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Solidarité ouvrière
Mensuel de l’Alliance syndicaliste révolutionnaire
et anarcho-syndicaliste
Articles sur l’anarcho-syndicalisme

Série de 14 articles intitulés « Anarcho-syndicalisme »
publiés entre le numéro 35 (mars 1974) et le numéro 57 (avril 1976).

Origine : échanges mails avec René Berthier


Avant-propos, mars 2008


Entre mars 1974 et avril 1976 Solidarité ouvrière, le mensuel de l’Alliance syndicaliste, publia une série de 15 articles (numérotés de 1 à 14 mais avec deux numéros 14 !) sur l’anarcho-syndicalisme.
En 1976 également nous avons publié une brochure d’une soixantaine de pages intitulée elle aussi : « L’anarcho-syndicalisme ».

Ces deux initiatives, presque indépendantes, répondaient à un réelbesoin. En effet, il existait bien des textes sur notre mouvement, mais ils étaient anciens. Il fallait redéfinir en quelque sorte la doctrine anarcho-syndicaliste en la dépoussiérant quelque peu. En cette période où oncommençait intuitivement à comprendre que les Trente Glorieuses étaient finies, on ne pouvait pas considérer les choses comme Emile Pouget en 1910, Pierre Besnard en 1926 ou les camarades espagnols en 1936.

L’objectif de la série d’articles était une tentative de répondre à ce besoin de redéfinition en termes plus « modernes ». La brochure, quant à elle, était destinée à fournir un outil de propagande pratique dans lequel les nouveaux militants – issus en grande majorité du mouvement syndical et peu en contact avec le mouvement libertaire – auraient pu trouver les informations de base. Malheureusement, sa réalisation technique fut une catastrophe : elle était remplie de coquilles et, graphiquement parlant, elle était presque illisible. Bien entendu, nous n’avions pas les moyens de refaire un tirage.

La brochure reste parfaitement « orthodoxe » dans ce sens qu’elle ne s’écarte pas du discours anarcho-syndicaliste traditionnel. La série d’articles en revanche avait un côté « expérimental » dans son discours, et traduit assez bien le niveau de réflexion auquel le groupe parisien, responsable du journal, était parvenu [1].

Le fait que le premier article commence par la définition de l’organisation de classe n’est pas fortuit. Contrairement aux nombreuxgroupes gauchistes, il n’y avait pas d’étudiants à l’Alliance. Non pas que nous n’en voulions pas, au contraire, mais ils ne restaient pas [2]. La lecture de ces textes à plus de trente ans de distance peut parfois prêter à sourire pourleur ton parfois prétentieux, pour le « dogmatisme prolétarien » et le côté un peu « classe contre classe » qui s’en dégage. Ainsi, la « Une » de Solidarité ouvrière titra un jour, de manière péremptoire : « Les travailleurs n’ont pas d’alliés » (n° 54, janvier 1976). C’est que nous voulions précisément réagir contre la pénétration, que nous constations tous les jours, de la petite bourgeoisie intellectuelle dans le mouvement révolutionnaire.

Proposer une définition claire de ce qu’était pour nous une organisation de classe nous semblait donc le meilleur moyen de définir la place de chacun et de situer les enjeux. L’organisation des travailleurs se fonde sur leur rôle dans le processus de production, et aucune direction extérieure à la classe ouvrière n’y avait sa place. Ce n’est pas un hasard si nous avons illustré notre propos par une citation d’Anton Pannekoek (article 7), marxiste hollandais qui avait, selon nous, proposé la meilleure définition de l’organisation de classe. Le livre de Pannekoek sur les conseils ouvriers était sorti peu auparavant et nous l’avions lu avec avidité. Mais si nous étions d’accord avec ses développements sur la structure de l’organisation prolétarienne, nous ne partagions pas du tout son point de vue sur le refus de toute organisation permanente. Néanmoins, nous nous plongeâmes dansla lecture de tout ce que nous pouvions trouver de la gauche révolutionnaire germano-hollandaise, chez qui nous avons largement « pioché » pour développer une critique du bolchevisme et du régime bureaucratique issu de la révolution de 1917 en Russie. Encore que cette critique ne disait pas autre chose, si elle le disait de manière mieux argumentée, que ce que les libertaires russes, en particulier les anarcho-syndicalistes, avaient dit dix ou vingt ans auparavant dans la chaleur de l’action.

On commençait à cette époque à trouver chez les bouquinistes des exemplaires de la revue Socialisme ou barbarie. J’avais pratiquementreconstitué la collection entière, qui circulait parmi nous, et qui aégalement contribué à forger notre position sur la bureaucratie soviétique.

La réflexion sur cette question était alors importante, mais pour en comprendre l’enjeu, il faut se replacer dans le contexte.

Leonid Brejnev était à la tête de l’union soviétique (de 1964 à 1982) et régnait d’une main de fer. A cette époque-là, personne ne pouvait deviner que le système allait s’effondrer. Le communisme en Union soviétique était là pour longtemps. En France le parti communiste était extrêmement puissant. Les marxistes révolutionnaires, et en particulier les trotskistes, répétaient à satiété que l’Union soviétique était un Etat ouvrier, « dégénéré », certes, mais un Etat ouvrier quand même. Il était donc nécessaire non seulement d’expliquer que la notion d’Etat ouvrier n’avait pas de sens, mais aussi que la bureaucratie soviétique était une classe sociale, d’un type différent de la bourgeoisie des pays occidentaux, mais une classe dominante.

L’union soviétique était un régime de capitalisme d’Etat dans lequel tous les critères définissant le capitalisme étaient présents (article 1). Et d’ailleurs, Lénine lui-même n’avait-il pas défendu ce système ? Le nœud de la critique du trotskisme passait par là. Les trotskistes s’en tenaient à une définition très formelle de ce qu’était le capitalisme : en Union soviétique il n’y avait pas de bourse de valeurs ni de propriété privée des moyens de production, disaient-ils schématiquement. Il fallait démontrer que ce n’étaient pas les titres de propriété qui définissaient la capitalisme mais les rapports sociaux de production. L’originalité de l’Union soviétique était que la bureaucratie détenait de manière oligarchique les moyens de production, qu’elle monopolisait l’affectation des ressources et que la classe ouvrière n’avait pas son mot à dire. D’une certaine façon, nous nous montrions meilleurs marxistes que les trotskistes… La concentration du capital, dont l’Union soviétique était le modèle achevé, conduisait à remettre en cause la notion traditionnelle de propriété privée des moyens de production (article 13).

A l’époque, le capitalisme français n’avait pas du tout le même caractère qu’aujourd’hui. C’était un système mixte dans lequel l’Etat jouait un rôle important. Il y avait même des plans (quinquennaux, je crois), élaborés par l’Etat et qui définissaient de grands objectifs. Deux grandes tendances se faisaient jour au sein du système, analysés par Nikos Poulantsas : un « capitalisme national » autour de la banque de Paris et des Pays-Bas, et un courant multinational autour de la banque Indo-Suez. Significativement, la première banque soutenait Chirac et l’héritage gaulliste, tandis que la seconde soutenait Giscard d’Estaing.

C’était aussi l’époque où des théoriciens qui avaient inventé le concept de « technostructure » expliquaient que le système capitaliste allait vers la constitution d’appareils bureaucratiques qui finissaient par avoir une logique interne propre. A l’époque, des analystes américains avaient constaté que les dirigeants des grandes firmes multinationales étaient motivés beaucoup plus par le désir de développer l’entreprise en tant qu’organisation que par celui de verser des dividendes aux actionnaires. Le versement de dividendes était plus ou moins consciemment considéré comme un coût. Ce constat renforçait la thèse de la technostructure. Une telle logique conduisait le système capitaliste à une véritable crise. On ignorait bien sûr que celui-ci trouverait la parade avec l’intéressement desdirigeants des entreprises aux résultats de celles-ci sous forme de stock options, ce qui a conduit en quelque sorte à un retour du pouvoir des actionnaires sur les grandes entreprises.

Un certain Samuel Pisar (qui n’est pas explicitement mentionné dans les articles) avait fait grand bruit en suggérant que le système capitaliste et le régime soviétique étaient progressivement en train de se rapprocher, le premier par l’intervention croissante de l’Etat dans l’économie, le second en privatisant progressivement l’économie. Un jour, disait-il, ils finiront peut-être par se fondre (article 11).

L’époque était aussi celle des débuts du programme commun de la gauche – PS, PCF et radicaux de gauche. Le parti communiste, hégémonique dans la classe ouvrière, avait lancé l’idée de « capitalisme monopolistique d’Etat » (article 12).

Enfin, on constate à la lecture de ces article que ce qu’on appelle aujourd’hui « mondialisation » n’a rien d’un scoop : on peut lire dans l’article 11 que « l'économie mondiale va de façon constante vers une intégrationcroissante de la production. Chaque pays du globe fait partie d'un ensemble où il joue un rôle dans la division internationale du travail ; chaque secteur d'industrie est étroitement dépendant d'autres secteurs, et lui-même est indispensable à d'autres secteurs ; chaque entreprise est liée par des liens étroits à un réseau complexe de production dont chaque élément estdépendant des autres. »

La principale originalité de ces articles réside sans doute dans la tentative de définir les grandes lignes d’un programme fondé sur l’abolition du salariat (article 9) auquel est substitué la détermination collective du l’objet du travail, des conditions de travail et de l’affectation des ressources.

On pourrait cependant faire deux reproches à cette série d’articles : d’abord, rédigés sur deux ans, ils auraient eu besoin d’être retravaillés pour leur donner une plus grande cohésion quant à la forme ; ensuite, les derniers articles sur l’abolition de l’économie de marché et l’abolition de la propriété auraient mérité d’être complétés par des développements sur l’organisation et les institutions qui auraient été appelées à les remplacer. La série se termine en quelque sorte en queue de poisson, sans conclusion générale.

Pour conclure : dans la mesure où cette série d’articles répondait à un besoin à un moment précis de notre histoire contemporaine et où elle s’attache à analyser une situation vieille de plus de trente ans, présente-t-elle encore un intérêt aujourd’hui ?

Je pense que oui, précisément parce qu’elle est une « photo » prise à un moment précis de notre histoire.

Le lecteur jugera [3].

René Berthier


Solidarité ouvrière n° 35

Mars1974

Anarcho-syndicalisme 1

L’organisation de classe

Si l’anarcho-syndicalisme pouvait se résumer en une phrase, on dirait que c’est : « Tout le pouvoir aux travailleurs dans leurs seules organisations de classe ».

Dans cette petite phrase, se trouvent résumées toutes les caractéristiques propres à l’anarcho-syndicalisme, et aussi tout ce qui le différencie des autres courants socialistes.

Mais pour être autre chose qu’une phrase ronflante, le terme « organisation de classe » doit être défini et expliqué.

Une classe sociale se définit, avant tout, en fonction du rôle qu’elle joue dans les rapports de production. Proudhon, un des premiers, a montré que les classes sociales se confondent avec leur situation dans les contradictions économiques et que si la bourgeoisie, se définit par la possession des moyens de production, le prolétariat se définit par son exclusion et sa condition salariée.

« ...La distinction des classes donnée, leur antagonisme s’ensuit... »

Dans cette lutte, chaque classe tend naturellement à s’organiser pour défendre ses intérêts spécifiques. La bourgeoisie, dominante, cherche à maintenir sa position et à consolider ses avantages ; le prolétariat cherche à améliorer son niveau de vie, ses conditions de travail et à arracher des avantages partiels ou définitifs à la bourgeoisie.

La lutte des classes conduit donc nécessairement à l’existence de deux organisations antagoniques dont la fonction est de défendre les intérêts spécifiques de chacune des classes qu’elle regroupe.

Ces organisations ont des caractères communs qu’il s’agit de définir, afin d’en mieux comprendre ensuite les différences.

Une organisation de classe est une organisation qui, à une époque définie, regroupe tout ou partie d’une classe sociale, sur la base du rôle que chaque individu de cette classe joue dans les rapports sociaux de production.

Qu’est-ce que cela veut dire?

a)Tout d’abord qu’elle ne regroupe pas nécessairement une classe dans sa totalité : quantité d’éléments peuvent expliquer cela, parmi lesquels des raisons idéologiques. Un individu peut se tromper quant à ses intérêts réels sous l’influence de la religion, de l’éducation, etc., ou, tout simplement, ne pas avoir du tout conscience de ses intérêts réels. L’organisation de classe se définit avant tout par le fait que l’adhésion n’est pas obligatoire et que la reconnaissance de son existence en tant qu’organisation de classe est consciente.

b) Ensuite cela signifie que l’individu y adhère ou la soutient, non en tant qu’individu abstrait, mais en tant que bourgeois s’il est bourgeois, en tant que prolétaire s’il est prolétaire. Une organisation de classe ne peut pas regrouper de membres de la classe opposée, à moins que ceux-ci ne renoncent à leurs intérêts comme membres de cette classe.

Un bourgeois et un prolétaire peuvent, théoriquement, adhérer ensemble à un club de football parce que taper dans un ballon ne remet en cause ni les intérêts de classe du bourgeois, ni ceux du prolétaire. Mais l’un ne peut pas être membre, soutenir ou participer à l’organisation de classe de l’autre sans renoncer à ses propres intérêts de classe.

C’est pourquoi on peut dire :

Dans toute société où existe la lutte des classes, existent globalement deux formes d’organisation de classe antagoniques, fondées sur des bases différentes parce que correspondant à des intérêts de classe différents et des rôles différents dans les rapports de production. Entre ces organisations, il ne peut y avoir de terrain d’entente, et à plus forte raison de fusion, sans impliquer l’adoption, par la classe dominée, des intérêts de la classe dominante et donc la négation de ses propres intérêts de classe.

Là encore, qu’est-ce que cela signifie ?

Le bourgeois se caractérise par ceci : il possède, à titre individuel ou collectif, les moyens de production. Ces moyens de production, grâce à la force de travail des salariés qu’il emploie, lui procurent des profits dont il réinvestit une part, pour en tirer des profits accrus, etc. De cette situation, il résulte un certain nombre de conséquences :

• La classe bourgeoise a, collectivement, des intérêts communs du fait qu’elle détient, en tant que classe, l’ensemble des moyens de production ;

• Mais comme, le but poursuivi est le profit et que cela entraîne la concurrence entre les capitalistes individuels ou entre les groupes de capitalistes, au plan national et international, chaque bourgeois ou groupe de bourgeois tend à s’opposer non seulement au prolétariat qu’il exploite, mais aussi aux autres bourgeois ou groupes de bourgeois concurrents.

• Ceci est d’autant plus accentué que la tendance générale de la société capitaliste est vers la concentration du capital, sous l’effet de la concurrence nationale et internationale, entre un nombre de plus en plus réduit de mains.

Cette contradiction entre les intérêts généraux de la bourgeoisie et ses intérêts particuliers va déterminer en grande partie les formes de son organisation de classe. En effet, trop occupée à tirer le maximum de profits de l’exploitation du prolétariat d’une part, et trop tiraillée entre ses intérêts généraux et ses intérêts particuliers de l’autre, la bourgeoisie est incapable de résoudre directement, sans intermédiaire, les contradictions générales du régime.

Elle a donc recours à une organisation spécialisée pour cette tâche. C’est l’État. L’État, c’est l’organisation de classe spécifique de la bourgeoisie, qui permet à celle-ci d’exploiter le prolétariat pendant qu’il maintient, par la force ou la dissuasion, la cohésion du système.

C’est un organe spécialisé de répression politique et de régulation économique qui fonctionne par substitution de pouvoir, c’est-à-dire que la bourgeoisie se décharge sur lui de tout ce qui concerne la protection et la préservation de ses intérêts généraux.

Mais comment la bourgeoisie peut-elle contrôler l’État ? Par divers moyens, directs et indirects. Tout d’abord, par le simple fait qu’elle détient les moyens de production, possession qui est la source même de tout pouvoir. Ensuite, par des moyens de contrôle politiques.

Le capitalisme n’est pas un phénomène figé. Il est en évolution constante et son développement n’a pas atteint le même niveau ou pris les mêmes formes dans tous les pays. L’histoire de sa constitution, le degré de concentration du capital ne sont pas les mêmes partout

Aussi, les régimes politiques de la bourgeoisie – c’est-à-dire ses modes de contrôle sur l’État – varient-ils.

• Au capitalisme libéral de la France, de l’Angleterre de la fin du XIXe siècle correspond le système parlementaire avec pluralité des partis. Les différentes fractions de la bourgeoisie s’équilibraient plus ou moins, elles élisaient des représentants qui s’affrontaient au Parlement (pouvoir législatif) pour la direction de celui-ci et donc pour le contrôle de l’État. Les partis politiques, qui sont des organisations regroupant des citoyens sans tenir compte de leur appartenance de classe – des organisations inter-classes – sont un élément intégrant des structures de classe de la bourgeoisie.

La lutte entre la tendance marxiste et la tendance bakouninienne dans l’Association internationale des travailleurs avait pour fondement principal des divergences sur ce point. Fallait-il organiser le prolétariat dans des structures imitées de celles de la bourgeoisie – les partis – et l’amener à participer au, jeu des institutions bourgeoises : parlement, État ; ou fallait-il l’organiser dans des structures de classe propres au prolétariat et adopter une stratégie radicalement différente?

• Au capitalisme monopoliste ou transnational d’aujourd’hui (essentiellement les États-Unis) correspond un régime « présidentiel-démocratique » où l’essentiel du pouvoir politique est concentré entre les mains de l’exécutif, et où l’alternance du pouvoir est assurée par la dualité des partis. L’Angleterre et la France gaulliste ont des tendances vers ce système.

• Au capitalisme d’État correspond un régime de parti unique dominé par un appareil d’État contrôlant toute la production, dominant toute la vie politique et économique. C’est le cas de l’URSS d’aujourd’hui. La propriété des moyens de production n’est pas individuelle, elle est entre les mains de l’État qui détermine centralement et sans contrôle aucun l’affectation des revenus, des investissements, la répartition du surproduit social. C’est un régime dominé par une classe bureaucratique d’État. Cette classe est composée à l’origine de l’ancien personnel d’État tsariste dont une partie importante s’est intégrée à l’État « socialiste », et de l’intelligentsia radicalisée et des petits-bourgeois qui constituaient les cadres du parti bolchevik.

Ces trois exemples représentent des régimes à différentes phases de la concentration du capital. Dans le premier cas le capital est dispersé, l’État n’a pratiquement pas de rôle économique et les multiples fractions de la bourgeoisie s’affrontent pour la direction de l’État.

Dans le deuxième cas, le capital est plus concentré, les fractions les plus faibles de la bourgeoisie ont été éliminées ou se sont alliées au grand capital monopoliste. L’État joue un rôle important dans l’économie : commandes d’armements, tarifs préférentiels, subventions, fiscalité, etc. Pouvoir économique et pouvoir politique restent différenciés.

Dans le cas du capitalisme d’État, la totalité du pouvoir politique et économique est concentrée entre les mains de l’État. C’est la phase ultime de concentration du capital, c’est l’État parfait,dont l’appareil, détenant tous les pouvoirs, est en même temps classe dominante.

Ainsi, l’État n’est pas un organe réactionnaire parce que c’est la bourgeoisie qui le dirige, il l’est par sa constitution même, parce que c’est un organe de la bourgeoisie. Constituer un État prolétarien, c’est constituer un appareil concentrant tous les pouvoirs, sur lequel le prolétariat ne peut avoir en fait aucun contrôle. La seule solution pour le prolétariat est la destruction de l’État et son remplacement par sa propre organisation de classe.

Prolétariat et organisation

Esclavagistes, féodaux, capitalistes, toutes les classes d’exploiteurs de l’histoire se sont organisées pour remplacer un mode d’exploitation par un autre. Le prolétariat, classe des producteurs par excellence, parce qu’il n’a personne à exploiter, s’organise pour renverser toute forme d’exploitation.

Alors que la bourgeoisie, classe dominée sous l’Ancien Régime, a commencé à développer les racines économiques du capitalisme dès l’époque féodale parce que c’était elle qui détenait les moyens de production, le prolétariat, sous le régime capitaliste, ne peut développer aucune racine économique du socialisme, Les seuls atouts du prolétariat en régime capitaliste, c’est son organisation, la conscience de ses intérêts de classe et sa combativité,

Les travailleurs auront à établir en même temps – et en évitant au maximum les bavures et les improvisations – l’organisation économique et politique de la société, à partir de rien, si ce n’est leur volonté consciente de transformation et leur capacité d’organisation.

Aux origines de l’organisation du prolétariat en classe se trouve la concurrence que les travailleurs se faisaient entre eux, face à l’emploi. La fixation des salaires étant « libre », le travailleur était « libre » d’accepter le prix du patron ou de mourir de faim : travaillaient donc ceux qui acceptaient les plus bas salaires.

Pour atténuer les effets de cette concurrence, les ouvriers se sont unis dans les premiers syndicats. Ce furent les premières organisations de classe du prolétariat car l’adhésion se faisait sur des critères d’intérêt objectif et en fonction de la place tenue dans le processus de production : le bourgeois en est automatiquement éliminé. Cette organisation unit les travailleurs d’abord sur le lieu de travail, là où se subit avant tout l’exploitation, puis dans la branche d’industrie, au plan local, régional, national etc., ensuite au plan interprofessionnel de la localité jusqu’au pays entier...

Une telle structure est le fondement même de l’organisation du prolétariat en classe, car elle unit les individus en tant que travailleurs et exploités, excluant par définition toute représentation de la bourgeoisie.

Cette organisation repose sur des bases entièrement différentes de l’organisation de classe de la bourgeoisie. Instrument de défense des intérêts matériels des travailleurs, elle constitue, par sa structure horizontale implantée géographiquement, et verticale implantée par branches industrielles, le modèle de l’organisation appelée là se substituer à l’État.

Ainsi, peut-on terminer la définition de l’organisation de classe :

Comme telle, l’organisation de classe permet à la classe qu’elle unifie de défendre ses intérêts immédiats contre les empiétements de la classe antagonique. Elle, constitue, lorsque la classe qu’elle regroupe est dominante, le modèle de l’organisation politique de la société. Lorsque la classe qu’elle regroupe est dominée, elle préfigure les formes de l’organisation de la société que cette classe porte en elle.

Cette organisation existe aujourd’hui, formellement ou à l’état embryonnaire :

– Formellement, ce sont les syndicats, qui regroupent effectivement les travailleurs sur des bases de classe, mais qui appliquent une stratégie et défendent une politique en opposition avec les intérêts réels du prolétariat et avec les possibilités que ces structures permettent ;

 A l’état embryonnaire, ce sont les différents comités qui surgissent spontanément et provisoirement à l’occasion des luttes revendicatives : comités de soutien, de grève, de lutte... , ou lors des luttes insurrectionnelles : soviets, comités d’usine. Ces organes apparaissent toujours lorsque les structures permanentes des travailleurs ne jouent pas leur rôle, et lorsque ceux-ci entendent décider seuls de leurs problèmes ; à l’exclusion des directions de rechange petites-bourgeoises.

Les échecs du prolétariat en 1918-1919 en Russie, en 1919 en Allemagne et en France, en 1920-1922 en Italie, en 1936-1938 en Espagne ont conduit au renforcement des courants social-démocrate réformiste et stalinien sur le mouvement ouvrier. Ces deux courants ont en commun la division du mouvement ouvrier dans deux organisations, de lutte politique (parti) et de lutte économique (syndicat), division qui conduit nécessairement à la soumission de l’organisation économique à l’organisation politique, c’est-à-dire en fait à la soumission des travailleurs organisés à des mots d’ordre et à des intérêts extérieurs au prolétariat.

Aujourd’hui, les militants ouvriers révolutionnaires se trouvent devant la contradiction suivante : il existe des organisations de classe quant à la forme : les syndicats, mais qui n’ont pas de stratégie et de perspectives révolutionnaires, et des organisations qui ont – ou prétendent avoir – un programme révolutionnaire mais qui n’ont pas de structure de classe : les partis.

La tâche du mouvement anarcho-syndicaliste est de contribuer à résoudre cette contradiction en proposant aux travailleurs de prendre entre leurs mains, dans leurs organisations de classe, tous les problèmes de la lutte politique et économique contre la bourgeoisie et de la construction du socialisme.

En effet, aujourd’hui, la distinction entre organisation de lutte économique et organisation de lutte politique n’a plus aucun sens dans les pays industriels développés où la concentration du capital et l’extension du rôle économique de l’État débouchent immédiatement sur la politique.

L’anarcho-syndicalisme, en ce sens, est bien la seule théorie de classe du prolétariat des pays industriels développés.


Solidarité ouvrière n° 36

Avril 1974

Anarcho-syndicalisme 2

Stratégie de classe

Nous avons, dans l’article précédent, défini la notion d’organisation de classe et insisté sur les différences entre organisation de la bourgeoisie et organisation du prolétariat.

Nous avons souligné que, pour le prolétariat, les problèmes d’organisation revêtent une importance particulière car il ne dispose d’aucune base économique à son pouvoir à l’intérieur du système capitaliste.

Mais s’organiser sur des bases de classe – c’est-à-dire sur des bases qui excluent toute direction du prolétariat par des éléments extérieurs à celui-ci -, ne suffit pas : encore faut-il définir quelle action, quels objectifs, à court terme et à long terme, quelles perspectives on se propose d’atteindre. En somme, quelle stratégie doit être appliquée par le prolétariat organisé en classe.

Alors que précédemment, on s’était attaché à montrer les oppositions entre organisation de la bourgeoisie et organisation du prolétariat, nous montrerons ici les différences qui existent entre la stratégie proposée par les différents courants de la gauche et par l’anarcho-syndicalisme.

Il est évident que la stratégie et les questions d’organisation sont liés. Mais les différentes conceptions de l’organisation ne se posent pas abstraitement en fonction de principes moraux ou autres, elles découlent conjointement :

• de l’analyse que les différents courants font du contexte politique et économique dans lequel ils sont placés ;

• d’intérêts de classe ou de couches définis.

D’une façon générale, et particulièrement dans le cas de groupes politiques, on a les idées et la stratégie correspondant à ses intérêts de classe.

1. L’action parlementaire et la conquête parlementaire du pouvoir. – La social-démocratie réformiste

L’anarcho-syndicalisme s’oppose à l’action parlementaire, et à plus forte raison à la conquête du parlement par le mouvement ouvrier. A cela, plusieurs raisons. Dans Solidarité ouvrière de mars 1973, nous disons (« A propos du parlementarisme ») :

« Le régime parlementaire est l’un des modes d’organisation de la société reposant sur l’idée de nation, d’unité nationale et d’intérêts communs entre les diverses couches de la population. Ce principe ne tient donc aucun compte de la division de la société en classes antagoniques, d’une part la bourgeoisie qui exploite le travail salarié et qui possède les moyens de production, d’autre part le prolétariat qui ne vit que de la vente de sa force de travail.

Nous disions encore :

« Parce que le régime parlementaire veut faire collaborer à une tâche prétendument commune les représentants des travailleurs et ceux de la bourgeoisie, parce qu’il tend à faire une synthèse des aspirations de classes qui sont en réalité antagoniques, nous considérons que le régime parlementaire est un régime de classe, celui de la bourgeoisie. »

Le système de représentation parlementaire est effectivement un système de représentation « démocratique » : mais il s’agit de démocratie bourgeoise. C’est-à-dire que même dans un régime où des « partis ouvriers » auraient 51 % des représentants au parlement, l’existence même de 49 % de représentants bourgeois d’une part, et d’autre part le fait que les travailleurs ne seraient pas représentés au parlement en tant que travailleurs sur des bases de classe, mais en tant que « citoyens », cela en ferait un système de représentation bourgeois.

Le système parlementaire perpétue le principe éminemment bourgeois de substitution du pouvoir : les travailleurs qui désirent participer à la vie politique n’ont pour tout recours que de voter pour un député, sur la base d’un programme qu’il n’aura pas discuté. Ce député, s’il est élu, sera parfaitement incontrôlé pendant toute la durée de la législature : « Votez pour moi et faites-moi confiance ».

L’autre raison de l’opposition de l’anarcho-syndicalisme à l’action parlementaire, est qu’elle est totalement inefficace du point de vue du prolétariat. Dans le même numéro de Soli mentionné, nous disions encore :

« Mais, dira-t-on, le Parlement est actuellement néfaste parce que la majorité qui s’y trouve est réactionnaire. Il faut renverser la majorité et mettre à la place :une nouvelle majorité de députés socialistes qui, eux, appliqueront un programme conforme aux aspirations des travailleurs... Cela équivaut à dire : le régime parlementaire est en lui-même démocratique, seule son application actuelle ne l’est pas... Admettons que les transformations réclamées soient faites : jusqu’où un ou plusieurs partis se réclamant des travailleurs pourront-ils aller dans le cadre parlementaire ? Le grand capital se laissera-t-il légalement exproprier par une chambre de députés constitutionnellement élue, sans réagir ? »

2) La conquête violente de l’État. – La social-démocratie radicalisée

L’autre courant de la social-démocratie, la branche révolutionnaire, se distingue de la première par les méthodes de prise du pouvoir. D’accord avec l’anarcho-syndicalisme sur la critique des méthodes parlementaires, il préconise la conquête de l’État par une organisation inter-classes (le parti) qui contrôlerait l’ensemble de la production et de la vie politique, et qui utiliserait les organisations de classe sous sa direction (syndicats, soviets, comités d’usine) comme rouages de transmission d’une politique élaborée en dehors du contrôle des masses.

La stratégie de la social-démocratie radicalisée n’est donc qu’une variante de celle de la social-démocratie réformiste, aboutissant également à la substitution du pouvoir et à l’expropriation politique des travailleurs.

Ces deux courants développent des conceptions idéalistes du pouvoir en ce sens que, le programme étant défini par les instances supérieures du parti, il est ensuite « proposé » au prolétariat pour application, sur la base de la « confiance » qui est demandée. Cette « confiance » se justifie par le fait que le parti « X » ou le parti « Y » est le parti de la classe ouvrière, puisque c’est lui qui a la juste théorie. Une fois au pouvoir, on peut, à la rigueur, se passer de cette confiance  [4].

En réalité, ces conceptions du pouvoir correspondent à des intérêts de classe bien réels, ceux de l’intelligentsia petite-bourgeoise sans autres perspectives historiques que la direction du prolétariat, ou ceux de couches bureaucratiques d’État conservatrices et soucieuses de maintenir le statu quo international.

3) L’anarcho-syndicalisme et le problème du pouvoir

Il est de coutume, chez les adversaires marxistes de l’anarcho-syndicalisme, de reprocher à celui-ci de ne « pas poser le problème du pouvoir ».

Les instruments qui permettent à la bourgeoisie de maintenir sa domination politique et économique sont multiples, parmi lesquels les instruments idéologiques : presse, radio, télé, Eglise, etc. Mais l’instrument essentiel de la bourgeoisie, celui qui, en dernière analyse, est déterminant, c’est l’armée, la police.

On peut définir le pouvoir d’État comme l’ensemble des moyens utilisés par une classe sociale pour maintenir un système d’organisation politique et un régime de propriété des moyens de production donnés. C’est l’ensemble des moyens mis en œuvre pour maintenir entre deux classes antagonistes un rapport de forces en faveur de la classe dominante. La lutte entre ces deux classes, en l’occurrence la bourgeoisie et le prolétariat, dans la mesure où le prolétariat entend défendre ses intérêts et se battre pour le socialisme, finit nécessairement par se poser en termes de pouvoir.

On ne peut attendre de la bourgeoisie qu’elle capitule sans combat, ni qu’elle capitule après une seule défaite. Il y aura une période pendant laquelle les antagonismes de classe subsisteront, ce qui implique que le prolétariat ait les moyens d’empêcher la bourgeoisie de reconquérir ses positions perdues. Il s’agit de s’entendre sur ces moyens.

Dans la conception idéaliste, le pouvoir, détenu par une organisation interclasses, se justifie par le fait que cette organisation détient la juste interprétation des événements, et se légitime par le fait que le parti dirige les structures de classe du prolétariat. Le parti, c’est la classe ouvrière. Sans le parti, la classe ouvrière, n’est rien ; le prolétariat ne se constitue véritablement en classe que dans le parti, par le parti, car, d’eux-mêmes, les travailleurs ne peuvent parvenir à la conscience socialiste. La doctrine socialiste « est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels » (Lénine). Sans le parti, le prolétariat n’est qu’une masse ; avec le parti, il est réellement une classe, grâce aux « représentants instruits des classes possédantes » et aux ouvriers « les plus instruits », qui détiennent la théorie de la classe ouvrière, la claire conscience de ses intérêts, et son programme. Quand la classe ouvrière n’est pas d’accord avec le parti, elle se trompe.

Les institutions de la classe ouvrière ne représentent d’intérêt que dans la mesure où elles permettent au parti de mieux la diriger. Dans cette conception idéaliste et subjectiviste, le « pouvoir des travailleurs » est un pouvoir par substitution. Le contenu de classe de ces positions est suffisamment limpide : ce sont des conceptions parfaitement bourgeoises du pouvoir.

On a dit que l’État est un organe de répression politique et de régulation économique qui fonctionne par substitution de pouvoir : la bourgeoisie se décharge sur lui de tout ce qui concerne la protection et la préservation de ses intérêts généraux.

On a dit aussi que la bourgeoisie peut contrôler l’appareil d’État par le simple fait qu’elle détient, à titre privé, les moyens de production, et qu’elle les contrôle directement, possession et contrôle qui constituent la source même de tout pouvoir.

L’étatisation totale des moyens de production revient à remettre entre les mains d’une organisation interclasses tout le pouvoir politique et économique, ce qui signifie en d’autres termes que les organisations de classe du prolétariat, d’une part sont subordonnés à l’État, d’autre part ont un contrôle limité ou pas de contrôle du tout sur les moyens de production [5].

La substitution de pouvoir devient totale, c’est-à-dire que la classe ouvrière ne détient de fait aucun pouvoir, en tant que classe, sur l’appareil politique qui prétend le diriger au nom de ses intérêts [6].

La propriété des moyens de production par le prolétariat ne peut être que collective, elle ne peut exister que par la propriété collective effective, directe et le contrôle de la production par les travailleurs dans leurs seules organisations de classe. La classe ouvrière ne peut détenir véritablement le pouvoir, au sens défini plus haut, que lorsqu’elle gère l’ensemble de l’activité sociale dans ses structures de classe, et c’est cela que nous entendons par destruction de l’État. Il ne s’agit plus de substitution du pouvoir, mais d’organiser un processus de décision en partant de la démocratie directe de la base au moyen du mandat impératif. C’est le fondement même de l’idée d’autogestion. Cela signifie que les travailleurs désignent, dans leurs structures de classe, aux divers échelons, des délégués mandatés pour appliquer des décisions prises collectivement, appliquées collectivement, et contrôlées.

Schématiquement, trois critères permettent de déterminer la nature de classe du pouvoir :

• Qui détient l’armement et où ? Les travailleurs dans leurs structures de classe (armement de la classe) ou des « citoyens » dans des structures d’État (substitution de l’armement de la classe par des gendarmes ? [7]

• Quel est le rôle des structures de classe du prolétariat, à la base, dans l’organisation de la production et dans la détermination des orientations de celle-ci? [8]

• Quel est le mode de désignation de l’organisme général de gestion ? Est-il issu ou non des structures de classe du prolétariat par délégation et mandats impératifs ? [9].

La classe ouvrière ne sera maîtresse de son propre destin que lorsqu’elle dirigera elle-même tous les rouages de la société : cette direction ne peut être que collective, c’est-à-dire que les différentes instances de l’organisation sociale ne peuvent être qu’issues de son sein et contrôlées par elle.

Toute autre conception du socialisme impliquant la « confiance » du prolétariat envers une minorité s’autoproclamant direction en vertu d’une « juste théorie » ne vise qu’à la préservation de l’ordre bourgeois sous d’autres formes [10].

Ceux qui reprochent à l’anarchosyndicalisme de ne « pas poser le problème du pouvoir » lui reprochent en réalité de ne pas le poser sur le terrain de la bourgeoisie, mais sur celui du prolétariat.

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Solidarité ouvrière n° 37

Mai 74

Anarcho-syndicalisme 3

Les modèles syndicaux

Socialisme jacobin où une minorité de professionnels de la révolution dirige l’appareil d’État, qui applique son programme en dirigeant les structures de classe du prolétariat ; socialisme libertaire où le prolétariat se dirige lui-même dans ses propres structures de classe : l’alternative exprime différents degrés de maturation de la société industrielle, de la lutte de classes, du prolétariat.

La classe ouvrière dans son enfance cherchera tout naturellement untuteur dans les couches les plus radicalisées de l’intelligentsia. A l’âge adulte, elle se tournera vers des formes d’action autonomes et n’acceptera la liaison avec l’intelligentsia que lorsque celle-ci partage non plus seulement son combat, mais aussi sa situation matérielle, c’est-à-dire lorsqu’elle se prolétarise.

Si l’anarcho-syndicalisme reconnaît un grand rôle à la spontanéité ouvrière, c’est en ce sens que les travailleurs sont capables, collectivement, d’élaborer leur propre théorie révolutionnaire. Ce n’est donc nullement pour nier la nécessité de se préparer, de s’organiser pour la lutte.

Aujourd’hui, il apparaît clairement que les travailleurs ne sont encore ni assez préparés ni assez organisés pour ces tâches révolutionnaires.

Le syndicalisme : un enjeu capital

Dans les sociétés industrielles développées, l’importance politique du mouvement syndical est prépondérante. Aucun groupement politique de gauche ne peut prétendre se développer s’il n’a pas une politique d’implantation syndicale cohérente : aucun de ces groupements ne peut prétendre mener une action politique d’envergure s’il ne contrôle ou n’anime pas l’un des appareils syndicaux existants. C’est une des données fondamentales de la réalité politique d’aujourd’hui.

Les pays industrialisés ont développé des formes diverses de syndicalisme correspondant aux conditions particulières du moment et de l’endroit et selon la plus ou moins grande inte,nsité de la lutte de classes. La stratégie du mouvement révolutionnaire doit donc s’adapter à ces différentes conditions historiques de formation ; aussi exposerons-nous, à titre indicatif et schématiquement, les différents modèles syndicaux actuellement existants.

On verra qu’il est impossible de porter un jugement de valeur global sur « le » syndicalisme – pour ou contre – et que le vrai problème ne se trouve pas là. Une fois de plus, il ne faut pas juger la question en termes de « bien » et de « mal », mais considérer l’existence du mouvement syndical dans un contexte économique et politique bien défini, mais aussi à l’échelle mondiale, et considérer, en fonction des forces dont dispose le mouvement révolutionnaire, quelles sont ses possibilités d’action.

Parmi les organisations de classe que le prolétariat a créées au cours de son histoire, on peut distinguer globalement deux catégories :

– Les organisations permanentes, existant préalablement à tout mouvement insurrectionnel ou révolutionnaire (syndicats) ;

– Les organisations occasionnelles qui se créent spontanément au cours des luttes, en fonction des besoins du moment, et qui disparaissent généralement après : ça peut aller du comité de grève au conseil ouvrier.

Nous n’opposons pas ces structures les unes aux autres car elles sont fondamentalement de même nature : c’est à travers elles que le prolétariat (totalement ou en partie) s’organise en classe et agit en classe distincte.

C’est à travers elles que les travailleurs s’organisent et agissent sur la base d’intérêts objectifs (le fait qu’on ait des intérêts n’excluant pas, d’ailleurs, qu’on ait aussi des idées...).

Ce qui distingue ces organisations, ce sont les conditions de leur formation. Parer, comme le font certains, le soviet de toutes les vertus révolutionnaires (il n’y a pas de soviet, on peut donc rêver...), et le syndicalisme de tous les vices, c’est oublier que. tous deux apparaissent dans des contextes historiques, politiques et économiques totalement différents.

Les syndicats apparaissent dans les sociétés industrialisées et permettent d’organiser le prolétariat pour la lutte quotidienne, dans des périodes où aucune perspective de révolution n’est envisageable dans l’immédiat. Cette organisation permanente a un rôle objectivement révolutionnaire.

Les soviets apparaissent, en Russie, dans un pays peu développé, où le mouvement ouvrier n’est pas organisé, où n’existent pratiquement pas de syndicats.

Le caractère réformiste ou révolutionnaire de ces organes ne tient pas à leur nature, qui est identique : il tient au moment où ils apparaissent et aux conditions dans lesquelles ils apparaissent. Que les syndicats en régime capitaliste développé soient devenus réformistes n’est pas plus imputable à leur nature que n’est imputable à la nature des soviets. leur intégration à l’État en URSS Porter des jugements sommaires à ce sujet, c’est oublier que de multiples causes historiques, ainsi que le contexte politique, économique mondial sont la véritable cause qui détermine le caractère de ces organisations.

De plus, l’erreur capitale que font certains « critiques autorisés » du syndicalisme, c’est de confondre, d’amalgamer l’analyse sur la nature du syndicalisme et l’analyse des forces politiques qui dirigent et dominent les syndicats.

Le syndicalisme est une forme d’organisation dans laquelle, par définition, seuls les travailleurs salariés sont regroupés. Dans la mesure où ces travailleurs ne sont pas en même temps unis par la conscience de leurs intérêts communs et par la conscience de leurs possibilités d’action autonome, – en bref par une doctrine syndicale – les travailleurs organisés deviennent facilement les instruments inconscients d’une politique élaborée en dehors de leur organisation, par les minorités organisées qui les dirigent.

Le syndicalisme, sans sa doctrine qui est l’anarcho-syndicalisme, est une forme inerte qu’il n’est possible de comprendre qu’en analysant les fractions dirigeantes, qui ne sont « syndicalistes » que dans la mesure où elles utilisent le mouvement syndical pour appuyer leur politique.

Actuellement, il n’y a pas de syndicalisme, il y a des modèles syndicaux, des pratiques syndicales correspondant à des intérêts extra-syndicaux, extérieurs au mouvement ouvrier. Quels sont-ils?

Les modèles syndicaux

• Le modèle social-démocrate

Le modèle social-démocrate se caractérise par la division des tâches : le parti se réserve l’action politique, il rassemble les individus en vue de la prise du pouvoir ; le syndicat se charge de l’action revendicative quotidienne, il rassemble en son sein les masses avec un niveau de recrutement le plus bas possible [11] : plus le syndicat a d’adhérents, plus le contrôle du parti sur les masses est effectif.

Rien de fondamental ne différencie la social-démocratie réformiste et la social-démocratie radicalisée sur ce modèle syndical, en ce qui concerne les rapports parti-syndicat, leur divergence se situant sur un autre plan, sur les conceptions de la prise du pouvoir.

Notons seulement que les léninistes introduisent la notion de soviet dont Lénine ne pouvait pas, lorsqu’il écrivit « Que faire ? », soupçonner le surgissement. Ceux qui se réclament aujourd’hui du mouvement des soviets ne font que transférer sur ces derniers les positions de Lénine sur les « unions corporatives » en 1902, et qui se résument à ceci : plus le niveau de recrutement est bas, plus il y a de monde dedans, mieux on contrôle ces masses [12].

• Le modèle trade-unioniste

Le modèle trade-unioniste, développé en Angleterre, ne fait aucune référence ouverte à la lutte de classes. Ses deux objectifs proclamés, la démocratie industrielle et la participation des salariés à la gestion des industries nationalisées, en font un instrument efficace de la collaboration des classes.

Le taux de syndicalisation est très élevé ; ce modèle syndical est parfaitement intégré au système, les cotisations syndicales sont directement prélevées sur le salaire par le patron et reversées aux unions.

Se syndiquer ne constitue pas un acte « compromettant », engageant le travailleur ; c’est une mesure de sauvegarde, comme les cotisations aux assurances sociales.

Le modèle trade-unioniste a inversé les rapports parti-syndicat traditionnels à la social-démocratie : ce sont les unions britanniques qui ont créé le parti travailliste pour appuyer l’action des syndicats.

Les syndicats allemands, proches du modèle trade-unioniste par certains côtés, ont poussé la cogestion jusqu’à un point extrême. Récemment, des mesures ont été prises étendant le principe des actions ouvrières dans les grandes firmes. La gestion de ces actions devait revenir aux syndicats, mais cette éventualité a été repoussée par le patronat car cela aurait fait des syndicats les plus gros capitalistes du pays...

• Le modèle des syndicats américains

Le modèle trade-unioniste, tout intégré qu’il soit au système capitaliste, continue malgré tout de maintenir une certaine forme de séparation, sinon de lutte de classes. De plus, il constitue un soutien à l’action de partis politiques qui se déclarent en faveur de « réformes sociales », si timides soient-elles. Dans les syndicats américains, ce n’est même pas le cas.

Les syndicats constituent un soutien déclaré au capitalisme. Les dirigeants syndicaux sont des hommes d’affaires comme les autres qui marchandent les grèves, les salaires, et pour lesquels la suppression du salariat est le dernier des soucis.

Bien plus, le syndicalisme est devenu aux U.S.A. un auxiliaire précieux de l’impérialisme américain ; ainsi, Arthur Goldberg, délégué américain aux Nations unies, résumait les principes de la politique internationale de l’AFL-CI0 :

« – Contenir la pénétration communiste parmi les nations libres ;

« – Eliminer la domination communiste là où elle existe ;

« – Maintenir la force armée américaine à un niveau en rapport avec une évaluation serrée des potentialités communistes d’agression ;

« – Renforcer les capacités économiques et militaires du monde libre pour résister à l’agression communiste aussi bien sur le plan militaire que sur celui de la propagande. »

En 1948 au congrès de l’AFL, John Steelman, assistant du président Truman, avait déclaré : « Les représentants du Labor américain sont parmi nos meilleurs ambassadeurs de bonne volonté à l’étranger » (cité par D. Guérin : « Le mouvement ouvrier aux États-Unis »).

• Le syndicalisme d’État

Dans les systèmes qu’en général on qualifie politiquement de « totalitaires » et qui sont des régimes où la concentration du capital aux mains de l’État est très poussée sinon achevée, ainsi que dans les régimes dictatoriaux, le mouvement syndical est une partie intégrante de l’appareil d’État.

Il permet à celui-ci d’embrigader la classe ouvrière afin de la contrôler jusque dans le détail, afin d’empêcher tout mouvement revendicatif et de rationaliser son exploitation. Le syndicalisme perd, jusque dans les formes même, son caractère de classe. Alors que les syndicats les plus réformistes, s’ils ont abandonné toute référence à la lutte de classes, continuent à maintenir malgré tout une certaine forme de séparation des classes, le syndicalisme d’État est organiquement lié à la classe dirigeante.

D’une part la syndicalisation est obligatoire ou quasi obligatoire, d’autre part dans les mêmes structures sont organisés à la fois les salariés et les patrons, privés ou d’État, les exploités et les dirigeants de l’économie, l’arbitrage entre les deux parties se faisant par l’État.

• Le modèle anarcho-syndicaliste

C’est le seul modèle qu’on peut considérer comme réellement syndicaliste dans la mesure où l’action et l’organisation syndicales, se suffisant à elles-mêmes, ne dépendent d’aucune influence extérieure ; le syndicat n’est le soutien, la courroie de transmission de personne, sinon de lui-même.

Cela implique en définitive l’existence d’une doctrine syndicale – l’anarcho-syndicalisme – qui exprime la tendance du mouvement ouvrier à s’organiser et à agir dans ses propres organisations de classe et pour son propre compte.

Le principe de base est simple : les travailleurs s’organisent, combattent et construisent eux-mêmes, dans leurs propres organisations de classe, ce qui implique le dépassement des conceptions de division du travail entre lutte politique et lutte économique qui sont en définitive des conceptions bourgeoises.

Toute conception de l’action du prolétariat qui revient à mettre les centres de décision politique en dehors des structures propres au prolétariat et en dehors de son contrôle direct est une conception d’inspiration bourgeoise.

Il est facile de voir que tous les modèles syndicaux qui ne font pas du syndicalisme une doctrine, une organisation, et une forme d’action autonome et exclusive du prolétariat, n’ont de syndicalistes que le nom et la forme : quant au fond ce ne sont que des modes, adaptés aux conditions particulières de chaque pays, de domination du mouvement ouvrier par des couches particulières de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie, de l’intelligentsia ou de la bureaucratie d’État. Ces couches ne peuvent espérer prendre le pouvoir – ou ne peuvent espérer le conserver – qu’en se mettant à la direction des organisations de masse du prolétariat.


 

Solidarité ouvrière n° 38

Juin 1974

Anarcho-syndicalisme 4

Trois objectifs immédiats

Si on excepte la voie électoraliste des partis réformistes, l’alternative devant laquelle nous nous trouvons se réduit à la solution jacobine, représentée par les héritiers du léninisme, et à celle des libertaires.

Les premiers, hypnotisés par les schémas de la révolution russe, appliquent à la société industrielle développée la même démarche que les bolcheviks appliquaient à la Russie sous-développée dominée par l’impérialisme, et où le prolétariat, embryonnaire, était sans tradition d’organisation permanente.

Ils ne voient pas que leurs schémas, applicables dans les sociétés peu industrialisées, ne correspondent pas aux structures sociales des pays industriels développés. De plus, les caractéristiques du pouvoir politique de la bourgeoisie diffèrent radicalement selon le type de société auquel on a affaire.

Le mythe de la prise du palais d’Hiver sur lequel vivent nos bolcheviks d’aujourd’hui est caractéristique de la révolution du XIXe siècle : on prend d’assaut le siège du pouvoir central et le tour est joué.

Aujourd’hui, les choses sont quelque peu plus complexes. Si le pouvoir est centralisé globalement, il possède des instances régionales qui sont de véritables États miniatures disposant de leurs propres outils de répression et d’administration. La cohésion de l’appareil politique et son extension interdisent toute action révolutionnaire de type putschiste et rendent peu probable, pour l’instant, une décomposition interne comparable à celle qui était survenue en Russie et qui a précisément permis à la révolution d’octobre de réussir.

1. Les conditions actuelles

Les néo-bolcheviks d’aujourd’hui se trompent tout simplement de révolution, et cela de plusieurs points de vue.

Du point de vue de leur théorie, qui offre ce paradoxe de se prétendre la théorie d’une classe (le prolétariat), mais élaborée par des ‘individus d’une autre classe, les intellectuels bourgeois ;

– Du point de vue de l’organisation, qui se prétend l’organisation d’une classe, mais dirigée par des individus d’une autre ;

– Du point de vue de la stratégie politique qui prétend aboutir à la destruction du capitalisme mais qui mène en fait la révolution à la forme la plus poussée, la plus concentrée du capitalisme ; le capitalisme d’État.

En cela, malgré le vernis ouvriériste que le recouvre, le léninisme montre sa véritable nature : c’est la théorie de classe de l’intelligentsia petite bourgeoise radicalisée, sans possibilité d’accéder à la propriété et au pouvoir dans le cadre d’une société dominée par le capitalisme monopoliste national ou étranger – et qui ne voit de perspective que dans le capitalisme d’État et dans la propriété oligarchique des moyens de production.

Dans leurs tentatives d’adapter leur stratégie aux sociétés industrielles développées, les néo-bolcheviks ont tout simplement transplanté l’idée des soviets pour les préconiser en Europe occidentale. Rappelons ce que disait C. Ridel dans Le Libertaire du 17 juillet 1937 :

« …si en Russie l’idée de soviets de soldats, de paysans, d’ouvriers apparaissait comme évidente, indispensable, étant donné que toute autre organisation était inexistante, il n’en est pas de même dans les pays où le mouvement ouvrier a pu se développer dans un minimum de légalité et où par conséquent il existe des formes de groupement profondément ancrées qui joueront un rôle prédominant dans le développement des luttes révolutionnaires...

« Pour notre part, nous croyons que la place des militants révolutionnaires est parmi le prolétariat, parmi les ouvriers organisés dans les groupements syndicaux.

« Si cela peut paraître moins élevé, plus opportuniste ou peu en rapport avec certains principes intangibles, c’est en tout cas la seule façon de se lier avec le prolétariat, de l’influencer, de lui faire admettre des mots d’ordre qui répondent à des circonstances données et non à défendre des tactiques qui, pour essayer d’avoir un caractère « scientifique », n’en sont pas moins fausses et inapplicables. »

Mais Ridel n’était pas un naïf. Il savait le poids des appareils syndicaux :

« …au cas où l’appareil bureaucratique arriverait à peser de telle façon qu’il étoufferait automatiquement tout mouvement de revendication ou de révolte, il n’est pas exclu de voir une action révolutionnaire extra-syndicale se faire jour et par conséquent de nouvelles formes de groupements prolétariens surgir... »

2. Quelles formes ?

Nous ne défendons pas les formes syndicales d’organisation par principe. ni n’attaquons par principe les autres formes. Nos positions se fondent sur deux constatations essentielles :

1) Une partie importante du prolétariat est organisée aujourd’hui dans les syndicats. Ces syndicats continuent d’avoir la confiance d’une masse importante de travailleurs, et l’influence du mouvement syndical dépasse largement le cadre strict de ses adhérents. En outre, la situation n’est pas encore telle qu’il soit impossible d’impulser une dynamique révolutionnaire dans les syndicats.

2) La position stratégique fondamentale du syndicat pour tous les groupes politiques qui sont ou aspirent à sa direction interdit d’abandonner un terrain de lutte aussi important aux adversaires politiques de l’anarcho-syndicalisme.

Nous ne faisons donc pas de fétichisme syndical. Si en Espagne la structure syndicale était l’outil révolutionnaire du prolétariat, en Russie les militants anarcho-syndicalistes n’étaient pas dans les syndicats mais dans les comités d’usine.

Aujourd’hui, les conditions ne permettent pas de créer une confédération anarcho-syndicaliste… Pour qu’il y ait confédération, il faut déjà qu’il y ait des fédérations, et pour qu’il y ait des fédérations. il faut qu’il y ait auparavant des syndicats. Les camarades qui tentent de créer de toutes pièces une confédération anarcho-syndicaliste sur le modèle de la C.N.T. espagnole prennent le problème par le mauvais bout. En outre, ils vont à rebours de tous les enseignements du mouvement ouvrier français et tentent, comme les léninistes avec la Russie, d’appliquer en France un processus historique propre à l’Espagne : la C.N.T. espagnole s’est constitués au cours de soixante-dix ans de combat sur la lancée de la section espagnole de l’A.I.T., sur un terrain qui était, avant elle, politiquement vierge. Les conditions sont tout autres aujourd’hui en France.

La tactique de nombreux gauchistes – certains anarchistes compris – se fonde sur le débordement à gauche des organisations réformistes et staliniennes existantes : un jour, les travailleurs en auront marre et enverront paître les bureaucrates ; et, grâce à la direction éclairée du parti X qui attendait patiemment son heure ou alors par la grâce d’une révélation aussi brusque que spontanée, ils feront la révolution. Ce tableau idyllique risque malheureusement de ne jamais se réaliser.

Si, pendant la grève des banques, la grève de Lip et bien d’autres, les staliniens ont été « débordés », et les réformistes relativement neutralisés, c’est parce qu’une action continue avait été menée pendant des années dans les structures syndicales existantes. L’action de ces structures syndicales ne remet pas en cause le caractère réformiste ou bureaucratique des organisations nationales concernées. Mais elle a montré qu’elles étaient les conditions indispensables offrant une chance de « débordement » des bureaucraties ouvrières : un travail militant persévérant et continu.

Nous avons déjà, à plusieurs reprises, donné notre opinion sur les militants d’extrême gauche qui créent des structures para-syndicales. Ce que nous disions dans « Soli » en avril 72 sur les maoïstes est valable aussi pour d’autres :

« …en constituant des micro-organismes parallèles aux organisations de masse, les maoïstes se mettent en marge du mouvement. Certes, dans ces petits noyaux, il existe certainement une démocratie ouvrière exemplaire, mais globalement, cela ne fait pas avancer la lutte. Une quantité énorme d’énergie militante est gaspillée ainsi, et pendant ce temps, cela fait le jeu de ceux qui, dans le mouvement ouvrier, cherchent à le détourner de sa lutte pour la démocratie. Il est certainement plus facile de créer un comité de lutte avec quelques copains, où on pourra aborder librement les problèmes les plus divers indépendamment des perspectives concrètes que cela offre, que de s’attaquer au travail ardu, ingrat et de longue haleine dans les organisations de masse existantes, pour l’extension de la démocratie ouvrière. »

3. S’adapter aux conditions de lutte actuelles

Depuis, les maoïstes ont changé totalement de tactique puisqu’ils appellent à rejoindre « l’opposition syndicaliste révolutionnaire », jouant sur un terme qu’ils s’approprient frauduleusement.

En ce qui nous concerne, nous ne défendons pas des formes d’organisation en fonction de conceptions abstraites, mais en fonction des conditions réelles de la lutte des classes au moment présent en en fonction des forces réelles dont nous disposons, ce qui nous mène à ces conclusions :

– Nous sommes loin d’être capables de mener un « débordement » des bureaucraties ouvrières à travers une structure séparée des organisations de masse ;

– Si une situation de crise se présentait, nous ne pourrions pas animer une dynamique révolutionnaire sur un plan global mais seulement dans certains secteurs ;

– Les perspectives politiques actuelles permettent de penser que la répression des directions syndicales à l’encontre des révolutionnaires va s’amplifier. En particulier à la C.G.T. mais aussi à la C.F.D.T. sur laquelle de nombreux militants se font des illusions. La seule façon de faire face à cette situation est d’éviter de s’isoler. Le seul argument auquel les bureaucraties sont sensibles étant le rapport de force.

En attendant, si le mouvement syndical est profondément bureaucratisé et soumis aux influences de fractions qui en font l’instrument de leur politique ; si toute action au niveau de leurs directions est impossible, dans les structures de base tout n’est pas encore dit : sections syndicales, syndicats, unions locales et parfois unions départementales. Là, il est parfois possible de mener une action révolutionnaire, il est possible de s’opposer avec succès aux réformistes. Bien plus, il est capital d’agir dans ces structures de base pour animer le travail syndical contre les réformistes. Leur abandonner sans combattre le terrain leur laisse toute liberté de subordination des luttes ouvrières aux impératifs électoraux.

Le moment n’est pas venu, loin de là, d’abandonner la lutte au sein du mouvement syndical...


Solidarité ouvrière

Anarcho-syndicalisme 5

Ne pas se tromper d’ennemi

« Sans organisation, une force élémentaire n’est pas une puissance réelle », disait Bakounine. La question n’est pas, ajoutait-il, de savoir si les travailleurs « peuvent » se soulever, mais s’ils sont capables de construire « une organisation qui leur donne les moyens d’arriver à une fin victorieuse – non pas à une victoire fortuite mais à un triomphe prolongé et dernier. »

Le problème clairement posé, nous laisserons les interrogations sur le thème : « Faut-il ou non s’organiser ? », aux cercles de dissertateurs patentés.

« Quoi qu’on en dise, le système actuellement dominant est fort, non par son Idée et sa force morale intrinsèque, qui sont nulles, mais, par toute l’organisation mécanique, bureaucratique, militaire et policière de l’État, par la science et la richesse des classes qui ont intérêt à le soutenir. » (Bakounine.)

L’organisation bureaucratique, militaire et policière de l’État, le prolétariat ne peut pas la combattre s’il n’est pas lui-même organisé.

1. La concurrence

En régime capitaliste, la force de travail du prolétaire est une marchandise comme une autre qui subit les fluctuations de l’offre et de la demande, qui subit les lois de la concurrence. La concurrence qui oppose les travailleurs entre eux face à l’emploi est l’arme la plus efficace de la bourgeoisie contre le prolétariat.

Le salariat implique un « libre » accord entre le salarié et son employeur : le patron détermine le prix qu’il est disposé à payer pour la force de travail de l’ouvrier, l’ouvrier est « libre » d’accepter ou de refuser. La concurrence des travailleurs se concrétise par le fait que l’employeur embauchera l’ouvrier disposé à accepter le salaire le plus bas.

Les premières formes d’organisation de la classe ouvrière visaient à lutter contre cette concurrence en unissant le plus grand nombre de travailleurs possible afin de briser leur isolement face au patron. Organisés, ils décident de ne plus vendre leur force de travail au-dessous d’un certain prix.

L’arme principale des travailleurs dans cette lutte, c’est la grève.

« Qui sait ce que chaque simple grève représente pour les travailleurs de souffrance, de sacrifices ? Mais les grèves sont nécessaires ; elles sont nécessaires à ce point que sans elles il serait impossible de soulever les masses pour un combat social, il serait même impossible de les organiser. La grève, c’est la guerre, et les masses populaires ne s’organisent que pendant cette guerre et grâce à elle, car elle jette l’ouvrier hors de son isolement, hors de la monotonie de son existence sans but, sans joie, sans espoir… » (Bakounine.)

Aujourd’hui, toute prise de position sur le syndicalisme doit partir de faits objectifs et non de vœux pieux. Or le seul critère objectif pour déterminer si le mouvement syndical joue encore un rôle positif est de savoir si malgré sa dégénérescence actuelle, il continue dans les faits à créer un obstacle à la concurrence des salariés face à l’emploi, s’il continue à limiter l’isolement face à l’employeur.

Incontestablement, les syndicats continuent à assurer, tant bien que mal, ce rôle. Cela ne tient pas à l’idéalisme, à la générosité d’âme des bureaucraties syndicales, mais aux limites au-delà desquelles elles ne peuvent aller si elles veulent préserver leurs positions.

Il est facile d’opposer les « mauvais bureaucrates réformistes » aux « bons travailleurs », les syndicats aux ouvriers. C’est une position intellectuellement confortable. Mais les liquidateurs du mouvement syndical qui théorisent en même temps l’impossibilité de toute organisation permanente du prolétariat, ramèneraient le mouvement ouvrier un siècle en arrière, ressuscitant la concurrence, l’isolement des travailleurs, dispersant les forces ouvrières en une multitude de comités plus ou moins autonomes face à un patronat organisé et hautement centralisé. C’est, sous un verbiage révolutionnaire, une des positions les plus réactionnaires qu’on puisse imaginer.

2. Le plus bas niveau…

Cela ne nous empêche pas de constater que le mouvement syndical aujourd’hui se trouve à un niveau de mobilisation, de combativité de plus en plus faible, de plus en plus soumis à l’opportunisme électoral. Le réformisme syndical a conduit le mouvement ouvrier à une démobilisation générale, à une passivité que seules des grèves sauvages ou isolées, toujours soigneusement canalisées, viennent contredire.

L’anarcho-syndicalisme s’est toujours opposé à cette passivité.

Mais pour trouver une nouvelle voie, il ne suffit pas d’agir, il faut comprendre la signification de cet état de faits et ses implications pratiques.

Dans un compte rend u du XXXVIIIe congrès de la C.G.T. paru dans la Révolution prolétarienne de mai 1972, l’auteur explique ce qui se trouve derrière la proclamation de la direction confédérale de vouloir faire un syndicalisme « de classe, de masse et démocratique » :

Etre “de classe” signifie reconnaître le rôle dirigeant du Parti communiste ;

Faire un syndicalisme “de masse” signifie ne développer dans le syndicalisme que son aspect revendicatif et abaisser son niveau de propagande et de recrutement à la plus petite conscience de classe possible ;

« Démocratique signifie division du travail : le syndicat de base s’occupe de revendications sur le lieu de travail ; la fédération, de conventions collectives ; la confédération, de la politique confédérale. »

Cette constatation traduit parfaitement le modèle social-démocrate du syndicalisme, actuellement dominant en France. C’est cette position que nous combattons en tentant de créer une dynamique révolutionnaire nouvelle dans le syndicat.

On constate que progressivement le recrutement et la propagande des confédérations syndicales s’alignent sur ceux des partis signataires du Programme commun : c’est-à-dire qu’ils font appel au sentiment des « petits » lésés par les « gros », et non à des critères de classe, à des réflexes de classe chez les travailleurs.

C’est que, lorsqu’on veut recruter dans les franges intermédiaires de la population, les classes moyennes, on est obligé d’abandonner les thèmes axés sur les critères de classe en faveur de thèmes plus généraux...

Cela se vérifie en particulier dans l’ampleur du travail de la C.G.T. à s’implanter chez les cadres. Depuis plusieurs années. parallèlement à l’ouverture du P.C. vers les classes moyennes, l’approche vers les cadres des services publics et du secteur privé est en première place dans les objectifs de la C.G.T.

Pratiquement, cela amène la C.G.T. à défendre, non seulement chez les cadres, mais dans la classe ouvrière elle-même, des thèmes anti-prolétariens : hiérarchie des fonctions, éventail des salaires, augmentations en pourcentages, etc. Bref, la défense de la « spécificité » des fonctions dirigeantes et du caractère intouchable de leurs privilèges. On est loin du syndicat « groupement de classe dans son sens le plus pur » dont parlait Pierre Besnard. L’électoralisme se paie très cher par la classe ouvrière.

3. Organiser

Pour faire face à cette situation, les travailleurs révolutionnaires doivent s’organiser et renforcer l’organisation du prolétariat.

Mais cela ne signifie pas pour nous faire une campagne de syndicalisation pour vendre des timbres et distribuer des cartes. Il ne s’agit pas de recruter des adhérents passifs mais de former des militants.

Si le syndicat est l’organisation de classe et de masse du prolétariat, nous entendons par là que c’est l’organisation de classe de la masse consciente des travailleurs. Longtemps, les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires se sont interrogés sur le problème : organisation de masse ou organisation de minorité agissante. Pendant ce temps, les staliniens investissaient la C.G.T. sans difficulté. Ils avaient, eux, trouvé une solution : l’organisation de masse dirigée par l’organisation de minorité agissante. C’est aussi simple. Les anarchistes, axant toute leur action sur l’organisation spécifique, désertaient les syndicats et les syndicalistes-révolutionnaires, accrochés à la Charte d’Amiens, et à l’apolitisme syndical, se trouvaient complètement démunis devant l’infiltration des fractions.

La classe ouvrière sera véritablement organisée, non seulement lorsqu’elle aura rejoint en masse ses structures de classe, mais aussi et surtout lorsque dans ces structures de classe elle aura atteint le plus haut niveau de conscience de classe et révolutionnaire possible.

Cela signifie que les travailleurs s’organisent sur des objectifs qui dépassent la simple revendication économique. Ce n’est qu’en unifiant la lutte économique et la lutte politique, les luttes partielles et le combat généralisé pour l’instauration du socialisme, que l’organisation de la classe ouvrière répondra aux conditions actuelles de la lutte des classes. La division actuelle du prolétariat en organisations économiques et organisations politiques est largement dépassée par le niveau de concentration du capital aux mains de l’État qui transforme rapidement toute revendication économique contre le patron en lutte politique contre l’État.

Or, plus la division économique-politique s’avère dépassée, plus les organisations réformistes tentent de l’accentuer dans le but de présenter la solution électorale comme la seule issue, niant ainsi de plus en plus la lutte des classes.

Refuser d’engager le combat contre le stalinisme et le réformisme dans les structures de classe qu’ils contrôlent, c’est leur laisser tout loisir de continuer leur politique de subordination de la classe ouvrière à la politique de participation à l’État bourgeois.

Mais s’il s’agit de combattre la limitation de l’organisation de classe du prolétariat à la simple lutte économique, il faut également combattre l’affirmation que toute lutte revendicative conduit à soumettre le prolétariat au capital. D’un côté c’est la capitulation devant la bourgeoisie par la négation de la lutte des classes ; de l’autre c’est également la capitulation par la négation de toute possibilité d’existence d’une organisation permanente de la classe ouvrière.

Rappelons cette phrase de Pierre Monatte qui, parlant de la réunification syndicale de 1936, disait que si elle avait « tourné au bénéfice des staliniens, il ne paraît pas inutile de rechercher pourquoi. Et l’on trouverait d’un côté des gens ardents en face d’autres qui se tournent les pouces ou qui plastronnent ».

A ceux qui, aujourd’hui encore, se tournent les pouces et plastronnent, et théorisent leur impuissance, rappelons que la critique des bureaucraties ouvrières ne constitue pas une fin en elle-même, qu’elle a pour but de proposer une alternative concrète à l’impasse réformiste, en présentant des perspectives, des objectifs permettant de développer les luttes revendicatives, de développer les acquis matériels en les liant à une politique à long terme de lutte pour l’instauration du socialisme.

Car cela ne paraît pas évident à tous : il ne faut pas se tromper d’ennemi ; l’ennemi, c’est le patronat, la bourgeoisie et son État.


Solidarité ouvrière

Mois ?

Anarcho-syndicalisme 6

Démocratie

Par définition, la démocratie syndicale est la démocratie à l’intérieur du syndicat, c’est-à-dire dans une organisation permanente des travailleurs, et qui exclut donc cette majorité de travailleurs qui n’est pas syndiquée.

La démocratie ouvrière sort des limites du syndicat et s’étend à l’ensemble de la classe. Dans le cadre d’une entreprise, elle s’applique à l’ensemble des travailleurs de l’entreprise.

Certains militants opposent ces deux formes de démocratie en présentant J’une comme « supérieure » à l’autre. Nous aurons l’occasion de voir quel est le contenu réel de leurs préférences.

Démocratie est un mot magique. « Qui décide ? », « Comment décident-ils ? » mais aussi « Que décident-ils ? ». Un débat démocratique. c’est celui dont on a le droit de déterminer le sujet. et dans lequel on n’est pas borné à se déterminer sur des décisions prises « au-dessus ».

Nous connaissons trop bien ces assemblées générales de travailleurs faites dans la cour, avec quelques centaines. voire quelques milliers de travailleurs debout, écoutant des chefs qui nous informent de ce qu’ils ont décidé. Quand on arrive, après une succession d’orateurs savamment agencée, au : « Bon, il y a des questions? », seuls quelques individus fortement motivés parlent, ils sont liquidés en vitesse et on en vient au : « Maintenant on passe au vote ».

Nous connaissons aussi ces réunions de syndiqués prises sur le temps de travail, donc pas payées, où les dirigeants syndicaux parlent pendant trois quarts d’heure, et qui sont vite bâclées dans le quart d’heure qui suit parce que les travailleurs n’ont pas envie de perdre trop d’argent. Et on s’étonne d’apprendre le lendemain qu’une motion a été votée...

Il est confortable de considérer que ces pratiques sont employées consciemment par de « méchants bureaucrates » qui le matin en se levant se réjouiraient à l’idée qu’ils vont trahir la classe ouvrière toute la journée. Il arrive souvent qu’un militant ou une section entière soient exclus de manière parfaitement bureaucratique. Il arrive qu’un travailleur ou qu’un délégué soient licenciés par le patron à la satisfaction non déguisée des responsables syndicaux de l’entreprise sous prétexte que cela fait « un emmerdeur de moins ».

De telles méthodes ne sont en elles-mêmes imputables ni aux réformistes, ni aux staliniens. Elles sont la conséquence logique de la concurrence que se font des groupements interclasses extérieurs au syndicat pour en prendre ou en conserver la direction. Ces méthodes sont le lot commun de toutes les fractions dirigeantes qui s’efforcent de conserver leur position.

Actuellement, les fractions « révolutionnaires » sont minoritaires. Elles font donc de la démocratie ouvrière et syndicale un cheval de bataille. Mais l’histoire atteste qu’au pouvoir les pratiques démocratiques s’évanouissent miraculeusement en faveur des manœuvres pour éliminer la concurrence. Cela s’explique parfaitement. Les organismes interclasses (partis) se réservent en tant que groupement séparé l’action politique. Les organismes de classe du prolétariat ne sont pas conçus à leurs yeux comme des organismes autonomes de lutte du prolétariat. Ils créent les conditions qui rendent nécessaires les luttes de fractions pour arriver à la direction des organismes de classe. Dans ces luttes, il n’y a pas de démocratie qui tienne. On élimine le concurrent par n’importe quel moyen, d’autant plus expéditif que le rapport de force est favorable.

L’âpreté des luttes de fractions s’explique par le simple fait que la direction des groupes interclasses sur les organismes de lutte économique du prolétariat est pour eux une condition indispensable à la mise en œuvre d’une politique de quelque ampleur dans le mouvement ouvrier.

Ces luttes de fractions prouvent l’insuffisance des conceptions organisationnelles de ces groupes qui en restent aux pratiques de division du travail : organisation de lutte économique et de lutte politique typiques du XIXe siècle, de la période d’enfance du prolétariat.

Les bureaucrates des structures de base des syndicats – rompus aux trucs du métier, mais naïfs comparés à leurs camarades fédéraux ou confédéraux – ne se livrent pas consciemment à des crapuleries. Ils sont des instruments d’une conception du syndicalisme à une époque donnée et dans des circonstances données, les instruments d’un modèle syndical, celui des réformistes et des marxistes révolutionnaires. En effet, l’autre terme de l’alternative proposée par les marxistes révolutionnaires consiste à se présenter comme une direction de rechange, strictement sur les mêmes bases que les « directions en sursis » actuelles.

Sortir de l’impasse, engager les travailleurs dans la lutte pour la démocratie syndicale et ouvrière, opposer des bases et des pratiques entièrement différentes aux bureaucrates, c’est développer les principes d’organisation du syndicalisme révolutionnaire.

On pourrait définir la démocratie ouvrière par les critères suivants :

1° Les représentants des travailleurs sont élus directement par les ouvriers et employés sur le lieu de travail ;

2° Les représentants sont contrôlés et révocables par les travailleurs qui les élisent ;

3° La démocratie ouvrière englobe tous les travailleurs sans distinction ;

4° Elle brise la fragmentation des travailleurs en catégories professionnelles en les unissant sur les problèmes d’intérêt général de la classe ouvrière ;

5° Les décisions prises s’étendent au-delà des problèmes de revendication immédiate ;

6° Tout représentant non prolétaire et toute direction extérieure sont exclus.

Ces six points résument toute l’expérience historique du prolétariat en matière de démocratie. C’est un objectif pour lequel tout anarcho-syndicaliste milite. Mais on ne peut l’atteindre que si on prend conscience de la nature des obstacles qui s’opposent à sa réalisation.

Contenu de la démocratie ouvrière et syndicale

De nombreux obstacles s’opposent à la pratique de la démocratie syndicale et ouvrière. Les plus importants sont le fait du patronat et de l’État. Les divisions faites chez les travailleurs par les multiples classifications, la hiérarchie des salaires, les illusions suscitées par la radio, la télé, la presse tendent à briser la solidarité de classe du prolétariat.

Mais il y a d’autres obstacles à la démocratie dans le mouvement ouvrier. Ils se trouvent dans le mouvement ouvrier lui-même. Ils sont liés à ses contradictions internes et aux luttes d’influence de certaines couches sociales pour s’approprier la direction de ses organisations de masse.

Nous avons eu l’occasion d’évoquer l’importance politique et stratégique du mouvement syndical pour les multiples fractions politiques candidates à la direction de la classe ouvrière. Cela tient à de multiples facteurs dont le plus important est celui-ci : 20 % de travailleurs organisés ont un poids politique qui dépasse de très loin leur nombre ; diriger ces 20%-là, c’est diriger le mouvement ouvrier.

L’accent mis sur les deux formes de démocratie, ouvrière ou syndicale, traduit en général la situation des différents groupements par rapport à la direction des organisations de classe du mouvement ouvrier. Quand on est à la direction, on parle de démocratie syndicale, de discipline syndicale, et on montre des réticences envers les structures de « démocratie ouvrière », comités de grève, de soutien, etc.

Quand on n’est pas à la direction, on tend à prioriser la démocratie ouvrière et ses structures par rapport à la démocratie syndicale. Cette situation ne date pas d’aujourd’hui. Avant d’avoir le contrôle total sur tous les organismes de classe du prolétariat russe, le parti bolchevik, pendant la Révolution, dut jouer serré pour prendre le contrôle des syndicats et des comités d’usine.

« Les bolcheviks jouaient alors sur les deux tableaux, cherchant à étendre leur influence et dans les syndicats et dans les comités ; et quand l’a poursuite de ce double objectif exigeait qu’ils tiennent deux langages différents, ils n’hésitaient pas à le faire. Dans les syndicats étroitement contrôlés par les mencheviks, les bolcheviks demandaient une large autonomie pour les comités d’usine, dans les syndicats qu’ils contrôlaient eux-mêmes, ils montraient infiniment moins d’intérêt pour la chose. » (Maurice Brinton, « Les bolcheviks et le contrôle ouvrier » in Autogestion et socialisme n° 24-25.)

Le terme « démocratie ouvrière suffit maintenant à tout pour certains. On pratique la démocratie ouvrière comme on allait à la messe. On peut voir des assemblées d’étudiants dans les universités pratiquer la démocratie ouvrière de manière d’autant plus pointilleuse que les gens rassemblés n’ont rien d’ouvriers. C’est que « démocratie ouvrière » ne signifie plus « ouvriers pratiquant entre eux la démocratie » mais « individus de toutes classes se réclamant du mouvement ouvrier et causant librement ».

Cette démocratie ouvrière-là est simplement le mot d’ordre des couches de l’intelligentsia radicalisée qui cherchent à détacher les travailleurs de l’influence des bureaucraties ouvrières actuelles pour les soumettre à leurs intérêts.

Démocratie ouvrière et conscience de classe

      Pour terminer notre critique des fausses conceptions de la démocratie ouvrière, soulevons une contradiction caractéristique de la conception social-démocrate de la conscience ouvrière commune aux marxistes révolutionnaires et aux staliniens. Selon cette conception, la conscience politique vient aux travailleurs par l’entremise d’une minorité qui possède la science du prolétariat. Instruite, cette minorité est, donc issue. de la bourgeoisie, d’ou la construction d’organisations interclasses qui vont déterminer la marche à suivre pour le prolétariat.

Le programme du parti, sa stratégie politique ne sont pas le résultat d’un vote. Ils ne sont pas démocratiques, mais scientifiques. Ils sont déterminés par référence au marxisme, science du prolétariat.

« La théorie de Marx est la vérité objective. En suivant cette théorie, on se rapproche de plus en plus de la vérité objective alors qu’en suivant n’importe quelle autre voie on ne peut arriver qu’à la confusion ou à l’erreur. La philosophie du marxisme est un bloc d’acier et il est impossible de mettre en doute une seule de ses hypothèses, une seule partie essentielle sans s’écarter de la vérité objective, sans tomber dans le mensonge réactionnaire et bourgeois... Vouloir découvrir une nouveauté en philosophie relève de la même pauvreté d’esprit qu’il y a à vouloir créer une nouvelle loi de la valeur ou une nouvelle théorie de la rente foncière. » (Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme.)

« Le marxisme orthodoxe, disait encore Lénine, n’a besoin d’aucune modification, ni dans sa philosophie, ni dans sa théorie de l’économie politique, ni dans ses conséquences politiques. » (N. Valentinov, My talks with Lenin.)

La question de la démocratie dans le parti est parfaitement secondaire, et même à plus forte raison la démocratie de la classe ouvrière elle-même. La classe ouvrière reconnaît le marxisme comme sa théorie, et elle ne pourra se tromper. Le seul problème, l’interprétation des événements selon la théorie marxiste, est aisément résolu puisque

« Les classes sont dirigées par les partis, et les partis sont dirigés par des individus, qu’on nomme des chefs... c’est l’ABC, la volonté d’une classe peut être accomplie, par une dictature, la démocratie soviétique n’est nullement incompatible avec la dictature d’un individu... Ce qui importe, c’est une direction unique, l’acceptation du pouvoir dictatorial d’un seul homme... Toutes les phrases à propos de l’égalité des droits ne sont que sottises. » (Lénine, Œuvres complètes, t. 17.)

Démocratie ouvrière et autonomie du prolétariat

Toutes déclarations lyriques sur la démocratie mises à part, la revendication de démocratie ouvrière se ramène à peu de choses :

1. Pour les fractions dirigeantes, démocratie au sein d’éventuelles structures ouvrières « élargies » par rapport au syndicat, sur des questions de revendication économique ;

2. Pour les fractions minoritaires, possibilité au sein de ces structures de proposer aux travailleurs des orientations élaborées en dehors d’eux. Liberté pour les travailleurs de choisir entre plusieurs politiques qu’ils n’ont pas élaborées. C’est du parlementarisme.

L’action politique du prolétariat n’est pas appréciée comme création permanente et collective due à la pratique de la lutte des classes. Elle est jugée sur l’ampleur de son adhésion au programme d’un parti. C’est cette ampleur qui détermine les tactiques et les mots d’ordre. Par exemple, en avril 1917, Lénine impose au parti bolchevik le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets », celui des libertaires russes. Au pouvoir, les bolcheviks substituent aux élus des soviets des fonctionnaires nommés par l’État.

Comme dit Trotski au congrès suivant : « Le parti est obligé de maintenir sa direction quelles que soient les hésitations temporaires mêmes de la classe ouvrière. La dictature n’est pas fondée à chaque instant sur le principe formel de démocratie ouvrière. » Ce qui justifie le débat démocratie ouvrière-démocratie syndicale est l’existence d’organisations permanentes des travailleurs et l’apparition occasionnelle de structures provisoires. Choisir l’une, c’est choisir une forme d’organisation (et si les structures provisoires deviennent permanentes, le problème est posé de nouveau).

Si l’objectif à atteindre est la démocratie ouvrière la plus large, telle que nous l’avons définie, les conditions actuelles de la lutte des classes, l’importance politique et stratégique du mouvement syndical nous obligent à constater que le principal obstacle à la démocratie ouvrière au sein du mouvement ouvrier est l’absence de démocratie syndicale.

Par leur puissance et leur extension, les appareils syndicaux, s’ils y sont décidés, peuvent rendre illusoire toute tentative de démocratie ouvrière. Même si certaines crapuleries bureaucratiques détournent des travailleurs de leur syndicat, ou du syndicalisme en général, de nouvelles couches de la population sont constamment jetées sur le marché de l’emploi : jeunes, femmes, paysans, immigrés, qui sont susceptibles de constituer des masses de manœuvre pour les bureaucrates. Ces couches présentent un double avantage pour les directions syndicales réformistes : leur plus grande facilité à se révolter devant des conditions de travail qui leur paraissent avec beaucoup plus d’évidence « anormales », ensuite leur absence de traditions et de connaissance du mouvement ouvrier qui leur font paraître les pratiques syndicales actuelles comme immuables.

Certains groupements ultragauchistes, dont les membres n’auront cependant pour la plupart jamais l’occasion de constater par la pratique « l’anormalité » du travail à la chaîne, tablent sur la désaffection du syndicalisme par les travailleurs : « Un jour, les ouvriers se rendront compte que le syndicat est un organe de la bourgeoisie, et alors ils feront la révolution ». D’accord avec nous sur le fait que c’est la bureaucratie syndicale qui entrave la démocratie ouvrière, ils préconisent d’attendre que le syndicat soit bureaucratisé à fond et finalement débordé.

L’immédiatisme se fond ici avec le fatalisme le plus absolu, le « tout, tout de suite » avec le « jamais ». Les positions attentistes des ultragauchistes rejoignent celles des réformistes à la Bernstein. Aujourd’hui, la lutte pour la démocratie ouvrière passe d’abord par la lutte pour la démocratie syndicale.

Conclusion

Les militants anarcho-syndicalistes doivent-ils, cette analyse étant faite, développer leur action dans les structures permanentes ou dans les structures provisoires ?

Les militants anarcho-syndicalistes se trouvent là où les travailleurs sont le plus en mesure de pratiquer la lutte des classes. Les militants anarcho-syndicalistes s’organisent rigoureusement pour dépasser le réformisme et l’électoralisme de la social-démocratie et du stalinisme. Les anarcho-syndicalistes, là où se trouvent les travailleurs en lutte, luttent également pour développer les principes d’organisation autonome du prolétariat, les voies du syndicalisme révolutionnaire.

Malgré la diversité des pratiques imposées par les situations différentes, le mouvement anarcho-syndicaliste a un objectif constant : la création d’une organisation permanente du prolétariat sur des bases de classe, qui lierait la lutte économique et la lutte politique et dans laquelle la classe ouvrière développerait elle-même par la pratique quotidienne de la lutte des classes sa stratégie révolutionnaire et son programme politique.

Il est illusoire d’espérer que la classe ouvrière dans sa totalité rejoigne avant longtemps les rangs du prolétariat organisé. Mais que ce soit dans les syndicats ou hors des syndicats, notre tâche est de développer la démocratie directe, la décision par les travailleurs eux-mêmes à tous les niveaux, la décision par les seuls travailleurs sur tous les problèmes de leur action revendicative et politique.

Si le socialisme est un problème de direction, alors c’est un problème de dictature, donc de non-démocratie ; au contraire et si, comme nous le savons, le socialisme est un problème de conscience, alors la démocratie est indispensable .

En dernière analyse, la démocratie n’est pas seulement un mode de fonctionnement ; elle n’est pas une question de choix. La démocratie est un moyen indispensable à l’auto-éducation des travailleurs, et pour cela elle est une condition à la construction du socialisme.


Solidarité ouvrière

Mois

Anarcho-syndicalisme 7

Unité et tendances

Le mouvement ouvrier, le mouvement ouvrier français particulièrement, est divisé. Il est divisé en fait, pratiquement, dans son combat quotidien mais surtout dans son organisation, par l'existence de plusieurs grandes centrales concurrentes. Il est aussi divisé, ce qui peut paraître moins grave mais qui a son importance, sur le plan des opinions, politiques, philosophiques et religieuses.

La question de l'unité ne peut donc être résolue « sur le papier ». Pour ceux qui en connaissent l'importance, parce qu'ils vivent tous les jours la division, il ne s'agit pas seulement de proposer, mais de faire avancer dans la pratique des solutions qui tiennent compte de tous les facteurs, historiques et présents. Ces solutions ne devront pas se borner, comme c'est parfois le cas, à cacher la division sous une couverture unitaire : elles ne doivent pas tendre à la synthèse des « opinions » ., mais à la synthèse de classe.

Certaines organisations avancent, comme remède à la division et à la bureaucratie, le mode de représentation élective de la direction d'une centrale réunifiée à la proportionnelle des tendances. Disons tout de suite qu'on peut les comprendre, car ce mode de désignation des dirigeants pourrait éviter ce qui se passe actuellement dans les confédérations : le monopole de l'information par la direction et l'existence d'un domaine « politique » réservé à la direction.

Les tendances : comment ça marche ?

Avant de se prononcer sur la question des tendances, voyons comment cela fonctionne. Nous avons un exemple vivant sous les yeux : la FEN. Cet exemple est un peu insuffisant dans la mesure où la FEN. n'est pas une fédération ouvrière au sens strict du terme, et par le fait qu'elle n'est pas confédérée.

Il y a actuellement à la FEN cinq tendances [13]. La FEN est une fédération de syndicats nationaux (un peu moins de 50 syndicats de taille très diverse : de quelques adhérents pour des syndicats comme le syndicat national des inspecteurs départementaux de la jeunesse et des sports à plusieurs centaines de milliers comme le syndicat national des instituteurs). Chaque syndiqué de la FEN appartient à un syndicat national et à une section départementale de la fédération. Dans les syndicats nationaux, du moins dans les plus importants, toutes les élections aux niveaux départemental, académique, national se font sur listes de tendances. Le S.N.I. se vante même par la voix de son secrétaire général Ouliac d'être le seul syndicat dont l'organe dirigeant exécutif, le bureau national, est élu directement par tous les syndiqués. Dans les sections départementales fédérales, l'élection de l'exécutif se fait également sur listes de tendances ; on se borne généralement à « demander aux tendances de présenter des listes représentatives de l'ensemble des syndicats nationaux ayant des adhérents dans le département » (et comme personne n'a jamais pu préciser ce que signifiait « représentatives »...). La C.A. fédérale est composée de 65 membres. 40 sont désignés par les syndicats nationaux (qui les nomment à la proportionnelle des tendances) [14] et 25 par le congrès à la proportionnelle des tendances selon les résultats d'un vote sur des motions d'orientation générale.

On voit ainsi que le syndiqué non affilié à une tendance n'a de relatif pouvoir de décision qu'au niveau le plus bas (section d'établissement ou section départementale des syndicats nationaux) et une possibilité de vote de temps à autre pour des délégués sur lesquels il ne peut exercer aucun contrôle pendant leur mandat. Il va de soi que ces tendances sont « inspirées » par des courants d'opinions politiques [15].

Un exemple plus frappant de ce mode de fonctionnement est la CUTchilienne, centrale unique dans laquelle les tendances étaient l'émanation directe et reconnue des partis de gauche et d'extrême gauche et de la démocratie chrétienne [16].

Tendances et modèle social-démocrate

On peut dire que cette forme d'organisation est l'application la moins hypocrite du modèle social-démocrate du syndicalisme. Pour les social-démocrates, le syndicat n'est que l'échelon intermédiaire d'un édifice à trois étages dont le parti, organisation de citoyens sur une base d'opinion, occupe le sommet. La représentation proportionnelle des tendances permet de conserver une façade unitaire à un syndicalisme émasculé qui concède un rôle « différent », c'est-à-dire dirigeant, aux partis rivaux. Il permet la « libre concurrence » entre ces partis pour la direction de l'organisation ouvrière.

En tirant les leçons de ces exemples et des facteurs historiques, nous allons prouver :

1. Que démocratie ouvrière et droit de tendance ne sont pas liés ;

2. Que la représentation dans les organisations de classe du prolétariat selon le critère de tendance est la négation du caractère de classe d'une organisation prolétarienne.

Encore une fois, nous n'attaquons pas ici avec des mots une réalité qui est l'existence de « courants », de tendances, de sensibilités différentes dans la classe ouvrière ; parce que c'est une donnée du problème, et qu'il n'y a probablement pas de recettes pour la supprimer totalement, si toutefois c'était souhaitable.

Nous l'avons déjà dit, mais il faut le répéter, il faut sans cesse le répéter : le prolétariat se constitue en classe par la prise de conscience de sa réalité (constatation vécue d'un conflit permanent avec le patron) qui leconduit à la rupture totale avec les autres classes (les journées de juin 1848 sont une des premières manifestations de cette rupture), à l'organisation de classe et à l'action de classe, à la fois productrice et produit de la théorie de classe.

Pour les social-démocrates (dans les deux versions, réformiste et révolutionnaire) la théorie de classe du prolétariat est une création des « porteurs de la science », les intellectuels bourgeois. C'est un produit importé dans les organisations ouvrières par les militants des partis, des organisations pluri-classistes. On sait ce qu'il faut penser du caractère « prolétarien » d'une théorie élaborée par des membres de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

Tendances, parlementarisme et organisation bourgeoise de la société

Le système de représentation des tendances est un moyen, imposé aux partis par des circonstances historiques, qui permet la pénétration dans les organisations de classe du prolétariat de ces théories, produits d'intérêts parfaitement étrangers à la classe ouvrière. Mais en même temps, le système de représentation des tendances bloque toute possibilité de création autonome de la classe ouvrière. Il bloque toute possibilité de naissance d'une théorie de la classe ouvrière, il l'empêche en quelque sorte de s'occuper d'elle-même et, en dernière analyse, il l'empêche d'être elle-même.

La similitude avec le système parlementaire est frappante. Comme le souligne Pannekoek :

« …les membres du parlement sont élus pour un nombre d'années défini ; les citoyens ne sont les maîtres qu'au moment des élections. Ce moment passé, leur pouvoir disparaît et les députés ont toute latitude de se comporter, pendant un certain nombre d'années, selon leur “conscience”, à cette seule restriction près qu'ils savent pertinemment qu'ils devront un jour revenir devant le corps électoral. (...) Et les électeurs n'ont même pas la possibilité de désigner quelqu'un de leur choix, car les candidats sont proposés par les partis politiques. (...) Pour la classe ouvrière, la démocratie parlementaire constitue une démocratie truquée... » (Pannekoek, « Conseils ouvriers », 275.)

« Ce qui caractérise une organisation prolétarienne, ce n'est pas seulement que les travailleurs seuls y sont organisés, c'est que le mode de représentation n'est pas fondé, comme le parlement, sur les regroupements de circonscriptions, mais sur le rôle joué dans la production. La représentation est fondée, comme le dit encore Pannekoek, sur le regroupement naturel des travailleurs dans le processus de production, seule base réelle de la vie sociale. » (p. 276).

Ce qui caractérise l'organisation bourgeoise de la société, c'est précisément ce caractère mixte, où les individus sont groupés indépendamment de leur appartenance de classe en vue de gérer des « intérêts supérieurs » prétendument communs aux classes. Le type même de cette structure, c'est le parlement. Quoi d'étonnant alors à ce que des individus, serviteurs inconscients peut-être mais zélés sûrement d'intérêts extérieurs à la classe ouvrière, cherchent à introduire les méthodes parlementaires dans les syndicats ?

En réalité, l'apparence « démocratique » de l'élection de la direction d'une confédération, surtout d'une confédération unique, par tous les syndiqués pris en tant qu'individus, indépendamment des groupements auxquels ils appartiennent (qui recouvrent des intérêts spécifiques), industrie, région, voire métier, est trompeuse. Précisément parce qu'elle ne tient pas compte de ces regroupements. La démocratie fédéraliste, c'est :

– à la base, dans l'entreprise, la démocratie directe, entre travailleurs vivant la même réalité ;

– au niveau local ou syndical, la confrontation et la synthèse des positions, ou plutôt des orientations de section, présentées par des camarades mandatés des sections ;

– au niveau régional ou fédéral, la confrontation et la synthèse des orientations locales ou syndicales ;

– entre tous les niveaux, un va-et-vient incessant des propositions, des orientations, une confrontation et une synthèse des actions, une information véritable.

Avec le système de représentation des tendances, les orientations politiques sont prises au plus haut niveau. Elles ne sont pas discutées et encore moins proposées par la cellule de base de l'organisation. Les directions des tendances désignant, en dernière analyse, les dirigeants de l'organisation syndicale, et les directions des tendances étant, en dernière analyse, désignées par les partis [17], le processus normal de création pratico-théorique dans l'organisation de classe est détruit. C'est la négation totale du caractère de classe de l'organisation.

Et les fractions, dans tout ça ?

Mais, nous dira-t-on, les dirigeants communistes de syndicats, qui luttent contre le droit de représentation des tendances (et même contre le « droit » de tendance, qui n'est pas un droit), vont tomber d'accord avec vous...

L'apparence « démocratique » de la C.G.T. quand on est adhérent de base et pas très militant, peut tromper dans certains cas. Les actions locales, contre le patron, sont discutées, le schéma classique d'une confédération ouvrière est respecté. Ce qui se passe, c'est qu'on ne discute réellement que sur l'action locale, ou la manière d'appliquer une prise de position sur un problème politique venue du sommet de la confédération, qui s'est réservé ce domaine. Et généralement, les opposants d'extrême gauche plongent dans les débats sur l'action locale des arguments qui s'adressent non pas à leurs camarades de section, mais à la direction confédérale. Pratiquant ainsi, ils s'isolent. Certains, qui critiquaient un mot d'ordre d'action « décidée bureaucratiquement », se sont aperçus, quand ils se sont fait traiter de jaunes, que ce n'était pas si bureaucratique que le disaient leurs livres.

Mais en réalité, c'est que nous sommes sortis du domaine de la tendance pour entrer dans celui de la fraction. Il n'y a pas, disons-le tout de suite, que les communistes ou les partis d'extrême gauche pour constituer des fractions. Chacun connaît des fractions comme la franc-maçonnerie, l'action catholique ou les bureaucraties naissantes (sorties de l'université pour trouver une place au soleil dans le syndicalisme) qui constituent des mafias, qui prennent des postes.

La création de fractions est liée à la notion de rôle dirigeant du parti sur la classe. Les lecteurs de « Soli » connaissent à ce sujet les déclarations de Lénine ou autres, les conditions d'adhésion à l'Internationale communiste et les pratiques bolcheviks.

Ce que nous attaquons, ce n'est pas « l'idée » de fraction. Les fractions existent. Il est trop tard. Elles ne se combattent plus avec des mots. Ce que nous combattons, c'est le rôle dirigeant de l'organisation pluri-classiste, conduite par les intellectuels bourgeois, sur l'organisation syndicale ; parce que nous savons que ce rôle dirigeant vise en fait à faire défendre par la classe ouvrière des intérêts qui ne sont pas les siens.

C'est précisément sur ce point que les partisans de la Charte d'Amiens n'ont pas su se battre. D'une part parce que des syndicalistes révolutionnaires ont été les premiers cadres ouvriers du parti communiste, d'autre part parce que quand ils l'ont quitté (pas tous) sur la question des cellules d'entreprise, c'est-à-dire sur la manifestation concrète du rôle dirigeant, il était trop tard.

Fractions et charte d’Amiens

Il faut le dire et en tirer les conséquences, la Charte d'Amiens est absolument impuissante à lutter contre une fraction visant le rôle dirigeant (il y en a même qui l'utilisent pour le conserver, cf. F.O.). D'ailleurs, un individu ne peut pas se réclamer de la Charte d'Amiens comme position personnelle, à moins d'être confus. Cette charte, position de « compromis » à un moment donné, est une doctrine confédérale adoptée dans certaines circonstances.

Elle attribue le rôle essentiel dans la lutte de transformation sociale au syndicalisme – dans sa première partie – mais en même temps elle condamne l'organisation syndicale à un rôle mineur en laissant le champ libre – dans sa deuxième partie – aux groupes pluri-classistes, puisqu'elle leur laisse liberté d'agir « pour la transformation sociale » (bien entendu...) hors le syndicat. Mais nous l'avons vu, un parti social-démocrate, réformiste ou révolutionnaire, une Eglise ou une bureaucratie naissante ne sont rien sans le rôle dirigeant dans des organisations prolétariennes. Vu sous cet angle, la

Charte d'Amiens n'est donc même pas un compromis, mais une juxtaposition de deux orientations recouvrant des intérêts complètement divergents.

A la décharge de ses rédacteurs et des camarades qui la votèrent en confiance, ils ne connaissaient ni le léninisme ni la question du rôle dirigeant du parti qui devait les balayer un peu plus tard.

Que proposent donc les anarcho-syndicalistes ?

Pour nous, dans la perspective d'une confédération unitaire, il nous semble qu'il y a deux écueils à éviter à tout prix :

1) La représentation des tendances, qui casse le mouvement syndical en autant de sous-organisations, appendices d'autres couches sociales que la classe ouvrière ;

2) Le monolithisme total de l'information dans une organisation « aseptisée » où les problèmes politiques ne seraient abordés qu'au sommet, où l'appréciation de la situation générale, la voie à suivre pour les luttes globales ne seraient discutées qu'au sommet et dictées du sommet par l'intermédiaire de « sous-offs ».

Il faut éviter les écueils. On peut le faire en observant ce principe qui fait l'anarcho-syndicalisme : le critère de classe passe avant le critère d'opinion.

Certains camarades ont tendance à présenter l'organisation syndicale bâtie sur le modèle anarcho-syndicaliste comme une machine parfaite, où la démocratie est parfaite, où tout marche bien et devant laquelle finalement les patrons n'ont plus qu'à s'enfuir. C'est une erreur. D'abord parce que les patrons ne s'enfuient pas comme cela, devant la démocratie ouvrière... Ensuite parce que ce sont précisément les intellectuels bourgeois qui voient tous les ouvriers des temps à venir sur le même modèle stéréotypé. Ce sont les intellectuels bourgeois qui pensent que « tous les ouvriers aiment les fêtes populaires ». Ce sont les intellectuels bourgeois qui pensent que les ouvriers, les « hommes communistes » penseront toujours tous de la même façon. Ce sont les intellectuels bourgeois qui ne comprennent rien.

L'organisation doit vivre, surtout si elle est unitaire. Il doit y avoir un bouillonnement constant et non pas une acceptation moutonnière des décisions de « camarades de confiance » placés à la direction. Il doit y avoir, pourquoi pas, des luttes internes, des bulletins, des tracts. A la condition naturellement que leurs rédacteurs puissent faire la preuve d'une activité syndicale exemplaire contre le patron sous peine, ce qui se passe déjà maintenant, d'être déconsidérés.

A l'intérieur de l'organisation de classe, l'information, les propositions d'orientation revendicative ou d'ordre général doivent être diffusées et discutées partout. Au niveau de l'organisation de base, des bulletins avec des tribunes libres ouvertes à tous les adhérents. Au niveau local ou syndical, expression des orientations des sections de base. Au niveau régional ou fédéral, tribunes libres pour les syndicats ou les unions locales.

L'organisation syndicale, ça vit, ça bouge, ça se bagarre à l'intérieur, dans le respect du critère fondamental de classe. Et quand la vie s'éteint un peu, les militants vont chercher l'avis des adhérents. Il ne suffit pas de leur laisser la liberté « démocratique » de s'exprimer. Il faudra les forcer à le faire. Et ils le feront.

Pour favoriser, développer l'organisation de classe, nous n'avons pas, il n'y a pas, de recette toute faite. Le véritable danger à éviter, c'est la scission. Et il n'y a scission que si le critère opinion passe avant le critère classe.

La démocratie dans l'organisation, c'est l'affaire de tous. Il est illusoire ou mal intentionné de prétendre que tous les travailleurs seront toujours du même avis sur tout, parce que c'est faux. Et nous le savons bien, parce que nous le vivons tous les jours. Il faudra, il le faut déjà, se mettre au travail de la démocratie véritable. Tout cela porte un nom. Cela s'appelle militer.


Solidarité ouvrière

Mois…

Anarcho-syndicalisme 8

Rien n’est étranger au syndicat

Rien n’est étranger au syndicat. Rien n’est étranger à l’organisation de classe des travailleurs.

Au XIXe siècle et au début du XXe, période du capitalisme libéral mais aussi période d’enfance du prolétariat, l’organisation sociale pouvait laisser croire à la nécessité d’une séparation des tâches entre l’organisation de lutte politique et l’organisation de lutte économique. Mais déjà les idées sur la « division du travail » entre partis et syndicats étaient répandues par les organisations social-démocrates. La lutte politique du prolétariat était « prise en charge », en théorie et en pratique, par des intellectuels issus des classes ; possédantes. Après s’est employés courageusement à éviter que le prolétariat mène une action propre sur les terrains non purement revendicatifs, ses « leaders historiques » petits-bourgeois se retrouvaient dans les ministères. Ils s’essayaient alors à un autre rôle, celui d’assassins. La division des tâches entre parti social-démocrate et syndicat prenait un aspect nouveau...

Dans la période actuelle, personne ne peut nier que les confédérations jouent un grand rôle politique. A cause de la fusion croissante du capitalisme industriel et financier et de l’État, la division traditionnelle parti-syndicat est dépassée.

Mais si le syndicalisme est aujourd’hui-contraint de lutter sur le terrain politique, les moyens manquent aux travailleurs pour aborder directement la question. Parce que les décisions politiques se prennent très loin de l’adhérent de base, parce que l’organisation, même au niveau local, s’en remet à d’autres, « spécialistes » de la gestion municipale, des problèmes juridiques, de l’assistance et de la solidarité, de la défense du consommateur, etc.

Il est donc nécessaire d’étendre les bases d’action du syndicalisme à tous les aspects de la vie des travailleurs. Et quand nous disons tous les aspects,c’est aussi le problème de la révolution et de la construction de la société sans classe. Sur cette question aussi, on a vu ce que cela donne quand on s’en remet à d’autres...

Syndicalisme et politique

L’anarcho-syndicalisme se propose précisément de développer dans la classe ouvrière des principes d’organisation réalistes, adaptés à la phase actuelle du capitalisme, et de les mettre en pratique.

On peut constater en effet dans la classe ouvrière une évolution vers une conscience croissante du fait que la lutte économique, seule, est insuffisante. Simplement parce qu’on voit la fusion du capitalisme et de l’État. On voit les directeurs de banques devenir ministres, on voit l’État intervenir dans les conflits nés des fermetures d’entreprises. Cette fusion ne se manifeste pas seulement au niveau des personnes, mais c’est à ce niveau qu’elle est visible pour tous.

Les fractions dirigeantes de la bourgeoisie elles-mêmes se rendent compte que leurs interlocuteurs réels sont les syndicats. En France, l’État tente depuis quelques mois de négocier la trêve sociale avec les syndicats en alternant la carotte et le bâton. En Italie, la bourgeoisie, Agnelli, P.-D.G. de FlAT en tête, tente désespérément de briser le pouvoir de négociation des syndicats. Dans la situation actuelle de crise économique mondiale, un syndicat assez puissant pour imposer la négociation est un danger pour le patronat.

Les marxistes-léninistes pensent que la conscience de la « masse ouvrière » est limitée, qu’elle ne peut aller au-delà d’un certain niveau. D’où la nécessité d’une direction, le plus souvent extérieure au prolétariat, composée de ceux qui ont la conscience la plus complète des nécessités. Hélas ! avec tous les aspirants dirigeants, s’il ne manquait qu’une direction, le problème serait résolu depuis longtemps. De plus, l’instrument de mesure de la conscience ouvrière reste à inventer. La notion de conscience ouvrière est très difficile à cerner, et ne peut avoir de signification qu’à un niveau très général, et encore.

Le problème est de savoir si le prolétariat peut s’organiser puissamment, s’il peut se préparer à affronter la bourgeoisie, s’il peut se préparer à construire un nouvel ordre social, et comment il va s’y préparer, aujourd’hui, avec des réalités qui ne sont pas les rêves de quelques dirigeants en mal de troupes. C’est là qu’intervient l’organisation des anarcho-syndicalistes.

Les structures horizontales : des structures politiques

Si, en dernière instance, la seule force dont dispose l’État est la police et l’armée, avant qu’il soit amené à jouer ses dernières cartes, il possède un arsenal redoutablement efficace sur le plan de la lutte idéologique, politique, économique et dont les effets se font sentir jusque dans les coins les plus reculés. C’est pourquoi l’action de l’organisation de classe du prolétariat doit s’attaquer, au-delà des problèmes d’entreprise, à tous les aspects de l’exploitation. Dans les unions locales, les travailleurs peuvent faire le lien entre leurs conditions de travail et les conditions identiques de leurs frères de classe. Quand elles fonctionnent, elles sont le lieu de synthèse entre le particulier et le général. Quand elles fonctionnent, elles sont une structure politique de classe du prolétariat. L’union locale de syndicats, dans la mesure où elle peut permettre d’organiser à la fois les travailleurs de la localité et les résidents qui travaillent dans d’autres localités, permet d’organiser le maximum de travailleurs dans un maximum de secteurs de lutte.

Dans les régions, les villes où la syndicalisation est faible, l’union locale est la base de départ de l’organisation : un local, un duplicateur, et on peut travailler à monter des SSE. Dans les villes, la connaissance des quartiers peut permettre de toucher des camarades dans les petites boîtes. Dans les villes, l’union locale peut prendre en charge la formation syndicaliste avec les élèves des CET, dans les foyers de jeunes travailleurs : non seulement c’est indispensable, non seulement cela peut permettre de faire militer des camarades un peu bloqués par la petite taille de leur entreprise, mais cela doit couper l’herbe sous le pied des organisations de citoyens. Dans les zones rurales, où la dissémination des travailleurs (des ouvriers agricoles notamment) est grande, rien ne peut mieux assurer les liaisons que l’union locale. On peut même penser à des « jumelages » entre unions locales rurales et unions locales urbaines, etc. En bref, l’union locale, c’est l’omniprésence de l’organisation des travailleurs. Avec une interprofessionnelle qui marche, l’organisation se développe, étend son champ d’action.

Il se pourrait même que les organisations de citoyens deviennent inutiles. Certains l’ont d’ailleurs bien compris. Lénine lui-même disait que les militants. du Parti doivent court-circuiter l’union locale :

« En raison de l’essor qui se dessine apparaît la possibilité d’organiser ou d’utiliser pour le progrès de la social-démocratie des institutions représentatives sans-parti de la classe ouvrière, telles que soviets des députés ouvriers, soviets des délégués ouvriers, etc. Les organisations du parti social-démocrate n’oublient pas par ailleurs que si leur travail dans les masses prolétariennes est bien mené, s’il s’étend et se consolide, de telles institutions peuvent être inutiles. » (« Les organisations ouvrières sans parti et le courant anarcho-syndicaliste dans le prolétariat », 1907).

L’expérience confirme que le travailleur un peu militant arrive rapidement par son expérience à la nécessité de dépasser l’action revendicative quotidienne. Aujourd’hui un nombre croissant de travailleurs arrivent à ces conclusions, et c’est ce qui rend de plus en plus indispensable l’organisation d’un fort mouvement anarcho-syndicaliste. Ces travailleurs cherchent tout naturellement dans le syndicalisme un appui et un cadre où agir.

Dans la mesure où les organisations social-démocrates réformistes ou révolutionnaires s’opposent à ce processus, naturel d’évolution qui fait de l’organisation de classe l’organe exclusif de lutte de classes du prolétariat, le lieu de prise de conscience de classe et de maturation politique du prolétariat, on peut dire qu’elles s’opposent à la prise de conscience de la classe ouvrière.

Toute la propagande sur la division des tâches parti-syndicat contribue effectivement à faire du prolétariat un défenseur actif des intérêts... de la petite-bourgeoisie.

Des liaisons indispensables à la construction socialiste

La société industrielle est complexe, imbriquée et fragile. Elle fait une dépense énorme d’énergie et pour elle les communications sont vitales. L’économie agricole est stable, peu utilisatrice d’énergie, aux moyens de communications sommaires. Au contraire, le point faible des sociétés industrielles, c’est l’industrie et l’énergie. Il ne s’agit plus aujourd’hui seulement de combattre les forces de répression mais de porter son effort principal vers le point faible de l’adversaire de classe et de l’État : sa dépendance à l’égard de l’industrie et de l’énergie.

La destruction de l’État par la grève générale est l’acte négatif de la révolution. Ce n’est que par la reprise de la production sur des bases socialistes que la lutte révolutionnaire montera d’un cran. Et pour ce faire, il est absolument indispensable que préexistent des liaisons entre industries avant le choc révolutionnaire.

Pour la construction socialiste, le rôle de l’organisation économique des travailleurs est encore plus capital que dans la grève générale. Seule, parce qu’elle est formée uniquement de travailleurs, elle pourra déterminer sur quelles bases s’organisera l’autogestion socialiste ; seule, parce qu’elle est organisée à la fois par industrie et localement, elle pourra relancer la production, l’organiser, en répartir les résultats.

Le syndicat dans la révolution

L’action de l’organisation de la classe ouvrière doit être la manifestation de la conscience et de la volonté ouvrières sans intervention extérieure. La classe ouvrière n’a rien à attendre des hommes, des puissances, des forces extérieures à elle-même. Elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi ses propres moyens d’action. C’est ce qui est appelé « action directe ».

Rien n’est étranger à l’organisation de la classe ouvrière ; toutes les formes de la lutte des classes doivent être prises en charge par elle ; les structures de l’organisation de classe préfigurent la société que la classe porte en elle.

La seule garantie des travailleurs est leur organisation de classe, c’est-à-dire leurs syndicats. Lorsque nous disons syndicats nous ne parlons pas des appareils syndicaux mais des structures de base, création des travailleurs eux-mêmes, organisés en classe et créant les instruments de leur propre émancipation.

Les crises récentes, souvent assez courtes, mettent en lumière deux éléments qui sont : une carence du pouvoir central, constatée par toute la population, provoquée par un ébranlement économique, social, politique ou écologique ; un niveau de conscience élevé dans la classe ouvrière organisée dans un mouvement de masse.

Cette constatation implique deux comportements :

♦ Avant la crise, en plus de son rôle d’organisation de classe, de masse et de lutte, le syndicalisme a une action pédagogique à mener :

– mémoire collective des expériences passées et présentes du mouvement ouvrier ;

– mise en responsabilité des groupes de base ;

–abord collectif de tous les problèmes de la vie des travailleurs ;

– élaboration collective d’une stratégie pour la période de crise.

Deux éléments sont d’une importance capitale : le prolétariat, par la discussion et l’action communes doit réaliser sa « synthèse de classe », c’est-à-dire unifier organiquement dans des syndicats d’industrie et consciemment les diverses couches de travailleurs : ouvriers manuels, techniciens, scientifiques et travailleurs du secteur tertiaire dans la conviction de leurs intérêts communs et pour ce faire agir consciemment pour ce que Pierre Besnard appelle les grandes revendications du prolétariat : réduction du temps de travail, réduction de l’éventail des salaires tendant vers le salaire unique, contrôle syndical de la production.

Le mouvement syndical doit être, en outre, réellement de masse :

– développement numérique,

– coordination active à tous les niveaux y compris au niveau international.

♦ Pendant la crise, la carence du pouvoir entraîne des révoltes locales qui se multiplient très rapidement. Le rôle de l’organisation syndicale est de les encourager et de les coordonner entre elles afin, en généralisant le mouvement, d’aller le plus vite possible le plus loin possible. Elle a pour objectif également de transformer ces mouvements de révolte en actions révolutionnaires conscientes, c’est-à-dire qui s’attaquent aux rapports socio-économiques existants (prise en charge de la production, de la distribution, des échanges, des services ; dans les campagnes, socialisation de la propriété là où c’est possible). Elle devra égaiement combattre toute tentative d’encadrement autoritaire du mouvement qui se situe toujours en retrait – lequel a pour effet de démobiliser les masses et de faire ainsi le jeu de la réaction.

L’expérience – particulièrement de la guerre civile espagnole – nous montre que le mouvement ouvrier peut être amené à combattre la réaction les armes à la main. Cette lutte peut donner naissance à un appareil temporaire spécialisé dans la lutte armée qui, sans reproduire le modèle de l’armée bourgeoise, ne peut atteindre une efficacité suffisante sans être discipliné et centralisé.

Pourtant nécessaire en cas de guerre civile ou d’intervention extérieure, cet appareil militaire est un grand danger et des précautions doivent être prises contre lui :

– Il doit toujours rester sous le contrôle des organisations syndicales, à tous les échelons, pour les questions non purement militaires,

– Il ne doit pas avoir le monopole de la force armée, sinon des expériences analogues au bonapartisme et à la dictature militaire de Cromwell pourraient advenir à la jeune révolution, c’est-à-dire que dans les entreprises les organismes de base du prolétariat doivent rester armés. Ainsi l’armée créée pour faire triompher la révolution ne pourra se retourner contre elle et donner naissance à une nouvelle exploitation et une nouvelle oppression.

En outre, la gestion, l’échange et la distribution doivent demeurer directement sous le contrôle du mouvement ouvrier organisé dans ses syndicats. Resté armé et fort du pouvoir économique, le mouvement ouvrier pourra achever sa marche vers le communisme.

En ce qui concerne l’intervention extérieure, probable, et pouvant venir soit du capitalisme soit du collectivisme d’État, il faut tenir compte des faits suivants :

– L’imbrication croissante des économies sur le plan international rend plus difficiles des représailles efficaces, celles-ci remettant en cause l’équilibre des nations qui s’y livreraient ;

– Les causes qui ont provoqué la crise dans une région donnée se retrouvent à des degrés divers dans les régions voisines et le bouleversement peut faire tâche d’huile, d’autant mieux que le mouvement ouvrier se sera mieux organisé internationalement.

En tous les cas, le mouvement syndical révolutionnaire doit éviter toute pratique putschiste et chercher surtout à convaincre ; de plus, une certaine prudence tactique est nécessaire car un mouvement avorté et réprimé fait reculer le prolétariat de beaucoup d’années ; seules des chances suffisantes de victoire peuvent permettre aux responsables d’engager l’organisation dans la lutte révolutionnaire.

Aujourd’hui, les conditions ne sont pas réunies et un long travail de clarification théorique, de pratique de l’action directe et d’organisation à l’échelon international pourra permettre au mouvement ouvrier de reprendre l’initiative dans son combat contre le capital.


Solidarité ouvrière

Mois

Anarcho-syndicalisme 9

Abolition du salariat

Le salaire est la somme d’argent que le capitaliste paie pour un temps de travail donné, ou pour un travail donné. C’est le résultat d’une vente. La force de travail de l’ouvrier est une marchandise comme une autre qui est échangée contre la marchandise du capitaliste : l’argent. Le salaire, ‘est le prix de cette marchandise-force de travail.

D’après les patrons, ce prix se détermine de la même façon que se détermine le prix de n’importe quelle marchandise, selon la loi de l’offre et de la demande. Quand il y a beaucoup de marchandises, autrement dit quand il y a du chômage, ce prix reste bas ; quand il y a peu de marchandises – plein emploi – le prix peut être élevé.

La concurrence plus ou moins. aiguë entre les vendeurs de la force de travail – entre les salariés – est déterminante dans la fixation du salaire.

Si je vends ma force de travail, c'est-à-dire ma capacité à accomplir, pour un patron, un certain travail, c'est que je n'ai que ça. C'est ce qu'on appelle la liberté du travail : je suis libre de proposer mes services à n'importe quel patron, parce que je ne : possède moi-même pas de moyens de production ; mais le patron est libre de ne pas m'embaucher.

Car je ne suis pas seul à chercher du travail. De nombreux autres ouvriers, employés, sont dans ce cas. Le patron a l'embarras du choix : il aura tendance à retenir ceux qui acceptent de travailler pour le plus bas salaire. C'est ce qu'on appelle la liberté d'entreprise.

Qui n'a jamais entendu au moins. une fois cette phrase dans la bouche d'un patron, d'un chef ou d'un contremaître : « Si vous n'êtes pas content, il y en a 50 qui attendent à la porte. »

Cette petite phrase résume parfaitement un des caractères essentiels du salariat : la concurrence que les travailleurs se font entre eux. La concurrence est, au niveau maximum quand les travailleurs sont complètement isolés, inorganisé. Le patron a alors la part belle. La classe ouvrière a trouvé des moyens de réduire cette concurrence. C'est, essentiellement, le syndicalisme. La fonction première du syndicat, c'est de grouper les travailleurs afin qu'ils se présentent unis devant le patron et qu'ils refusent de travailler en dessous d'un certain salaire. Plus le nombre de travailleurs qui s'unissent est grand, plus les capitalistes sont forcés à s'incliner.

On voit donc que, du fait, même que les travailleurs s'associent pour refuser de se soumettre aux conditions du patron, et dans les formes d'organisation que les travailleurs adoptent pour cela, se trouvent en germe la revendication d'abolition du salariat ainsi que les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir.

En dernière instance, ce qui détermine la valeur du salaire, c'est la lutte des classes. La condition essentielle pour le profit du capitaliste, c'est de maintenir les salaires les plus bas possible. Jamais le salaire ne dépasse ce dont l'ouvrier, dans son contexte sociologique particulier, a besoin pour vivre : jamais le salaire ne dépasse ce que la classe capitaliste a besoin que les salariés gagnent. Il s'agit ici du salaire moyen de l'ensemble de la classe des salariés [18]. En effet, des disparités existent. Selon les secteurs industriels, les professions. Les fluctuations des salaires selon les secteurs, professions, sont dues précisément à la concurrence entre salariés, au niveau de l'organisation des travailleurs et au type de production dans lequel les travailleurs sont engagés [19].

Enfin, dans la limite des oscillations du salaire conséquentes aux fluctuations de l'offre et de la demande, ce qui détermine le prix de la force de travail, ce sont ses frais de production, c'est-à-dire les frais à engager pour que le travailleur subsiste et les frais nécessaires pour le former.

On voit donc que la hiérarchie des salaires est liée au mode de production capitaliste lui-même et qu'on ne saurait la combattre si on ne combat en même temps le capitalisme, le salariat.

Le travailleur ne peut donc attendre aucune transformation de fond de sa situation dans le maintien du salariat.

Même dans l'action syndicale revendicative, la concurrence est impossible à supprimer. Même dans l’éventualité où la concurrence serait nulle, l'augmentation des salaires se heurte à une barrière : lorsque les salaires, augmentent plus vite que la productivité, le taux de profit baisse. Cela signifie que les capitalistes réduisent les investissements dans ce secteur, d'où réduction de l'emploi ou remplacement des ouvriers par des machines.

Toute la « politique sociale » de la bourgeoisie consiste à économiser sur le coût de la force de travail – sur les salaires – pour maintenir les profits. Le capitaliste va donc tendre à diminuer l’importance de la main-d'œuvre dans son entreprise, tout en développant, grâce au machinisme, les postes de travail automatisés ne demandant, de la part de l'ouvrier, aucune formation.

« L'insubordination de nos ouvriers nous a fait songer à nous passer d'eux. Nous avons fait et provoqué tous les efforts d'intelligence imaginables pour remplacer le service des hommes par des instruments plus dociles, et nous en sommes venus à bout. La mécanique a délivré le capital de l'oppression du travail. Partout où nous employons encore un homme, ce n'est que provisoirement, en attendant qu'on invente pour nous le moyen de remplir sa besogne sans lui. »

Ces paroles d'un manufacturier anglais. citées par Proudhon, sont révélatrices. Mais n'en déduisons pas que les patrons sont eux aussi à leur manière pour la suppression du salariat ! « C'est comme si, commentait Proudhon le ministère entreprenait de délivrer le budget de l’oppression des contribuables. »

La lutte du prolétariat en vue d’aménager sa place dans le système du salariat n'a aucun débouché possible. Elle ne peut aboutir qu’à la constitution de secteurs entiers de la classe ouvrière exclus des « bienfaits » des avantages acquis : aujourd'hui les immigrés, les intérimaires, les auxiliaires, les vacataires, demain autre chose. Le salariat dans son principe même tend à opposer les travailleurs les uns les autres. Il est la meilleure arme du capitalisme, tant privé que d'État, contre la classe ouvrière.

Là où il y a salariat, il y a capitalisme. Le salariat est la forme donnée au travail pour permettre l’exploitation du prolétariat. Le salariat est une forme de stimulation au travail dans une société fondée sur l'exploitation : travailler aux conditions imposées par le patron ou ne pas pouvoir survivre.

Les effets du salariat

Cette situation a des conséquences sur l'existence immédiate du travailleur salarié, qui déterminent ses conditions de vie. Ces dernières peuvent se concrétiser de trois façons : le travailleur est exclu du produit de son travail, il est, exclu de son outil de travail, enfin le salariat tend constamment, en suscitant la concurrence et en isolant les travailleurs, à les exclure de leur classe. Comprendre les effets du salariat sur le travailleur individuel et sur le prolétariat en tant que classe permet à la fois de comprendre le sens de la lutte révolutionnaire à mener et de saisir les lignes générales de la société à construire après la destruction du capitalisme.

• Exclu du produit de son travail

Le capitalisme n'a pu se développer, dans l'histoire, qu'à partir du moment où la productivité du travail humain a atteint un certain niveau, c'est-à-dire au moment où les hommes ont pu produire suffisamment pour qu'il y ait un surplus, et au moment où ce surplus a pu être accaparé par une minorité, et échangé contre d'autres produits. Le prolétariat moderne n'apparaît qu'avec le développement à grande échelle du machinisme dans l'industrie, c'est-à-dire au moment où la petite production marchande de type artisanal laisse la place à la grande production industrielle. L'artisan qui produit dans sa boutique une paire de bottes est maître du produit de son travail. C'est lui qui a acheté le cuir, il l'a travaillé avec ses propres outils, c'est lui-même qui le vend, et il vit du produit de son travail. Il vend son travail, c'est-à-dire les bottes qu'il a fabriquées. L'ouvrier salarié travaille dans le local du patron, avec l'outil du patron, sur des matières premières achetées par le patron. Les bottes que l'ouvrier fabrique, c'est le patron qui les vend. L'ouvrier ne vend pas son travail, les bottes qu'il fabrique : il vend sa force de travail, sa capacité à fabriquer des bottes pour son patron, en échange d'un salaire. L'ouvrier n'est pas maître du produit de son travail. De plus, l'ouvrier ne touche qu'une partie de la valeur qu'il a produite, le reste est approprié par le capitaliste. l'exclusion du travailleur par rapport au produit de son travail est le résultat de la transformation de la force de travail en marchandise.

• Exclu de l'outil de travail

Le deuxième aspect du salariat s'exprime dans l'exclusion de l'ouvrier par rapport à l'outil de travail, par la division du travail. Pour qu’il y ait exploitation, il faut non seulement qu'il y ait vente « libre » du travail, c'est-à-dire concurrence entre les travailleurs, il faut que chaque travailleur soit interchangeable, la première condition impliquant d'ailleurs la seconde. La division du travail est une condition indispensable à l'exploitation du travail.

Le travail salarié implique, pour permettre la concurrence des travailleurs entre eux et l'appropriation de la plus-value, la division du travail manuel-intellectuel, un travail constitué de gestes répétitifs, divisés, parcellisés, nécessitant un minimum de formation, ce qui permet de remplacer n'importe quel travailleur par n'importe quel autre travailleur.

L'ouvrier individuellement ne produit rien complètement, il ne fabrique qu'une partie d'un tout dont il peut ne pas voir l'objet fini. L'outil sur lequel il travaille n'est pas pour l'ouvrier un instrument, c'est l'ouvrier qui est l'instrument de l'outil.

• Exclu de sa classe

L'effet ultime du salariat est le chômage. Les chômeurs en viennent à se considérer – et à être considérés – comme une catégorie à part, « en réserve » de la lutte des classes. Ils n'ont aucun moyen de pression matériel direct sur la bourgeoisie.

Les syndicats également ont tendance à les considérer comme des travailleurs à part. Ce sont des gens qui ne votent pas aux élections professionnelles. Les partis de « gauche » réformistes leur laissent comme seule perspective le bulletin de vote, c'est-à-dire l'attente, vertu essentielle du chômeur...

Pour nous, le chômeur est un travailleur comme les autres. Les unions locales de syndicats doivent constituer un pôle d'organisation et d'action dès travailleurs sans emploi. Des milliers de chômeurs, unis et organisés, prêts à employer l'action directe sont une aussi grande menace pour la bourgeoisie qu'autant de grévistes.

Par quoi remplacer le salariat ?

La lutte pour l'abolition du salariat est inséparable de la lutte pour l'organisation du prolétariat – l'association ouvrière qui a pour but de lutter contre la concurrence n'est qu'une étape qui ne se suffit pas à elle-même.

Le prolétariat organisé doit viser à détruire l’État, abolir la propriété privée des moyens de production et l'appropriation privée des ressources de la société.

Dans la société capitaliste, le travailleur doit vendre sa force de travail ; le prolétariat, en tant que classe, se trouve exclu des moyens de production. Il ne détermine pas : l’objet du travail ; les conditions de travail ; la répartition des richesses produites.

Une société socialiste aura pour but d’organiser les travailleurs pour qu'ils puissent intervenir à ces trois niveaux. Ainsi, de même qu'on peut dire qu'un régime où il y a salariat est forcément un régime capitaliste, on peut dire qu'un régime qui se prétendrait socialiste et où le prolétariat n'interviendrait pas à ces trois niveaux ne serait pas socialiste.

• Détermination de l'objet du travail

Quelle est la finalité du travail ? Pourquoi produire tel objet plutôt que tel autre ? Produire en fonction des besoins sociaux et non pour le profit. Eliminer la production parasitaire.

La détermination de l'objet du travail par la classe ouvrière est la première mesure à prendre pour parvenir à l'abolition du salariat. Déterminer l'objet du travail, cela ne signifie pas que chaque entreprise puisse décider ce qu'elle devra produire. Cela signifie que la classe ouvrière déterminera collectivement les orientations générales de la production et les mesures à prendre pour adapter la production de chaque entreprise à ces orientations.

Aujourd'hui, en régime capitaliste, la motivation de la production est la recherche du profit. Dans un système socialiste, la production est orientée vers la satisfaction des besoins. Si on ne crée pas d'hôpitaux, de crèches, d'écoles, etc., c'est parce que ce sont des investissements non productifs. En revanche, si des centaines de savants se sont penchés pendant plus de dix ans sur le problème de fabriquer un appareil photo polaroïd, c'est parce que c'est rentable. Bien sûr, avoir un polaroïd est agréable, mais en regard des besoins sociaux réels des travailleurs, c'est du gaspillage. La loi du profit fait qu'en régime capitaliste des besoins fondamentaux – santé, logement, transports, etc.– ne sont pas satisfaits ou sont sabotés, tandis que des besoins sont artificiellement suscités, dont la satisfaction procure des profits considérables.

Contrôler l'objet du travail, c'est-à-dire la détermination collective par la classe ouvrière de l'orientation de la production en vue de satisfaire ses besoins propres est donc un point essentiel de la lutte contre le salariat, l'exploitation, et pour le socialisme.

Mais précisons bien : le contrôle partiel que les travailleurs pourraient obtenir dans certaines entreprises dans le régime capitaliste ne constitue pas une mesure « socialiste ». La détermination des objectifs de production n'a de portée révolutionnaire qu'après l'expropriation de la bourgeoisie. Ajoutons qu'elle n'a de sens que si le débat est porté au sein des associations ouvrières : il s'agit donc d'exclure la détermination faite par des groupes interclasses qui agiraient par substitution de pouvoirs, qui décideraient « au nom de la classe ouvrière », en servant bien entendu d'autres intérêts que les siens.

Nous ne pouvons pas dire dans quel cadre organisationnel cela se fera, mais on peut dire dans quel cadre cela pourrait se faire : le syndicalisme. En effet, l'organisation syndicale, groupement prolétarien par définition, étend ses ramifications au plan industriel dans toutes les entreprises, au plan géographique dans toutes les localités. Si elle peut permettre l'unification de l'action du prolétariat qui se trouve disséminé dans tout le pays, elle peut également par le recensement, la décentralisation du débat, l'unification des décisions, organiser le contrôle sur la production et ses orientations.

En résumé, un régime où le travailleur n'a pas la possibilité de déterminer librement ce pour quoi il travaille ne peut pas être appelé socialiste. Un régime où une minorité. de professionnels de la politique décident seuls de ce pour quoi l'ouvrier travaille n'est pas un régime socialiste.

• Déterminer les conditions de travail

En régime capitaliste, le travailleur est obligé d'accepter de travailler aux conditions assignées par le patron. Les aménagements à ce principe ont toujours été le résultat de luttes, d'un rapport de force où la classe ouvrière a imposé au patron un certain recul. Les congés payés, la Journée de huit heures, etc., ne nous ont pas été donnés de bonne grâce. Mais quoi qu'on fasse, sous le régime du profit, il y a toujours un point au-delà duquel on ne peut pas aller : quand le profit du capitaliste est menacé, il a, nous l’avons vu, des moyens indirects pour se retourner contre les travailleurs. ?

C'est donc par une remise en cause globale du système de production qu'on pourra parvenir à une amélioration réelle des conditions de travail. En effet ; si un capitaliste achète des machines, c'est parce que le coût de ces machines est inférieur au coût de la main-d'œuvre nécessaire pour assurer la même production : il ne tient pas compte de l'économie en fatigue.

Cette revendication est également un point important dans la lutte pour l'abolition du salariat. Elle est étroitement liée à la précédente. Les ouvriers qui travaillent aux pièces sur des machines dangereuses n'avaient pas au début de système de sécurité. Devant les revendications ouvrières conséquentes aux accidents répétés, les patrons trouvent la solution en installant des systèmes de sécurité. Mais cela ralentit le rythme du travail, et donc diminue la paie de l'ouvrier. Celui-ci a donc tendance à ne pas utiliser le système de sécurité. Ça, c'est l'organisation capitaliste du travail, qui ne songera jamais à supprimer le travail aux pièces, et encore moins les postes de travail dangereux.

Contrôle de l'objet du travail, contrôle des conditions de travail, il reste aux travailleurs à conquérir le plus important : le contrôle de l'affectation des ressources.

• Contrôle de l'affectation des ressources

Le capitalisme se définit non pas seulement par la propriété privée des moyens de production, mais aussi par le fait que le patron a la liberté d'affecter le surproduit en fonction de ses intérêts propres. Le produit du travail de millions d'hommes et de femmes, déduction faite de ce dont ils ont besoin pour subsister, est approprié par des individus en proportion peu nombreux, Cette richesse appropriée, les capitalistes ne l'utilisent pas pour satisfaire les besoins de la société mais pour satisfaire leurs besoins propres. Les « socialistes » qui entendent exproprier les capitalistes pour remettre à un appareil incontrôlé l'affectation des ressources sociales ne font que proposer de changer de régime d'exploitation. La classe ouvrière devra se donner toutes les garanties pour conserver la direction du processus de décision : elle devra non pas copier l'organisation bourgeoise de la société en changeant seulement les têtes, elle devra transférer tous les centres de décision dans ses organisations de classe.

C'est dans ses organisations de classe que devront être faits les choix sur l'orientation générale de la production, des investissements, de développement, etc. Il ne s'agit donc pas d'une « prise au tas » utopique ; il ne s'agit pas de redistribuer intégralement le produit social car cela équivaudrait à revenir à la petite production artisanale.

Des défalcations devront être faites : sur le produit social avant d'effectuer la répartition individuelle :

– Pour remplacer les moyens de production usagés ;

– Pour accroître la production ;

 Pour constituer un fonds de réserves.

De ce qui reste du produit social, il faut encore défalquer :

– Les frais généraux d'administration ;

– Le fonds d'investissement des besoins de la communauté ;

– Un fonds destiné aux non-productifs : enfants, écoliers, malades, vieux, etc.

Les postes budgétaires sont communs à toute société industrielle développée même si le régime socialiste en créera d'autres. Mais le capitalisme se caractérise par ceci que d'une part la classe ouvrière n'a aucun contrôle sur eux et d'autre part que tout est fait pour lui obscurcir, lui compliquer la chose, et l'empêcher d'avoir même envie de s'intéresser à la question.

Le socialisme ne consiste pas à prendre au hasard un ouvrier et à le charger d'établir la comptabilité nationale ; il consistera à simplifier la comptabilité générale, à élever le niveau de connaissances des travailleurs à la compréhension du milieu qui les entoure. Le contrôle de l'affectation des ressources sociales est un problème collectif, il commence par le contrôle au niveau que le travailleur est apte à connaître le mieux, son cadre de vie, l'entreprise et la localité, pour s'étendre ensuite à un niveau plus global.


Solidarité ouvrière n° 46,

Février 1975

Anarcho-syndicalisme 10

Abolition de l’économie de marché

Le capital a existé longtemps avant les sociétés industrielles, c’est-à-dire longtemps avant le capitalisme – les deux termes ne sont pas synonymes. Le capital est simplement une valeur accumulée, qui a pris diverses formes au cours de l’histoire : capital usurier, capital commercial ou bancaire. Cela signifie que le processus par lequel certains individus accumulent â leur profit de la valeur s’est fait, au tours de l’histoire, grâce à l’usure, le commerce, ou la banque.

Pendant toute cette période. l’économie était caractérisée, par la séparation entre la production et le capital. Marx cite l’exemple...

« …Du capital marchand, qui passe commande à un certain nombre de producteurs immédiats, puis collecte leurs produits et les revend, en avançant parfois la matière première ou l’argent, etc. ... le producteur immédiat continue à la fois de vendre sa marchandise et d’utiliser son propre travail… »

D’une part, des producteurs indépendants (artisans) fabriquent des marchandises, d’autre part des marchands écoulent les produits en imposant un écart entre leur prix et leur valeur : ils achètent à un prix inférieur à la valeur des marchandises et vendent à un prix supérieur. Il se forme ainsi une plus-value qui est appropriée par le marchand dans l’acte de la vente. L’appropriation de cette plus-value par le marchand est faite dans le circuit de circulation de la marchandise.

C’est ce qui caractérise la période pré-capitaliste : la production n’est pas soumise au capital. Le capital tire profit de la production, indirectement, par la vente, mais il ne la contrôle pas, il n’exploite pas de travailleurs salariés. Ce qui caractérise le capitalisme, c’est que les possesseurs de capitaux contrôlent non seulement les moyens d’échange mais aussi les moyens de production. Le commerce, auparavant autonome par rapport à la production, devient un secteur dépendant de l’industrie : le capital pénètre la sphère de la production. La plus-value accaparée ne provient. plus de la ventedes marchandises, mais de leur production, ce qui implique travail parcellisé, travail salarié.

On ne produit pas pour satisfaire un besoin. mais pour faire du profit. Les moyens de production, autrefois propriété. de travailleurs indépendants. deviennent du capital et ces travailleurs indépendants, devenus salariés, se voient transformés en vendeurs d’une marchandise particulière appelée force de travail.

Ces précisions sont nécessaires pour comprendre les divergences qui opposent l’anarcho-syndicalisme à certains courants du mouvement socialiste. Nous essaierons, de montrer qu’il ne s’agit pas d’un débat académique.

Définir le capitalisme est une démarche indispensable pour définir le socialisme. Se tromper dans la première définition peut amener à qualifier de socialisme ce qui n’est qu’une forme particulière du capitalisme.

Le mode de production capitaliste ne peut se comprendre qu’en l’analysant au niveau du processus de production, non au niveau du marché.

Le capitalisme se définit avant tout par l’exploitation de main-d’œuvre salariée : les formes prises par la circulation des marchandises, les formes juridiques de propriété des moyens de production ne sont que des variantes adoptées par le capitalisme selon les contextes historiques et nationaux pour maintenir les privilèges de classe.

Le mythe de la rationalité en économie capitaliste

L’économie de marché est un des mécanismes du fonctionnement du capitalisme, qui se caractérise par les traits suivants :

1. L’éparpillement de la propriété et du capital

La société capitaliste dans son sens le plus traditionnel est un régime. de propriété privée des moyens de production, où le capital .est éparpillé, divisé en un grand nombre de mains. Une multitude de capitalistes produisent chaque type de produit offert sur le marché. Le choix des investissements se fait par décision d’un capitaliste individuel ou d’un groupe de’ capitalistes propriétaires individuellement.

2. Multiplicité des centres de décision

Le capitalisme traditionnel se caractérise par le fait que les décisions d’investissement ne répondent pas à un plan concerté de la part des capitalistes, mais sont faites selon le bon vouloir ou l’estimation particulière de chacun. Celui qui a « du flair ». investit dans un secteur qui rapporte de gros profits. Aussitôt, d’autres capitalistes se précipitent pour investir dans ce secteur. Peu à peu, les profits baissent sous l’effet de la concurrence. Il se crée un équilibre et tout redevient .calme jusqu’à la prochaine poussée.

3. Concurrence

Il y a donc entre capitalistes une concurrence à mort que vient tempérer seulement la nécessité de lutter contre l’ennemi commun, le prolétariat. Cette concurrence. liée à l’éparpillement du capital et à la multiplicité des centres de décision, exacerbée par la course au profit, a plusieurs conséquences. Certains capitalistes sont éliminés de la course ; par la faillite, ils se retrouvent dans l’armée anonyme du salariat, ou alors, tout en conservant une position privilégiée, ils se trouvent placés sous la dépendance des plus forts. Ils conservent la qualité de capitalistes, mais perdent leur autonomie de décision.

Les économistes bourgeois prêtent à un tel système un grand nombre de vertus :

« Lorsque la concurrence parfaite règne sur. tous les marchés, l’économie fonctionne avec l’efficience la plus grande possible. En effet, aucun producteur ne peut obtenir de recettes supplémentaires en agissant sur les prix, mais seulement par une réduction de son coût de production. Là où il y a profits anormaux, la liberté d’entrée (c’est-à-dire la possibilité pour d’autres capitalistes d’investir dans ce secteur – ndlr.) permet d’accroître la production et d’abaisser les prix. Toute modification des désirs des consommateurs se communique aux producteurs. par l’intermédiaire des modifications du prix des biens. Ces modifications se répercutent elles-mêmes sur les prix des facteurs de production qui sont attirés dans certains emplois ou écartés dans d’autres emplois. L’économie n’est pas menacée par le sous-emploi de facteurs de production (c’est-à-dire des machines tournant en-dessous . de leurs capacités de production ndlr.) ; ceux-ci . sont en effet mobiles et se déplacent des zones de production délaissées par les consommateurs vers les zones où se porte la. demande. La : concurrence parfaite assure à la fois l’équilibre et la meilleure répartition des ressources de l’économie… (Raymond Barre, Principes d’analyse économique, polycopié de l’Institut d’études politiques.).

Il va de soi que la rationalité attribuée par M. Barre à l’économie de marché est parfaitement orientée dans le sens de la rationalité bourgeoise. En effet si un capitaliste, en régime de concurrence parfaite, ne peut « obtenir de recettes supplémentaires en agissant sur les prix », mais seulement par une « réduction de son coût de production, cela, pour le prolétaire, ne signifie qu’une chose : aggravation de l’exploitation, soit par la prolongation de la journée de travail, soit par l’augmentation de la productivité et de l’intensité du travail, soit par l’élimination de la main-d’œuvre humaine due à l’introduction du machinisme.

Ainsi, nous disent encore les économistes bourgeois, l’économie de marché est un mécanisme qui assure une rationalité au système. Sans marché, les consommateurs ne pourraient pas faire connaître leurs besoins, les entrepreneurs ne sauraient pas quoi produire pour satisfaire les besoins !

La réalité des choses est un peu moins idyllique, en effet :

– Le capitalisme de libre concurrence, où existe une multitude de petits capitaux individuels en concurrence entre eux, où existe une multitude de capitalistes produisant chaque type de produit, ce capitalisme-là n’a existé qu’en une brève période de l’histoire, et encore de façon beaucoup moins caractéristique qu’elle n’est présentée généralement. La phase concurrentielle du capitalisme a été rapidement remplacée par le capitalisme de monopole, dans lequel une ou plusieurs grosses entreprises assurent la production d’une marchandise et peuvent influer sur les conditions du marché, ou même manipuler le marché.

« Ce géant qu’est la fabrication en série ne peut conserver sa puissance que si son effet vorace est pleinement et perpétuellement satisfait (…) Il est indispensable que les produits soient consommés au rythme accéléré de leur sortie des chaînes de fabrication, et il faut éviter à tout prix l’accumulation de stocks… (Paul Mazur, boursier de Wall Street, cité par Vance Packard, L’art du gaspillage.)

–  Le capitalisme de (relative) libre concurrence implique une grande fluidité de capitaux : dès que les taux de profit baissent dans une branche, on investit dans une autre. Cela suppose que le capital nécessaire pour réinvestir dans cette autre branche n’est pas trop considérable. On peut facilement « retirer ses billes » d’un secteur où les machines (capital mort) sont peu importantes par rapport à la force de travail (capital vivant), comme dans le travail intérimaire, pour prendre un exemple extrême. Mais lorsqu’on investit par exemple dans la sidérurgie, où l’importance relative des machines est considérable, les mouvements de capitaux sont difficiles.

Le marché dans le capitalisme de monopoles

Et l’histoire montre que le capital évolue vers une concentration croissante ; des masses de plus en plus grandes de capital sont nécessaires pour investir, ce qui exclut les détenteurs de petit ou de moyen capital.

– Enfin, l’intervention croissante de l’État, rendue indispensable précisément par ces masses colossales de capitaux nécessaires pour investir dans des secteurs vitaux de l’économie, limite le champ d’action du capitalisme privé, sans jamais remettre en cause le caractère capitaliste de l’économie, précisons-le. Cette intervention de l’État au service du capital peut se faire différemment : par les nationalisations, c’est-à-dire par la prise en charge de secteurs non rentables mais nécessaires aux grandes entreprises ; par des dénationalisations d’entreprises devenues rentables ; par des commandes d’État à l’industrie privée ; par des subsides directs ou indirects, des tarifs fiscaux spéciaux, etc.

Aujourd’hui, le capitalisme ne peut plus se passer de l’intervention économique de l’État. Dans le capitalisme de monopoles, les profits proviennent :

– De l’action des capitalistes sur l’élévation des prix de vente au-dessus du prix de production ;

– De mesures de discrimination de prix que les monopoles s’accordent entre eux ;

– Des avantages dus à une meilleure productivité.

On voit donc que deux sur trois des causes résultent de mesures obtenues en jouant sur le marché.

1. Elévation du prix de vente

Dans le capitalisme de monopoles, le marché subit de profondes transformations dans ses formes à la suite de la concentration du capital industriel. Un chiffre est éloquent pour exprimer cette concentration : en 1880, il y avait 735 sociétés sidérurgiques aux États-Unis ; en 1950, 16.

« Par entreprise multinationale, on entend les sociétés qui opèrent dans plusieurs pays et qui, s’articulant en diverses formes productives, soit à caractère horizontal (développement massif d’une même production), soit à caractère vertical (ensemble de plusieurs processus de production), sont en mesure de contrôler le marché non selon les nécessités que celui-ci inspire mais selon leur programme de vente et d’expansion. En admettant qu’on puisse encore parler de marché aujourd’hui... En fait, il manque ce qui constitue, dans l’économie classique, les présupposés dont il tire son origine, et sa validité. Le marché, pour être tel, dans la définition généralement acceptée, est le moment de rencontre entre les multiples forces productives et la grande masse de consommateurs et surtout le lieu de formation des prix auxquels une quantité de produits est vendue.

« La concentration des entreprises et la conséquente élimination de la concurrence a amené les grandes entreprises à considérer le marché non plus comme le moment de formation des prix et de la quantité vendable, mais comme une énorme boutique où qui peut ou veut achète à un prix prédéterminé. » (Rivista Anarchica, février 1972).

Les petits capitalistes sont éliminés de la course, absorbés. ou vivent sous la dépendance des grosses firmes. Pour produire avec un maximum de rentabilité, il faut réunir un capital considérable en machines, outillage... ce qui place des moyens de plus en plus grands . sous le contrôle d’un nombre de plus en plus réduit de capitalistes. Ceux-ci ont donc la possibilité de se tailler la part du lion sur le marché en expulsant les petits et moyens fabricants.

Ceux des capitalistes qui surnagent entrevoient la possibilité de limiter la concurrence qu’ils se font entre eux et de s’entendre pour éviter la hausse de prix .

« La concurrence est dépassée ; elle aboutit à la coopération par la fusion des entreprises et par la constitution d’ententes internationales », dit un dirigeant du trust chimique ICI. Lord Melchett, en 1927.

La constitution de monopoles suppose certaines conditions préalables cependant :

– La dimension moyenne des entreprises doit être suffisamment grande. Si les entreprises sont trop petites, cela favorise les transferts rapides de capitaux d’une branche à l’autre selon la variation du taux de profit.

– La multiplicité des petites entreprises empêche la constitution de monopoles car il faut en contrôler un trop grand nombre pour contrôler le marché national ;

– La centralisation et la concentration du capital créent les conditions favorables au développement des monopoles, grâce à la création de très grosses entreprises en nombre réduit, ayant un énorme capital immobilisé.

La concentration capitaliste peut revêtir de nombreuses formes. Nous en retiendrons trois, les plus caractéristiques :

– Le trust. – C’est un groupement financier auquel des sociétés jusqu’alors concurrentes confient leurs actions, et qui reçoivent en échange des certificats qui attestent la proportion dans laquelle ils souscrivent à l’entente. Le mot a pris plus tard un sens plus général.

– Le holding. – C’est une société de participation qui permet de contrôler de nombreuses entreprises en concentrant le contrôle financier sur la société mère. Ce système présente l’avantage de contrôler beaucoup de sociétés avec un minimum de capital.

– Les fusions d’entreprises. – C’est la forme la plus efficace de. concentration. L’indépendance juridique ou financière des sociétés constitutives disparaît pour former un ensemble homogène.

On entrevoit que la circulation des marchandises à l’intérieur même des groupes monopolistes – et qui est d’autant plus grande que les groupes contrôlent plus d’entreprises – sont des relations d’échange qui, pour être monnayées, n’en sont pas moins surtout des artifices comptables ou fiscaux.

Si une concurrence subsiste, elle se situera soit entre les groupes monopolistes, soit entre groupes monopolistes et secteurs non monopolistes, et non entre entreprises contrôlées par un même groupe.

2. Discrimination des prix de vente et manipulations

Les monopoles profitent de discriminations de prix faites en leur faveur. mais également parviennent, en s’entendant entre eux, à supprimer la concurrence sur les prix.

« Jadis, un fabricant avait une entreprise individuelle. Ensuite... (il y eut) plusieurs associés. Plus tard, l’affaire dépassa le capital que pouvaient fournir deux ou trois associés et des sociétés anonymes devaient apparaître... Maintenant, nous avons atteint une nouvelle étape, et il est nécessaire de regrouper un certain nombre de sociétés anonymes en ce que nous appelons une coalition. »(Ch. Wilson, Unilever, I, p. 65).

Mais les « coalitions » n’empêchent pas la guerre entre les monopoles ou les manipulations pour écraser les concurrents. Vers la fin du siècle dernier, une multitude de sociétés se concurrençaient dans la production de pétrole aux États-Unis. Le groupe Rockefeller qui réunissait la majorité des raffineries obtint le monopole des pipe-lines. La Standard Oil parvint à raffiner 90 % de la production US de pétrole. Les producteurs étaient obligés de vendre leur pétrole à la Standard Oil, puisqu’elle était seule à pouvoir l’acheminer vers les raffineries. Les producteurs de pétrole faisaient la queue tous les jours devant les bureaux du trust Rockefeller pour pouvoir vendre au prix imposé par Rockefeller.

En 1927, le trust américain de l’aluminium ALCOA produisait également du magnésium. Le trust Dow Chemicals. se spécialisait dans le magnésium. Une entente fut arrangée : ALCOA arrête sa production de magnésium, en échange de quoi Dow Chemicals livre à ALCOA tout le magnésium dont il a besoin, à un prix de 40 % inférieur au prix payé sur le marché. Quand on peut s’entendre...

La U.S. Steel Corporation avait le monopole du chemin de fer dans la région des mines. Ce monopole oblige les vendeurs à accepter les prix imposés par la U.S. Steel.

Les monopoles, liés aux groupes financiers, se procurent des crédits et des capitaux à peu de frais. Les petites et moyennes sociétés se voient imposer des conditions exorbitantes.

Inversement les groupes financiers peuvent manipuler le marché grâce au contrôle qu’ils ont sur les moyens de financement. Une grande banque allemande envoya, en 1901, la lettre suivante à une société de production de ciment. Une assemblée générale des actionnaires de la compagnie devait avoir lieu, lors de laquelle « des mesures pourraient être prises qui pourraient impliquer des changements dans vos entreprises qui seraient inacceptables pour nous. Pour ces raisons, et à notre profond regret, nous sommes obligés de supprimer dorénavant les crédits que nous vous avions jusqu’alors accordés... Mais si ladite assemblée générale ne prend pas les mesures inacceptables pour nous, et si nous recevons des garanties appropriées à ce sujet quant à l’avenir, nous serions disposés. à ouvrir des négociations avec vous pour vous accorder de nouveaux crédits. » (Oskar Stillich, « Geld und Bankwesen », p. 147).

3. Monopoles, source de gaspillage

Dans la mesure où les monopoles s’entendent pour atténuer, ou même supprimer la concurrence, ils peuvent, nous l’avons vu, imposer sur le marché des prix surélevés par rapport au prix de production mais également imposer des produits de qualité médiocre, rapidement usagés si ce n’est dangereux. pour la santé. Un certain nombre de pratiques sont employées qui aboutissent à un fantastique gaspillage.

– Limitation de la production

Avant de se lancer .dans une nouvelle production, le capitaliste analyse le marché pour savoir si le produit sera vendu. Si la capacité d’absorption du marché est supérieure à la production effectuée, cela importe peu, car la demande étant alors supérieure à l’offre, cela augmente les profits. Dans le cas contraire, si la production dépasse la demande, il y a risque d’effondrement des prix.

L’arme principale du trust est donc la diminution de la production en regard des besoins afin de faire monter les prix.

En 1935, le cartel du cuivre, en faisant baisser les stocks de 35 % et en limitant la production, provoqua une hausse des prix de 150 %. La même année, une société canadienne ayant des installations industrielles valant 28 000 dollars en reçut 79 500 du cartel des producteurs de boîtes en carton pour cesser la production pendant deux ans.

– Frein à l’application d’innovations techniques

L’énorme masse de capitaux engagés en matériel fait que l’amortissement est rendu plus long. Si une technique de production nouvelle est introduite précipitamment, ces capitaux peuvent être dévalorisés avant d’avoir été amortis. Indépendamment de cela, puisque les profits reposent sur le contrôle du marché par la limitation de la production, l’introduction de nouvelles techniques n’est pas rendue urgente. Il est donc préférable d’empêcher ces nouvelles techniques d’être mises en application. On achète donc des brevets d’invention, et on les met dans un tiroir.

En 1930, une ampoule électrique qui, selon les estimations, aurait économisé dix millions de dollars aux consommateurs de courant électrique a été inventée, mais n’a pas été mise sur le marché.

– Détérioration de la qualité des marchandises

Les défenseurs de l’économie de marché affirment que la qualité essentielle du système est le libre choix des consommateurs sur les produits qu’ils achètent ; rien n’est plus faux.

« On sait généralement qu’avec de telles imperfections du marché, la concurrence ne garantit point que le consommateur en recevra toujours pour son argent. Aussi bien les industriels anonymes, qui n’ont pas de réputation à perdre, que des trusts géants qui n’ont à se soucier que d’une concurrence inefficace, peuvent exploiter l’ignorance du consommateur. » (Stocking & Watkins, « Monopoly and free enterprise », pp. 134-136). ‘

Des bureaux de recherche dans des firmes automobiles se consacrent à l’étude de la résistance des pièces... non pas pour améliorer celles-ci mais pour calculer la durée moyenne de vie de certaines pièces vitales dont l’usure nécessite le changement de la voiture. La durée moyenne de vie d’une voiture est artificiellement diminuée pour pousser à la consommation. En jargon de métier cela s’appelle « rejection pattern ». C’est la quantité limite de manipulation d’une marchandise, au-delà de laquelle le client risque de refuser le produit. En clair, cela se traduit ainsi :

« Le chiffre d’affaires maximum exige la construction la moins chère pour la durée minimum tolérée par le client. » (cité par V. Packard L’art du gaspillage.

Le vocabulaire des commis des grands trust chargés des études de marché est très parlant. Citons quelques exemples :

– puff limit (« limite de gonflage ») : la quantité limite de vide qui peut, sans éveiller de soupçon, être contenue dans un paquet pour faire apparaître celui-ci comme une meilleure affaire. Ainsi, les lessives sont « gonflées » d’un produit neutre qui ne sert à rien ou auquel on attribue des vertus bidons, pour faire augmenter la quantité ;

– container flash time (littéralement : « temps d’apparition de l’emballage ») : largeur d’exposition d’un paquet sur une étagère nécessaire pour attirer de façon optimale l’œil du client ;

package grab level (« hauteur de saisie d’un paquet ») : la meilleure hauteur de l’étagère pour qu’un client puisse saisir un objet. On met le produit le moins cher en bas ou tout à fait en haut, et le plus cher à la hauteur optimale.

Tout ceci est très scientifiquement étudié par d’éminents psychologues du comportement, dont le rôle se résume à ceci : MANIPULATION.

Nous terminerons cette première partie en disant que si l’économie de marché peut prendre diverses formes, dans tous les cas elle aboutit à un gaspillage effréné de ressources, de temps et de vies.

Le capitalisme de monopoles ne supprime pas la concurrence et le chaos de la production capitaliste ; il ne fait que les transférer à un niveau supérieur, entre antagonistes de plus en plus puissants disposant de plus en plus de pouvoir pour manipuler les hommes et exploiter les travailleurs. Nous verrons dans le prochain article les caractérisations du marché dans les pays capitalistes d’État et ce que le mouvemente anarcho-syndicaliste propose comme perspectives.


Solidarité ouvrière n° 48

Avril 1975

Anarcho-syndicalisme 11

Le marché monopoliste

L'histoire du capitalisme pourrait se résumer à la quête frénétique de nouveaux marchés par les fractions dominantes de la bourgeoisie des pays industrialisés. Cette quête se caractérise elle-même par l'alternance de périodes d'expansion (ouverture de marchés) et de récession (rétrécissement des marchés).

Trois phases dans l'évolution du capitalisme peuvent, schématiquement, être Isolées :

1. Au XIXe siècle, le capitalisme libéral a vu la domination d'un seul pays sur le marché mondial – la Grande Bretagne. C'est la période qu'ont connue les premiers penseurs du socialisme, et leurs théories sont largement déterminées par cette circonstance.

2. Vers la fin du XIXe siècle, de nouvelles grandes puissances apparaissent qui imposent un nouveau partage des marchés. Les bases de la production capitaliste s'étendent, c'est-à-dire que le capitalisme s'impose dans des secteurs jusque là préservés : éviction des artisans, des petits paysans ; ainsi que dans des pays jusque là préservés : extension des conquêtes coloniales. Avec le temps, les secteurs et les pays qui ne sont pas intégrés dans le cycle de production capitaliste diminuent ; les possibilités d'expansion du marché s'amenuisent.

3. Aussi, les capitaux vont-ils chercher de nouveaux marchés dans les pays industrialisés eux-mêmes. Ce sera d'une part l'exportation de capitaux des pays capitalistes les plus développés vers les pays capitalistes moins développés, et la soumission des seconds aux premiers. Ce seront ensuite les guerres impérialistes. Les guerres, avec les immenses destructions qu'elles provoquent, sont un des moyens de résoudre la contradiction entre la tendance à l'expansion du capital et les obstacles à cette tendance causés par les limites mêmes du globe.

L'économie mondiale va de façon constante vers une intégrationcroissante de la production. Chaque pays du globe fait partie d'un ensemble où il joue un rôle dans la division internationale du travail ; chaque secteur d'industrie est étroitement dépendant d'autres secteurs, et lui-même est indispensable à d'autres secteurs ; chaque entreprise est liée par des liens étroits à un réseau complexe de production dont chaque élément estdépendant des autres. C'est ce qui fait la force du capitalisme industrield'aujourd'hui mais aussi sa faiblesse : toute modification dans une partie du mécanisme peut avoir des conséquences importantes pour l'ensemble de la machine. Mais, surtout, cette intégration croissante modifie sensiblement les formes de la domination capitaliste et les conditions de son développement.

Concentration du capital et baisse du taux de profit

La concentration du capital est liée directement au phénomène de la baisse du taux de profit. La concurrence entre les capitalistes élimine ceux qui sont techniquement et financièrement les plus faibles. Il se crée une modification à la fois dans la taille des unités de production (usines plus grandes) et dans le contrôle – un plus petit nombre de gens contrôle un plus grand nombre d'entreprises [20].

Seul le travail fournit de la valeur, l'outil en lui-même n'est qu'un instrument inerte si l'ouvrier ne l'utilise pas. Or, la composition interne du capital évolue ; la part du capital mort, les machines les outils, etc., augmente par rapport au capital vivant, la force de travail. Cela signifie que le capitaliste doit investir dans l'outillage, les machines, qui ne produisent pas en elles-mêmes de valeur, proportionnellement plus que dans le capital vivant, la force de travail. Il en découle que la rentabilité de ses investissements diminue ... La seule consolation du capitaliste est que si le taux de profit baisse, la masse de la plus-value continue d'augmenter. Un taux de profit de 10 % sur 1 milliard, cela fait 100 millions. Mais ces cent millions consoleront le capitaliste de ne pas faire 12 % de profit sur seulement 200 millions, soit 24 millions.

Le capitalisme a de multiples moyens pour atténuer les effets de cette baisse du taux de profit, le plus important étant d'accroître l'exploitation du travail, en jouant sur le marché du travail ; ce qui entraîne l'extension de l'armée industrielle de réserve et l'accroissement de la concurrence entre les travailleurs ; et en jouant sur le marché des biens de consommation en augmentant la production pour faire baisser les prix, ce qui entraîne la surproduction.

Certains ont pu tirer de la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit la conclusion de la chute automatique du capitalisme. Pour cela, il faudrait montrer que l'augmentation de la masse de profit ne compense même pas la baisse du taux de profit. Cela ne correspond pas aux faits observables.

La question n'est pas dans l'éventualité que la somme du profit global diminue en dépit de l'augmentation de la production, c'est que le développement et l'élargissement de la production industrielle trouveront leurs limites dans l'impossibilité d'écouler cette production, c'est-à-dire de leur trouver un marché. Rosa Luxembourg disait : Si on attend de la chute du taux de profit l'écroulement du capitalisme, on pourrait attendre aussi bien jusqu'à ce que le soleil s'éteigne.

Rétrécissement du marché

Pour que le capitalisme puisse se maintenir, il faut qu'il reproduise constamment les conditions de son mode de production : le contrôle des moyens de production par une minorité ; l'existence d'une classe dominée obligée de vendre sa force de travail pour vivre, et dont le revenu sous forme de salaire suffit seulement à satisfaire les besoins immédiats. DansSolidarité ouvrière de février, nous disions :

« Alors que le taux d'épargne était en 1969, pour l'ensemble des catégories professionnelles, de 14 <% du revenu disponible, il était de 12,5 % pour les ouvriers et pouvait atteindre 25 30 % pour les cadres supérieurs. Encore faut il distinguer épargne et épargne. L'épargne des travailleurs correspond : 1°) une consommation différée pour couvrir les impôts, les coups durs et les vacances ; 2°) à l'acquisition de biens durables indispensables : c'est le cas de l'électroménager ; 3°) à l'acquisition de biens immobiliers qui ne produisent pas de plus-value : exemple, dans 80 % des cas, le logement principal.

« Mais il en va autrement de l'épargne des pseudo-salariés et des cadres. Cette épargne est avant tout source de plus-value. Alors que 1 % de l'épargne ouvrière est consacrée à l'achat d'actions boursières, le chiffre est de 20 % pour les cadres supérieurs. »

On pourrait ajouter que ce chiffre de 1 % serait plus faible encore si la « participation » instituée par la loi n'existait pas [21].

• Reproduction rétrécie

La crise actuelle du capitalisme est précisément que la reproduction du capital se rétrécit relativement au marché, c'est-à-dire que les salariés ont un niveau de vie qui baisse en comparaison du développement des forces productives.

La reproduction rétrécie du capital peut prendre plusieurs formes :

– une chute brutale de la production, non pas nécessairement de la masse de la production mais de sa valeur, provoque une crise économique. D'où fermeture d'usines, licenciements de main-d'œuvre. Chute du pouvoir d'achat, mévente, chute des prix, fermetures d'entreprises. Le cycle de la crise est complet. Ceci détruit l'argumentation selon laquelle ce sont les revendications ouvrières qui provoquent la hausse des prix. Pour cela, il faudrait que les travailleurs aient le pouvoir d'influer sur la valeur de la masse de la production, ce qui est leur attribuer un pouvoir qu'ils sont loin d'avoir ! ! !

– de même, une modification dans la répartition des ressources productives peut produire un rétrécissement de la reproduction du capital : par exemple la production de biens d'équipement et de consommation destinés à l'armée, la police, à l'entretien de l'encadrement parasitaire dans le secteur privé, etc. Aussi longtemps qu'il y a des ressources non employées dans la société, ces « stimulants » auront tendance à assurer un plein emploi tout relatif, tout en sapant à la longue la stabilité de la monnaie, et à retarder la crise.

• Marchés de remplacement

Les difficultés qu'ont les capitalistes à écouler la production (surproduction) et de trouver de nouveaux champs d'investissement (surcapitalisation) les poussent à trouver des marchés de remplacement. Naïvement, on pourrait croire que, puisque les marchés sont saturés, puisque on trouve de plus en plus difficilement des secteurs où investir, les capitalistes vont, enfin, se consacrer au bien public. C'est oublier que le capitaliste ne raisonne pas en terme d'investissement social et d'intérêt public, mais d'investissement rentable et d'intérêt privé. Lorsque les marchés sont tous saturés et que les champs d'investissement (rentables) sont saturés également, la bourgeoisie, poussée par une logique implacable, investira... dans les moyens de destruction qui constituent un marché de remplacement indispensable, à court terme parce qu'ils permettent d'employer des moyens de production qui seraient autrement inutilisés, à long terme parce qu'ils permettent de détruire des forces productives et donc de reconstituer potentiellement des marchés futurs. Troisième avantage, l'économie de guerre peut, éventuellement, de marché de remplacement, devenir instrument pour étendre le marché réel...

 

• Rôle de l’Etat

En situation de rétrécissement du marche et de recherche de marché de remplacement, l'État joue un rôle prépondérant. Si l'économie d'armement permet la mise en valeur du capital de l'industrie lourde « surcapitalisée »,et fournit ce capital un marché, elle transforme l'État en client principal de cette industrie.

l'État garantit aux monopoles leurs profits par une politique de subsides et par les commandes publiques qui sont dans leur grande majorité consacrées à la défense nationale. Ainsi s'explique cette contradiction apparente en France, qui fait que la construction aéronautique militaire est une industrie essentiellement privée, et la construction aéronautique civile une industrie étatisée ...

Fractionnement du marché mondial

Le capitalisme analysé par Marx à partir du milieu du siècle dernier était un capitalisme en pleine expansion. Le mode de production capitaliste dont l'Angleterre constituait la forme la plus avancée, s'étendait d'une part par la pénétration dans les milieux non capitalistes (colonies) et par la création de nouveaux secteurs d'investissements rendus possibles grâce au progrès technologique.

« Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut pénétrer partout s'établir partout, créer partout des moyens de communication.

« Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et la consommation de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. » (Marx, Le manifeste communiste.)

Cette période ascendante est aujourd'hui achevée, les marchés ont été tous conquis ; on assiste maintenant à une période de rétrécissement et de fractionnement du marché mondial.

Un certain nombre de facteurs expliquent ce phénomène.

1) la fermeture relative de certains marchés au capitalisme monopoliste.

Il s'agit de la Russie dans les années 20, de l'Europe orientale après 1944, de la Chine au début des années 50, de a Corée. du Vietnam du Nord, de Cuba. Nous disons « fermeture relative » car ces pays, surtout les trois premiers exemples cités, continuent à importer des biens de consommation et des facteurs de production des pays du monde dit « libre »et à y exporter des produits, surtout des matières premières. Mais ces pays ne constituent pas, pour le capitalisme des monopoles, un marché ouvert : les importations sont étroitement sélectionnées et limitées au strict nécessaire ; d'autre part, les monopoles ne peuvent pas y exporter de capitaux (ou presque pas ; Voir Soli n° 27-28). Un tiers du globe environ est fermé à l'expansion du capital monopoliste.

Depuis la Deuxième guerre mondiale, les mouvements de décolonisation ont réduit les débouchés de certains produits dans quelques pays du monde, qui ont tenté de produire eux-mêmes ce qu'ils étaient auparavant obligés d'importer.

2) l'essor industriel de certains pays a transformé ceux-ci en concurrents du capital monopoliste dans quelques branches de la production, surtout les biens de consommation. L'expansion industrielle de l'URSS et de l'Europe de l'Est a permis à ces pays de remplacer en partie les monopoles impérialistes dans le commerce avec quelques pays industrialisés et sous-industrialisés. Précisons que ce deuxième aspect est nettement moins important que lepremier dans le phénomène de rétrécissement du marché mondial...

L'aggravation de la lutte entre les monopoles et entre les États pousse chaque pays à essayer de vivre sur lui-même, en cycle fermé et à recourir àla concentration maximale. Cette concentration prend la forme de capitalisme d'État dans le cas des pays arrivés le plus tardivement à un niveau de développement suffisant, car c'est pour eux la seule façon de préserver l'économie nationale de la pénétration des capitaux étrangers et de la soumission à ceux-ci. Mais ce serait une erreur de croire que les monopoles sont une forme de concentration « inférieure » à celle du capital d'État : certaines ententes monopolistes internationales constituent une tendance vers une forme de concentration supérieure à celle qui pourrait se réaliser dans le cadre d'un seul État.

* * *

Dans Solidarité ouvrière de janvier nous avons vu comment les monopoles réussissent à modeler l'offre de biens de consommation en fonction de leurs intérêts propres. En suscitant artificiellement la consommation dans certains secteurs par des méthodes de persuasion clandestine scientifiquement éprouvées, les monopoles altèrent le marchédans le sens traditionnel du mot, qui implique un choix de la part du consommateur.

Le marché capitaliste peut prendre de multiples formes, il peut subir de multiples limitations liées au degré de concentration du capital : confondre ces limitations avec des mesures socialistes ou avec des conditions suffisantes pour la réalisation du socialisme est une erreur grave.

Ce qui, à nos yeux, apparaît comme une expansion du capitalisme àtravers la concentration étatique et l'altération de la forme traditionnelle du marché semble être pour certains un fait automatiquement positif : « ...la pratique croissante de l'interventionnisme d'État apparaît comme un hommage involontaire que le capital rend au socialisme » (Mandel, Traité d'économie marxiste t. 3 p. 263).

Les limitations apportées au marché des biens de consommation et de production par le capitalisme à son stade le plus concentré ne définissent en rien ce régime comme socialiste dans la mesure où subsiste la relation capitaliste fondamentale, l'exploitation salariale, le marché de la force de travail.


Solidarité ouvrière n° 50,

Juin 1975

Anarcho-syndicalisme 12

Le capitalisme d’État

La possession des moyens de production à titre privé est considérée comme l’élément déterminant pour définir la nature capitaliste d’un régime. C’est oublier que le régime juridique de propriété ne suffit pas pour définir le capitalisme qui est, avant tout, un rapport social de production : l’exploitation de la force de travail d’une classe salariée, l’appropriation de la plus-value par une minorité ne sont pas la conséquence d’un régime juridique de propriété. Les formes juridiques de propriété ne sont que des variantes, adaptées aux conditions particulières de l’appropriation de la plus-value.

Si un groupe d’individus ne possède pas de titres de propriété, cela ne garantit nullement que ceux-ci ne soient pas des exploiteurs. A la question : peut-on exploiter la force de travail, s’approprier la plus-value sans posséder en propre, à titre individuel, des moyens de production, nous répondons par l’affirmative.

Le marché des biens de production

• En régime capitaliste d’État

Dans le régime capitaliste d’État, le marché des moyens de production est réduit au minimum. En URSS, exemple le plus caractéristique actuellement de capitalisme d’État, s’il est possible de se procurer à titre individuel, des moyens de production, il est interdit d’employer du personnel salarié. L’article 9 de la constitution soviétique le dit :

« A côté du système socialiste de l’économie, la loi admet les petites entreprises privées des paysans individuels et des artisans, fondées sur le travail personnel et excluant l’exploitation du travail d’autrui. »

Mais curieusement, la loi ne s’oppose pas à ce qu’une personne fournisse des prestations à une autre personne physique et en reçoive la rémunération correspondante. L’emploi de « travailleurs domestiques » n’est pas interdit...

« Il n’est pas interdit de travailler à son propre compte, de vendre le produit de son travail et de posséder, l’ayant acheté légalement, le matériel professionnel nécessaire à cette activité : outillage, machine à coudre, etc. L’infraction commence dès lors que le propriétaire de ce matériel le met entre les mains d’autres personnes à qui il verse une somme convenue, tandis qu’il écoule lui-même sa production et empoche la différence. » (L’entreprise soviétique face à l’État, E. Egnell, M. Peissik, Editions du Seuil.)

Parallèlement à la production individuelle légale existe une production clandestine conçue comme complément du salaire. Périodiquement, la chronique est défrayée par l’aventure d’un ouvrier qui récupérait les déchets de production de son usine et s’était monté un atelier clandestin où il fabriquait des outils d’usage courant ou de l’équipement électrique domestique. Le camarade X vendait sa production à des particuliers ou à des entreprises de la localité qui éprouvaient des difficultés d’approvisionnement.

« La multiplicité des exemples des camarades X témoigne que leur initiative correspond. à un besoin persistant de l’économie soviétique au stade actuel de son développement. Dans les conditions de la réforme économique, les autorités sont sans doute disposées à apprécier et à approuver en soi les initiatives des camarades X, mais elles souhaitent les contrôler, les canaliser, les intégrer aux circuits officiels de production. » (L’entreprise soviétique...)

On voit donc que, d’une façon ou d’une autre, l’accession aux moyens de production n’est pas fermée. Même les moyens « illégaux » sont relativement tolérés tant qu’ils ne dépassent pas certaines limites, car ils permettent de pallier la rigidité de l’approvisionnement. Cette petite production privée constitue la base économique d’une couche de petite bourgeoisie dont l’importance n’est pas à négliger et qui a nous le verrons, son équivalent dans le capitalisme de monopoles.

La réforme économique de 1965 a été édictée en vue d’empêcher la prolifération de ces secteurs dits « non socialistes » qui prenaient des proportions inquiétantes. Il s’agissait d’octroyer une plus grande souplesse de gestion et de liberté d’action commerciale aux petites entreprises locales.

Nous ne nous étendrons pas sur la production privée dans l’agriculture, une abondante littérature existe sur ce sujet. Rappelons seulement quelques chiffres : en 1959, la dimension moyenne des kolkhoses était de 5 800 hectares pour 300 familles. La dimension moyenne des parcelles individuelles atteint des surfaces comprises entre 900 et 1 800 hectares, soit 30 à 60 hectares par famille... Autrement dit, la dimension moyenne de l’exploitation familiale soviétique est supérieure à la dimension moyenne de l’exploitation familiale en France (20 à 25 hectares).

En 1957, les parcelles individuelles possédaient 54 % des surfaces consacrées à la pomme de terre et aux légumes et, en 1959, elles possédaient 41 % des bovins, 57 % des vaches, 36 % des porcs, 26 % des ovins ; elles fournissaient en outre plus de la moitié de la production de viande et de lait (chiffres cités par Chombart de Lauwe, Les paysans soviétiques).

Pour les humanistes bêlants qui profiteraient de cette constatation pour lancer le couplet sur la « nature humaine » et « l’instinct de propriété », ajoutons que les sovkhoses, qui sont des entreprises agricoles où n’existent pas de parcelles individuelles et où l’organisation est de type industriel (par opposition au kolkhose qui est une unité de production mi-coopérative, mi-privée), présentent une productivité du travail supérieure à celle observée dans les kolkhoses.

• En régime capitaliste monopoliste

Ces développements sont indispensables pour démonter le mythe de l’étatisation intégrale de l’économie soviétique. L’insistance que nous avons mise sur les possibilités d’accès des particuliers aux moyens de production ne doit pas cacher l’essentiel : dès qu’on dépasse un certain stade de la petite production, il est impossible de posséder à titre individuel des moyens de production. Mais ce n’est pas une originalité du capitalisme d’État. le capitalisme de monopoles a déjà réalisé en grande partie cette impossibilité. Ce n’est pas un empêchement juridique mais de fait : la « libre » accession aux moyens de production devient de plus en plus limitée avec la concentration du capital qui rend de plus en plus importants les investissements nécessaires pour qu’une affaire soit rentable.

Aujourd’hui dans le monde dit « libre », on peut considérer que le capitalisme est divisé en trois grands secteurs :

a) Le capital d’État : la composition interne du capital est très grande. Ce secteur a été abandonné par le capital privé à cause de l’importance des investissements nécessaires ;

b) Le capital monopoliste, à grande composition interne du capital, où la production est encore rentable. La propriété y est oligarchique, c’est-à-dire entre les mains d’une petite minorité ;

c) Le petit capital à faible composition interne : il s’agit essentiellement de la petite production qui gravite autour des grands monopoles et qui est la plupart du temps suscitée par ces derniers, car elle a un rôle dans la sous-traitance, la fourniture de matériel, la réparation qui n’intéresse pas les grandes unités de production. Cette petite production trouve son équivalent en URSS dans la petite production privée.

Le marché des moyens de production est relativement élastique dans ce dernier secteur mais, en volume et en valeur, ne concerne qu’une petite partie du marché total.

Un ouvrier imprimeur pourra, s’il est débrouillard, se procurer un petit local et un peu de matériel pour « monter son imprimerie ». Il réussira peut-être même à employer un ou deux ouvriers. Il tirera les cartes de visite des gens du quartier, peut-être une feuille locale. Mais à côté du groupe Néogravure (6 000 travailleurs) ou de l’imprimerie G.-Lang (1 800 travailleurs), il ne représente rien. Cette petite imprimerie n’existera que parce que les grandes ne sont pas intéressées à tirer 100 cartes de visite ou des ouvrages « spécialisés » à tirage limité.

Dans le secteur monopoliste, le marché des moyens de production est très rigide, « rétréci ». L’artisan du coin de la rue ne s’achètera jamais un haut-fourneau. Pourtant, la loi lui en reconnaît le droit... Un tel marché n’est accessible qu’aux très grands groupements en place. D’ailleurs, entre les grandes concentrations monopolistes, les moyens de production, ni même les produits intermédiaires, ne sont ni vendus ni achetés, mais alloués sans tenir compte de leur valeur ou de leur coût de production. Même si un système de prix est utilisé, c’est simplement en tant que technique comptable. Ces produits ne sont en fait pas échangés à travers le marché. Ce n’est qu’à la fin du cycle de production, sur le produit fini, que le profit est obtenu.

Ce qui n’est qu’une tendance dans le capitalisme de monopole est simplement étendu à toute la société dans le capitalisme d’État. Dans la période libérale du capitalisme, la rentabilité, étalon, mesure de la production, était calculée au niveau de l’entreprise ; dans le capitalisme des monopoles, elle se constitue au niveau de la branche industrielle ; dans le capitalisme d’État, la rentabilité se constitue à l’échelle globale, au niveau de l’État.

Le marché du travail

Comme l’écrivait Paul Mattick :

« L’ensemble du marché capitaliste – à l’exception des relations de marché entre capital et travail – peut disparaître sans affecter la forme de production capitaliste. La relation de marché entre capital et travail est l’unique relation capitaliste en soi. Sans son abolition, le mode de production historiquement développé et qui est appelé capitalisme ne peut pas disparaître. » (P. Mattick, « How New Is the “New Order” of Fascism ? », Partisan Review, 1942.)

« Tous les systèmes capitalistes d’État s’apparentent à l’économie de marché du fait que les rapports capital-travail s’y trouvent perpétués… Formellement, il n’y a pas de grande différence de l’un à l’autre système si ce n’est, dans le cas de l’étatisation, un contrôle plus centralisé du surproduit... (P. Mattick, « Marx et Keynes »)

L’existence d’un marché de la force de travail signifie simplement la perpétuation du salariat comme mode de rémunération des travailleurs. Nous avons développé ce point dans Soli de décembre dernier.

Rappelons seulement que salariat signifie concurrence entre les travailleurs face à l’emploi, exclusion du salarié du produit de son travail, exclusion de l’outil de travail. Enfin, le régime du salariat est un régime où la classe ouvrière ne détermine pas l’objet de son travail, ni les conditions de son travail, et où elle n’a pas de contrôle sur l’affectation des ressources sociales. Un tel marché subsiste encore actuellement en U.RS.S., et c’est cela, principalement, qui définit selon nous ce pays comme pays capitaliste.

• L’émulation

Le principal phénomène qui permet de se rendre compte de l’existence de ce marché du travail est le système complexe d’émulation au travail.

« L’organisation de l’émulation constitue l’élément fondamental et principal de l’activité des commissions de production auprès du comité syndical d’entreprise dans les ateliers. » (« Obdorar », fév. 1967 – URSS, cité par T. Lowitt. Le syndicalisme de type soviétique.)

Diverses méthodes, administratives ou économiques, sont employées pour susciter l’émulation au travail.

Tout d’abord le travail aux pièces : le pourcentage de salariés dans l’industrie qui sont rémunérés aux pièces passe de 57,5 % en 1928 à 71 % en 1936 et 77 % en 1953. Ce pourcentage est tombé à 60 % en 1961.

Un système complexe de primes existe pour inciter et récompenser les bons travailleurs. Parmi les ouvriers, des différences considérables de revenus existent, dont on peut imaginer les conséquences sur la cohésion interne de la classe ouvrière. La revue « Voprossi ekonomiki » constate, en 1959, que les salaires des ouvriers qualifiés dépassent jusqu’à huit fois ceux des ouvriers non qualifiés.

L’importance des primes est vouée à s’accroître selon les prévisions de la réforme économique de 1965 :

« L’évolution logique de la réforme voudrait qu’au cours du neuvième quinquennat la part du profit affectée au fonds d’encouragement matériel croisse sensiblement, tandis que les ressources du “fonds des salaires” ne seraient plus destinées qu’au paiement des seuls salaires de base… » (L’entreprise face à l’État.)

Aux primes individuelles s’ajoutent des primes collectives attribuées à l’ensemble des travailleurs de l’entreprise si les prévisions de production sont dépassées. Les auteurs de cet ouvrage ajoutent que cette volonté d’intéressement des travailleurs aux résultats de l’entreprise risque de poser de « délicats problèmes psychologiques » :

« Par exemple, dans une usine de construction mécanique, le personnel de l’atelier d’assemblage proteste s’il se trouve pénalisé par suite d’une défaillance des ateliers de production des pièces. »

Est-il utile d’insister sur les conséquences de telles méthodes sur l’unité de la classe ouvrière : concurrence, division, etc. ? Dans notre brochure « Bolchevisme ou syndicalisme », nous avons parlé de l’émulation dans les entreprises :

« Il existe une émulation dans l’émulation, en ce sens qu’il y a une hiérarchie des mérites : il faut en effet différencier les formes inférieures et les formes supérieures ; des équipes en compétition peuvent ainsi concourir pour le titre de “brigade du travail communiste” ou, à titre individuel, pour le titre de “travailleur de choc du travail communiste”... Les titres honorifiques sont variés : “héros du travail communiste”, “brigade du travail communiste”, tableau d’honneur affiché dans l’entreprise ou à l’atelier avec photo à l’appui, “étendards rouges” qui, comme le maillot jaune du tour de France, est l’enjeu de la compétition inter-entreprises... »

• La mobilité des travailleurs

Dans la société soviétique, le chômage n’existe pas, en tant que phénomène social. L’article XII de la constitution dispose :

« Le travail en URSS est pour chaque citoyen apte au travail un devoir et une question d’honneur, selon le principe : celui qui ne travaille pas ne doit pas manger. »

Un grand effort de planification est fait pour adapter le marché du travail aux débouchés offerts. Les jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi peuvent s’adresser aux bureaux de placement des soviets locaux. Néanmoins, il est estimé que moins de 5 % des personnes accédant à un emploi nouveau passent par un bureau de placement. La méthode la plus habituelle est l’arrangement individuel, l’embauche directe par l’entreprise. « Au total, les mécanismes soviétiques en ce domaine ne sont pas si différents de ceux des pays d’économie libérale » précisent ingénument E. Egnell et M. Peissik.

Ils ajoutent :

« ...Le chômage comme état individuel est un vice puisque le chômeur est suspect d’avoir refusé le travail qui lui était offert par la société... En outre, l’accès à un grand nombre d’avantages matériels étant recommandé par l’appartenance à un collectif, le chômeur soviétique est un citoyen moralement, matériellement, juridiquement diminué, un houligan an puissance. C’est d’ailleurs a nom de la lutte contre le houliganisme que sont généralement poursuivis les inactifs dans les périodes de sévérité. »

La résorption du chômage est effectuée de deux manières : l’incitation sur les entreprises pour qu’elles prennent en charge des travailleurs non indispensables ; la pression sur les demandeurs d’emploi pour qu’ils acceptent des emplois non conformes à leur qualification ou à leur désir. Dans la pratique, l’absence officielle de chômage se traduit par le fait que « nombre de travailleurs quittent leur emploi de leur propre initiative et vivent provisoirement en dehors de tout collectif, jusqu’à ce qu’ils aient cherché et trouvé un autre poste qui leur convienne mieux ». En attendant. ils sont à la charge de leur famille ou de leurs amis ; ils ne bénéficient d’aucune indemnité puisque le chômage n’existe pas... Mobilité de la main d’œuvre par l’existence d’un fort volant de chômage indemnisé, ou mobilité par l’acceptation quasi obligatoire d’un emploi déqualifié : il est hors de doute que beaucoup préfèreront la seconde solution, mais il est également hors de doute que les deux termes de l’alternative s’inscrivent dans le cadre des rapports de production capitalistes et que ce ne sont que deux variantes du fonctionnement du marché du travail.

« Le capitalisme d’État n’est ni capitaliste au sens traditionnel, ni socialisme prolétarien ; il faut le point de vue du capitalisme privé, on peut le définir comme socialisme d’État, du seul fait que le capital y est centralisé par l’État, mais du point de vue du socialisme prolétarien, il faut le définir comme un capitalisme d’État puisqu’il perpétue la répartition capitaliste des conditions de travail entre travailleurs et non travailleurs... » (P. Mattick).

 


Solidarité ouvrière

Mois

Anarcho-syndicalisme 13

Abolition de la propriété. –
Concentration du capital et socialisme

Les deux points du programme révolutionnaire développés dans les numéros 44, 45 et 46 de Solidarité ouvrière étaient l’abolition du salariat et l’abolition de l’économie de marché, auxquels le mouvement ouvrier devait substituer la satisfaction des besoins sociaux et la planification.

Le troisième point du programme est le plus controversé parmi les différents courants qui se réclament de la classe ouvrière. L’abolition de la propriété privée des moyens de production fait partie des mesures dont l’application immédiate serait possible et nécessaire, alors que les deux autres points pourraient résulter que d’une évolution plus ou moins longue.

Il faut cependant distinguer entre deux types d’oppositions face à ce problème. Au sein du courant marxiste, les divergences portent sur des questions de modalité d’application. Entre l’ensemble des courants marxistes et l’anarcho-syndicalisme se trouvent des divergences de fond qui portent sur la signification même du socialisme.

La tendance à assimiler capitalisme et propriété privée des moyens de production amène à des simplifications qui peuvent conduire à de graves conséquences dans l’action. La plus grave de ces conséquences étant bien entendu de considérer comme socialiste un régime qui ne l’est pas...

Si le régime de propriété est un des éléments qui caractérisent un système social, ce n’est pas le seul. En d’autres termes, le socialisme implique nécessairement l’abolition de la propriété privée des moyens de production. Mais l’abolition de cette propriété ne s’accompagne pas nécessairement du socialisme.

Dans l’histoire de la société humaine, les régimes d’exploitation ont existé avant que n’apparaisse le capitalisme. Dans la société esclavagiste et féodale, existait déjà la propriété privée des moyens de production. Ce qui différencie ces sociétés du capitalisme n’est donc pas le régime de propriété mais les rapports sociaux de production. Les formes de propriété ont bien entendu évolué, mais seulement en conséquence de l’évolution des rapports sociaux de production : elles s’adaptent aux conditions nouvelles d’exploitation de la force de travail. Aujourd’hui, l’exploitation de la force de travail se fait sous la forme de l’exploitation salariale, et c’est cela qui définit le capitalisme.

Le capitalisme lui-même, au cours de son histoire, a vu des modifications importantes dans les formes dé propriété, qui correspondent, non à un changement dans la nature du capitalisme, mais à une adaptation aux conditions nouvelles. Le capitalisme peut même s’arranger d’un régime qui aurait supprimé la propriété privée pourvu qu’il maintienne l’exploitation de la force de travail de la majorité au profit d’une minorité.

1. –Transformation des formes de propriété

L’évolution des formes de propriété au sein du régime capitaliste s’explique principalement par le phénomène de concentration du capital. Par là, il faut entendre la concentration de la propriété et non celle des entreprises en tant qu’unités de production.

Le processus de concentration a comme conséquence de porter le capital d’une entreprise à un volume qui dépasse les possibilités financières d’un seul capitaliste. En outre, il y a des activités économiques qui, dès le départ, exigent des capitaux si importants qu’elles sont inconcevables à l’échelle d’un seul capitaliste.

Il en résulte qu’à un certaine degré de développement des forces productives, les possibilités financières d’un seul capitaliste ne peuvent plus faire face à la poursuite du développement économique. Cela signifie que le « patron » tel qu’il existait au début du siècle, propriétaire exclusif, qui décidait seul de la marche de son ou de ses entreprises, disparaît devant une forme nouvelle, les associations de capitalistes, les sociétés par actions.

Le processus d’associations capitalistes ne s’est pas fait sans difficultés. L’idée de propriété était tellement attachée à la personne que la Révolution française a interdit les sociétés par actions. Ce n’est qu’en 1867 que la porte fut largement ouverte aux sociétés par actions.

La société anonyme est la forme la plus évoluée des sociétés par actions, c’est celle qui permet le plus grand développement des forces productives dans le domaine privé. En outre, avantage substantiel, elle permet aux capitalistes de bénéficier des capitaux des petits épargnants qui, individuellement, sont peu de chose, mais groupés représentent des sommes importantes. Ainsi les sociétés anonymes aux U.S.A. représentaient, en 1962, 78 % du chiffre d’affaires total, y compris celui de l’agriculture. A titre d’exemple, la General Electric, en 1961, avait 440 938 actionnaires et la Ford Motor Company 236 000.

2. – Conséquences de la propriété impersonnelle

La tendance de l’évolution de la société vers la concentration du capital s’accompagne de la transformation de la propriété personnelle en propriété impersonnelle. Il en découle un certain nombre de conséquences :

a) La propriété perd son caractère individuel pour prendre un caractère collectif. Dans la société anonyme, la dispersion des actions atteint un tel degré que le caractère collectif de propriété devient nettement apparent. Les actionnaires sont de plus en plus nombreux, de plus en plus dispersés et mouvants. Bien sûr, le caractère collectif des sociétés par actions n’est pas universel ; il se limite aux seuls actionnaires. C’est une propriété collective limitée et inégalitaire à l’intérieur même du groupe des propriétaires, puisque la quantité d’actions possédées par chacun peut varier.

b) La fonction d’entrepreneur tend à disparaître. La gestion n’est plus attachée à une personne en vertu du droit de propriété. Il se produit une séparation entre la propriété, collectivement répartie entre les actionnaires, et la gestion, assurée par des mandataires qui sont la plupart du temps des salariés.

Certains auteurs ont cru voir là des signes de la disparition du capitalisme :

« …sauf dans le cas (…) où une société est vraiment appropriée par un seul individu ou par une seule famille, la silhouette du propriétaire et, avec elle, l’œil du maître ont disparu du tableau. Nous y trouvons des dirigeants salariés ainsi que tous les chefs et sous-chefs de service. » (J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie.)

c) La suppression de la fonction de capitaliste entrepreneur entraîne à son tour une autre modification : la séparation de la propriété d’avec la gestion de l’entreprise. La gestion allait de pair avec la propriété personnelle. Le patron conduisait son affaire comme il l’entendait, il ne se heurtait qu’aux limites imposées par la loi et par le marché.

Dans la société anonyme, les actionnaires ne participent en rien à la gestion. Théoriquement, ils ont le droit de disposer de leur entreprise comme bon leur semble. Mais leur nombre et leur dispersion font que leur droit de disposition se limite à l’action que possède le porteur. La gestion elle-même représente un ensemble d’opérations sur lesquelles l’actionnaire n’a pas prise. Le droit de gestion ne peut s’exercer qu’au sein d’assemblées générales, où l’actionnaire subit la loi de la majorité, et à travers un conseil d’administration.

Dans les conseils d’administration, qui sont les véritables organes de direction des sociétés, il faut distinguer deux sortes d’administrateurs : ceux qui occupent une fonction rémunérée dans la société (inside directors) et ceux qui n’en possèdent pas (outside directors). Les premiers sont les véritables maîtres de la société, et leur proportion dans les conseils d’administration tend à s’accroître, d’autant plus que les administrateurs n’ont souvent pas même besoin d’être actionnaires.

« Un grand nombre d’études des sociétés aux États-Unis ces dernières années ont montré d’abord que la propriété des actionnaires est largement diffusée parmi de nombreuses personnes dont aucune ne détient une grande proportion du capital total ; ensuite que la proportion des actions possédées par les directeurs et administrateurs est tout aussi faible. (...) Si les administrateurs et directeurs des grandes sociétés n’ont que peu d’intérêt de propriété dans l’entreprise et si le restant de la propriété est largement diffusé, le groupe de contrôle (administrateurs, directeurs et peut-être affiliés bancaires) a plus à gagner pour lui-même en employant le profit autrement que de payer le maximum de dividendes aux actionnaires. » (N.S. Buchanan, The Economies of Corporate Enterprise.)

N. Buchanan va au cœur du problème. Ce qu’il décrit est un système dans lequel la notion de propriété privée des moyens de production n’a pratiquement plus de sens, du moins dans l’acception traditionnelle du mot.

Les courants marxistes qui analysent ce phénomène l’expliquent en disant que le capital survit comme institution à la disparition des capitalistes. Engels, dans. L’Anti-Dühring, écrivait déjà :

« ...La transformation des grands organismes de production et de consommation en sociétés par actions et propriété de l’État montre que la bourgeoisie n’est pas indispensable pour cela. Toutes les fonctions sociales du capitalisme sont actuellement remplies par des employés salariés. Le capitalisme n’a plus d’activités sociales, hormis celle d’encaisser des revenus, de détacher des coupons et de jouer à la bourse. »

Comme beaucoup d’économistes bourgeois, Engels avait tendance à assimiler capitalisme et propriété privée individuelle.

Si, au contraire, comme c’est le cas pour le mouvement anarcho-syndicaliste, le capitalisme se définit par l’existence de rapports d’exploitation, où une minorité s’approprie le surproduit social – les richesses produites par le travail de la majorité – alors les formes particulières prises par la propriété des moyens de production ne sont plus l’élément déterminant pour caractériser la nature d’un système social. Derrière des formes de propriété apparemment collectives peuvent se cacher des rapports d’exploitation aussi réels que ceux qui existaient pendant la période « libérale » du capitalisme au début de ce siècle.

Bien sûr, lorsqu’on considère la forme dominante du capitalisme d’aujourd’hui, celle des multinationales, il n’y a guère à se tromper : personne n’ira prendre cela pour du socialisme.

Nous avons seulement voulu montrer que les formes de propriété évoluent et s’adaptent aux nécessités de l’expansion et de la concentration du capital et que, dans cette évolution, la notion de propriété dans le sens traditionnel du mot tend à disparaître.

Ceux qui contrôlent le capital – et qui en bénéficient – ne sont plus les propriétaires juridiques. Il ne s’agit pas de s’apitoyer sur le sort de ces derniers, car ils sont loin de manquer de ressources. Il s’agit de montrer que la concentration du capital conduit à la disparition de la notion de propriété privée, au sens habituel, que la concentration du capital ne s’arrête pas au stade du capitalisme monopoliste actuel, qu’elle peut atteindre un niveau plus élevé encore : celui de la concentration étatique des moyens de production, que de nombreux groupes se réclamant du mouvement ouvrier appellent frauduleusement « socialisme ».

Il reste à voir quelles sont les tendances au capitalisme d’État dans les pays industriels développés, dans les pays dominés par l’impérialisme, et quelles fractions des classes dominantes sont porteuses de ces tendances.

LA PROPRIÉTÉ AUX ÉTATS-UNIS

Les propos de Buchanan sont illustrés par les données suivantes qui établissent une comparaison sur la répartition des actions au sein des sociétés américaines entre 1929 et 1963 ; au cours des treize dernières années, le processus n’a pu que continuer.

• Les sociétés dont au moins 80 % du capital était détenu par un seul propriétaire ou un groupe restreint ne représentaient que 6 % des sociétés américaines en 1929, en 1963 elles ont entièrement disparu ;

• Les sociétés dans lesquelles un groupe de contrôle détient une quantité de capital variant de 50 à 80 % sont passées de 5 à 2,5 % ;

• Les sociétés où un groupe de contrôle détient entre 20 et 50 % du capital représentaient 24 % des sociétés en 1929, elles n’en représentent plus que 9 % en 1963 ;

• Les sociétés où le contrôle est effectué par des institutions légales (actions privilégiées de vote, sociétés fiduciaires, holdings), représentent 4 % des sociétés américaines en 1963, contre 21 % en 1929 ;

• Enfin, les sociétés dans lesquelles n’existe aucune participation actionariale capable d’influer sur les fonctions du conseil d’administration, représentaient déjà 44 % des sociétés en 1929 ; en 1963 elles en représentent 84,5 %.


 

Solidarité ouvrière n° 56

Mars 1976

Anarcho-syndicalisme 14

La formation du capitalisme d’État

Les différentes formes prises au cours de l’histoire par la propriété juridique des moyens de production n’ont jamais été en elles-mêmes des causes dans l’évolution des rapports de production capitalistes. Les formes juridiques ne sont qu’une conséquence, elles ne font que refléter des rapports de production. La société capitaliste se caractérise par la constante évolution qui lui est imposée par la recherche du profit, et par la nécessité de développer les forces productives. Pour satisfaire ce besoin, elle ne peut faire autrement que de concentrer le capital en un nombre de mains de plus en plus réduit.

Cette concentration s’accompagne d’une évolution parallèle dans les formes juridiques de propriété. Des formes extrêmement variées de propriété sont possibles sans que la nature profonde du capitalisme soit affectée, sans que soit supprimée l’appropriation du surproduit social par une minorité. Autrement dit, il n’est nullement besoin de posséder des titres de propriété pour être un exploiteur capitaliste.

Si on analyse la société bourgeoise en termes de rapports sociaux de production et non en termes de formes juridiques, le capitalisme libéral ou monopoliste peut se définir par l’existence de centres multiples d’appropriation du surproduit social, alors que le capitalisme d’État se définit par un centre unique d’appropriation. La concentration totale du capital aux mains de l’État, l’existence d’un centre unique d’appropriation n’est pas synonyme de socialisme. La concentration de la propriété des moyens de production aux mains de l’État ne constitue pas une rupture avec le capitalisme, elle n’en est qu’une des formes.

Dans les pays industriels développés

La concentration du capital et le mouvement vers le capitalisme d’État ne sont pas une démarche consciente et volontaire. C’est la réponse au besoin d’accroître les profits, de développer les forces productives. Le capitalisme d’État se révèle comme une réponse à l’impossibilité, dans des conditions données, d’assurer l’expansion économique. Il apparaît de façon beaucoup plus nette dans les pays où il est impossible de développer les forces productives dans les formes traditionnelles du capitalisme monopoliste ou libéral.

Dans les pays industrialisés, la tendance est d’autant moins visible que le pays a une position dominante sur le marché mondial. Dans le cas des États-Unis, la concentration n’a pas pris la forme étatique car la position de force de ce pays lui permet de résoudre ses contradictions aux dépens des autres économies nationales, sans passer par la solution – douloureuse malgré tout – du capitalisme d’État.

Aux U.S.A., la fusion du capital et de l’État n’en est qu’à ses débuts. Cette fusion ne correspond pas à une nécessité vitale pour le capitalisme. Les rapports juridiques de propriété n’entrent pas en contradiction avec les forces de production matérielle, parce que la domination impérialiste des États*Unis, en drainant d’immenses richesses venant du globe entier, occulte les contradictions internes du système capitaliste américain. Il en sera ainsi tant que les États-Unis seront en position de force sur le marché mondial. Les seules tendances observables vers le capitalisme d’État sont les ajustements nécessaires pour s’adapter aux conditions économiques nouvelles qui se font jour.

La fusion du capital et de l’État n’a pas lieu organiquement, elle existe de fait par les relations personnelles qui existent entre les capitalistes et l’appareil d’État, par une série de médiations. L’unité du capital et de l’État n’est pas ouvertement exprimée. S’il existe une planification, elle n’est réalisée qu’à l’intérieur de chaque monopole (voir Soli n° 38). La deuxième guerre mondiale a imposé un début de planification entre les branches industrielles, mais la concurrence entre monopoles a reparu à la fin de la guerre.

Au sein de la bourgeoisie, les oppositions internes se résolvent par la concurrence entre les monopoles ou par les ententes intermonopolistes. Tant que ceux-ci peuvent s’entendre, tant qu’on peut conserver une emprise impérialiste sur les économies des autres pays, tant qu’un pays représentant 6 % de la population mondiale peut continuer à consommer 30 % des matières premières produites dans le monde, l’intervention de l’État dans l’économie n’est pas nécessaire.

Mais ce serait une erreur de se borner à ces constatations et de ne pas voir la dynamique de l’évolution du système.

« Il est évident, dit Castoriadis, que cette dynamique a comme premier résultat un développement rapide des traits de concentration au sein de l’impérialisme américain. Le contrôle, politique et économique à la fois, des autres pays par le capital financier des U.S.A. ; le rôle croissant de l’État américain dans ce contrôle ; la mainmise directe sur le capital allemand, japonais et italien ; l’accélération de la concentration verticale et horizontale imposée par le besoin d’un contrôle et d’une réglementation de plus en plus complète des sources de matières premières et des marchés aussi bien intérieurs qu’extérieurs ; l’extension de l’appareil militaire, l’échéance de la guerre totale et l’économie de guerre ; le besoin d’une exploitation accrue de la classe ouvrière imposée par la baisse du taux de profit ; tous ces facteurs poussent l’économie américaine à dépasser, après le capitalisme concurrentiel, le capitalisme “des monopoles” pour arriver au monopole universel s’identifiant avec l’État. » (Castoriadis « La concentration des forces productives » in La société bureaucratique, p. 105.)

En Europe occidentale, la situation est différente. Il s’agit de pays impérialistes qui sont eux-mêmes dans une plus ou moins grande mesure dominés par un impérialisme. La crise de 1929 a été un moment charnière. Jusqu’alors les crises du capitalisme voyaient des faillites d’entreprises qui accéléraient le mouvement de concentration du capital, jusqu’au contrôle d’une branche de production par un monopole. C’est ce qui se passe en 1929 mais sur le plan international. Les pays impérialistes européens se révèlent incapables d’affronter la concurrence sur le marché mondial. On va maintenant vers la domination de l’impérialisme le plus puissant économiquement et militairement sur les autres. Les pays européens se replient sur eux-mêmes, s’orientent vers une économie autarcique, et pour ce faire, commencent une nouvelle phase de concentration du capital autour de l’État. Celui-ci en effet est seul capable de rassembler les ressources nécessaires pour assurer la sauvegarde des intérêts impérialistes « nationaux » menacés par l’impérialisme « étranger ». L’État se transforme en organe central d’administration et de gestion de l’économie. Les importations et les exportations, la production, la consommation, sont réglées par une instance centrale qui exprime l’intérêt général des couches monopolistes. Entre 1930 et 1939, le rôle de l’État croît en tant qu’organe de direction de l’économie capitaliste nationale. On voit les débuts de la fusion organique entre le capital et l’État. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette tendance a été la plus marquée dans l’Allemagne nazie et dans l’Italie fasciste : c’étaient les pays qui, par le manque de colonies, se trouvaient dans la position la plus défavorable face aux autres impérialismes.

Les exemples des États-Unis et de l’Europe occidentale illustrent la lente évolution des caractères étatiques des économies des pays industriels développés. Ils montrent clairement que le capitalisme d’État est une solution à laquelle la bourgeoisie des pays industrialisés se résigne en période de crise et de déclin des forces productives.

Dans les pays dominés par l’impérialisme

Mais le capitalisme d’État peut également apparaître comme la réponse au besoin de développer les forces productives dans les pays dominés par l’impérialisme, et en lutte pour l’indépendance nationale.

Nulle part le capitalisme d’État ne se trouve à l’état pur. Nulle part l’État n’est propriétaire de tous les moyens de production, mais un régime tend d’autant plus vers ce système qu’il subit avec plus d’intensité les contradictions économiques.

L’économie capitaliste mondiale n’est pas une simple addition d’économies nationales distinctes. C’est un ensemble dont on ne peut considérer une partie sans la lier au tout. Ainsi les pays sous-développés ne sont pas de « jeunes » régimes capitalistes qui aspirent à atteindre le niveau de développement des grands, ce sont les secteurs les plus faibles du système capitaliste mondial, ce sont aussi ceux qui évoluent le plus naturellement vers le capitalisme d’État.

Dans les pays industriels où existent de grands trusts privés, les économies les plus étatisées sont celles dont la situation internationale est la plus faible. On voit donc que le capitalisme d’État apparaît dans les secteurs marginaux les plus faibles du capitalisme monopoliste. Cette constatation pourrait apparemment suffire pour rejeter l’idée que le capitalisme d’État est un stade de développement du capitalisme susceptible d’une extension internationale, si deux faits ne venaient contredire cette idée : le capitalisme est entré depuis la Seconde guerre mondiale dans une époque de crise permanente qui favorise le mouvement vers la concentration étatique, même dans les pays les plus développés ; les formes nouvelles d’accumulation capitaliste sont toujours apparues, au cours de l’histoire, dans les secteurs marginaux du mode d’accumulation dominant.

C’est à partir de la Première guerre. mondiale que les mouvements de libération nationale ont commencé à se développer. Depuis, la plupart des nations du tiers monde ont acquis l’indépendance. Cependant, on constate que les pays du tiers monde ne « rattrapent » pas le niveau de production des pays développés, mais qu’au contraire l’écart tend à s’accroître. La propagande bourgeoise diffuse l’idée que chaque pays du tiers monde a, en puissance, une économie développée pourvu qu’il soit « sérieux et travailleur ». C’est une mystification. Pour ne prendre que l’exemple des États-Unis, Claude Jullien dit qu’avec 6 % de la population mondiale, ils « consomment 30 % de la bauxite produite dans le monde entier, 26 % du nickel, 13 % du manganèse, (…) 25 % du tungstène, de l’amiante et du cuivre, 32 % de l’étain, 23 % du zinc, 14 % du fer et du plomb, 28 % de la potasse, 50 % du café ».

Autrement dit, si on est six à table et qu’un convive prend trois parts du gâteau, les cinq autres ne pourront que se partager le reste.

« Le mythe d’une prospérité américaine qui serait à la portée de quiconque voudrait adopter les méthodes américaines s’effondre à l’examen des chiffres. L’Amérique consomme de plus en plus de fer, d’aluminium, de chrome, de nickel, etc., et les gisements connus de ces minerais ne sont pas suffisants pour permettre aux Européens, aux Asiatiques, aux Africains, aux Latino-américains, d’en consommer autant que les habitants des États Unis. » (Claude Jullien, l’Empire américain.)

Cette situation va largement déterminer l’évolution de certains pays du tiers monde vers le capitalisme d’État. Les dirigeants des mouvements d’indépendance nationale, une fois installés à la tête de l’État, se trouvent devant la difficile tâche d’industrialiser le pays, de développer les forces productives, c’est-à-dire le capital. Dans l’entourage capitaliste mondial, ces pays ne produisent pas assez de capital pour se mesurer à celui des métropoles industrielles. Pour assurer ce développement du capital sur des bases nationales, un ensemble de mesures rigoureuses devront être prises, qui nécessitent elles-mêmes un certain nombre de conditions de réalisation.

La réalisation du capitalisme d’État est soumise à un certain nombre de conditions qui n’ont été réunies que deux fois dans l‘histoire, en Russie et en Chine. Cependant, c’est un modèle vers lequel tendent les pays dominés par l’impérialisme.

Un contexte international favorable

Il est apparu que le capitalisme d’État se développe surtout dans les secteurs les plus faibles du capitalisme mondial. Dans la mesure où il tend à retirer aux monopoles impérialistes les sources de matières premières et un marché, il est clair qu’il y aura opposition entre ces deux formes de capitalisme. Ce genre d’opposition n’a d’ailleurs rien de nouveau dans l’histoire. Tout au long du développement du capitalisme à ses différentes étapes, s’est déroulé un conflit entre les différentes fractions opposées de la bourgeoisie, entre les formes ascendantes et les formes déclinantes du capitalisme. De plus, les formes « ascendantes » se développent toujours – grâce à l’apparition de conditions matérielles qui rendent la chose possible – au sein d’une fraction subordonnée du capitalisme qui finit par devenir hégémonique.

« …ayant atteint un certain niveau de développement, les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec le régime de la propriété au sein duquel elles ont évolué jusqu’alors. De facteurs de développement des forces productives, ces rapports deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de révolutions sociales. » (Marx, préface à Contribution à la Critique de l’économie politique.)

L’histoire du capitalisme a connu de multiples révolutions sociales où une fraction de la bourgeoisie supplante une autre et adapte les rapports de production à une accumulation plus grande du capital et à une exploitation plus efficace de la force de travail.

Aujourd’hui, le capitalisme s’est développé à l’échelle mondiale ; c’est à l’échelle mondiale que se situent les contradictions entre les besoins de l’accumulation du capital et les formes particulières grâce auxquelles cette accumulation se fait.

La constitution de régimes capitalistes d’État est largement déterminée par l’existence de conditions internationales favorables. Ces conditions consistent principalement en un relâchement du contrôle de l’impérialisme sur les pays dominés, à l’occasion d’une crise internationale ou d’une guerre. De telles circonstances ne surviennent que rarement. Après la première guerre mondiale, les États impérialistes européens étaient ruinés, exsangues et incapables d’un effort militaire soutenu contre le jeune État soviétique. L’échec de la révolution en Europe occidentale a empêché la révolution russe d’aller de l’avant dans le sens des intérêts réels du prolétariat ; la faiblesse relative des impérialistes occidentaux a empêché le retour en arrière vers une forme de capitalisme libéral ou monopoliste.

Des circonstances analogues ont permis au capitalisme d’État de se former en Chine.

Les régimes impérialistes fondés sur le capitalisme de monopoles sont les ennemis naturels du capitalisme d’État. Cela ne confère pas cependant au capitalisme d’État un caractère prolétarien ou révolutionnaire, pas plus que le capitalisme monopoliste n’est prolétarien sous prétexte qu’il détruit les formes féodales de production là où elles existent encore .


Solidarité ouvrière n° 57

Avril 1976

Anarcho-syndicalisme 14 (suite)

Le capitalisme d’État. – Libération nationale et accumulation primitive

L’assimilation du capitalisme d’État au socialisme est abusive, elle a des causes historiques complexes dont l’origine remonte au débat entre les deux principaux courants de la première Internationale. Déterminante également fut la prise en compte par le parti bolchevik du programme de développement du capitalisme russe sur des bases nationales.

L’apparition de tendances vers le capitalisme d’État dans les secteurs les plus faibles de l’impérialisme mondial s’explique surtout, en dernier ressort, par des conditions intérieures à ces pays. L’impérialisme crée un type particulier de rapports entre métropoles industrielles et pays dominés. Ces derniers sont de simples fournisseurs de matières premières et, éventuellement, de main-d’œuvre. Les matières premières sont transformées dans les métropoles et retournent sous forme de marchandise dans les pays dominés. Dans ce cycle, les pays du tiers monde n’ont aucune chance de pouvoir développer une économie nationale indépendante.

Les divisions entre fractions nationalistes dans les pays dominés par l’impérialisme expriment les oppositions d’intérêt entre les fractions de la bourgeoisie autochtone. Dans Solidarité ouvrière de novembre 1974, dans un article sur les anciennes colonies du Portugal, nous disions au sujet de l’Angola – revenu depuis au premier plan de l’actualité – que certaines fractions nationalistes « représentent les intérêts de la bourgeoisie compradore [22] (FNLA) inféodée au capital étranger. Elles servent d’intermédiaires à celui-ci, préconisent l’établissement d’une solution néo-coloniale en jouant, au sein du pays, sur les facteurs de dissolution : régionalisme, tribalisme. Les autres préconisent une solution nationale rigoureuse parce qu’ils ne sont pas liés directement au capital étranger ou au capital tout court, et jouent sur les facteurs d’unification, en particulier sur le contrôle étatique de l’économie ».

Dans ce même article, nous disions également que les mouvements nationalistes du tiers monde se trouvent devant l’alternative suivante :

1) Tentative de créer un centre autonome d’accumulation primitive du capital, nécessitant un certain nombre de conditions économiques et politiques rigoureuses : centralisation, parti unique d’une part, de l’autre contrôle ou propriété étatique de la production, planification, fermeture au marché mondial et contrôle du commerce extérieur. e’est le capitalisme d’État ;

2) Ou alors intégration au marché impérialiste, ouverture des frontières aux capitaux étrangers, participation à la division internationale du travail en se limitant au rôle d’exportateur de matières premières ; c’est la solution néo-coloniale.

L’application de l’une ou l’autre méthode n’est pas une question de choix, mais de rapport de force entre les différentes fractions de la bourgeoisie nationale, et d’opportunité sur le plan international.

Dans la pratique, les conditions favorables à la création d’un régime capitaliste d’État autonome et souverain ne se sont réalisées que deux fois dans l’histoire, à la faveur de circonstances internationales exceptionnellement favorables, et à la suite de deux guerres mondiales qui ont provoqué un affaiblissement temporaire des États impérialistes européens et américains.

Si des circonstances internationales exceptionnellement favorables ont permis à ces États de se constituer, un contexte national exceptionnellement favorable leur ont permis de se conserver (étendue territoriale, population, ressources, organisation disciplinée).

La conjonction de ces deux séries de facteurs est peu susceptible de se renouveler. Il s’est créé une bipolarisation des rapports internationaux entre les deux grandes formes dominantes et concurrentes du capitalisme – monopoliste et d’État – qui fait qu’aujourd’hui, aucune lutte de libération nationale ne peut plus exister sans se mettre sous la dépendance directe d’un des deux blocs, sans que l’État nouvellement constitué ou en formation ne devienne le satellite formé sur le modèle de l’un ou de l’autre bloc. Le cas est extrêmement net pour l’Angola ; l’UNITA. et le FLNA sont soutenus par les impérialistes occidentaux tandis que le MPLA est soutenu par l’URSS

L’URSS : un cas particulier

Dans la théorie marxiste classique, le régime qui devait le plus naturellement basculer vers le socialisme était celui qui serait parvenu au degré le plus élevé d’industrialisation, car il aurait réuni le maximum de conditions pour la réalisation du socialisme. Cette thèse s’étant montrée fausse, Lénine expliqua que la révolution avait pu se déclarer en Russie parce que celle-ci était le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste.

En réalité, la révolution russe a pu conserver ses acquis capitalistes d’État (étatisation, planification) précisément parce que, parmi les maillons les plus faibles de impérialisme, elle était le maillon le plus fort ; c’est-à-dire que parmi les pays dominés par l’impérialisme européen, elle était celui qui possédait les meilleurs atouts, elle était celui qui était le mieux capable de développer une économie indépendante. Evoquant l’économie russe d’avant la révolution, Trotsky disait que « l’industrie russe, par sa technique et sa structure capitaliste, se trouvait au niveau des pays avancés, et même, sous certains rapports, les devançait » (Histoire de la révolution russe).

La qualification de la Russie comme régime capitaliste d’État aura pu surprendre. Il n’est pas de notre propos de développer dans le cadre de cet article une théorie approfondie de la révolution russe. Celle-ci fut effectivement une révolution prolétarienne dans la première phase de son développement. Mais dès la fin de la première année commença une autre-révolution de caractère capitaliste d’État [23]. Les causes en reviennent d’abord et au premier chef à la défection du prolétariat européen dont le soutien était une question de vie ou de mort pour la révolution russe. Mais cette défection donnée, l’orientation capitaliste d’État a été consciemment menée par le parti bolchevik, dont le dirigeant Lénine pensait que « le capitalisme d’État serait un pas en avant par rapport à l’état actuel des choses dans notre République des Soviets. Si dans six mois par exemple, nous avions instauré chez nous le capitalisme d’État, ce serait un immense succès et la plus sûre garantie qu’un an plus tard, dans notre pays, le socialisme serait définitivement assis et invincible ». (« Sur l’infantilisme de gauche ») [24].

Laissons à Lénine la responsabilité de ses prévisions optimistes... Il demeure que le capitalisme d’État est quelque chose que les dirigeants bolcheviks avaient sérieusement envisagé comme un moindre mal par rapport au chaos dans lequel se trouvait alors a Russie. Il n’y a donc là rien de nouveau. Alors qu’il voulait construire le socialisme, Lénine se trouve dans une situation où il est obligé d’appliquer un programme qui est en retrait par rapport à celui qu’il voulait mettre en œuvre.

Curieusement, Engels avait prévu une telle situation. Dans La guerre des paysans en Allemagne, il évoque la situation de Thomas Münzer en 1525, qui est très exactement comparable à celle de Lénine en 1917 :

« C’est le pire qui puisse arriver au chef d’un parti extrême que d’être obligé d’assumer le pouvoir à une époque où le mouvement n’est pas encore mûr pour la domination de la classe qu’il représente et pour l’application des mesures qu’exige la domination de cette classe. Ce qu’il peut faire ne dépend pas de sa volonté mais du stade où en est arrivé l’antagonisme des différentes classes et du degré de développement des conditions d’existence matérielles et des rapports de production et d’échange, qui déterminent, à chaque moment donné, le degré de développement des oppositions de classes. Ce qu’il doit faire, ce que son propre parti exige de lui, ne dépend pas non plus de lui, pas plus que du degré de développement de la lutte de classe et de ses conditions. Il est lié aux doctrines qu’il a enseignées et aux revendications qu’il a posées jusque là, doctrines et revendications qui ne sont pas issues de la position momentanée des classes sociales en présence et de l’état momentané, plus ou moins contingent, des rapports de production et d’échange, mais de sa compréhension plus ou moins grande des résultats généraux du mouvement social et politique. Il se trouve ainsi nécessairement placé devant un dilemme insoluble : ce qu’il peut faire contredit toute son action passée, ses principes et les intérêts immédiats de son parti, et ce qu’il doit faire est irréalisable. En un mot, il est obligé de ne pas représenter son parti, sa classe, mais la classe pour la domination de laquelle le mouvement est précisément mûr. Il est obligé, dans l’intérêt de tout le mouvement, de réaliser les intérêts d’une classe qui lui est étrangère et de payer sa propre classe de phrases, de promesses et de l’assurance que les intérêts de cette classe étrangère sont ses propres intérêts. Quiconque tombe dans cette situation fausse est irrémédiablement perdu. »

Lénine – et le parti bolchevik – se sont trouvés dans une situation analogue. Dans l’impossibilité de réaliser le socialisme dans les conditions de la Russie de l’époque, ils ont construit un capitalisme d’État en le présentant comme le socialisme. Le problème de savoir si malgré tout, le socialisme aurait été possible, reste du domaine de la politique-fiction. De notre point de vue, la question revient à se demander pourquoi les libertaires n’étaient pas plus forts et mieux organisés... [25]

Toute explication subjective ou affective des événements doit être considérée avec beaucoup de précaution. Les communistes russes n’étaient pas des « méchants » qui voulaient « tromper les travailleurs ». Mais, cela dit, l’analyse de l’histoire du parti bolchevik, de ses théories et de son mode d’organisation, de la composition sociale de ses dirigeants montre qu’il était prédisposé à accomplir le rôle qui lui a finalement échu.

Cinquante ans d’histoire du mouvement ouvrier mondial ont été déterminés par la confusion existant dans les esprits entre capitalisme d’État et socialisme, par l’assimilation de la Russie avec un régime socialiste. Pour que la révolution prolétarienne puisse de nouveau aller de l’avant il faut que les travailleurs prennent conscience que le socialisme ne se réduit pas à la propriété étatique et là la direction étatique des moyens de production, il faut que les travailleurs prennent conscience que l’État, en aucun cas, n’est une structure de classe du prolétariat.

Seule la destruction révolutionnaire de l’État, et la mise en place d’organismes émanant directement et contrôlés directement par la classe ouvrière peut ouvrir la voie au socialisme.

Que ce soit dans les pays industriels développés ou dans les pays dominés par l’impérialisme, la tendance au contrôle étatique de la production est une constante. Dans l’un et dans l’autre cas cependant, cette tendance ne répond pas au même besoin. Dans le premier cas, le capitalisme d’État répond à la difficulté croissante d’assurer des profits et de maintenir des rapports d’exploitation dans le cadre d’une économie de plus en plus en crise. Les fractions dominantes de la bourgeoisie des pays industriels développés sont fondamentalement opposées à l’accroissement du contrôle étatique de la production, qui provoque d’importantes modifications dans la structure interne de ces couches. La bourgeoisie de ces pays ne s’y résigne que contrainte, et n’admet l’accroissement du rôle de l’État que dans les limites strictement nécessaires.

Dans les pays dominés, la tendance au contrôle étatique répond au besoin d’assurer le développement du capital sur des bases nationales.

Le principal antagonisme interne du capitalisme, aujourd’hui, est celui qui oppose la tendance monopoliste à la tendance étatique. Ce sont deux systèmes qui présentent une structure différente, qui représentent des niveaux différents de concentration des forces productives et dont la coexistence est impossible.

Cette opposition a des fondements matériels. En développant le capital sur des bases nationales et en fermant les frontières au capital étranger, les pays qui s’orientent vers la voie du capitalisme d’État réduisent le champ d’action des monopoles impérialistes. Or, ceux-ci ont besoin d’étendre sans cesse leur marché et leurs sources d’approvisionnement en matières premières. Ils se voient donc progressivement asphyxiés.

Quant aux pays qui ont réussi à créer une économie sur des bases étatiques, leurs possibilités de développement sont freinées par deux phénomènes :

1) La nécessité de vivre en autarcie les pousse à fabriquer eux-mêmes des produits qui leur sont beaucoup plus coûteux que s’ils se les procuraient par l’échange ;

2) L’antagonisme des systèmes économiques les oblige à renforcer leur économie militaire, une des principales sources de gaspillage improductif.

Mais, surtout, un pays isolé, aussi riche soit-il, ne peut pas procurer l’abondance à ses habitants. Aussi, les pays qui ont réussi a s’orienter vers la voie capitaliste d’État ne peuvent maintenir ce système qu’en accroissant le taux d’exploitation de la classe ouvrière, en développant un appareil de répression politique et économique, en créant un appareil idéologique qui diffuse la propagande productiviste, etc.

Dans tous les cas, la logique interne du développement de ces deux systèmes les pousse vers l’expansion, vers le développement toujours croissant de leur modèle de société à d’autres pays. La guerre, sous quelque forme que ce soit, est une perspective naturelle, inscrite dans la logique de l’antagonisme de ces deux systèmes. La solution ne consiste pas à choisir entre l’un ou l’autre ; la prise en main par le prolétariat mondial de son propre destin constitue la seule issue possible.


[1] Les articles sont le résultat d’une réflexion collective, mais les rédacteurs sont :

Articles 1 et 2 René Berthier ; Article 3 Jacky Toublet ; Article 4 Jacky Toublet, René Berthier ; Articles 5 et 6 René Berthier ; Article 7 Pierre Michalak ; Article 8 Jacky Toublet René Berthier ; Articles 9 à 15 René Berthier.

[2] Cf. Solidarité ouvrière n° 70-71-72 mai-juillet 1977 : « Pour une coordination libertaire étudiante ».

[3] Certains articles ne sont pas datés. Cette lacune est due au fait que je n’ai pas noté les références sur tous les articles que j’ai conservés. La série n’a pas été publiée de manière ininterrompue : il y eut parfois plusieurs numéros séparant deux articles.

[4]  « Ils ont mis en avant des mots d’ordre dangereux... ils ont placé le droit des ouvriers à élire leurs représentants au-dessus du parti. Comme si le parti n’avait pas le droit d’affirmer sa dictature, même si cette dictature était en conflit temporaire avec les humeurs changeantes de la démocratie ouvrière... » (Trotski, au sujet de « l’Opposition ouvrière » fraction du Parti bolchevik interdite en 1921.)

[5] « Les syndicats deviennent, à cette époque, les organes économiques les plus importants du prolétariat au pouvoir. Par ce fait même, ils tombent sous la direction du Parti communiste. Ce ne sont pas seulement les questions de principe du mouvement professionnel, ce sont aussi les conflits sérieux qui peuvent avoir lieu à l’intérieur de ces organisations que se charge de résoudre le C.C. de notre parti. » (Trotski, Terrorisme et communisme. )

[6] « L’ouvrier ne fait pas de marchandage avec le gouvernement soviétique ; Il est subordonné à l’État, il lui est soumis dans tous les rapports du fait que c’est son État . » (Ibid.)

[7] On peut ainsi situer les débuts de la contre-révolution bureaucratique en Russie à 1918, au moment où les travailleurs dans les soviets furent désarmés pour constituer l’Armée rouge…

[8] …Et au moment où (avril 1918) le gouvernement bolchevik retira tout pouvoir aux soviets locaux, mesures qui furent la cause essentielle de la désertion des soviets par les travailleurs.

[9] « La bureaucratie n’est pas seulement une production de la misère, comme le camarade Zinoviev tâche de nous en convaincre, ni un réflexe de subordination aveugle aux supérieurs engendré par le militarisme. comme d’autres l’affirment. Le phénomène a une cause profonde... Le mal que fait la bureaucratie ne réside pas seulement dans la paperasserie comme quelques camarades voudraient nous le faire croire, lorsqu’ils limitent la discussion à “l’animation des institutions soviétiques” mais il réside surtout dans la manière dont on résout les problèmes ; non par un échange ouvert d’opinions ou par les efforts de tous ceux qui sont concernés, mais par des décisions formelles prises dans les institutions centrales par une seule ou un très petit nombre de personnes et transmises toutes faites vers le bas, tandis que les personnes directement intéressées sont souvent complètement exclues. Une troisième personne décide à votre place de votre sort : voilà l’essence de la bureaucratie. » (Texte de « L’Opposition ouvrière » Alexandra Kollontaï, 1920.)

[10] Il ne s’agit pas de rejeter toute théorie, par un réflexe anti-intellectuel trop facile et trop courant aussi. La théorie du mouvement ouvrier, contrairement aux affirmations des « léninistes » est une création collective du prolétariat dans laquelle des intellectuels peuvent jouer un rôle important de formulation, d’exposition, d’éclaircissement. Mais en réalité, ils n’inventent rien. De plus, ils sont même passibles d’erreurs grossières : lorsque Lénine affirme : « l’Histoire de tous les pays atteste que par leurs seules forces, les travailleurs ne peuvent parvenir qu’à la conscience réformiste », il généralise la vision limitée qui est la sienne : celle du prolétariat russe à peine naissant, et il s’inspire d’un livre dont il venait, à l’époque, de terminer la lecture, sur le mouvement syndical anglais, écrit par Webb. Or, une partie importante du mouvement ouvrier français, espagnol, italien et américain était à ce moment-même en train de le contredire dans les faits.

[11] « Les organisations ouvrières pour la lutte économique doivent être des organisations professionnelles. Tout ouvrier social-démocrate doit, autant que possible, soutenir ces organisations et y travailler activement. Bon. Mais il n’est pas de notre intérêt d’exiger que les social-démocrates seuls puissent être membres des “unions corporatives”. Cela restreindrait notre influence sur la masse (...) Le but même des unions corporatives ne saurait être atteint si elles ne groupaient pas tous ceux à qui est accessible au moins ce degré élémentaire de compréhension, et si ces unions corporatives n’étaient pas des organisations très larges. Et plus larges seront ces organisations, plus large sera notre influence sur elles. » (Lénine : Que faire ? IV c.)

[12] Le soviet ... « est, de beaucoup, au-dessus du parti et des syndicats par le nombre d’hommes qu’il est capable d’entraîner à la lutte révolutionnaire, et cette supériorité du nombre donne au soviet des avantages indiscutables en temps de révolution. Le soviet englobe tous les travailleurs de toutes les entreprises, de toutes les professions, quel que soit leur degré de développement intellectuel, quel que soit le niveau de leur instruction politique, et par ce fait même, il est objectivement forcé de formuler les intérêts historiques généraux du prolétariat. » (Trotski : Terrorisme et communisme). L’importance des soviets ne se comprend, bien entendu, que si « la direction des affaires est concentrée entre les mains du parti », si « sur toutes les questions litigieuses, dans tous les conflits de personne à l’intérieur des administrations, le dernier mot appartient au comité central du parti », et dans la mesure où « la dictature des soviets n’a été possible que grâce à la dictature du parti » etc.

Les bolcheviks n’avaient pas tout de suite compris l’importance et la nature des soviets. Lors de la révolution de 1905, ils y virent des organismes concurrents du parti et estimaient que les soviets ne pouvaient justifier leur existence qu’en tant qu’organisations professionnelles, et non pas politiques. Dans une lettre circulaire du comité central du 9 novembre 1905 : « La tactique de la social-démocratie à l’égard de telles organisations (les soviets) indépendantes pour autant qu’elles tendent à se charger du rôle de direction politique des masses prolétariennes, doit être la suivante : convaincre ces organisations d’accepter le programme du parti social-démocrate comme étant le seul conforme aux vrais intérêts du prolétariat. Après l’acceptation de ce programme, elles doivent évidemment déterminer leur attitude envers le parti social-démocrate, reconnaître sa direction et finalement se fondre dans le parti. Dans le cas où ces organisations n’aspirent pas à la direction politique, mais se maintiennent seulement comme des organisations purement professionnelles, elles exerceront une fonction déterminée purement technique. »

[13] L'évolution des tendances depuis 1948 a été la suivante : à partir de 1949 le congrès sur l'orientation avait à choisir entre trois courants de pensée : les autonomes, les cégétistes, l'Ecole émancipée. Le courant Force ouvrière n'a existé que les toutes premières années après la scission et s'est ensuite fondu dans la majorité autonome. Le courant cégétiste cesse à partir de 1954 de faire référence à la centrale, ses partisans ayant décidé de renoncer à la double affiliation. Il se présente d'abord sous l'étiquette « Bouches-du-Rhône » – et depuis quelques années sous le sigle « Unité et action ». Après les événements de 1968 apparaît un nouveau courant « Rénovation syndicale ». L'Ecole émancipée d'autre part se scinde en deux : Ecole émancipée et Front unique ouvrier. (Mémento F.E.N. 1974)

[14] Tous les syndicats nationaux ne sont donc pas, et de loin, représentés à la C.A. de la fédération, qui en compte pourtant moins de 50.

[15] Les militants de la F.E.N. qui ont fait de la syndicalisation savent bien que lorsqu'ils parlent des tendances, ce qu'ils ne font pas toujours, aux syndicables, ceux-ci demandent presque toujours : « Qui est derrière ? », preuve que le coup du « courant de pensée » ne trompe personne, même pas les non-syndiqués.

[16] D'ailleurs, comme la C.G.T. avec la deuxième guerre mondiale, l'organisation syndicale disparaît complètement au début de la guerre ou après le putsch, sa direction ne réapparaissant miraculeusement que lorsque les partis ont repris une activité clandestine. Merci à nos dirigeants bien-aimés qui nous abandonnent aux nazis ou aux fascistes.

[17] Si on parle de l'affaire Victor Leduc à un militant expérimenté d'« Unité et action », il saura tout de suite ce que nous voulons dire...

[18] Différents groupements s'opposent à cette classification en travailleurs salariés d'une part et non salariés de l'autre. Ils s'appuient sur le fait que les P.-D.G. sont parfois des salariés de leurs entreprises. Formellement, l'argument est valable, mais quant au fond il ne tient pas compte de plusieurs facteurs : 1) La qualité de « salarié » du P.-D.G. est seulement une entourloupette fiscale ; 2) Le P.-D.G. ne vend pas sa force de travail ; 3) le P.-D.G, est actionnaire. Un P.-D.G, ne doit pas son poste au fait qu'il met sa force de travail en vente sur le marché du travail, mais au fait qu'il est actionnaire : Il n'est pas exploité.

Ce type d'argument sert en réalité à certains groupes gauchistes pour nier le rôle et l'importance du salariat en tant que forme d'exploitation économique des travailleurs, et pour insister sur l’oppression que subissent les individus, ce qui justifie l'alliance avec la petite bourgeoisie.

[19] Un exemple : les travailleurs de l'industrie de la presse gagnent beaucoup plus que ceux du textile. C'est que leur moyen de pression sur le patron est aussi beaucoup plus important. Un quotidien ne se stocke pas. S'il paraît même avec une heure de retard, c'est une catastrophe pour le patron. Les lecteurs achèteront des quotidiens concurrents ; et le patron sera privé de ses recettes de publicité qui sont considérables (100 millions d'anciens francs par jour pour le Figaro). En revanche, les textiles se stockent et une semaine de grève ne touche pas immédiatement le patron, dans la mesure où il écoule ses stocks.

[20] La part de chiffre d'affaires réalisé par les quatre premières entreprises de chacun des secteurs d'activité suivants par rapport au chiffre d'affaires global du secteur concerné est passée entre1963 et 1969 de :

– 67,7 % à 82,1 % pour la métallurgie,

– 56,8 % à 77,2 % pour la sidérurgie,

– 56,9 % à 64,9 % pour la construction aéronautique,

– 28,8 % à 40,7 % >pour l'industrie du verre.

[21] Le ministère du travail donne. les chiffres suivants : pour l'année 1974, 765 millions de francs exonérés d'impôts ont été perçus par les salariés au titre de l'intéressement. 4 200 000 salariés, dans 553 entreprises, sont concernés par la « participation ». Cela fait donc la bagatelle de 182,14 F par personne...

[22] « …on entend traditionnellement par bourgeoisie compradore la fraction bourgeoise qui n’a pas de base propre d’accumulation du capital, qui agit en quelque sorte comme simple “intermédiaire” du capital impérialiste étranger (...) et qui est ainsi, du triple point de vue économique, politique et idéologique, entièrement inféodée au capital étranger. » (Nikos Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Editions du Seuil)

[23] On peut suivre les principaux événements qui ont marqué cette contre-révolution étatique :

• Décembre 1917-janvier 1918 : substitution, dans les syndicats, des éléments élus par des éléments directement nommés par le parti ; liquidation des comités d’usine ;

• Mars 1918-août 1918 : désarmement des milices des soviets (gardes rouges) par l’armée rouge ; retrait de tout pouvoir aux soviets locaux ; répression contre les socialistes-révolutionnaires de gauche et les anarchistes et suppression de leurs journaux.

• Janvier 1919 : au 2e Congrès Panrusse des syndicats, un délégué, Chirkin, déclare : « Quand il y a des élections et que les individus ne plaisent pas au conseil central ou aux pouvoirs locaux, les élections sont annulées très facilement et les élus remplacés par d’autres individus, plus dociles. » Un autre délégué, Perkin, dit : « Le prolétariat a juste le droit de se rendre ridicule. Il a le droit bien sûr d’élire ses représentants, mais le pouvoir d’État, avec son droit de ratifier ou non les élections, agit comme il lui plaît avec nos représentants. » (Rapport sténographié du 2e Congrès Panrusse des syndicats, Moscou, Editions Syndicales Centrales, 1919, I, 34.)

• Mars 1921 : Au Xe Congrès du parti bolchevik, suppression du droit de tendance dans le parti ; répression de l’insurrection de Cronstadt, dont les marins et ouvriers réclamaient principalement :

– élection des soviets au bulletin secret et liberté de parole pour les organisations révolutionnaires ;

– liberté de réunion aux syndicats ouvriers et organisations paysannes ;

– égalité des rations alimentaires entre communistes et non communistes ;

– suppression de la police politique dans les usines.

Déclaration de Trotsky au Xe Congrès : « Le parti est obligé de maintenir sa dictature (…) quelles que soient les hésitations temporaires de la classe ouvrière (….) La dictature n’est pas fondée à chaque instant sur le principe formel de la démocratie ouvrière. »

On voit donc que dès la fin de 1918 (et ce avant le début de la guerre civile, – 25 mai 1918 – la classe ouvrière n’a plus aucun pouvoir. Elle est dépossédée de son armement ; elle est dépossédée de son droit de décision dans ses organisations.

[24]Voir à ce sujet les textes de Lénine : « Comment organiser l’émulation? » et « Les tâches immédiates du pouvoir des soviets ».

[25] Sur le rôle de l’idéologie bolchevik, voir Maurice Brinton, dans « Autogestion et socialisme » n° 24-25 et Castoriadis.