve à l’état pur. Nulle part
l’État n’est propriétaire de tous les moyens de production, mais
un régime tend d’autant plus vers ce système qu’il subit avec
plus d’intensité les contradictions économiques.
L’économie
capitaliste mondiale n’est pas une simple addition d’économies
nationales distinctes. C’est un ensemble dont on ne peut considérer
une partie sans la lier au tout. Ainsi les pays sous-développés
ne sont pas de « jeunes » régimes capitalistes qui aspirent
à atteindre le niveau de développement des grands, ce sont les
secteurs les plus faibles du système capitaliste mondial, ce sont
aussi ceux qui évoluent le plus naturellement vers le capitalisme
d’État.
Dans
les pays industriels où existent de grands trusts privés, les
économies les plus étatisées sont celles dont la situation internationale
est la plus faible. On voit donc que le capitalisme d’État apparaît
dans les secteurs marginaux les plus faibles du capitalisme monopoliste.
Cette constatation pourrait apparemment suffire pour rejeter l’idée
que le capitalisme d’État est un stade de développement du capitalisme
susceptible d’une extension internationale, si deux faits ne venaient
contredire cette idée : le capitalisme est entré depuis la
Seconde guerre mondiale dans une époque de crise permanente qui
favorise le mouvement vers la concentration étatique, même dans
les pays les plus développés ; les formes nouvelles d’accumulation
capitaliste sont toujours apparues, au cours de l’histoire, dans
les secteurs marginaux du mode d’accumulation dominant.
C’est
à partir de la Première guerre. mondiale que les mouvements de
libération nationale ont commencé à se développer. Depuis, la
plupart des nations du tiers monde ont acquis l’indépendance.
Cependant, on constate que les pays du tiers monde ne « rattrapent »
pas le niveau de production des pays développés, mais qu’au contraire
l’écart tend à s’accroître. La propagande bourgeoise diffuse l’idée
que chaque pays du tiers monde a, en puissance, une économie développée
pourvu qu’il soit « sérieux et travailleur ». C’est
une mystification. Pour ne prendre que l’exemple des États-Unis,
Claude Jullien dit qu’avec 6 % de la population mondiale,
ils « consomment 30 % de la bauxite produite dans le
monde entier, 26 % du nickel, 13 % du manganèse, (…)
25 % du tungstène, de l’amiante et du cuivre, 32 % de
l’étain, 23 % du zinc, 14 % du fer et du plomb, 28 %
de la potasse, 50 % du café ».
Autrement
dit, si on est six à table et qu’un convive prend trois parts
du gâteau, les cinq autres ne pourront que se partager le reste.
« Le
mythe d’une prospérité américaine qui serait à la portée de quiconque
voudrait adopter les méthodes américaines s’effondre à l’examen
des chiffres. L’Amérique consomme de plus en plus de fer, d’aluminium,
de chrome, de nickel, etc., et les gisements connus de ces minerais
ne sont pas suffisants pour permettre aux Européens, aux Asiatiques,
aux Africains, aux Latino-américains, d’en consommer autant que
les habitants des États Unis. » (Claude Jullien, l’Empire
américain.)
Cette
situation va largement déterminer l’évolution de certains pays
du tiers monde vers le capitalisme d’État. Les dirigeants des
mouvements d’indépendance nationale, une fois installés à la tête
de l’État, se trouvent devant la difficile tâche d’industrialiser
le pays, de développer les forces productives, c’est-à-dire le
capital. Dans l’entourage capitaliste mondial, ces pays ne produisent
pas assez de capital pour se mesurer à celui des métropoles industrielles.
Pour assurer ce développement du capital sur des bases nationales,
un ensemble de mesures rigoureuses devront être prises, qui nécessitent
elles-mêmes un certain nombre de conditions de réalisation.
La
réalisation du capitalisme d’État est soumise à un certain nombre
de conditions qui n’ont été réunies que deux fois dans l‘histoire,
en Russie et en Chine. Cependant, c’est un modèle vers lequel
tendent les pays dominés par l’impérialisme.
Un
contexte international favorable
Il
est apparu que le capitalisme d’État se développe surtout dans
les secteurs les plus faibles du capitalisme mondial. Dans la
mesure où il tend à retirer aux monopoles impérialistes les sources
de matières premières et un marché, il est clair qu’il y aura
opposition entre ces deux formes de capitalisme. Ce genre d’opposition
n’a d’ailleurs rien de nouveau dans l’histoire. Tout au long du
développement du capitalisme à ses différentes étapes, s’est déroulé
un conflit entre les différentes fractions opposées de la bourgeoisie,
entre les formes ascendantes et les formes déclinantes du capitalisme.
De plus, les formes « ascendantes » se développent toujours
– grâce à l’apparition de conditions matérielles qui rendent la
chose possible – au sein d’une fraction subordonnée du capitalisme
qui finit par devenir hégémonique.
« …ayant
atteint un certain niveau de développement, les forces productives
de la société entrent en contradiction avec les rapports de production
existants ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec
le régime de la propriété au sein duquel elles ont évolué jusqu’alors.
De facteurs de développement des forces productives, ces rapports
deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de
révolutions sociales. » (Marx, préface à Contribution
à la Critique de l’économie politique.)
L’histoire
du capitalisme a connu de multiples révolutions sociales où une
fraction de la bourgeoisie supplante une autre et adapte les rapports
de production à une accumulation plus grande du capital et à une
exploitation plus efficace de la force de travail.
Aujourd’hui,
le capitalisme s’est développé à l’échelle mondiale ; c’est
à l’échelle mondiale que se situent les contradictions entre les
besoins de l’accumulation du capital et les formes particulières
grâce auxquelles cette accumulation se fait.
La
constitution de régimes capitalistes d’État est largement déterminée
par l’existence de conditions internationales favorables. Ces
conditions consistent principalement en un relâchement du contrôle
de l’impérialisme sur les pays dominés, à l’occasion d’une crise
internationale ou d’une guerre. De telles circonstances ne surviennent
que rarement. Après la première guerre mondiale, les États impérialistes
européens étaient ruinés, exsangues et incapables d’un effort
militaire soutenu contre le jeune État soviétique. L’échec de
la révolution en Europe occidentale a empêché la révolution russe
d’aller de l’avant dans le sens des intérêts réels du prolétariat ;
la faiblesse relative des impérialistes occidentaux a empêché
le retour en arrière vers une forme de capitalisme libéral ou
monopoliste.
Des
circonstances analogues ont permis au capitalisme d’État de se
former en Chine.
Les
régimes impérialistes fondés sur le capitalisme de monopoles sont
les ennemis naturels du capitalisme d’État. Cela ne confère pas
cependant au capitalisme d’État un caractère prolétarien ou révolutionnaire,
pas plus que le capitalisme monopoliste n’est prolétarien sous
prétexte qu’il détruit les formes féodales de production là où
elles existent encore .
Solidarité
ouvrière n° 57
Avril
1976
L’assimilation
du capitalisme d’État au socialisme est abusive, elle a des causes
historiques complexes dont l’origine remonte au débat entre les
deux principaux courants de la première Internationale. Déterminante
également fut la prise en compte par le parti bolchevik du programme
de développement du capitalisme russe sur des bases nationales.
L’apparition
de tendances vers le capitalisme d’État dans les secteurs les
plus faibles de l’impérialisme mondial s’explique surtout, en
dernier ressort, par des conditions intérieures à ces pays. L’impérialisme
crée un type particulier de rapports entre métropoles industrielles
et pays dominés. Ces derniers sont de simples fournisseurs de
matières premières et, éventuellement, de main-d’œuvre. Les matières
premières sont transformées dans les métropoles et retournent
sous forme de marchandise dans les pays dominés. Dans ce cycle,
les pays du tiers monde n’ont aucune chance de pouvoir développer
une économie nationale indépendante.
Les
divisions entre fractions nationalistes dans les pays dominés
par l’impérialisme expriment les oppositions d’intérêt entre les
fractions de la bourgeoisie autochtone. Dans Solidarité ouvrière
de novembre 1974, dans un article sur les anciennes colonies du
Portugal, nous disions au sujet de l’Angola – revenu depuis au
premier plan de l’actualité – que certaines fractions nationalistes
« représentent les intérêts de la bourgeoisie compradore
[22] (FNLA) inféodée au capital étranger. Elles
servent d’intermédiaires à celui-ci, préconisent l’établissement
d’une solution néo-coloniale en jouant, au sein du pays, sur les
facteurs de dissolution : régionalisme, tribalisme. Les autres
préconisent une solution nationale rigoureuse parce qu’ils ne
sont pas liés directement au capital étranger ou au capital tout
court, et jouent sur les facteurs d’unification, en particulier
sur le contrôle étatique de l’économie ».
Dans
ce même article, nous disions également que les mouvements nationalistes
du tiers monde se trouvent devant l’alternative suivante :
1) Tentative
de créer un centre autonome d’accumulation primitive du capital,
nécessitant un certain nombre de conditions économiques et politiques
rigoureuses : centralisation, parti unique d’une part, de
l’autre contrôle ou propriété étatique de la production, planification,
fermeture au marché mondial et contrôle du commerce extérieur.
e’est le capitalisme d’État ;
2) Ou
alors intégration au marché impérialiste, ouverture des frontières
aux capitaux étrangers, participation à la division internationale
du travail en se limitant au rôle d’exportateur de matières premières ;
c’est la solution néo-coloniale.
L’application
de l’une ou l’autre méthode n’est pas une question de choix, mais
de rapport de force entre les différentes fractions de la bourgeoisie
nationale, et d’opportunité sur le plan international.
Dans
la pratique, les conditions favorables à la création d’un régime
capitaliste d’État autonome et souverain ne se sont réalisées
que deux fois dans l’histoire, à la faveur de circonstances internationales
exceptionnellement favorables, et à la suite de deux guerres mondiales
qui ont provoqué un affaiblissement temporaire des États impérialistes
européens et américains.
Si
des circonstances internationales exceptionnellement favorables
ont permis à ces États de se constituer, un contexte national
exceptionnellement favorable leur ont permis de se conserver (étendue
territoriale, population, ressources, organisation disciplinée).
La
conjonction de ces deux séries de facteurs est peu susceptible
de se renouveler. Il s’est créé une bipolarisation des rapports
internationaux entre les deux grandes formes dominantes et concurrentes
du capitalisme – monopoliste et d’État – qui fait qu’aujourd’hui,
aucune lutte de libération nationale ne peut plus exister sans
se mettre sous la dépendance directe d’un des deux blocs, sans
que l’État nouvellement constitué ou en formation ne devienne
le satellite formé sur le modèle de l’un ou de l’autre bloc. Le
cas est extrêmement net pour l’Angola ; l’UNITA. et le FLNA
sont soutenus par les impérialistes occidentaux tandis que le
MPLA est soutenu par l’URSS
L’URSS :
un cas particulier
Dans
la théorie marxiste classique, le régime qui devait le plus naturellement
basculer vers le socialisme était celui qui serait parvenu au
degré le plus élevé d’industrialisation, car il aurait réuni le
maximum de conditions pour la réalisation du socialisme. Cette
thèse s’étant montrée fausse, Lénine expliqua que la révolution
avait pu se déclarer en Russie parce que celle-ci était le maillon
le plus faible de la chaîne impérialiste.
En
réalité, la révolution russe a pu conserver ses acquis capitalistes
d’État (étatisation, planification) précisément parce que, parmi
les maillons les plus faibles de impérialisme, elle était le maillon
le plus fort ; c’est-à-dire que parmi les pays dominés par
l’impérialisme européen, elle était celui qui possédait les meilleurs
atouts, elle était celui qui était le mieux capable de développer
une économie indépendante. Evoquant l’économie russe d’avant la
révolution, Trotsky disait que « l’industrie russe, par sa
technique et sa structure capitaliste, se trouvait au niveau des
pays avancés, et même, sous certains rapports, les devançait »
(Histoire de la révolution russe).
La
qualification de la Russie comme régime capitaliste d’État aura
pu surprendre. Il n’est pas de notre propos de développer dans
le cadre de cet article une théorie approfondie de la révolution
russe. Celle-ci fut effectivement une révolution prolétarienne
dans la première phase de son développement. Mais dès la fin de
la première année commença une autre-révolution de caractère capitaliste
d’État [23]. Les causes en reviennent d’abord et au
premier chef à la défection du prolétariat européen dont le soutien
était une question de vie ou de mort pour la révolution russe.
Mais cette défection donnée, l’orientation capitaliste d’État
a été consciemment menée par le parti bolchevik, dont le dirigeant
Lénine pensait que « le capitalisme d’État serait un pas
en avant par rapport à l’état actuel des choses dans notre République
des Soviets. Si dans six mois par exemple, nous avions instauré
chez nous le capitalisme d’État, ce serait un immense succès et
la plus sûre garantie qu’un an plus tard, dans notre pays, le
socialisme serait définitivement assis et invincible ». (« Sur
l’infantilisme de gauche ») [24].
Laissons
à Lénine la responsabilité de ses prévisions optimistes... Il
demeure que le capitalisme d’État est quelque chose que les dirigeants
bolcheviks avaient sérieusement envisagé comme un moindre mal
par rapport au chaos dans lequel se trouvait alors a Russie. Il
n’y a donc là rien de nouveau. Alors qu’il voulait construire
le socialisme, Lénine se trouve dans une situation où il est obligé
d’appliquer un programme qui est en retrait par rapport à celui
qu’il voulait mettre en œuvre.
Curieusement,
Engels avait prévu une telle situation. Dans La guerre des paysans
en Allemagne, il évoque la situation de Thomas Münzer en 1525,
qui est très exactement comparable à celle de Lénine en 1917 :
« C’est
le pire qui puisse arriver au chef d’un parti extrême que d’être
obligé d’assumer le pouvoir à une époque où le mouvement n’est
pas encore mûr pour la domination de la classe qu’il représente
et pour l’application des mesures qu’exige la domination de cette
classe. Ce qu’il peut faire ne dépend pas de sa volonté mais du
stade où en est arrivé l’antagonisme des différentes classes et
du degré de développement des conditions d’existence matérielles
et des rapports de production et d’échange, qui déterminent, à
chaque moment donné, le degré de développement des oppositions
de classes. Ce qu’il doit faire, ce que son propre parti exige
de lui, ne dépend pas non plus de lui, pas plus que du degré de
développement de la lutte de classe et de ses conditions. Il est
lié aux doctrines qu’il a enseignées et aux revendications qu’il
a posées jusque là, doctrines et revendications qui ne sont pas
issues de la position momentanée des classes sociales en présence
et de l’état momentané, plus ou moins contingent, des rapports
de production et d’échange, mais de sa compréhension plus ou moins
grande des résultats généraux du mouvement social et politique.
Il se trouve ainsi nécessairement placé devant un dilemme insoluble :
ce qu’il peut faire contredit toute son action passée, ses principes
et les intérêts immédiats de son parti, et ce qu’il doit faire
est irréalisable. En un mot, il est obligé de ne pas représenter
son parti, sa classe, mais la classe pour la domination de laquelle
le mouvement est précisément mûr. Il est obligé, dans l’intérêt
de tout le mouvement, de réaliser les intérêts d’une classe qui
lui est étrangère et de payer sa propre classe de phrases, de
promesses et de l’assurance que les intérêts de cette classe étrangère
sont ses propres intérêts. Quiconque tombe dans cette situation
fausse est irrémédiablement perdu. »
Lénine
– et le parti bolchevik – se sont trouvés dans une situation analogue.
Dans l’impossibilité de réaliser le socialisme dans les conditions
de la Russie de l’époque, ils ont construit un capitalisme d’État
en le présentant comme le socialisme. Le problème de savoir si
malgré tout, le socialisme aurait été possible, reste du domaine
de la politique-fiction. De notre point de vue, la question revient
à se demander pourquoi les libertaires n’étaient pas plus forts
et mieux organisés... [25]
Toute
explication subjective ou affective des événements doit être considérée
avec beaucoup de précaution. Les communistes russes n’étaient
pas des « méchants » qui voulaient « tromper les
travailleurs ». Mais, cela dit, l’analyse de l’histoire du
parti bolchevik, de ses théories et de son mode d’organisation,
de la composition sociale de ses dirigeants montre qu’il était
prédisposé à accomplir le rôle qui lui a finalement échu.
Cinquante
ans d’histoire du mouvement ouvrier mondial ont été déterminés
par la confusion existant dans les esprits entre capitalisme d’État
et socialisme, par l’assimilation de la Russie avec un régime
socialiste. Pour que la révolution prolétarienne puisse de nouveau
aller de l’avant il faut que les travailleurs prennent conscience
que le socialisme ne se réduit pas à la propriété étatique et
là la direction étatique des moyens de production, il faut que
les travailleurs prennent conscience que l’État, en aucun cas,
n’est une structure de classe du prolétariat.
Seule
la destruction révolutionnaire de l’État, et la mise en place
d’organismes émanant directement et contrôlés directement par
la classe ouvrière peut ouvrir la voie au socialisme.
Que
ce soit dans les pays industriels développés ou dans les pays
dominés par l’impérialisme, la tendance au contrôle étatique de
la production est une constante. Dans l’un et dans l’autre cas
cependant, cette tendance ne répond pas au même besoin. Dans le
premier cas, le capitalisme d’État répond à la difficulté croissante
d’assurer des profits et de maintenir des rapports d’exploitation
dans le cadre d’une économie de plus en plus en crise. Les fractions
dominantes de la bourgeoisie des pays industriels développés sont
fondamentalement opposées à l’accroissement du contrôle étatique
de la production, qui provoque d’importantes modifications dans
la structure interne de ces couches. La bourgeoisie de ces pays
ne s’y résigne que contrainte, et n’admet l’accroissement du rôle
de l’État que dans les limites strictement nécessaires.
Dans
les pays dominés, la tendance au contrôle étatique répond au besoin
d’assurer le développement du capital sur des bases nationales.
Le
principal antagonisme interne du capitalisme, aujourd’hui, est
celui qui oppose la tendance monopoliste à la tendance étatique.
Ce sont deux systèmes qui présentent une structure différente,
qui représentent des niveaux différents de concentration des forces
productives et dont la coexistence est impossible.
Cette
opposition a des fondements matériels. En développant le capital
sur des bases nationales et en fermant les frontières au capital
étranger, les pays qui s’orientent vers la voie du capitalisme
d’État réduisent le champ d’action des monopoles impérialistes.
Or, ceux-ci ont besoin d’étendre sans cesse leur marché et leurs
sources d’approvisionnement en matières premières. Ils se voient
donc progressivement asphyxiés.
Quant
aux pays qui ont réussi à créer une économie sur des bases étatiques,
leurs possibilités de développement sont freinées par deux phénomènes :
1) La
nécessité de vivre en autarcie les pousse à fabriquer eux-mêmes
des produits qui leur sont beaucoup plus coûteux que s’ils se
les procuraient par l’échange ;
2) L’antagonisme
des systèmes économiques les oblige à renforcer leur économie
militaire, une des principales sources de gaspillage improductif.
Mais,
surtout, un pays isolé, aussi riche soit-il, ne peut pas procurer
l’abondance à ses habitants. Aussi, les pays qui ont réussi a
s’orienter vers la voie capitaliste d’État ne peuvent maintenir
ce système qu’en accroissant le taux d’exploitation de la classe
ouvrière, en développant un appareil de répression politique et
économique, en créant un appareil idéologique qui diffuse la propagande
productiviste, etc.
Dans
tous les cas, la logique interne du développement de ces deux
systèmes les pousse vers l’expansion, vers le développement toujours
croissant de leur modèle de société à d’autres pays. La guerre,
sous quelque forme que ce soit, est une perspective naturelle,
inscrite dans la logique de l’antagonisme de ces deux systèmes.
La solution ne consiste pas à choisir entre l’un ou l’autre ;
la prise en main par le prolétariat mondial de son propre destin
constitue la seule issue possible.
[1]
Les articles sont le résultat d’une réflexion collective, mais
les rédacteurs sont :
Articles 1 et 2 René Berthier ; Article 3 Jacky Toublet ;
Article 4 Jacky Toublet, René Berthier ; Articles 5 et
6 René Berthier ; Article 7 Pierre Michalak ; Article
8 Jacky Toublet René Berthier ; Articles 9 à 15 René Berthier.
[2]
Cf. Solidarité ouvrière n° 70-71-72
mai-juillet 1977 : « Pour une coordination libertaire
étudiante ».
[3]
Certains
articles ne sont pas datés. Cette lacune est due au fait que
je n’ai pas noté les références sur tous les articles que j’ai
conservés. La série n’a pas été publiée de manière ininterrompue :
il y eut parfois plusieurs numéros séparant deux articles.
[4]
« Ils
ont mis en avant des mots d’ordre dangereux... ils ont placé
le droit des ouvriers à élire leurs représentants au-dessus
du parti. Comme si le parti n’avait pas le droit d’affirmer
sa dictature, même si cette dictature était en conflit temporaire
avec les humeurs changeantes de la démocratie ouvrière... »
(Trotski, au sujet de « l’Opposition ouvrière » fraction
du Parti bolchevik interdite en 1921.)
[5]
« Les syndicats deviennent, à cette époque, les organes
économiques les plus importants du prolétariat au pouvoir. Par
ce fait même, ils tombent sous la direction du Parti communiste.
Ce ne sont pas seulement les questions de principe du mouvement
professionnel, ce sont aussi les conflits sérieux qui peuvent
avoir lieu à l’intérieur de ces organisations que se charge
de résoudre le C.C. de notre parti. » (Trotski, Terrorisme
et communisme. )
[6]
« L’ouvrier ne fait pas de marchandage avec le gouvernement
soviétique ; Il est subordonné à l’État, il lui est soumis
dans tous les rapports du fait que c’est son État . » (Ibid.)
[7]
On peut ainsi situer les débuts de la contre-révolution bureaucratique
en Russie à 1918, au moment où les travailleurs dans les soviets
furent désarmés pour constituer l’Armée rouge…
[8]
…Et
au moment où (avril 1918) le gouvernement bolchevik retira tout
pouvoir aux soviets locaux, mesures qui furent la cause essentielle
de la désertion des soviets par les travailleurs.
[9]
« La
bureaucratie n’est pas seulement une production de la misère,
comme le camarade Zinoviev tâche de nous en convaincre, ni un
réflexe de subordination aveugle aux supérieurs engendré par
le militarisme. comme d’autres l’affirment. Le phénomène a une
cause profonde... Le mal que fait la bureaucratie ne réside
pas seulement dans la paperasserie comme quelques camarades
voudraient nous le faire croire, lorsqu’ils limitent la discussion
à “l’animation des institutions soviétiques” mais il réside
surtout dans la manière dont on résout les problèmes ;
non par un échange ouvert d’opinions ou par les efforts de tous
ceux qui sont concernés, mais par des décisions formelles prises
dans les institutions centrales par une seule ou un très petit
nombre de personnes et transmises toutes faites vers le bas,
tandis que les personnes directement intéressées sont souvent
complètement exclues. Une troisième personne décide à votre
place de votre sort : voilà l’essence de la bureaucratie. »
(Texte de « L’Opposition ouvrière » Alexandra Kollontaï,
1920.)
[10]
Il
ne s’agit pas de rejeter toute théorie, par un réflexe anti-intellectuel
trop facile et trop courant aussi. La théorie du mouvement ouvrier,
contrairement aux affirmations des « léninistes »
est une création collective du prolétariat dans laquelle des
intellectuels peuvent jouer un rôle important de formulation,
d’exposition, d’éclaircissement. Mais en réalité, ils n’inventent
rien. De plus, ils sont même passibles d’erreurs grossières :
lorsque Lénine affirme : « l’Histoire de tous les
pays atteste que par leurs seules forces, les travailleurs ne
peuvent parvenir qu’à la conscience réformiste », il généralise
la vision limitée qui est la sienne : celle du prolétariat
russe à peine naissant, et il s’inspire d’un livre dont il venait,
à l’époque, de terminer la lecture, sur le mouvement syndical
anglais, écrit par Webb. Or, une partie importante du mouvement
ouvrier français, espagnol, italien et américain était à ce
moment-même en train de le contredire dans les faits.
[11]
« Les
organisations ouvrières pour la lutte économique doivent être
des organisations professionnelles. Tout ouvrier social-démocrate
doit, autant que possible, soutenir ces organisations et y travailler
activement. Bon. Mais il n’est pas de notre intérêt d’exiger
que les social-démocrates seuls puissent être membres des “unions
corporatives”. Cela restreindrait notre influence sur la masse
(...) Le but même des unions corporatives ne saurait être atteint
si elles ne groupaient pas tous ceux à qui est accessible au
moins ce degré élémentaire de compréhension, et si ces unions
corporatives n’étaient pas des organisations très larges. Et
plus larges seront ces organisations, plus large sera notre
influence sur elles. » (Lénine : Que faire ? IV c.)
[12]
Le soviet ... « est, de beaucoup, au-dessus du parti et
des syndicats par le nombre d’hommes qu’il est capable d’entraîner
à la lutte révolutionnaire, et cette supériorité du nombre donne
au soviet des avantages indiscutables en temps de révolution.
Le soviet englobe tous les travailleurs de toutes les entreprises,
de toutes les professions, quel que soit leur degré de développement
intellectuel, quel que soit le niveau de leur instruction politique,
et par ce fait même, il est objectivement forcé de formuler
les intérêts historiques généraux du prolétariat. » (Trotski :
Terrorisme et communisme). L’importance des soviets ne se comprend,
bien entendu, que si « la direction des affaires est concentrée
entre les mains du parti », si « sur toutes les questions
litigieuses, dans tous les conflits de personne à l’intérieur
des administrations, le dernier mot appartient au comité central
du parti », et dans la mesure où « la dictature des
soviets n’a été possible que grâce à la dictature du parti »
etc.
Les
bolcheviks n’avaient pas tout de suite compris l’importance
et la nature des soviets. Lors de la révolution de 1905, ils
y virent des organismes concurrents du parti et estimaient que
les soviets ne pouvaient justifier leur existence qu’en tant
qu’organisations professionnelles, et non pas politiques. Dans
une lettre circulaire du comité central du 9 novembre 1905 :
« La tactique de la social-démocratie à l’égard de telles
organisations (les soviets) indépendantes pour autant qu’elles
tendent à se charger du rôle de direction politique des masses
prolétariennes, doit être la suivante : convaincre ces
organisations d’accepter le programme du parti social-démocrate
comme étant le seul conforme aux vrais intérêts du prolétariat.
Après l’acceptation de ce programme, elles doivent évidemment
déterminer leur attitude envers le parti social-démocrate, reconnaître
sa direction et finalement se fondre dans le parti. Dans le
cas où ces organisations n’aspirent pas à la direction politique,
mais se maintiennent seulement comme des organisations purement
professionnelles, elles exerceront une fonction déterminée purement
technique. »
[13]
L'évolution
des tendances depuis 1948 a été la suivante : à partir
de 1949 le congrès sur l'orientation avait à choisir entre trois
courants de pensée : les autonomes, les cégétistes, l'Ecole
émancipée. Le courant Force ouvrière n'a existé que les toutes
premières années après la scission et s'est ensuite fondu dans
la majorité autonome. Le courant cégétiste cesse à partir de
1954 de faire référence à la centrale, ses partisans ayant décidé
de renoncer à la double affiliation. Il se présente d'abord
sous l'étiquette « Bouches-du-Rhône » – et depuis
quelques années sous le sigle « Unité et action ».
Après les événements de 1968 apparaît un nouveau courant « Rénovation
syndicale ». L'Ecole émancipée d'autre part se scinde en
deux : Ecole émancipée et Front unique ouvrier. (Mémento
F.E.N. 1974)
[14]
Tous
les syndicats nationaux ne sont donc pas, et de loin, représentés
à la C.A. de la fédération, qui en compte pourtant moins de
50.
[15]
Les
militants de la F.E.N. qui ont fait de la syndicalisation savent
bien que lorsqu'ils parlent des tendances, ce qu'ils ne font
pas toujours, aux syndicables, ceux-ci demandent presque toujours :
« Qui est derrière ? », preuve que le coup du
« courant de pensée » ne trompe personne, même pas
les non-syndiqués.
[16]
D'ailleurs,
comme la C.G.T. avec la deuxième guerre mondiale, l'organisation
syndicale disparaît complètement au début de la guerre ou après
le putsch, sa direction ne réapparaissant miraculeusement que
lorsque les partis ont repris une activité clandestine. Merci
à nos dirigeants bien-aimés qui nous abandonnent aux nazis ou
aux fascistes.
[17]
Si
on parle de l'affaire Victor Leduc à un militant expérimenté
d'« Unité et action », il saura tout de suite ce que
nous voulons dire...
[18]
Différents
groupements s'opposent à cette classification en travailleurs
salariés d'une part et non salariés de l'autre. Ils s'appuient
sur le fait que les P.-D.G. sont parfois des salariés de leurs
entreprises. Formellement, l'argument est valable, mais quant
au fond il ne tient pas compte de plusieurs facteurs :
1) La qualité de « salarié » du P.-D.G. est seulement
une entourloupette fiscale ; 2) Le P.-D.G. ne vend pas
sa force de travail ; 3) le P.-D.G, est actionnaire. Un
P.-D.G, ne doit pas son poste au fait qu'il met sa force de
travail en vente sur le marché du travail, mais au fait qu'il
est actionnaire : Il n'est pas exploité.
Ce
type d'argument sert en réalité à certains groupes gauchistes
pour nier le rôle et l'importance du salariat en tant que forme
d'exploitation économique des travailleurs, et pour insister
sur l’oppression que subissent les individus, ce qui justifie
l'alliance avec la petite bourgeoisie.
[19]
Un exemple : les travailleurs de l'industrie de la presse
gagnent beaucoup plus que ceux du textile. C'est que leur moyen
de pression sur le patron est aussi beaucoup plus important.
Un quotidien ne se stocke pas. S'il paraît même avec une heure
de retard, c'est une catastrophe pour le patron. Les lecteurs
achèteront des quotidiens concurrents ; et le patron sera
privé de ses recettes de publicité qui sont considérables (100
millions d'anciens francs par jour pour le Figaro). En revanche,
les textiles se stockent et une semaine de grève ne touche pas
immédiatement le patron, dans la mesure où il écoule ses stocks.
[20]
La
part de chiffre d'affaires réalisé par les quatre premières
entreprises de chacun des secteurs d'activité suivants par rapport
au chiffre d'affaires global du secteur concerné est passée
entre1963 et 1969 de :
– 67,7
% à 82,1 % pour la métallurgie,
– 56,8
% à 77,2 % pour la sidérurgie,
– 56,9
% à 64,9 % pour la construction aéronautique,
– 28,8
% à 40,7 % >pour l'industrie du verre.
[21]
Le
ministère du travail donne. les chiffres suivants : pour
l'année 1974, 765 millions de francs exonérés d'impôts ont été
perçus par les salariés au titre
de l'intéressement. 4 200 000 salariés,
dans 1 553 entreprises, sont
concernés par la « participation ». Cela fait donc
la bagatelle de 182,14 F par personne...
[22]
« …on entend traditionnellement par bourgeoisie compradore
la fraction bourgeoise qui n’a pas de base propre d’accumulation
du capital, qui agit en quelque sorte comme simple “intermédiaire”
du capital impérialiste étranger (...) et qui est ainsi, du
triple point de vue économique, politique et idéologique, entièrement
inféodée au capital étranger. » (Nikos Poulantzas, Les
classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Editions du
Seuil)
[23]
On
peut suivre les principaux événements qui ont marqué cette contre-révolution
étatique :
• Décembre
1917-janvier 1918 : substitution, dans les syndicats, des
éléments élus par des éléments directement nommés par le parti ;
liquidation des comités d’usine ;
• Mars
1918-août 1918 : désarmement des milices des soviets (gardes
rouges) par l’armée rouge ; retrait de tout pouvoir aux
soviets locaux ; répression contre les socialistes-révolutionnaires
de gauche et les anarchistes et suppression de leurs journaux.
• Janvier
1919 : au 2e Congrès Panrusse des syndicats,
un délégué, Chirkin, déclare : « Quand il y a des
élections et que les individus ne plaisent pas au conseil central
ou aux pouvoirs locaux, les élections sont annulées très facilement
et les élus remplacés par d’autres individus, plus dociles. »
Un autre délégué, Perkin, dit : « Le prolétariat a
juste le droit de se rendre ridicule. Il a le droit bien sûr
d’élire ses représentants, mais le pouvoir d’État, avec son
droit de ratifier ou non les élections, agit comme il lui plaît
avec nos représentants. » (Rapport sténographié du 2e
Congrès Panrusse des syndicats, Moscou, Editions Syndicales
Centrales, 1919, I, 34.)
• Mars
1921 : Au Xe Congrès du parti bolchevik, suppression
du droit de tendance dans le parti ; répression de l’insurrection
de Cronstadt, dont les marins et ouvriers réclamaient principalement :
– élection
des soviets au bulletin secret et liberté de parole pour les
organisations révolutionnaires ;
– liberté
de réunion aux syndicats ouvriers et organisations paysannes ;
– égalité
des rations alimentaires entre communistes et non communistes ;
– suppression
de la police politique dans les usines.
Déclaration
de Trotsky au Xe Congrès : « Le parti est
obligé de maintenir sa dictature (…) quelles que soient les
hésitations temporaires de la classe ouvrière (….) La dictature
n’est pas fondée à chaque instant sur le principe formel de
la démocratie ouvrière. »
On
voit donc que dès la fin de 1918 (et ce avant le début de la
guerre civile, – 25 mai 1918 – la classe ouvrière n’a plus aucun
pouvoir. Elle est dépossédée de son armement ; elle est
dépossédée de son droit de décision dans ses organisations.
[24]Voir à ce sujet les
textes de Lénine : « Comment organiser l’émulation? »
et « Les tâches immédiates du pouvoir des soviets ».
[25]
Sur le rôle de l’idéologie
bolchevik, voir Maurice Brinton, dans « Autogestion et
socialisme » n° 24-25 et Castoriadis.
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