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L’anarcho-syndicalisme
Brochure publiée en 1976 par l'Alliance syndicaliste

Origine : échanges mail avec René Berthier




Avertissement :

Le texte qui suit est celui d’une brochure de 64 pages publiée en 1976 par l’Alliance syndicaliste.


L’anarcho-syndicalisme

Introduction

Né d’un conflit de tendance au sein de la 1re Internationale, majoritaire dans de nombreux pays au début du siècle, l’anarcho-syndicalisme rejaillit des profondeurs de la classe ouvrière des travailleurs salariés lorsqu’une partie de ces travailleurs tentèrent de prendre en main leur destinée.

En mai 68 certains parlèrent d’une résurgence de ce mouvement, puisque dans les faits les travailleurs réaffirmaient ces postulats.

La classe ouvrière et ses organisations syndicales sont dominées par les fractions politiques social-démocrates qui ont introduit dans le mouvement ouvrier l’idéologie et la pratique réformistes : électoralisme, action parlementaire, passage pacifique au « socialisme », voire même collaboration de classe.

Le prolétariat organisé se trouve ainsi soumis à des intérêts étrangers au sien.

Face à cela, l’extrême gauche léniniste s’efforce d’être une alternative crédible.

Hypnotisés par les schémas de la révolution russe, ils appliquent à la société industrielle développée la même démarche que les bolcheviks appliquaient à la Russie sous-développée dominée par l’impérialisme, et où le prolétariat, embryonnaire, était sans tradition d’organisation permanente.

Les néo-bolcheviks d’aujourd’hui se trompent tout simplement de révolution, et cela de plusieurs points de vue :

– Du point de vue de leur théorie, qui offre ce paradoxe de se prétendre la théorie d’une classe (le prolétariat) mais élaborée par des individus d’une autre classe, les intellectuels bourgeois.

– Du point de vue de l’organisation, qui se prétend l’organisation d’une classe, mais dirigée par des individus d’une autre classe.

– Du point de vue de la stratégie politique qui prétend aboutir à la destruction du capitalisme mais qui mène en fait la révolution à la forme la plus poussée, la plus concentrée du capitalisme : le capitalisme d’Etat.

C’est la théorie de classe de l’intelligentsia petite-bourgeoise radicalisée, sans possibilité d’accéder à la propriété et au pouvoir dans le cadre d’une société dominée par le capitalisme monopoliste – national ou étranger – et qui ne voit de perspective que dans le capitalisme d’Etat et dans la propriété oligarchique des moyens de production.

Pour que le prolétariat organise puisse mener une action de classe réelle, il nous semble donc important pour nous, anarcho-syndicalistes, de diffuser l’histoire et les tentatives d’organisation du mouvement ouvrier, et la théorie de la classe du prolétariat qui s’est dégagée de ces expériences, théorie qui a donné naissance à notre programme : Séparatisme ouvrier, abolition du salariat, suppression de la propriété des moyens de production, abolition du marché.

L’organisation des anarcho-syndicalistes demeure un problème important a l’heure actuelle.

Aujourd’hui, les conditions ne permettent pas de créer une confédération anarcho-syndicaliste. Les camarades qui tentent de créer de toutes pièces une confédération anarcho-syndicaliste sur le modèle de la CNT Espagnole prennent le problème par le mauvais bout. En outre, ils vont à rebours de tous les enseignements du mouvement ouvrier français et tentent, comme les léninistes avec la Russie, d’appliquer en France un processus historique propre à l’Espagne : la CNT espagnole s’est constituée au cours de 70 ans de combat sur la lancée de la section espagnole de l’AIT, sur un terrain qui était politiquement vierge avant elle. Les conditions sont toutes autres aujourd’hui en France.

Une partie importante du prolétariat est organisée aujourd’hui dans les syndicats réformistes. Ces syndicats continuent d’avoir la confiance d’une masse importante de travailleurs, et l’influence du mouvement syndical dépasse largement le cadre strict de ses adhérents. En outre, la situation n’est pas encore telle qu’il soit impossible d’impulser une dynamique révolutionnaire dans les syndicats.

La position stratégique fondamentale du syndicat pour tous les groupes politiques qui sont ou aspirent à sa direction interdit d’abandonner un terrain de lutte aussi important aux adversaires politiques de l’anarcho-syndicalisme.

Mais nous ne faisons pas de fétichisme syndical et nous n’attribuons pas de vertus magiques aux syndicats. Ils seront peut-être dépassés par des organisations des travailleurs qui énonceront clairement le programme ouvrier et s’efforceront de le mettre en pratique.

Actuellement nous pensons qu’il faut être là où les travailleurs sont organises.

Mais il est illusoire de croire que nous pouvons chacun dans notre coin, qui dans son syndicat, qui dans son union locale, travailler à la démocratisation et parsemer nos confédérations et quelques structures « parfaites ». C’est compter sans l’essoufflement pour manque de contrôle, l’épuisement par manque de progression théorique, la dislocation ou la récupération par les manœuvres des bureaucraties.

Il est donc important pour nous, anarcho-syndicalistes, de se doter d’une organisation. Cet outil permettra à une partie des travailleurs qui formule les revendications fondamentales du mouvement ouvrier de se donner les moyens du développement d’une prise de conscience plus large des travailleurs.

La nécessité d’une organisation apparaît pour pouvoir faire une propagande efficace, pouvoir se déterminer face aux mouvements organisés qui orientent le syndicalisme actuel, développer la démocratie ouvrière. Et ce n’est qu’avec la confrontation quotidienne entre théorie et pratique que nous pouvons définir notre action :

– Connaissance solide du mouvement ouvrier, du mouvement syndical (nécessité d’y militer) et du mouvement anarcho-syndicaliste ;

– Analyse des conceptions avant-gardistes ;

– Analyse des bureaucraties syndicales, etc. ;

– Définition du mouvement anarcho-syndicaliste ;

Ces conditions rendent possible la création d’un contre-pouvoir ouvrier capable de convaincre nos camarades travailleurs et de permettre l’émancipation de la classe ouvrière.

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« Je dois à Bakounine au point de vue moral ceci : auparavant, j’étais stoïcien préoccupé du développement de ma personnalité, m’efforçant de conformer ma vie à un idéal ; sous l’influence de Bakounine, je renonçai à cette préoccupation personnelle, individuelle, et je conçus qu’il valait mieux remplacer l’effort vers la perfection morale par une chose plus humaine, plus sociale : renonciation à l’action purement individuelle et résolution de me consacrer à l’action collective, en cherchant la base et la garantie de la moralité dans la conscience collective d’hommes étroitement unis pour travailler à une œuvre commune de propagande et de révolution. »

James Guillaume, in « Socialisme et Liberté » Ed. de la Baconnière, Neuchâtel p. 147.

Les origines historiques de l’anarcho-syndicalisme remontent jusqu’à l’A.I.T. (1864-1872 pour le conseil général, et 1878 pour l’Internationale anti-autoritaire). En son sein s’est déroulée une lutte politique entre deux courants du mouvement ouvrier de l’époque, courants habituellement symbolisés par deux hommes : Marx et Bakounine. Cette lutte fut capitale, et son issue a déterminé – et détermine encore dans une certaine mesure – toute l’histoire du mouvement ouvrier international.

D’une part, la tendance marxiste, qui avait en main la direction de l’Association, tentait d’amener celle-ci à Constituer des partis politiques parlementaires qui s’engageraient vers la conquête parlementaire de l’Etat. Cette tendance était représentée en Angleterre, en Allemagne et dans le canton de Genève.

D’autre part, la tendance socialiste révolutionnaire animée par Bakounine [1] s’opposait à la tactique de lutte parlementaire, affirmant que celle-ci conduisait à abandonner le critère de classe, la lutte et la propagande parlementaires s’adressant à toutes les classes de la société quelle que soit leur place dans le processus de production ou de distribution. En outre, l’e parlementarisme conduisait de fait à abandonner l’internationalisme, car il tendait à mouler exclusivement les mouvements ouvriers nationaux en fonction du parlement à conquérir : enfin la tactique parlementaire pouvait amener à terme vers la gestion du capitalisme plutôt qu’à son renversement. Les socialistes révolutionnaires représentaient numériquement une majorité nette dans l’Association, avec les fédérations jurassienne, italienne, espagnole, française [2] ainsi que les exilés de l’empire russe.

C’est à cette époque qu’est née la scission entre les deux principaux courants du mouvement ouvrier : l’un centralisé, parlementariste, jacobin ; l’autre fédéraliste et autogestionnaire.

La direction marxiste de t’A.I.T., consciente des progrès que faisaient ses adversaires de tendance, transféra le siège de l’organisation à New York, où elle avait des appuis, ce qui conduisait à la mort de l’Association, aucun délégué ne pouvant se déplacer aussi loin ; déjà elle avait exclu Bakounine, James Guillaume [3] et Adhémar Schwitzguebel, en 1872, au congrès de la Haye. Engels justifia le sabordement de l’A.I.T. en affirmant qu’elle avait accompli son « rôle historique ».

Au-delà des polémiques de personnes, il faut voir le sens historique de l’opposition des deux courants dans l’A.I.T., opposition qui dure encore. A l’époque. le marxisme n’était pas révolutionnaire, préconisant la conquête du pouvoir d’Etat par le parlement, ce courant devait prendre toute sa signification dans la social-démocratie allemande dont Marx était particulièrement fier.

Rappelons que ce dernier déclara, à la suite de la victoire prussienne et de l’écrasement de la Commune de Paris, que cela permettrait au socialisme allemand (le sien) de prendre définitivement le pas sur le socialisme français d’origine proudhonienne ; rappelons enfin que Marx avait condamné Bebel et W. Liebknecht, membres social-démocrates du parlement allemand parce qu’ ils avaient refusé de voter les crédits de guerre en 1870, guerre dont Marx attendait beaucoup, car une victoire prussienne devait permettre la centralisation des mouvements ouvriers allemand et français, sous direction allemande.

On sait quelle devait être la filiation historique des deux courants qui se sont opposés dans l’A.I.T. : la social-démocratie allemande tomba dans la collaboration de classe la plus complète et, en 1914, abandonna [4] tout internationalisme pour voter les crédits de guerre et hurler « vers Paris » plus fort que les autres. La tendance socialiste révolutionnaire, que ses adversaires avaient appelée « anarchiste » par dérision, terme repris par eux par défi – donna naissance, en France, à la Fédération des bourses du travail, avec F. Pelloutier et, dans la C.G.T. naissante, à l’anarcho-syndicalisme, dont les militants seuls en France [5] ont conservé alors une position internationaliste d’opposition à la guerre [6] appelant les ouvriers de tous les pays à se soulever contre leurs exploiteurs respectifs.

La lutte des fédérations anti-autoritaires [7] de l’A.I.T., dont devaient naître la Confédération Nationale du Travail (C.N.T.) en Espagne, issue de la Fédération Ouvrière de la Région Espagnole (F.O.R.E.) fondée en 1868, l’Union Syndicale Italienne, la Fédération Ouvrière de la Région Argentine (F.O.R.A.), la Fédération Ouvrière de la Région Uruguayenne (F.A.R.U.), 1’Organisation centrale des Travailleurs Suédois (S.A.C.), qui est aujourd’hui encore la seconde organisation syndicale de la Suède après la social-démocrate Landsorganisation, aux Etats-Unis, les lndustrial Workers of the World, pionniers du syndicalisme d’industrie dans le nouveau monde [8].

L’U.S.I., la F.O.R.A. et la F.O.R.U., qui devaient disparaître entre 1920 et 1930 sous les coups du fascisme, ne représentaient ni un combat d’arrière-garde ni un combat groupusculaire. Fritz Brupbacher a pu dire de l’Internationale anti-autoritaire : « elle présente une foule d’idées et de conséquences significatives, car elle fut comme le chaos d’où devaient sortir le syndicalisme et l’anarchisme moderne [9]«.

« L’internationale fédéraliste est au XIXe siècle – proportion gardée – un foyer spirituel aussi fervent que l’encyclopédie au XVIIIe siècle et Port-Royal au XVIIe siècle. » [10]

C’était la lutte des travailleurs qui voulaient appliquer le programme initial de l’A.I.T., l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, c’est-à-dire dans leurs organisations de classe, pensant sans avenir révolutionnaire la voie parlementaire.

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APERÇU HISTORIQUE
 

EN FRANCE, LA C.G.T.

 

« Tandis que les parlementaires employaient toute leur activité à recruter une armée d’électeurs, les ouvriers organisaient leurs syndicats en Fédérations régionales et en Unions de métiers. Par la fusion des unes et des autres naquit en 1895 la Confédération Générale du Travail, qui s’est placée en majorité depuis 1904 sur le terrain du syndicalisme révolutionnaire : et ce syndicalisme révolutionnaire, ce n’est pas autre chose que le phénix de la vieille Internationale fédéraliste, resurgissant de ses cendres ! »

F. Brupbacher, La Vie Ouvrière du 20 février 1914

L’activité des militants révolutionnaires de l’A.I.T. marquera surtout quatre mouvements ouvriers et paysans [11] en Europe : l’Espagne, l’Italie, la Bulgarie et la France ; c’est dans les régions ayant atteint un certain stade industriel que se développera l’anarcho-syndicalisme en mouvement de masse, surtout les régions lyonnaise, parisienne, du centre industriel (Limoges et Clermont-Ferrand) ; la Catalogne et le nord de l’Espagne ; les secteurs industriels de l’Italie du Nord où l’Union syndicale italienne compte jusqu’à 300 000 adhérents en 1920 ; en Bulgarie, une Confédération nationale du travail fut formée ; dans la paysannerie pauvre aussi, le socialisme libertaire s’implante où il trouve rapidement une forme violente et de guérilla.

En France, la répression de la Commune par les Versaillais avait conduit aux massacres et à la déportation de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs et de militants. Presque vingt ans furent nécessaires pour reconstruire le mouvement ouvrier organisé.

Malgré les répressions diverses, de la diminution de salaire à la fusillade de grévistes, les travailleurs se réorganisèrent et peu à peu les syndicats se développèrent, et les anarchistes ont rapidement compris – après l’échec du terrorisme [12] – que là se situait le cadre véritable de la lutte du prolétariat. Du grand nombre de militants actifs et dévoués qui déployèrent leur énergie à construire l’organisation de classe du prolétariat, quelques noms ont été retenus par l’histoire, qui ne doivent pas nous faire oublier que des milliers d’autres ont travaillé à leurs côtés.

De cette œuvre collective naquirent une pratique et une théorie, le syndicalisme révolutionnaire qui fut comme l’écho des idéaux, l’Internationale anti-autoritaire ; ses militants : Pelloutier, Pouget, Yvetot, d’origine anarchiste Griffuelhes, d’origine blanquiste, et des socialistes de gauche animés par le typographe Allemane, surent dépasser leurs divergences idéologiques pour défendre l’indépendance de l’organisation de classe centre les guesdistes du Parti ouvrier français et leur position social-démocrate classique de subordination du syndicalisme au parti socialiste et à son action parlementaire, ainsi que son cantonnement à la seule revendication économique.

De cet accord naquit la charte d’Amiens, rédigée par Pouget et Griffuelhes, résumant tout le syndicalisme révolutionnaire. :

Le congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2 constitutif de la C.G.T. disant :

« La C.G.T. groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. »

Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte des classes qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière.

Le Congrès précise par les points suivants cette affirmation théorique :

Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicat poursuit la coordination des efforts ouvriers. l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc.

Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme : il prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale...

Le Congrès déclare que cette besogne quotidienne et d’avenir découle de la situation des salariés, qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou tendances politiques ou philosophiques ; .un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat.

Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander en réciprocité de ne pas introduire dans le syndicat ‘les opinions qu’il professe en dehors.

En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale. »

En dehors des idées-forces du syndicalisme révolutionnaire – lutte des classes devant se résoudre par l’expropriation capitaliste au moyen de la grève générale. liaison permanente entre la revendication quotidienne et le but révolutionnaire, autogestion de la production et de la distribution par les travailleurs organisés dans leurs syndicats sur une base de classe, priorité accordée à la situation objective du travailleur réellement exploité et dominé contre l’opinion socialiste du citoyen, la Charte d’Amiens est un contrat, presque un compromis, entre travailleurs qui estiment que l’intérêt de classe est prioritaire face aux divergences idéologiques et philosophiques, plaçant le syndicalisme au-dessus des partis. C’est une charte d’unité.

Cette unité put être conservée malgré la guerre – cet écroulement de la IIe Internationale socialiste, de la C.G.T révolutionnaire, voire même de certains anarchistes [13] – et ce sont les conséquences de la révolution russe qui brisèrent en plusieurs tronçons le mouvement ouvrier français.

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LA RÉVOLUTION RUSSE ET SES RÉPERCUSSIONS

SUR LE MOUVEMENT SYNDICALISTE RÉVOLUTIONNAIRE FRANÇAIS

« Là-bas, on ne veut ni les gardes blancs, ni notre pouvoir. »

Lénine, Xcongrès du Parti bolchevik,

 à propos de la Commune de Cronstadt.

La révolution russe

Lorsque éclate la révolution russe de 1917, le mouvement ouvrier n’est pratiquement pas organisé ; les syndicats sont interdits, les militants révolutionnaires traqués par la police. Existe cependant un atout, l’industrie russe, très récente, est extrêmement concentrée ; mois les ouvriers qui y travaillent sont dépourvus de tradition prolétarienne et commencent seulement la longue élaboration vers une pratique et une théorie autonomes qui ne peuvent être que le résultat de dizaines d’années de lutte et d’espérance.

Un embryon de socialisme paysan est présent parmi l’énorme masse rurale, proche du « solidarisme » agricole du Moyen-âge européen : « La terre appartient à Dieu, donc à personne, si ce n’est à celui qui la travaille. » :

L’anarcho-syndicalisme, d’apparition récente en Europe occidentale, est presque inexistant dans la Russie de 1917. Les théories socialistes libertaires s’y développent, mais comme tous les autres courants révolutionnaires d’alors en Russie, elles attirent surtout l’intelligentsia, avec les inconvénients que cela comporte : soit l’avant-gardisme dirigiste pour ceux qui estiment le prolétariat incapable d’arriver de lui-même à la conscience politique – socialistes révolutionnaires (héritiers du courant blanquiste du populisme), et surtout bolcheviks – soit le spontanéisme absolu, le refus de toute organisation pour ceux qui parent le prolétariat de toutes les vertus.

Cette intelligentsia, qui est une couche d’intellectuels n’oyant pas de perspectives d’avenir sous un régime autocratique ne leur permettant que l’obéissance servile dans le cadre de la bureaucratie d’Etat, constituera – comme la bourgeoisie libérale en 1789 en France – les cadres révolutionnaires qui formeront l’armature des divers partis de gauche et d’extrême gauche. Après avoir impulsé différentes formes de résistance, ces partis seront tous débordés à gauche, à partir de février 1917, par les masses mises en mouvement par le piteux effondrement de l’autocratie ; les diverses formes de conseils – soviets – sont la concrétisation politique de cette radicalisation des ouvriers, des paysans et des soldats – des « paysans en capote grise » – et l’embryon de la nouvelle organisation de la société sur des bases socialistes.

Le parti bolchevik au début verra d’un très mauvais oeil le développement des soviets car ils constituaient une organisation de travailleurs incontrôlés par le parti et, dons la mesure où les ouvriers, soldats et paysans entendaient y déterminer leur propre politique, cette libre détermination court-circuitait le rôle du parti. Il a fallu l’arrivée de Lénine pour que le parti change d’attitude ; alors son mot d’ordre devint : « Tout le pouvoir aux soviets ! » C’est sur ce mot d’ordre que s’effectua la prise du pouvoir d’Etat par les bolcheviks en octobre.

Pendant cette période de formidable essor d’organisation de la classe ouvrière par les soviets, syndicats et comités d’usine, l’anarcho-syndicalisme se développa de manière très importante, par exemple l’Union de propagande anarcho-syndicaliste Goloss Trouda, en Russie du Nord (Petrograd), (« la Voix du travail ») de l’été 1917 au printemps 1918 publia un hebdomadaire puis un quotidien et fonda une maison d’édition ; à partir de 1919, les bolcheviks liquidèrent l’organisation ; en Russie centrale, la Fédération des groupes anarchistes de Moscou publiait également un quotidien. Le 12 avril 1918, la police attaque ses locaux, l’artillerie est utilisée et six cents camarades sont arrêtés. C’est la première fois que léninistes et libertaires se combattent les armes à la main. Trotsky s’en réjouit : « Enfin le pouvoir soviétique débarrasse, avec un balai de fer, la Russie de l’anarchisme. »

L’organisation libertaire la plus importante fut sans doute la Confédération des organisations anarchistes de 1’Ukraine, dite Nabate (« le tocsin »), du nom de son journal. Elle éditait également « la Voie vers la liberté », tantôt hebdomadaire tantôt quotidien. L’armée insurrectionnelle avait également un organe la Voix du makhnoviste. Elle eut un rôle très important dans la lutte des paysans et ouvriers d’Ukraine à la fois contre les nationalistes ukrainiens (Petlioura), les gouvernements fantoches à la solde des Austro-allemands après la paix de Brest-Litovsk (l’hetman Skoropadski), les généraux blancs Denikine et Wrangel et enfin contre l’armée rouge en 1920. La Confédération d’Ukraine fut l’embryon de la confédération anarchiste panrusse, qui tenta de réunir tous les libertaires avant de disparaître sous les coups des bolcheviks. A partir de la fin de 1920 et particulièrement après Cronstadt (mars 1921), n’existaient que des groupes isolés qui fuyaient la répression  [14].

Le programme du parti bolchevik, aux dires mêmes de Lénine, n’était pas un programme socialiste [15]. Il considérait que l’instauration d’un capitalisme d’Etat constituerait un progrès par rapport à la situation antérieure ; aussi préconisait-il le contrôle absolu de la production par un organisme d’Etat nommé par le parti, une direction des entreprises également désignée par l’Etat et la soumission de fait des organisations ouvrières et paysannes aux impératifs de la politique édictée par le parti. Cela conduisait à terme, par la substitution des nominations aux élections, à la suppression de toute organisation autonome des travailleurs. Le centre de gravité de la révolution se transféra progressivement des soviets aux syndicats, des syndicats aux comités d’usine pour disparaître enfin sous les coups de cette police bolchevik dont les insurgés de Cronstadt exigeaient la dissolution. Ce processus de substitution s’est étendu sur trois années, de 1919 à 1921.

Quelques faits sont significatifs :

– en 1919, au IIe congrès des syndicats, l’indépendance de l’organisation syndicale est repoussée ;

– en décembre 1919, les statuts du parti exigent que les communistes forment dans tout groupement non politique – soviet ou syndicat – une « fraction » complètement subordonnée au parti, tous les points de l’ordre du jour du syndicat devaient être préalablement débattus par la fraction, obligée de suivre les directives du comité central ; les statuts prévoyaient en outre que « les candidats à tous les postes les plus importants du groupement ou de l’organisme intéressé, au sein duquel fonctionne la fraction, sont nommés par la fraction avec le concours de l’instance compétente du part » ;

– en décembre 1921, une conférence du parti décide que dorénavant l’on ne nommera aux postes syndicaux que des « membres anciens et expérimentés » du parti « qui n’avaient appartenu à aucun autre parti que le P.C. » [16].

La brutalité des réquisitions amena également des jacqueries paysannes – 10 000 paysans révoltés en 1920 en Russie centrale, près de Tambov. En 1921, vingt-huit bandes de paysans allant chacune jusqu’au millier d’hommes attaquaient les commissaires et les unités de police.

Le débat quant à savoir si les bolcheviks eurent raison, et surtout s’il était possible de faire autrement reste encore actuel. On invoquera l’arriération du prolétariat ou les nécessités de la guerre contre la réaction. L’argument nous paraît insuffisant dans la mesure où les travailleurs jusqu’en 1920-1921, date à laquelle ils ont été définitivement écrasés, ont lutté contre la bureaucratie envahissante et pour obtenir la liberté d’expression dans leurs organisations. D’autre part, le prolétariat ouvrier et paysan a toujours fait front contre l’ennemi commun, les Blancs, unité qui a permis la victoire militaire.

Sur ce plan, les libertaires ont toujours subordonné leur ligne politique aux impératifs de la lutte contre la réaction. En Ukraine, où nos camarades représentaient la plus grande force révolutionnaire, l’armée insurrectionnelle de Nestor Makhno s’allia aux bolcheviks et supporta le plus gros des efforts militaires contre les blancs.

On a d’ailleurs trop souvent tendance à ne considérer que l’aspect militaire du combat des makhnovistes. Ainsi sa section culturelle et éducatrice fit un gros effort de propagande ; on peut lire dans son organe, La voie vers la liberté :

« Il est nécessaire que les ouvriers eux-mêmes dans les usines et les entreprises, les paysans eux-mêmes dans leurs “pays” et leurs villages se mettent à la construction de la société anti-autoritaire en n’attendant de nulle part des décrets-lois. Ni les armées anarchistes, ni les héros isolés, ni les groupes, ni la Confédération anarchiste ne créeront une vie libre pour les ouvriers et les paysans. Seuls les travailleurs eux-mêmes, par des efforts conscients, pourront construire leur bien-être, sans Etat ni seigneur. »

Fin 1919, alors que la province d’Ekaterinoslaw est complètement couverte par l’armée insurrectionnelle, à Ekaterinoslaw même des commissions d’initiatives furent formées avec des délégués des syndicats ouvriers et de paysans qui réussirent à rétablir la circulation des trains, rouvrir des usines, reconstituer des syndicats là où l’avancée des blancs les avait détruits et à relancer la production agricole sur la base d’une fédération de communes libres [17].

L’essentiel de cette expérience fut résumé dans un programme-manifeste, en avril 1920.

« Les travailleurs eux-mêmes doivent choisir leur propre conseil qui exécutera les volontés et les ordres de ces mêmes travailleurs ; ce seront donc des conseils exécutifs et non d’autorité. La terre, les usines, les entreprises, les mines, les transports, etc., les richesses du peuple doivent appartenir au peuple ; elles doivent donc être socialisées. »

A partir de novembre 1920, l’Armée rouge lança une série d’attaques contre la makhnovtchina et fusilla la plupart des compagnons de Makhno et des milliers de paysans.

La dernière phase de la lutte organisée du prolétariat contre la bureaucratie se déroula en mars 1921, à Cronstadt.

Déjà des heurts avaient eu lieu entre les ouvriers et marins de Cronstadt et le conseil des commissaires du peuple, certaines initiatives étant mal comprises par les bolcheviks, par exemple des liaisons économiques directes avec l’Union des agriculteurs, ou des essais de socialisation de la terre et des lieux d’habitation. Certains bolcheviks de Cronstadt même s’étaient désolidarisés du parti et avaient été exclus « pour déviation anarcho-syndicaliste ».

Fin février 1921, à la suite de pénurie alimentaire et du régime policier des usines, les faubourgs de Petrograd se soulevèrent ; des grèves, des manifestations eurent lieu, durement réprimées. Le 28 février, partant du cuirassé Petropavlovsk, des résolutions de protestations circulèrent à travers les équipages de la flotte et gagnèrent les arsenaux de toute l’île. La conscience politique des travailleurs et des marins était très élevée, due sans doute à la haute qualification professionnelle que demandait leur travail et à la concentration de tant d’ouvriers. En outre, ils avaient eu des contacts avec les ouvriers occidentaux et notamment avec les dockers et marins français, affiliés à la C.G.T. et en majorité anarcho-syndicalistes.

Maintenant que la guerre civile était gagnée, ils réclamaient le droit d’élire leurs soviets, la libération des prisonniers politiques socialistes de gauche ou anarchistes, la liberté de propagande pour ces mêmes tendances, le droit syndical, l’égalité des rations alimentaires avec les bolcheviks dans les usines et le droit pour les artisans n’employant pas de salarié de travailler librement. Le parti bolchevik répondit avec des canons et massacra la garnison.

Pendant le même temps, se tenait le Xe congrès du parti bolchevik. Les délégués devaient y discuter des thèses de l’Opposition ouvrière, animée par A. Kollontaï et Chliapnikov, dont l’essentiel tenait dans la perspective de gestion syndicale de l’économie ; n’oublions pas que les syndicats étaient déjà fermement tenus en main par les fractions bolcheviks.

Deux résolutions proposées par Lénine furent adoptées à ce congrès :

1. La résolution dite « Pour l’unité du parti », qui interdisait le droit de tendance à l’intérieur du parti, provisoirement. De cette manière, la formule célèbre des bolcheviks « discutons d’abord, mais frappons ensemble » ne s’appliquait plus ; en fait cette motion interdisait toute discussion réelle dans le parti et seule la voix du comité central pouvait se faire entendre.

2. La motion dite « Contre la déviation syndicaliste et anarchiste », qui condamnait les thèses de l’Opposition et se terminait par les mots « ...le congrès du P.C. russe rejette résolument ces idées qui traduisent une déviation syndicaliste et anarchiste et juge indispensable : 1. d’engager contre elles une lutte idéologique et méthodique ; 2. de reconnaître que la propagande de ces idées est incompatible avec la qualité de membre du parti ».

La peau de chagrin de la démocratie continuait à diminuer et la discipline de fer qui régnait maintenant dans le parti fit que lorsque Trotsky comprit enfin qu’il était temps de réagir et constitua sa timide « Opposition de gauche », il ne rallia pas les masses ; il avait largement contribué à les briser.

L’appareil était prêt pour Staline et la constitution de la nouvelle classe.

• TOUT LE POUVOIR AUX SOVIETS ET NON AUX PARTIS.

• LE POUVOIR DES SOVIETS LIBÉRERA LES TRAVAILLEURS DES CHAMPS DU JOUG DES COMMUNISTES.

• VIVE CRONSTADT ROUGE AVEC LE POUVOIR DES SOVIETS LIBRES.

Les Isvestias de Cronstadt.

Ses répercussions

« C’est l’époque à laquelle, par enthousiasme pour la révolution russe, le syndicalisme révolutionnaire accomplit son propre suicide. La révolution d’octobre nous avait plongés dans une telle joie que... nous oubliâmes ce que nous savions pourtant depuis toujours : que les bolcheviks n’auraient rien de plus pressé que de nous étouffer des qu’ils auraient, avec notre aide, écrasé la bourgeoisie. »:

Fritz Brupbacher, « Soixante ans d’hérésie »

in Socialisme et liberté, op. cit.)

Aujourd’hui, alors que plus de cinquante ans ont passé, il nous est difficile de comprendre la grande vague d’espoir qui accompagna la nouvelle de la victoire de la révolution russe ; après la faillite de la IIe Internationale, l’écroulement du mouvement ouvrier devant la guerre et les compromissions du « social-patriotisme », avec aussi les gigantesques massacres qui accompagnèrent la Grande Guerre, le prolétariat et les révolutionnaires qui se réclamaient de lui, relevèrent la tête : là-bas, ils avaient réussi « leur assaut du ciel ». Il fallait les soutenir, contre vents et marées, soulevés par la peur des capitalistes mais aussi contre ceux qui doutaient, les éternels don Quichotte insatisfaits et impatients.

Ainsi, on put voir le mouvement syndicaliste révolutionnaire, héritier des fédéralistes de la 1re Internationale et qui par cette tradition aurait pu analyser les évènements et anticiper sur leur devenir, abandonner sa lucidité pour les ambiguïtés de l’enthousiasme. D’abord, en dehors d’un très petit cercle de militants très formés, souvent des intellectuels [18], le bolchevisme était à peu près inconnu [19].

En Europe occidentale, on ne connaissait que le marxisme de la IIInternationale, parlementariste et réformiste. En outre, un certain nombre de notions admises par le syndicalisme révolutionnaire semblaient se retrouver dans le bolchevisme :

Les minorités agissantes ; le syndicalisme révolutionnaire a toujours proclamé qu’une minorité dirigeante doit entraîner les masses. En 1921, Monatte pensait que le P.C. était peut-être capable d’être cette minorité dirigeante ; seul le retenait une réticence envers les hommes : « C’étaient de si drôles de cocos, tous ces politiciens. Leur chef de file, par exemple Cachin Marcel (...) avait bel et bien été mêlé au versement de fonds consentis par le gouvernement français à Mussolini pour le lancement d’un journal interventionniste » [20].

L’ambiguïté de la notion de dictature du prolétariat [21] ; qui exerce cette dictature ? le parti, les soviets ? Quel est son contenu exact, dictature politique, et donc policière, inquisitoriale, répressive, ou simplement coercition économique, découlant de l’expropriation ;

• L’imprécision de la notion d’Etat dépérissant ; Monatte avait fait sienne l’idée de l’Etat tel que Lénine la définit dans son livre 1’Etat et la Révolution [22].

Ce n’est que plus tard, trop tard, entre 1920 et 1924 que les syndicalistes révolutionnaires apprirent ce qui se passait en Russie, ce qu’était le bolchevisme. Et c’est sur l’indépendance du syndicalisme que la collaboration entre eux et les bolcheviks achoppa.

Brupbacher, toujours lui, porte témoignage de l’intérêt des dirigeants bolcheviks pour les syndicalistes révolutionnaires. Lors de son entrevue avec Trotsky (1921), il exposa leur conception : ne pas se noyer dans le parti, être des alliés.

« Cette façon de voir rencontra chez Trotsky l’opposition la plus violente. Il était tout à fait persuadé, déclara-t-il, que le syndicalisme révolutionnaire représentait l’élément le plus sain du mouvement français, mais que deux organisations menant l’une à côté de l’autre une existence autonome, c’était tout à fait impossible [23]. L’I.C. était toute disposée à accorder aux syndicalistes révolutionnaires, tant au comité central du parti qu’à la rédaction de l’Humanité, la majorité des sièges. » Brupbacher continue : « Pour ma part, j’étais fixé. Le vainqueur, non seulement des généraux blancs mais aussi des marins de Cronstadt, avait formulé une menace dont le ton montrait assez qu’on ne parlait pas, ici, de camarade à camarade, mais de chef à subordonné. »

Dans le mouvement français, la tactique de l’I.C. a consisté à opposer les deux courants du syndicalisme révolutionnaire, l’un mené par Monatte et ses camarades, l’outre animé par Pierre Besnard. Leur ligne de clivage était l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge, annexe syndicale de l’I.C. Cette tactique a réussi alors que dans les comités syndicalistes révolutionnaires et plus tard dons la C.G.T.U., les syndicalistes révolutionnaires étaient majoritaires, leur opposition sur des positions de circonstances leur fit oublier ce qui fondamentalement les liait : l’indépendance du mouvement syndical. Au congrès de Saint-Etienne (25 juin – 1er juillet 1922), la rupture est consommée : communistes et syndicalistes révolutionnaires de la tendance Monatte votent la résolution Monmousseau (743 mandats), la résolution Besnard est repoussée (406 mandats).

La motion de Monmousseau – pas encore bolchevik – est partisane de l’égalité entre les forces révolutionnaires : « dans cette œuvre révolutionnaire, le syndicalisme, plaçant la révolution au-dessus de tout système et de toute théorie, se déclare prêt à accepter l’aide de toutes les forces révolutionnaires » et il repoussait la « liaison organique » : « le congrès estime que l’action commune peut se réaliser sans que se justifie la création de liens organiques »

« En opposition la résolution Besnard affirmait que “le syndicalisme doit vivre et se développer dans l’indépendance absolue, qu’il doit jouir de l’autonomie complète qui convient à son caractère de principale force révolutionnaire ». En déclarant que « le syndicat est l’organe complet de production, de gestion, d’administration et de défense d’une société reposant exclusivement sur le travailleur, de la base ou faîte de son édifice », la résolution Besnard traduisait la formule : « tout le pouvoir au syndicat » [24].

Le 11 janvier 1924, deux syndicalistes sont tués par les communistes lors d’un meeting à la maison des syndicats ; la tendance Besnard se retire et constitue une Union fédérative autonome, qui se transformera à partir de 1926 en Confédération générale du travail syndicaliste révolutionnaire (CG.T.-S.R.).

La même année, Monatte est exclu du P.C [25] ; ses amis restent à la C.G.T.U. où ils mènent un combat d’arrière-garde.

En 1925, Monatte fonda La Révolution prolétarienne avec quelques militants de la tendance « Vie ouvrière » [26]. Cette revue, dont la parution dure encore [27], eut une grande importance dans le mouvement de cette époque, surtout par sa propagande en faveur de l’unité syndicale. En outre, ses militants (Chambelland, comptable dans le textile, Martinet, instituteur, Finidori, fonctionnaire, ami de Bourguiba, proche des militants nord-africains qui fondèrent « L’Etoile nord-africaine »), Charbit, secrétaire du syndicat des typos unitaire, Robert Louzon, Hagnauer etc.) furent parmi les plus ardents défenseurs de l’indépendance du syndicalisme face à l’ingérence des partis politiques.

En 1929, au congrès de la C.G.T.U., à une motion présentée par les communistes :

« Le congrès précise, enfin, sa détermination de travailler sur tous les terrains en accord étroit avec le P.C., seul parti du prolétariat et de lutte des classes révolutionnaire, qui au travers de toutes les batailles de la période écoulée, a conquis sa place de seule avant-garde prolétarienne dirigeante du mouvement ouvrier »,

ils réussissent à adjoindre :

« la proclamation de ce rôle dirigeant et sa reconnaissance ne sauraient être interprétées comme la subordination du mouvement syndical. »

Autrement dit, le syndicat reconnaît le rôle le dirigeant du parti, mais ne lui est pas subordonné !

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LA C.G.T.S.R.

Dans les années trente en France, les syndicalistes révolutionnaires se trouvaient donc à militer dans les deux grandes centrales syndicales.

A partir de 1924-1926, certains syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalistes, à la suite de Pierre Besnard, s’organisèrent dans une nouvelle centrale, nommément syndicaliste révolutionnaire, la C.G.T.S.R. Cette scission de la C.G.T.U. commença par le passage à l’autonomie – après l’assassinat de syndicalistes par les communistes à la Maison des syndicats, le 11 janvier 1924 à Paris – d’un certain nombre d’unions départementales, la Somme, l’Yonne, la Gironde et le Rhône, et la fédération du bâtiment, d’abord regroupées dans l’Union fédérative des syndicats autonomes de France, elles se confédérèrent les 1er et 2 novembre 1926, à Lyon. A ce congrès fut adoptée comme document de référence la résolution présentée par P. Besnard au nom des cheminots de Paris-Etat-Rive gauche au congrès constitutif de la C.G.T.U., en juillet 1922. Elle prit le nom de charte de Lyon (voir annexe IV).

La C.G.T.S.R. s’affilia à l’Association internationale des travailleurs, nouvelle manière (voir annexe III).

Malgré son faible effectif numérique, moins de 10 000 adhérents, le rôle de la C.G.T.S.R. ne fut pas négligeable, d’abord par la diffusion de la propagande (un hebdomadaire ; le Combat syndicaliste), par sa théorie du syndicat force principale et hégémonique de la révolution sociale [28] et enfin par le soutien très actif qu’elle apporta à tous les exilés politiques italiens, russes, bulgares, allemands, espagnols, qui fuyaient les régimes totalitaires [29]. En outre, pendant la révolution espagnole, en tant que section sœur de la C.N.T. d’Espagne, elle participa très activement à la divulgation de l’information sur les événements d’outre-Pyrénées et à l’aide matérielle, en hommes, en armes et en argent. La C.G.T.S.R., en tant que confédération, s’est sabordée en 1939.

A partir de 1930, avec l’Association internationale des travailleurs, nouvelle manière [30], les syndicalistes libertaires remettent en cause la neutralité syndicale, et le paragraphe célèbre de la Charte d’Amiens :

« Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander en réciprocité de ne pas introduire dons le syndicat les opinions qu’il professe au dehors. »

et ils proclamaient la nécessité pour le syndicalisme de se développer non seulement hors des partis politiques, mais contre eux. A. Schapiro pouvait écrire en 1937 :

« La grande guerre balaya la charte du neutralisme syndical. Et la scission ou sein de la Première Internationale entre Marx et Bakounine eut son écho – à la distance de presque un demi-siècle – dons la scission historiquement inévitable ou sein du mouvement ouvrier international d’après-guerre. Contre la politique de l’asservissement du mouvement ouvrier aux exigences de partis politiques dénommés “ouvriers”, un nouveau mouvement, basé sur l’action directe des masses en dehors et contre tous les partis politiques, surgissait des cendres encore fumantes de la guerre 1914-1918. L’anarcho-syndicalisme réalisait la seule conjonction de forces et d’éléments capables de garantir à la classe ouvrière et paysanne sa complète indépendance et son droit inéluctable à l’initiative révolutionnaire dans toutes les manifestations d’une lutte sans merci contre le capitalisme et contre l’Etat, et d’une réédification, sur les ruines des régimes déchus, d’une vie sociale libertaire. »

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LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE

 

Population de l’Espagne au recensement de 1930

Population totale : 23 563 867 habitants.

Population active : 35,51 % de la population totale.

Population active par secteurs d’activité (en pourcentage de la population active).

agriculture : 45, 51 %

industrie : 26,51 %

services : 27,90 %

U.G.T. (Union Générale des Travailleurs, syndicat de tendance socialiste) 1 million d’adhérents environ en 1936.

C.N.T. Confédération Nationale du Travail, syndicat de tendance anarcho-syndicaliste) 1,5 million d’adhérents environ en 1936.

L’U.G.T. fut fondée en 1888, la C.N.T. en 1910 ; elles sont les deux organisations de masse traditionnelles de la classe ouvrière espagnole. (Et la S.T.V. pour la classe ouvrière basque.)

Espagne 36

Le mouvement ouvrier espagnol commença à s’organiser sous l’impulsion des militants bakouniniens de la 1re Internationale, vers 1866. La tendance révolutionnaire de l’A.I.T. s’y développe à tel point que la Fédération régionale ibérique devient, en affiliés, la force prédominante de l’A.I.T.

Ainsi, lorsque survint le coup d’Etat fasciste de juillet 1936 et la révolution ouvrière et paysanne qui y répondit, il y avait 70 ans d’action et de propagande libertaires au sein du peuple espagnol.

Cela explique :

1) Qu’au lendemain du « pronunciamiento » fasciste des centaines de milliers de travailleurs soient descendus dans la rue, montés à l’assaut des casernes, réussissant à déjouer les plans des militaires fascistes et à limiter leur déferlement sur toute l’Espagne – ces militaires qui ne purent vaincre, après près de trois ans de guerre, qu’avec l’appui militaire direct de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, l’ingérence politique soviétique et la « non-intervention » desdites démocraties occidentales ;

2) Que l’anarcho-syndicalisme espagnol soit parvenu à organiser presque instantanément la production industrielle et agricole socialisée dans les régions où il était implanté et qui ne tombèrent pas aux mains des franquistes (essentiellement : Levant, Catalogne – un des deux principaux centres industriels avec le Nord-Ouest – et Aragon – où sur une population de 433 000 habitants dans la zone républicaine il y eut 200 000 collectivistes environ).

L’Espagne de 1936 est le seul exemple historique du prolétariat réussissant – sous l’impulsion de la C.N.T. – à s’opposer les armes à la main au fascisme et parvenant à organiser la production économique sur des bases socialistes.

C’est par des années d’expérience de la lutte de classes au sein de la C.N.T. que le prolétariat a pu être matériellement et idéologiquement prêt à faire face à cette situation. Les militants anarcho-syndicalistes espagnols n’avaient cessé de rappeler aux travailleurs et aux paysans qu’ils devraient un jour se battre pour défendre leurs intérêts et la cause du socialisme, et qu’ils devaient pour cela s’organiser dans leurs syndicats.

C’est à ce niveau que nous trouvons la différence essentielle entre marxistes-léninistes et anarcho-syndicalistes. Nous soutenons que s’emparer du pouvoir d’Etat n’a aucun sens si le prolétariat n’est pas au préalable organisé et préparé pour prendre en main la production. Cette prise en main ne peut se faire par décision de l’appareil d’Etat, par décret : elle ne peut se faire qu’à travers les organisations de classe et de masse des travailleurs.

C’est pourquoi nous avons toujours combattu les conceptions réformistes, social-démocrates et marxistes-léninistes – conceptions d’esprit petites-bourgeoises qui veulent limiter le syndicat à l’action revendicative et tout au plus à un pseudo-contrôle en cas de gouvernement socialiste.

Alors que le parti bolchevique a mis des mois, voire des années, pour réorganiser la production en Russie, en Espagne elle s’est faite en peu de temps. Les conditions étaient bien évidemment différentes, mais cela est également lié à la nature des deux courants qui prédominaient dans ces deux situations : en Russie, une organisation qui mettait l’accent sur une minorité d’avant-garde ; en Espagne, une organisation de masse préparée à des tâches autogestionnaires, politiques, sociales et économiques. Ce n’est que parce que les militants de la C.N.T. ont réussi à organiser rapidement la production sur des bases collectivistes libertaires que l’effort de guerre a pu être maintenu pendant près de trois années – et cela quels que soient les avatars militaires de cette même guerre. Sans la C.N.T., le fascisme se serait installé sans peine en Espagne dès l’année 1936.

(Cf. la bibliographie pour les détails sur l’autogestion en Espagne ; en particulier les ouvrages en français de Gaston Leval et de Frank Mintz.)

Si la Révolution russe a militairement réussi mais socialement échoué, la Révolution espagnole, socialement réussie, a militairement échoué.

La révolution espagnole battue militairement

L’ensemble des opérations militaires ne peuvent évidemment pas entrer dans le cadre de cette brochure, ni même leurs grandes lignes de par leur complexité.

Schématiquement, et pour notre propos, il nous fout retenir :

1. – L’intervention militaire directe et immédiate des Italiens et des Allemands

2. – L’aide conditionnelle de l’URSS : payer rubis sur ongle le peu de matériel militaire livré et qu’il ne soit utilisé que par les forces sous contrôle communiste ; le P.C.E. étant plus que minoritaire, payer « politiquement » ce matériel une seconde fois en « parachutant » à de hautes responsabilités et à des postes clés des hommes du P.C... La conséquence : une force politique gonflée artificiellement, monopolisant et utilisant souvent d’une façon désastreuse un matériel de guerre payé par le peuple espagnol ;

3. – La « non-intervention » des « démocraties » occidentales – dont le symbole est resté Léon Blum à juste titre – qui sacrifiaient le peuple espagnol pour éviter une guerre mondiale... et surtout la victoire d’une révolution.

Ces trois points permettent de situer la défense militaire des forces armées « républicaines » et de dire qu’elle est due à une coalition d’intérêts internationaux des plus divers.

Une seule nation dans le monde n’a pas combattu directement ou indirectement l’Espagne révolutionnaire : le Mexique.

Pendant de longues années, certains socialistes et le P.C.E. maintenaient que la défaite militaire était imputable à l’incapacité organisatrice, à l’indiscipline congénitale des anarcho-syndicaliste. Alors que la C.N.T. (forte de près de 2 millions d’adhérents au cours de la guerre), consciente que seule la victoire armée sur les franquistes pouvait consolider les premiers acquis révolutionnaires et les étendre par la suite, participait activement à la création de divisions militarisées pour faire front aux exigences de la situation et fournissait en tant qu’organisation de masse de la classe ouvrière et paysanne le plus fort contingent militaire avec l’U.G.T. et s’en tenait à cette ligne malgré les mille et une provocations et trahisons de la part du P.C.E, [31] et de certains secteurs républicains et socialistes coalisés dans l’intention de détruire l’œuvre de la C.N.T. et celle-ci, se comportant ainsi en alliés objectifs du franquisme.

Tandis que cette calomnie s’estompe, la « nouvelle critique » – les trotskistes en particulier – en diffuse une autre qui se résume grosso modo ainsi : les libertaires espagnols ont eu tort d’agir comme il vient d’être mentionné ci-dessus ; ils auraient dû mener une « guerre révolutionnaire », soulever la classe ouvrière résidant dans la zone tenue par les franquistes en implantant la guérilla.

Ils calquent là un autre slogan qui, au cours de la Seconde Guerre, voulait qu’on soulève la classe ouvrière allemande contre Hitler...

La réponse est simple : les militants de la C.N.T. se sont posé le problème de ce « soulèvement ». Il y eut même des tentatives de guérilla. Mais dans l’ensemble cela se limita à des actions de renseignement et de sabotage. Car – rappel qui ne doit jamais nous faire oublier qu’il ne faut en aucun cas sous-estimer son adversaire – les franquistes, avant même leur coup d’Etat, avaient envisagé ce problème. Ils avaient envisagé une solution nette, brutale, une « solution finale » : éliminer physiquement et massivement tous les militants connus et sympathisants, instaurer sur le reste de la classe ouvrière la terreur policière sous toutes ses formes.

Et c’est ainsi que la classe ouvrière espagnole, résidant dans la zone restant aux mains des franquistes après le coup d’Etat, fut aussitôt écrasée, de même que les quelques sursauts dans les semaines suivantes.

Les hommes et les femmes susceptibles de soutenir une guérilla en zone franquiste ont disparu dans les toutes premières semaines... et avec eux toute tentative de « soulèvement » en zone franquiste.

Aperçus sur la répression de 1939 à 1944

En avril 1939, à la fin de la guerre civile espagnole, les vaincus furent essentiellement les travailleurs les militants des organisations ouvrières de la C.N.T. et de l’U.G.T. qui avaient empêché le triomphe immédiat du fascisme par les armes, qui formèrent leurs milices et leurs colonnes pour tenir les fronts militaires face à l’armée franquiste et qui réalisèrent dans le domaine socio-économique des expériences des plus riches qu’il soit pour l’avenir d’une société émancipée.

Pourtant, pour la classe ouvrière espagnole, la guerre ne se termina pas le 1er avril 1939. Elle se poursuivit par l’emprisonnement de milliers de femmes et d’hommes par les camps de concentration où s’entassèrent jusqu’à 2 000 000 de personnes. Parmi les plus « renommés » de ces camps : Albatera, Los Almendros, Santa Eulalia del Campo, San Marcos de Leon.

Avec le progressif démantèlement des camps de concentration, 300 000 Espagnols sont détenus dans les prisons ; 300 000 autres sont en liberté surveillée.

Environ 500 000 travailleurs prirent le chemin de l’exil : les uns pour l’Afrique du Nord, les plus « chanceux » pour l’Amérique et la grande majorité pour la France où ils furent « accueillis » dans des camps de concentration – desquels un certain nombre d’entre eux furent transférés dans les camps d’extermination (8 000 périrent à Mauthausen) ou retournés à Franco par Vichy (40 000).

Données précises sur la terreur fasciste

En 1940, le journaliste anglais A.V. Phillips, après avoir passé cent trente jours dans les prisons de Madrid, déclare que dans cette capitale environ 1 000 sentences de mort sont prononcées chaque mois, et que de mars 1939 à mars 1940 environ 100 000 personnes étaient exécutées.

Le comte Ciano, dans ses Archives secrètes, découvertes à Rome par les Alliés, qui comprennent les années 1936-1942, écrit (page 294) qu’en juillet 1939 les exécutions étaient très nombreuses : Madrid 250 exécutions quotidiennes, Barcelone 150, Séville 80, etc. (ce qui dépasse de loin les chiffres de Phillips, pour Madrid.)

Charles Folft, historien américain, écrit qu’entre les années 39-44 furent fusillés 190 684 personnes – chiffre obtenu par un correspondant de l’Associated Press auprès d’un fonctionnaire du ministère de la Justice franquiste. Il n’est pas inutile d’indiquer que l’exécution de 430 professeurs d’université et de quelque 6 000 instituteurs correspond à l’élimination physique de 50 % du corps enseignant.

Et tout ce qui précède ne concerne que les années 39-44. Car il ne faut pas oublier la terreur fasciste exercée en territoire conquis par Franco au cours de la guerre civile même, ainsi que les nouvelles vagues répressives après 1944 lorsque Russes et Américains décidèrent le « statu quo » pour l’Espagne.

La réorganisation du mouvement ouvrier dans la clandestinité

Cette tragique période de répression, s’abattant sur les travailleurs, ne se caractérise pourtant pas uniquement par cette répression.

Car de 1939 jusqu’à 1950, la C.N.T. (ainsi que l’U.G.T., mais cette dernière à un degré moindre) entreprend l’entreprise titanesque de réorganisation et de reconstruction de ses syndicats dans la clandestinité.

Juste avant la fin de la guerre, après la campagne de Catalogne, dans Barcelone occupée, restent des militants de la C.N.T. qui, dans la clandestinité, conservent une continuité organique à divers syndicats (spectacle, transport, bâtiment, arts graphiques, métallurgie) ; divers partis : PSUC et catalanistes, se maintiennent de même organisés. Bien que plus précaire, la continuité organique se maintient également dans la région Nord, en Aragon, dans les Asturies.

Dans la zone Centre-Sud qui tombe la dernière, la réorganisation de la C.N.T. doit se rechercher dans les propres camps de concentration. Le rapide enfoncement de ce front et son caractère central, géographiquement, ne permet pas un exode massif comme en Catalogne. Les camps sont remplis de travailleurs et de militants ouvriers. A Albatera (Alicante) sont détenus 17 000 hommes provenant presque tous des divisions républicaines 28 et 25, c’est-à-dire deux des colonnes formées de travailleurs anarcho-syndicalistes appartenant à la C.N.T. Parmi eux se trouvent plusieurs Comités régionaux de la C.N.T.

C’est dans un climat d’exécutions quotidiennes et des plus sauvages vengeances que les travailleurs comprennent qu’ils doivent maintenir leur organisation, et ainsi fut nommé dans ce camp le premier Comité National de la C.N.T. d’après-guerre et dont la première mission fut de sauver les compagnons les plus menacés.

Dès cette époque, en Catalogne, sont constitués et agissent 14 syndicats C.N.T. clandestins. Barcelone compte 30 000 cotisants.

En 1940, tombe à Valence le premier Comité national C.N.T. nommé dans le camp d’Albatera. Tous les membres du C.N. sont fusillés. En huit ans, plus de dix comités nationaux se succédèrent. Détruits l’un après l’autre. Reconstruits l’un après l’autre.

Clandestinement sont publiés plusieurs organes d’expression C.N.T. Barcelone édite son classique Solidaridad Obrera, en tant qu’organe du Comité régional ainsi que des organes par industrie tels que El Martillo, de la Fédération de la métallurgie. En Aragon, Cultura y Accion qui atteint jusqu’à 10 000 exemplaires. A Valence Fragua Social. Les Asturies, le Pays Basque et Madrid éditent leur C.N.T. Regional ; dans cette capitale s’éditent aussi Fraternidad, en alliance avec l’UGT et Castilla Libre.

Pendant que le gouvernement franquiste recrute pour la « Division Azul », en 1941, à la « Maestranza de Ingenieros » de Cadix les travailleurs militarisés font une grève revendicative – la première après la défaite selon nos données – animée et soutenue par des militants de la C.N.T.

Avec le retour des militants à partir de 1944, le plus haut niveau d’organisation clandestine sera atteint au cours des années 1945 à 1948. En 1947, la C.N.T. a 60 000 cotisants à Barcelone – une seule localité en compte 6 000. Solidaridad Obrera, édite en petit format, tiré à 50 000 exemplaires qui sont distribués dans toute l’Espagne par l’intermédiaire des travailleurs affiliés au syndicat ferroviaire C.N.T. clandestin.

Les réseaux de la C.N.T. s’étendent jusqu’aux prisons, où on réussit à tenir des réunions et des assemblées.

Les premières grandes grèves d’après-guerre ont lieu dans le textile de Barcelone (1945-46), de même en Biscaye se déclare la grève générale le 1er mai 1947. On assiste à une grande diffusion de propagande à Barcelone, la situation inquiète la bourgeoisie. A partir de 1946, une fois passée la crainte pour les franquistes d’être entraînés dans la chute du fascisme et du nazisme, le régime se sent assez fort pour une deuxième vague répressive. La police et les phalangistes s’attaquent aux syndicats clandestins. Jusqu’à 20 comités nationaux C.N.T. vont tomber – 7 comités nationaux se retrouveront simultanément à la prison d’Ocana. Les organisations de coordination nationale sont démantelés, les militants arrêtés. L’organisation confédérale qui eut toujours une vocation de syndicat de masse doit resserrer ses rangs, se structurer au niveau de groupes restreints qui, de fait, se trouvent ainsi un peu à part de la base ouvrière qui fut toujours le levain de la C.N.T. Le déclin de la lutte de masse va de 1948 à 1950.

Ce titanesque effort de réorganisation syndicale en une telle situation est systématiquement ignoré par les historiens marxistes qui font remonter la renaissance de la lutte ouvrière vers 1962.

Il faut se souvenir que la C.N.T. fut pratiquement le seul organisme à maintenir l’esprit de lutte de classe ouvrière espagnole et à donner une cohérence au mouvement ouvrier de 1939 à 1948 [32].

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CONCLUSION DE LA PARTIE HISTORIQUE

Le mouvement ouvrier international d’aujourd’hui reste très marqué par l’expérience et les conséquences de la révolution russe ; si le P.C.F. et la C.G.T. influencent encore largement des travailleurs en France, c’est parce que ceux-ci croient plus ou moins clairement que le sort de la classe ouvrière est meilleur en U.R.S.S. que dans les pays capitalistes – ce qui sur certains plans est vrai. Les crimes des bolcheviks et la dictature proche du délire de Staline ont été habilement travestis en « erreurs », en excès locaux et particuliers.

Il est vrai que se poser le problème du socialisme, c’est d’abord s’interroger sur l’U.R.S.S., ses caractéristiques et son devenir.

L’U.R.SS. et la nouvelle classe

Peut-on dire que l’U.R.S.S. a des caractères socialistes ? Les « conquêtes d’octobre » n’ont-elles pas donné naissance à une nouvelle classe sociale dont la planification, la nationalisation et le monopole du commerce extérieur, aux mains de l’Etat, sont les bases sociales, de la même manière que la propriété privée, la loi de la valeur et la liberté du commerce sont les fondements du capitalisme.

On a trop cru que l’histoire ne pouvait suivre qu’un seul chemin, et que puisque là-bas était brisée la propriété privée, il ne pouvait naître que le socialisme. Cette nouvelle classe – collectivement propriétaire et gestionnaire de l’Etat, lui-même propriétaire de toute la richesse sociale, a toutes les caractéristiques des classes exploiteuses et despotiques de l’histoire : privilèges, ambition, impérialisme ; elle maltraite la classe ouvrière qu’elle domine tout autant que les capitalistes ; elle s’appuie sur des forces armées permanentes et omniprésentes ; son Etat est renforcé par une quasi-religion, le marxisme-léninisme qui tente d’englober toute la réalité historique, sociale, philosophique, artistique, voire même scientifique [33] de l’humanité et par là-même d’assurer sa pérennité.

En outre, les possibilités d’évolution démocratique semblent extrêmement faibles ; en effet, cette nouvelle classe n’existe que par un phénomène généralisé de substitution : le parti-Etat se substitue aux travailleurs qui sont toujours théoriquement propriétaires collectivement de l’U.R.S.S. ; aussi tout processus démocratique remettant en cause cette substitution saperait les pouvoirs de la bureaucratie, tendrait à la détruire. Peut-on penser que, sans violence, elle disparaîtrait ? La nouvelle classe issue de l’intelligentsia révolutionnaire de Russie connaîtra sans doute le sort des autres classes d’exploiteurs qui l’ont précédé : la décomposition interne, le relâchement de la répression par la corruption, la concussion. Elle ne sera balayée de la scène historique que par une nouvelle révolution, au terme d’une longue évolution qui verra se multiplier à la fois les luttes sociales des travailleurs, les résistances nationales à la russification et les actions pour une plus grande démocratie.

On ne peut tirer de conclusions définitives.

La nouvelle classe est née par l’intermédiaire de l’Etat dictatorial, confirmant de manière tragique les analyses de Bakounine sur le caractère non neutre de l’Etat ; pourtant deux explications sont en présence :

1. – D’un agglomérat d’individus de diverses couches sociales, dont les dirigeants sont des intellectuels d’origine bourgeoise venus au socialisme par le raisonnement, naît une classe sociale par le truchement d’un Etat qui est à la fois un instrument politique et l’organisation généralisée de la production.

2. – Une couche sociale diffuse particulière des pays peu industrialisés et dominés économiquement par l’impérialisme des nations industrielles – l’intelligentsia – prend la direction des luttes nationales et sociales, se fabrique un appareil politico-économique de domination sur la société et réalise ainsi deux objectifs : réaliser sa finalité de couche sociale sans avenir dans l’autocratie tsariste et réaliser l’industrialisation sur des bases nationales [34].

Les deux phénomènes sont sans doute liés ; en outre, ce que les socialistes de 1920 avaient pu croire un accident de parcours semble se réaliser un peu partout dans le tiers monde, c’est-à-dire les nations peu industrialisées anciennement colonisées [35] : l’Egypte, l’Algérie, la Chine, toutes proportions gardées et compte tenu des conditions particulières à chaque pays sont toutes bâties sur le même schéma : économie à peu près totalement étatisée et planifiée, commerce extérieur monopolisé par des sociétés nationales, parti unique, idéologie totalisante et obligatoire et surtout domination et exploitation des travailleurs par les syndicats intégrés à l’Etat et rouage d’incitation à la production,

Deux types de société

Deux modèles de société sont en lutte actuellement sur la terre ; elles sont toutes deux des versions du capitalisme – patronat, privé ou étatique. Loi de la valeur et salariat demeurent dans l’une et l’autre. Néocapitalisme et capitalisme d’Etat ne représentent aucunement l’intérêt des travailleurs ; ils sont lourds de menaces : des écologistes craignent que la destruction des terres arables, par l’agriculture intense, et la démographie galopante amènent le retour des disettes voire des famines ; on parle d’épuisement des matières premières, de pollution chimique et radioactive ; le malaise de la production pour la production – c’est-à-dire pour le profit, privé ou étatique – s’accroît dans toutes les consciences, même chez les privilégiés. Plus que jamais le dilemme est socialisme ou barbarie.

Pourquoi l’anarcho-syndicalisme aujourd’hui

Pour le plus grand nombre de militants se proclamant socialistes et révolutionnaires, le problème actuel du mouvement ouvrier est une question de direction ; c’est là l’essentiel de l’analyse du célèbre « Programme de transition » de Trotsky : la IIIe Internationale a failli avec l’instauration de la bureaucratie en U.R,S.S. qui est devenue un Etat ouvrier-dégénéré, mais qui conserverait malgré tout des caractères socialistes avec les « conquêtes d’octobre », la nationalisation, la planification et le monopole du commerce extérieur. Il faut donc reconstruire une nouvelle internationale, réellement révolutionnaire celle-là, qui sera l’organisation dirigeante de la révolution mondiale selon le classique schéma à trois étages : la classe, le syndicat-école du socialisme, le parti qui seul pourra briser l’Etat et le capitalisme parce qu’il aura réuni l’avant-garde, la partie la plus consciente et la plus dynamique des travailleurs.

Cette conception nous semble entachée d’un certain nombre d’erreurs, sur trois plans.

1. – Cette direction est revendiquée par les partis d’avant-garde au nom de leur « science socialiste », à la fois tactique, stratégique et théorique. C’est implicitement nier aux travailleurs la possibilité de se créer en classe sociale, en sujet agissant ; les travailleurs sont pour ces camarades une plèbe ; l’histoire du mouvement ouvrier est la négation vivante de cette théorie, nous y reviendrons.

2. – Dans la réalité des faits, les partis d’avant-garde ne sont pas en leur majorité animés par des travailleurs. La conscience socialiste devant être « apportée du dehors », c’est au-dehors du prolétariat que l’ouvrier révolutionnaire doit former son intelligence et affermir sa conviction. Et dans cette formation est inclus le devoir de se mettre à l’école des « intellectuels bourgeois venus ou socialisme », lequel n’est pas né des aspirations et de la pratique ouvrières mais jailli de la réflexion de ces mêmes intellectuels.

3. – Le danger subsiste de voir capté un bouleversement social par ces mêmes partis d’avant-garde, lesquels pourraient se transformer encore une fois en nouvelle classe.

A cette conception, nous opposons le syndicalisme révolutionnaire, ou anarcho-syndicalisme.

Le syndicalisme, de la Première Internationale à aujourd’hui, est sans aucun doute le produit de la lutte des travailleurs contre l’oppression et l’exploitation ; nous le pensons supérieur en qualité aux partis politiques, à tous les partis politiques, « réformistes » ou « révolutionnaires ».

1. Il n’est formé que des travailleurs ; basé sur l’intérêt objectif, il peut permettre de réunir en son sein des individus ayant des opinions différentes, à condition qu’il respecte le « contrat » de la démocratie syndicale. Il donne en outre aux travailleurs intellectuels toute leur place, mais rien que leur place.

2. Par la pratique de la revendication quotidienne liée à un objectif de transformation sociale, il permet de dépasser le conflit réforme ou révolution, conflit insoluble dans toute autre forme d’organisation.

3. Par sa structure organique fédérative verticale, par syndicat et fédération d’industrie et horizontale par unions locales départementales et régionales, il préfigure le schéma de la société socialiste, en même temps que par la démocratie directe des sections syndicales et le fédéralisme de son processus de décision il anticipe et prépare ce qui pourrait être une véritable démocratie socialiste.

Par sa vie interne et par ses structures, le syndicalisme ne pose pas le problème du mouvement ouvrier en termes de direction, mais en un long processus d’auto-organisation et d’auto-formation. Il peut et il doit le poser à tous les niveaux : local, régional, national et international, dans tous les domaines, celui de l’action revendicative à court terme et du processus de transformation sociale, pratiquement et théoriquement.

Nous ne considérons pas que la « théorie » socialiste soit figée et définitive ; elle ne peut être que la résultante des expériences de la classe ouvrière internationale ; mais une filiation existe de l’A.I.T. de 1864 au syndicalisme de 1906, aux conseils ouvriers, paysans et soldats de 1905 et 1917, à l’anarcho-syndicalisme de la révolution espagnole jusqu’au socialisme autogestionnaire d’aujourd’hui. C’est toujours le même projet qui rejaillit des profondeurs mêmes du prolétariat lorsqu’il peut librement théoriser sa pratique et ses aspirations.

Qu’on le nomme syndicalisme révolutionnaire, anarcho-syndicalisme, socialisme autogestionnaire n’a que peu d’importance, il est l’authentique théorie de classe des travailleurs, celle qui veut construire une société de paix, de bien-être et de liberté, un monde sans classes et sans Etat.

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A N N E X E S

Résolution de Saint-Imier

Considérant :

que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme, comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire ;

 que nul n’a le droit de priver les sections ou fédérations autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et suivre la ligne politique qu’elles croiront la meilleure, et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme ;

que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d’autre objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économiques absolument libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument indépendant de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métiers et des communes autonomes ;

Considérant que toute organisation politique ne peut rien être que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s’il voulait s’emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante,

Le congrès réuni à Saint-Imier déclare :

que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat ;

que toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existants aujourd’hui ;

 que, repoussant tout compromis pour arriver à l’accomplissement de la révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l’action révolutionnaire.

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Extraits d’un article sur

« Idées sur l’organisation sociale »

paru dans « les cahiers de l’humanisme libertaire »

C’est en 1876, à la Chaux-de-Fonds, que parut l’essai de James Guillaume Idées sur l’organisation sociale. Il fut réédité en 1921 par la Bibliothèque du travail. Le texte en avait été copié à la main par Pierre Monatte (cela pour la petite histoire).

James Guillaume présente sa brochure comme une synthèse. C’est lui qui en a écrit la trame ; puis il a fait circuler son projet parmi ses amis qui l’annotèrent, le corrigèrent, précisèrent certains points. Son ouvrage est la somme de toutes ces réflexions diverses. « La réalisation des idées contenues dans les pages qu’on va lire, nous prévient-il, ne peut s’obtenir qu’au moyen d’un mouvement révolutionnaire ».

En effet, bien que les situations sociales évoluent lentement, bien que cette transformation ne s’opère que graduellement, les rapports de production ne se modifient que progressivement, les idées nouvelles ne pénétrant que lentement les masses, c’est une action brutale, brusque qui doit briser le carcan des anciennes institutions et préluder à la naissance du monde nouveau. Au bout d’un certain temps, la contradiction devenant toujours plus sensible entre les institutions sociales, qui se sont maintenues, et les besoins nouveaux un conflit est inévitable, une révolution éclate...

« Il y a donc deux faits successifs, dont le second est la conséquence nécessaire du premier : d’abord, la transformation lente des idées, des besoins, des moyens d’action au sein de la société ; puis quand le moment est venu où cette transformation est assez avancée pour passer dans les faits d’une manière complète, il y a la crise brusque et décisive, la révolution qui n’est que le dénouement d’une longue évolution, la manifestation subite d’un changement dès longtemps préparé et devenu inévitable. »

Il est donc inutile de préparer un plan de campagne révolutionnaire ; la révolution ne s’opère pas selon un thème préconçu, mais sous l’impulsion incontrôlable de forces auxquelles nul ne commande.

James Guillaume est évidemment partisan de l’action directe avant la lettre. Ouvriers et paysans ne doivent pas attendre un hypothétique décret d’un lointain gouvernement révolutionnaire. Il est nécessaire de détruire un certain nombre d’institutions... « suppression radicale du gouvernement, de l’armée, des tribunaux, de l’Eglise, de l’école [36], de la banque et de tout ce qui s’y rattache ». Ce sera le côté négatif de la révolution.

Mais en même temps, « la révolution aura un côté positif : c’est la prise de possession des instruments de travail et de tout le capital par les travailleurs ».

James Guillaume commence par analyser ces diverses phases chez les travailleurs des champs. Contrairement à ce que prétend la propagande bourgeoise, dit-il, les socialistes – les « partageux » – ne veulent nullement enlever sa terre au paysan. L’exploitant qui cultive loi-même sa propriété n’a rien à craindre. La révolution ne lui enlèvera pas ses champs et ses prés ; au contraire, elle lui en assurera la propriété et lui fournira les moyens de les cultiver [37].

Toujours dans ce domaine, il est simplement question d’exproprier les nobles, les bourgeois, le clergé, c’est-à-dire essentiellement les propriétaires terriens qui ne cultivent pas eux-mêmes leurs domaines. Ceux-ci seront ensuite donnés aux véritables et légitimes propriétaires : ceux qui les font fructifier.

Lors d’une révolution bourgeoise et politique et d’une réforme agraire, le nouveau gouvernement annonçait sa volonté par des décrets. Il fallait attendre son ordre et, une fois celui-ci venu, obtempérer sons discussion ni murmure : « le décret était affiché dans les communes, et le préfet, les tribunaux, le maire, les gendarmes le faisaient exécuter. »

Mais, lors de la prochaine révolution socialiste « dès que le tocsin de la Révolution aura sonné, agissez, comme l’ont fait les paysans français en 1789, sons attendre les ordres de personne. Prenez possession de vos terres ». (Nota : cette citation ne se trouve pas dans le texte de James Guillaume. En revanche on trouve ceci : « La Révolution (…) veut prendre les terres des bourgeois, des nobles et des prêtres, pour les donner à ceux des paysans qui n’en ont pas. »)

Cela sera également vrai pour les ouvriers des villes, ils ne devront pas attendre décrets et décisions mais prendre directement possession des moyens de production et du capital.

Terre, usines, capital en main, comment s’organiseront les travailleurs ?

Les paysans se trouveront dans deux positions : un certain nombre qui cultivaient auparavant un lopin de terre le conservent ; le plus grand nombre, cultivateurs de grands domaines, le cultivent en commun. L’essentiel est que la terre appartienne à ceux qui la cultivent. Evidemment les agriculteurs devront se pencher sur le problème de la meilleure exploitation possible. ; c’est une question d’organisation interne de la commune. Dons une région qui, avant la révolution, aura été un territoire de petits propriétaires et où le sol sera peu propice à la grande culture, il est possible que pendant longtemps la terre reste divisée en petites parcelles. Simplement les valets de ferme qui aidaient le propriétaire seront devenus ses associés. Les paysans étant organisés collectivement dans la commune, au moins pour vendre leurs produits, pour acheter ou louer des machines, s’aidant pour divers grands travaux, Guillaume pense que peu à peu des habitudes coopératives et communautaires remplaceront le vieil ordre des choses.

En revanche, pour les régions de grande culture, il pense qu’il faudra tout de suite appliquer les procédés de grande exploitation en commun : dans le futur, une spécialisation, une industrialisation des cultures s’imposeront.

L’organisation administrative de base de la société sera la commune, mais les travailleurs agricoles géreront à leur gré leurs exploitations :

« La gérance de la communauté, élue par tous les associés, pourra être confiée soit à un seul individu, soit à une commission de plusieurs membres ; il sera même possible de séparer les diverses fonctions administratives, et de remettre chacune d’elles à une commission spéciale. La durée de la journée de travail sera fixée non par une loi générale appliquée à tout le pays, mais par une décision de la communauté elle-même… »

Le système de rémunération variera selon la décision de la communauté.

« Les produits du travail, poursuit James Guillaume, appartiennent à la communauté et chaque associé reçoit d’elle, soit en nature (subsistances, vêtements, etc.), soit en monnaie d’échange, la rémunération du travail accompli par lui. Dans quelques associations, cette rémunération sera proportionnelle à la durée du travail et de la nature des fonctions remplies ; d’autres systèmes encore pourront être essayés et pratiqués. »

Le principal idéal dont doit s’approcher le plus possible la société futur « de chacun suivant ses forces à chacun selon ses besoins », ne pourra se réaliser que dans un lointain futur, mains une fois cette abondance existant « on ne mesurera plus d’une main scrupuleuse la part qui revient à chaque travailleur ; chacun pourra puiser dans l’abondante réserve sociale ».

« En attendant, c’est à chaque communauté à déterminer elle-même, pendant la période de transition, la méthode qu’elle croit la plus convenable pour répartir le produit du travail entre ses associés. »

Les anticipations de Guillaume concernant le monde paysan sont particulièrement pertinentes. Si on peut émettre quelques réserves sur sa confiance en la spontanéité constructive révolutionnaire, on se doit d’applaudir .au principe des collectivisations en liberté. Elles éviteraient les erreurs sanglantes qu’ont commises les bolcheviks, ou la décollectivisation après plusieurs années de politique collectiviste, comme en Pologne. Quant au régime intérieur, étant soumis au contrôle des mandants, on peut penser qu’il serait libre et égalitaire, en tous les cas perfectible.

Pour les travailleurs industriels, il distingue plusieurs catégories. Premièrement l’artisan, qui restera propriétaire de son échoppe ; deuxièmement, un certain nombre d’industries dans lesquelles la division du travail n’a pas été poussée très loin : maçonnerie (à cette époque), menuiserie, imprimerie ; troisièmement, la grande industrie, où la division du travail est importante, la production énorme ; filatures, industries métallurgiques, houillères, etc.

Si l’artisan peut continuer à posséder son échoppe, s’il peut sans difficultés échanger sa production, les travailleurs des autres catégories doivent s’organiser sur la base de l’industrie. Les ouvriers d’une industrie donnée se garantiront mutuellement la propriété de leurs moyens de production et, sur cette base de la propriété collective, s’organiseront en fédérations de métiers ou d’industrie.

[Nota : le texte de la brochure passe sans transition à un passage où James Guillaume envisage ce qui se passerait si les typographes de Rome prenaient possession des imprimeries. Guillaume écrit : « ils devront immédiatement se réunir en assemblée générale, pour y déclarer que l’ensemble des imprimeries de Rome constitue la propriété commune de tous les typographes romains ». La suite du texte de la brochure n’est pas compréhensible sans cette précision. R.B. mars 2008.]

« le résultat de ce pacte de solidarité sera la constitution de tous les établissements typographiques d’Italie comme propriété collective de la fédération des typographes italiens. »

Ce sont les prémices du syndicalisme.

Quant à la gestion intérieure des entreprises et des ateliers « chaque atelier, chaque fabrique formera donc une association de travailleurs, qui restera libre de s’administrer de la façon qu’il lui plaira pourvu que les droits de chacun soient sauvegardés et que les principes d’égalité et de justice soient mis en pratique. »

Les rapports des diverses fédérations corporatives se feront sur la base de la plus stricte égalité, les échanges de produits finis et de matières premières s’établiront par les communes et les divers services publics communaux et régionaux
.

L’ORGANISATION COMMUNALE

La base de la société future sera la commune, qui sera formée de l’ensemble des travailleurs habitant une même localité ; c’est la fédération locale des groupes de producteurs. La commune comprend plusieurs services publics. Notons au passage que certains services publics sont du ressort de la fédération de communes.

1 – Travaux publics.
Tous les locaux sont propriété de la commune. Une fois la révolution achevée, chacun continuera d’habiter la maison où il logeait précédemment, la commune installant les mal-logés dans les demeures de riches expropriés. Elle devra se mettre à construire de nouvelles habitations aux frais de tous – c’est-à-dire que les ouvriers du bâtiment recevront des bons d’échange de la commune pour leur travail. Construits aux frais de tous, il est normal que les logements soient gratuits. Personne n’aura de redevance à payer. Guillaume pense que les différends naissant de cette gratuité disparaîtront dans les années qui suivront la révolution par la grande quantité de maisons bâties.

II – Echanges.
Dans la société nouvelle, il n’y aura plus de commerce dans le sens qui est attaché aujourd’hui à ce mot. Il sera nécessaire de créer un comptoir d’échanges. Il remettra aux producteurs des bons représentant la valeur de leurs produits, les stockera puis les échangera avec ceux d’autres comptoirs.

Un certain nombre de producteurs ne pourront apporter leur fabrication au comptoir, par exemple les maçons ou les travailleurs intellectuels. Il faudra prévoir une tarification qui paiera ces services. Une monnaie basée sur la valeur-travail semble être la meilleure solution.

Dans un futur lointain, Guillaume prévoit que la distribution remplacera la répartition. Il pense que cette distribution pourrait être instaurée très vite pour les produits de première nécessité (pain, lait, charbon, etc.).

III – Alimentation.
Les différents services alimentaires (boulangerie, abattoirs, etc.) seront centralisés dans chaque commune.

IV – Statistique.
Un office de statistiques sera nécessaire dans chaque commune pour prévoir et préparer la production. Il s’occupera de l’état civil.

V – Hygiène et santé.
Cet office s’attachera à créer un organisme curatif parfaitement au point mais il s’occupera aussi de la distribution de l’eau potable, de créer des bains publics, des piscines et des stades. Il verra le service des morts entrer dans ses attributions.

VI – Sécurité.
Guillaume pense que le bien-être général réduira la criminalité sans pourtant la rendre nulle. Il faudra prévoir une police communale, il imagine ce service comme une milice, c’est-à-dire que tout le monde devra veiller à tour de rôle.

Comment sera traité le « criminel » dans la société égalitaire ? « Il faudra le priver de sa liberté et le garder dans une maison spéciale jusqu’à ce qu’il puisse, sans danger, être rendu à la société ».

Il insiste sur le côté pathologique du crime. Il pense que la criminalité ne sera qu’un « chapitre de la philosophie médicale ».

Quant aux litiges entre individus, associations, communes, ils seront jugés par des arbitres désignés par les parties.

Le service de sécurité comprendra aussi des pompiers. Dans les régions inondables, il faudra prévoir un corps d’entretien des digues.

« Un vaste système d’assurance complétera cette organisation. Les corporations et les communes se garantiront un appui mutuel pour le cas où un désastre, incendie, grêle, viendrait à frapper une ou plusieurs d’entre elles. »

VII – Education.
Guillaume commence par poser le principe que « l’enfant n’est la propriété de personne, il s’ appartient à lui-même. ».

C’est à la société de se charger de l’entretien de l’enfant. Il hésite quant à savoir s’il faut élever les enfants en commun ou les laisser à leurs parents.

Pour lui, le premier âge de l’éducation, cinq à douze ans, doit être celui du corps ; de douze à seize ans, l’enfant acquerra les sciences.

Un certain nombre de communes possèderont des universités, chaque étudiant désirant continuer ses études devra s’y rendre, sans cesser le travail auquel il sera tenu. La fédération créera de grandes écoles.

Quant à la pédagogie, il prévoit que les enfants devront s’administrer eux-mêmes, éliront leurs responsables, etc.

VIII – Assistance.
Il faudra prévoir un office pour l’entretien des malades, des infirmes, des vieillards. Cette assistance devra être pensée comme une obligation de la société et non comme une aumône.

ORGANISATION D’ENSEMBLE

James Guillaume imagine deux types d’organisation ne se rejoignant qu’à leur sommet. Premièrement, une organisation de producteurs sur la base de l’industrie, c’est la fédération corporative ; deuxièmement, une organisation des travailleurs sur la base de la localité, c’est la fédération de communes.

1. La Fédération corporative.

La Fédération corporative, qui groupera non seulement les ouvriers d’un même métier mais plutôt les travailleurs d’une même industrie, s’unit avec les autres fédérations non plus pour protéger leurs salaires contre la rapacité des patrons, mais « pour se garantir mutuellement l’usage des instruments de travail » ; en outre, la fédération des groupes permet à ceux-ci d’exercer un contrôle constant sur la production.

Dès le lendemain de la révolution, les groupes producteurs appartenant à la même industrie sentiront le besoin de s’envoyer mutuellement des délégués « pour se renseigner et s’entendre ».

Un congrès général constitutif naîtra de ces contacts : « ce congrès posera les bases du contrat fédératif ». « Un bureau permanent, élu par le congrès corporatif et responsable devant celui-ci, sera destiné à servir d’intermédiaire entre les groupes formant la fédération, de même qu’entre la fédération elle-même et les autres fédérations corporatives. »

« Une fois que toutes les branches de la production, y compris celles de la production agricole, se seront organisées de la sorte, un immense réseau fédératif, embrassant tous les producteurs et par conséquent aussi tous les consommateurs, couvrira le pays, et la statistique de la production et de la consommation, centralisée par les bureaux des diverses fédérations corporatives, permettra de déterminer d’une manière rationnelle le nombre des heures de la journée normale de travail, le prix de revient des produits et leur valeur d’échange, ainsi que la quantité en laquelle ces produits doivent être créés pour suffire aux besoins de la consommation. »

Guillaume précise au passage que ces bureaux n’auront qu’un rôle consultatif et technique ; la décision appartient toujours aux conseils des travailleurs.

« Le vote est un procédé propre à trancher des questions qui ne peuvent être résolues au moyen de données scientifiques, et qui doivent être laissées à l’appréciation arbitraire du nombre ; mais dans des questions susceptibles d’une solution scientifique et précise, il n’y a pas lieu à voter ; la vérité ne se vote pas, elle se constate et s’impose ensuite à tous par sa propre évidence. »

2. La Fédération de communes.

La Fédération de communes se constituera comme les fédérations corporatives par des congrès ; elles se fédèrent entre elles dans le but de s’entraider, pour l’institution de certains services publics d’un caractère général, par exemple centraliser et comptabiliser les renseignements venant des comptoirs d’échanges communaux, créer, en plusieurs endroits centraux, des comptoirs fédéraux chargés de stocker et de répartir les produits entre les comptoirs communaux et s’occupant des relations internationale :s. Un certain nombre de services, de par leur nature même, sont du ressort de la fédération : l’entretien et l’administration des chemins de fer et autres voies de communication, le service des postes et télégraphes, la marine, l’organisation d’un système d’assurance entre les communes.     ‘

« Le travail accompli par les employés – ils se recruteront librement parmi les travailleurs que leurs goûts et leurs aptitudes porteront vers ce genre d’activités – des divers services publics sera considéré comme l’équivalent de celui auquel sont occupés les autres travailleurs ; ils choisiront eux-mêmes, par voie d’élection, ceux d’entre eux qui auront à diriger et à contrôler le travail. »

« II y aura lieu d’élire des commissions de surveillance, chargées de s’assurer que les choses se passent conformément aux décisions prises et de faire rapport à ce sujet au congrès (…) qui se réunira à des époques fixes. »

Ainsi, de proche en proche, la Fédération des communes pourra s’étendre au monde entier ; Guillaume imagine que plusieurs fédérations pourront exister, mais pour lui « la révolution ne peut pas être restreinte à un seul pays : elle est obligée, sous peine de mort, d’entraîner dans son mouvement, sinon l’univers tout entier, du moins une partie considérable des pays civilisés ».

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Déclaration de principe de l’Association internationale

Nouvelle manière (1922-1923),

Extrait de l’Encyclopédie anarchiste.

Association internationale des travailleurs. Déclaration de principe adoptée au congrès constitutif des syndicalistes révolutionnaires, à Berlin, du 25 décembre 1922 au 2 janvier 1923.

Etaient représentées des organisations syndicales révolutionnaires de l’Argentine, du Chili, du Danemark, de l’Allemagne, de la France (Comité de défense syndicaliste), de la Hollande, de l’Italie, du Mexique, de la Norvège, du Portugal, de la Russie (minorité), de la Suède, de l’Espagne, de la Tchécoslovaquie (minorité).

I – Introduction

La lutte séculaire entre exploités et exploiteurs a pris une amplitude menaçante. Le capital tout puissant, chancelant pour un moment après la guerre mondiale et dévastatrice, surtout après la grande révolution russe et les révolutions – bien que moins imposantes – de la Hongrie et de l’Allemagne, relève sa tête hideuse. Malgré les luttes intestines qui déchirent la bourgeoisie et le capitalisme cosmopolite, ces derniers sont en bonne voie pour s’entendre afin de se jeter avec plus d’union et plus de force sur la classe ouvrière et l’attacher au chariot triomphant du capital.

Le capitalisme s’organise, et de la défensive dans laquelle il s’est trouvé il repasse à l’offensive sur tous les fronts contre la classe ouvrière épuisée par les guerres sanglantes et les révolutions manquées. Cette origine a son origine profonde dans deux causes bien déterminées : d’abord la confusion des idées et des principes, qui existe dans les rangs du mouvement ouvrier, le manque de clarté et de cohésion sur les buts actuels et futurs de la classe ouvrière ; la division en camps innombrables, souvent ennemies ; en un mot la faiblesse et la désorganisation du mouvement ouvrier. Ensuite et surtout la déroute subséquente de la révolution russe qui, au moment de son éclosion, en raison même des grands principes énoncés par elle en novembre 1917, avait soulevé les plus grands espoirs chez tous les prolétaires du monde, et qui est retombé au rang d’une révolution politique ayant servi à maintenir la conquête du pouvoir étatiste aux mains du parti communiste, dont le seul but est de monopoliser dans ses mains toute la vie économique, politique et sociale du pays. Cette déviation d’une révolution sociale en une révolution politique a eu pour résultat une hypertrophie du socialisme étatiste dont la conséquence a été le développement d’un système capitaliste aussi exploiteur et aussi dominateur que tout autre système d’origine bourgeoise. La nécessité de rétablir le capitalisme en Russie a été l’enjeu du capitalisme mondial. Le socialisme étatiste, dénommé « communiste », a sauvé le capitalisme bourgeois en faisant appel à son aide pour … sauver la révolution !

C’est ainsi que, grâce à ces deux éléments désorganisateurs – la confusion dans les rangs du prolétariat et le bolchevisme capitaliste – le gros capital industriel et foncier sent ses forces s’accroître et ses chances de renaissance augmenter.

Contre cette attaque serrée et internationale des exploiteurs de tout aloi, il ne reste qu’un seul moyen : c’est l’organisation immédiate de l’armée prolétarienne dans un organisme de lutte embrassant tous les ouvriers révolutionnaires de tous les pays en bloc granitique, contre lequel viendraient se briser toutes les entreprises capitalistes et qui finirait par les écraser sous son poids immense.

Plusieurs tentatives ont déjà été faites dans ce sens. Deux de ces tentatives espèrent encore y réussir : ce sont les deux Internationales dites d’Amsterdam et de Moscou ; mais les deux portent en elles le germe empoisonnant et autodestructeur. L’Internationale d’Amsterdam, perdue dans le réformisme, considère que la seule solution du problème social réside dans la collaboration de classes, dans la cohabitation du Travail et du Capital et dans la révolution pacifique patiemment attendue et réalisée, sans violence ni lutte, avec le consentement et l’approbation de la bourgeoisie. L’Internationale de Moscou, de son coté, considère que le Parti Communiste est l’arbitre suprême de toute révolution, et que ce n’est que sous la férule de ce parti que les révolutions à venir devront être déclenchées et consommées.

Il est à regretter que dans les rangs du prolétariat révolutionnaire conscient et organisé il existe encore des tendances supportant ce qui, en théorie comme en pratique, ne pouvait plus tenir debout : l’organisation de l’Etat c’est-à-dire l’organisation de l’esclavage, du salariat, de la police, de l’armée, du joug politique ; en un mot de la soi-disant dictature du prolétariat qui ne peut être autre chose qu’un frein à la force expropriatrice directe qu’une suppression de la souveraineté réelle de la classe ouvrière et qui devient, par là, la dictature de fer d’une clique politique sur le prolétariat. C’est l’hégémonie du communisme autoritaire, c’est-à-dire la pire forme de l’autoritarisme, du césarisme en politique, de la complète destruction de l’individu.

Contre l’offensive du Capital d’un côté, contre les politiciens de toute envergure de l’autre, les ouvriers révolutionnaires du monde doivent donc dresser une vraie association internationale des travailleurs dont chaque membre saura que l’émancipation finale des travailleurs ne sera possible que lorsque les travailleurs eux-mêmes en tant que travailleurs, dans leurs organisations économiques, seront préparés non seulement à prendre possession de la terre et des usines, mais aussi à les gérer en commun et faire de telle sorte qu’ils soient en état de continuer la production.

Avec cette perspective devant lui, le Congrès international des Syndicalistes révolutionnaires, réuni à Berlin en décembre 1922, déclare sienne la déclaration de principe suivante, élaborée par la Conférence préalable des Syndicalistes révolutionnaires (juin 1922) :

II – Principes du Syndicalisme révolutionnaire

1. Le syndicalisme révolutionnaire, se basant sur la lutte de classe, tend à l’union de tous les travailleurs manuels et intellectuels dans des organisations économiques de combat luttant pour leur affranchissement du joug du salariat et de l’oppression de l’Etat. Son but consiste en la réorganisation de la vie sociale sur la base du communisme libre, au moyen de l’action révolutionnaire de la classe ouvrière elle-même. Il considère que seules les organisations économiques du prolétariat sont capables de réaliser ce but, et s’adresse, par conséquent, aux ouvriers, en leur qualité de producteurs et de créateurs des richesses sociales, en opposition aux partis politiques ouvriers modernes qui ne peuvent jamais être considérés du point de vue de la réorganisation économique.

2. Le syndicalisme révolutionnaire est ennemi convaincu de tout monopole économique et social, et tend vers leur abolition au moyen de communes économiques et d’organes administratifs des ouvriers des champs et des usines sur la base d’un système libre de Conseils affranchis de toute subordination à tout pouvoir ou parti politique. Il érige contre la politique de l’Etat et des partis l’organisation économique du travail ; contre le gouvernement des hommes, la gestion des choses. Il n’a pas, par conséquent, pour but la conquête des pouvoirs politiques mais l’abolition de toute fonction étatiste dans la vie sociale. Il considère qu’avec le monopole de la propriété doit aussi disparaître le monopole de la domination, et que toute forme d’Etat, la forme de la dictature du prolétariat y comprise, ne peut jamais être un instrument d’affranchissement, mais sera toujours créateur de nouveaux monopoles et de nouveaux privilèges.

3. La double tâche du syndicalisme révolutionnaire est la suivante: d’un côté il poursuit la lutte révolutionnaire quotidienne pour l’amélioration économique, sociale et intellectuelle de la classe ouvrière dans les cadres de la société actuelle. De l’autre coté, son but final est d’élever les masses à la gestion indépendante de la production et de la distribution, ainsi qu’à la prise de possession de toutes les ramifications de la vie sociale. Il est convaincu que l’organisation d’un système économique reposant, de la base au faîte, sur le producteur ne peut jamais être réglée par des décrets gouvernementaux, mais seulement par l’action commune de tous les travailleurs manuels et intellectuels dans chaque branche d’industrie, par la gestion des fabriques par les producteurs eux-mêmes sous une forme telle que chaque groupement, usine ou branche d’industrie soit un membre autonome de l’organisme économique général et développe systématiquement sur un plan déterminé et sur la base d’accords mutuels la production et la distribution dans l’intérêt de toute la communauté.

4. Le syndicalisme révolutionnaire est opposé à toute tendance et organisation centralistes qui ne sont qu’empruntées à l’Etat et à l’Eglise et qui étouffent méthodiquement tout esprit d’initiative et toute pensée indépendante. Le centralisme est l’organisation artificielle de haut en bas qui remet en bloc, aux mains d’une poignée, la réglementation des affaires de toute la communauté. L’individu ne devient alors qu’un automate dirigé et mis en mouvement d’en haut. Les intérêts de la communauté font place aux privilèges de quelques-uns ; la diversité est remplacée par l’uniformité, la responsabilité personnelle fait place à la discipline inanimée ; le dressage remplace l’éducation. C’est pour cette raison que le syndicalisme révolutionnaire se place sur le point de vue de l’organisation fédéraliste, c’est à dire de l’organisation de bas en haut, de l’union libre de toutes les forces sur la base des idées et intérêts communs.

5. Le syndicalisme révolutionnaire rejette toute activité parlementaire et toute collaboration avec les organismes législatifs. Le suffrage le plus libre ne peut faire disparaître les contradictions flagrantes existant au sein de la société actuelle ; le système parlementaire n’a qu’un seul but, celui de prêter un simulacre de droit légal au règne du mensonge et de l’injustice sociale ; amener les esclaves à opposer le sceau de la loi à leur propre esclavage.

6. Le syndicalisme révolutionnaire rejette toutes les frontières politiques et nationales arbitrairement fixées et ne voit dans le nationalisme que la religion de l’Etat moderne, derrière laquelle se cachent les intérêts matériels des classes possédantes. Il ne reconnaît que les différences d’ordre régional et exige pour tout groupement le droit de sa propre détermination en accord solidaire avec toutes les autres associations d’ordre économique, régional ou national.

7. C’est pour les mêmes raisons que syndicalisme révolutionnaire combat le militarisme sous toutes ses formes et considère la propagande anti-militariste comme une de ses tâches les plus importantes dans la lutte contre le système actuel. En première ligne, il faut considérer le refus individuel et, surtout, le boycottage organisé contre la fabrication du matériel de guerre.

8. Le syndicalisme révolutionnaire se place sur le terrain de l’action directe et soutient toutes les luttes qui ne sont pas en contradiction avec ses buts : l’abolition du monopole économique et de la domination de l’Etat. Les moyens de lutte sont : la grève, le boycottage, le sabotage, etc. L’action directe trouve son expression la plus profonde dans la grève générale qui, en même temps, doit être, du point de vue du syndicalisme révolutionnaire, le prélude de la révolution sociale.

9. Ennemis de toute violence organisée entre les mains d’un gouvernement quelconque, les syndicalistes n’oublient pas que les luttes décisives entre le capitalisme d’aujourd’hui et le communisme libre de demain ne se passeront pas sans collisions sérieuses. Ils reconnaissent, par conséquent, la violence comme moyen de défense contre les méthodes de violence des classes régnantes dans la lutte pour l’expropriation des moyens de production et de la terre par le peuple révolutionnaire. Tout comme cette expropriation ne peut être commencée et menée à bonne fin que par les organisations économiques révolutionnaires des travailleurs, la défense de la révolution doit aussi se trouver dans les mains de ces organismes économiques et non dans celles d’une organisation militaire ou autre œuvrant en dehors de ces organes économiques.

10. Ce n’est que dans les organisations économiques révolutionnaires de la classe ouvrière que se trouve la force capable de réaliser son affranchissement et l’énergie créatrice nécessaire pour la réorganisation de la société sur la base du communisme libre.

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Déclaration de principe adoptée à Lyon les 1er et 2 novembre 1926
au congrès constitutif de la CGT-SR.

Orientation syndicale

Charte du Syndicalisme révolutionnaire, dite de Lyon

En présence de l’instabilité politique et financière de l’Etat français, qui peut â tout instant provoquer une crise de régime et par conséquent, poser la question d’un ordre social nouveau par les voies révolutionnaires, le congrès, en même temps qu’il se refuse à donner au capitalisme les moyens de rééquilibrer, déclare que le syndicalisme doit tirer de cette situation catastrophique le maximum de résultats pour l’affranchissement des travailleurs.

En conséquence, il affirme que les efforts du prolétariat doivent tendre, non seulement à renverser le régime actuel, mais encore à rendre impossible la prise du pouvoir et son exercice par tous les partis politiques qui s’en disputent âprement la possession. C’est ainsi que le syndicalisme doit savoir profiter de toutes les tentatives faites par les partis, pour s’emparer du pouvoir, pour jouer lui-même son rôle décisif qui consiste à détruire ce pouvoir et à lui substituer un ordre social reposant sur l’organisation de la production de l’échange et de la répartition, dont le fonctionnement sera assuré par le jeu des rouages syndicaux à tous les degrés.

En proclamant le sens profondément économique de la révolution prochaine, le congrès tient à préciser essentiellement, qu’elle doit revêtir un caractère de radicale transformation sociale devenue indispensable et reconnue inévitable aussi bien par le capitalisme que par le prolétariat. Ce caractère ne peut lui être imprimé sur le plan de classe des travailleurs que par le prolétariat organisé dans les syndicats, en dehors de toute autre direction extérieure, qui ne peut que lui être néfaste.

C’est seulement à cette condition que les soubresauts révolutionnaires des peuples, jusqu’ici utilisés et dirigés par les partis politiques, permettront enfin d’apporter un changement notable dans l’ordre économique et social, ainsi que l’exige le développement des sociétés modernes.

Le congrès constate la profonde nouveauté des événements qui se préparent et rendent inutiles et impossibles les transformations politiques partielles. Il enregistre aussi que le fascisme, nouvelle doctrine de gouvernement des puissances d’argent, qui commandent à tout le système capitaliste, pose lui-même le problème social sous le même angle économique et entend utiliser le syndicalisme en l’adaptant à ses vues particulières pour réaliser ses desseins.

En considération de ce qui précède, le congrès déclare que les événements prochains en se déroulant dans l’ordre économique vont poser les nouvelles conditions de vie des peuples et fixer, avec une force grandissante et insoupçonnée, les véritables caractères de la vie sociale. Cette vie sera l’œuvre des forces productives et créatrices associant harmoniquement les efforts des manœuvres, des techniques et des savants, orientés constamment vers le progrès.

Ainsi se précisent logiquement les caractères de la transformation nécessaire. Reprenant les termes de cette partie de la résolution d’Amiens, qui déclare que "le Syndicat aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de la réorganisation sociale", le congrès affirme que le syndicalisme, expression naturelle et concrète du mouvement des producteurs, contient à l’état latent et organique, toutes les activités d’exécution et de direction capables d’assurer la vie nouvelle.

Il lui appartient donc, dès maintenant, de rassembler sur un plan unique d’organisation, toutes les forces de la main-d’œuvre, de la technique et de la science, agissant séparément, en ordre dispersé, dans l’industrie et aux champs. En réunissant, dès que possible, dans un même organisme toutes les forces qui concourent à assurer la vie sociale, le syndicalisme sera en mesure, dès le commencement de la révolution, de prendre en mains, par tous ses organes, la direction de la production et l’administration de la vie sociale.

Comprenant toute la grandeur et toute la difficulté de ce devoir, le congrès tient à affirmer que le syndicalisme doit, dès maintenant, remanier son organisation, compléter ses organes, les adapter aux nécessités – comme le capitalisme lui-même – et se préparer à agir, demain, en administrateur et en gestionnaire éclairé de la production, de la répartition et de l’échange.

Il ne méconnaît pas l’extrême complexité des problèmes qui seront posés par la disparition du capitalisme. Aussi, il n’hésite pas à déclarer que le mouvement des travailleurs, qui ne recèle pas encore toutes forces nécessaires à la vie sociale de demain, doit faire la preuve de son intelligence et de sa souplesse en appelant à lui tous les individus, toutes les activités qui, par leurs fonctions, leur savoir, leurs connaissances, ont leur place naturelle dans son sein et seront indispensables pour assurer la vie nouvelle à tous les échelons de la production.

N’ignorant pas les changements profonds qui sont survenus dans le domaine de la science et de la technique, que ce soit dans l’industrie et dans l’agriculture, le congrès, préoccupé des transformations nécessaires, n’hésite pas à faire appel aux savants et aux techniciens.

De même, il s’adresse aux paysans, pour assurer conjointement avec leurs frères ouvriers la vie et la défense de la révolution qui ne saurait s’effectuer sans leur concours éclairé, constant et complet. Le congrès pense qu’ainsi se scellera, par un effort concordant, harmonieux et fécond, qui les rassemblera tous pour une même tâche de libération humaine, l’Union des travailleurs de la Pensée et des Bras, de l’industrie et des champs.

N’ayant pour unique ambition que d’être les pionniers hardis d’une transformation sociale dont les agents d’exécution et de direction œuvreront sur le plan du syndicalisme, les syndicalistes désirent que leur mouvement, vivant reflet des aspirations et des besoins matériels et moraux de l’individu, devienne la véritable synthèse d’un mécanisme social déjà en voie de constitution, où tous trouveront les conditions organiques, idéalistes et humaines de la révolution prochaine, désirée par tous les travailleurs.

Demain doit être aux producteurs, groupés ou associés, en vertu de leurs fonctions économiques. L’organisation politique et sociale surgira de leur sein. Elle portera en elle-même, tous les facteurs de réalisation, organisation, coordination, cohésion, impulsion et action.

De cette façon, se dressera en face du citoyen, entité fuyante, instable et artificielle, le travailleur, réalité vivante, support logique et moteur naturel des sociétés humaines.

Le syndicalisme dans le cadre national

Son action générale

La C.G.T. syndicaliste révolutionnaire affirme, dès sa constitution, qu’elle entend être exclusivement un groupement de classe : celui des travailleurs. Elle doit donc, en plein accord sur ce point, avec la Charte d’Amiens, mener la lutte sur le terrain économique et social. Véritable organisme de défense et de lutte de classe, elle est en dehors de tous les partis et en opposition avec ceux-ci, la force active qui doit permettre à tous les travailleurs de défendre leurs intérêts immédiats et futurs, matériels et moraux. S’inspirant de la situation présente, elle déclare vouloir préparer, sans délai, les cadres complets de la vie sociale et économique de demain, dont elle tient à examiner tout de suite les caractères possibles et le fonctionnement général.

Au capitalisme – conséquence et résultante de la vie passée, adapté et façonné par les forces dirigeantes en dehors de toute doctrine comme de toute théorie – entrant dans le dernier cycle de son évolution historique, le congrès entend substituer le syndicalisme, expression naturelle de la vie sociale des individus en marche vers le communisme libre.

Rejetant le principe du partage des privilèges chers aux défenseurs de l’intérêt général et de la superposition des classes -qui est aussi celui de nos adversaires –, le syndicalisme doit poursuivre sa mission qui est : de détruire les privilèges, d’établir l’égalité sociale. Il n’atteindra ce but qu’en faisant disparaître le patronat, en abolissant le salariat individuel ou collectif et en supprimant l’Etat.

Il préconise à ce sujet, la grève générale, l’expropriation capitaliste et la prise en possession des moyens de production et d’échange, ainsi que la destruction immédiate de tout pouvoir étatique.

Ses moyens d’action

Précisant sa conception de la grève générale, le congrès tient à déclarer fermement que ce moyen d’action conserve, à ses yeux, toute sa valeur, en toutes circonstances, que ce soit corporativement, localement, régionalement, nationalement ou internationalement. Que ce soit pour faire triompher les revendications particulières ou générales, fédérales ou nationales, offensivement ou défensivement, la grève, partielle ou générale, reste et demeure la seule et véritable arme du prolétariat.

En ce qui concerne la grève générale expropriatrice, premier acte révolutionnaire qui sera marqué par la cessation immédiate, concertée et simultanée du travail en régime capitaliste, le congrès affirme qu’elle ne peut être que violente.

Elle aura pour objectifs :

1. De priver le capitalisme et l’Etat de toute possibilité d’action, en s’emparant des moyens de production et d’échange, et de chasser du pouvoir ses occupants du moment ;

2. De défendre les conquêtes prolétariennes qui doivent permettre d’assurer l’existence de l’ordre nouveau ;

3. De remettre en marche, l’appareil de la production et des échanges, après avoir réduit, au minimum – pour la prise de possession – le temps d’arrêt de la production et des échanges ruraux et urbains ;

4. De remplacer le pouvoir étatique détruit par une organisation fédéraliste et rationnelle de la production, de l’échange et de la répartition.

Confiant dans la valeur de ce moyen de lutte, le congrès déclare que le prolétariat saura, non seulement prendre possession de toutes les forces de production, détruire le pouvoir étatique existant, mais encore sera capable d’utiliser ces forces dans l’intérêt de la collectivité affranchie et de les défendre contre toute entreprise contre-révolutionnaire, les armes à la main, et de donner à l’organisation sociale la forme qu’exigera le stade d’évolution atteint par les individus vivant à cette époque.

Il déclare que le terme des conquêtes révolutionnaires ne peut être marqué que par les facultés de compréhension des travailleurs et les possibilités de réalisations de leurs organismes économiques, dont l’effort devra être porté au maximum.

Par là, le congrès indique que la stabilisation momentanée de la révolution doit s’accomplir en dehors de tout système préconçu, de tout dogme, comme de toute théorie abstraite, qui seraient pratiquement en contradiction avec les faits de la vie économique et sociale exprimant l’ordre nouveau.

Proclamant son attachement indéfectible à la lutte révolutionnaire, le congrès tient, pour bien préciser sa pensée, à déclarer qu’il considère la révolution comme un fait social déterminé par la contradiction permanente des intérêts des classes en lutte, qui vient tout à coup marquer brutalement leur antagonisme, en rompant le cours normal de leur évolution qu’il tend à précipiter.

En conséquence, il déclare que le syndicalisme – comme tous les autres mouvements – a le droit de l’utiliser, suivant ses desseins, pour atteindre le maximum des buts qu’il s’est fixé, sans confondre son action avec celle des partis qui prétendent, eux aussi, transformer l’ordre politique et social, et préconisent pour cela la dictature prolétarienne et la constitution d’un Etat soi-disant provisoire.

En dehors de cette action essentielle, le congrès déclare que, par son action revendicative quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que : la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Il prépare chaque jour l’émancipation des travailleurs qui ne sera réalisée que par l’expropriation du capitalisme.

En condamnant la « collaboration des classes » et le syndicalisme d’intérêt général », le Congrès tient à déclarer que ce ne sont pas les discussions inévitables entre patrons et ouvriers qui constituent des actes de collaboration de classes.

En ne voyant dans ces discussions qui résultent de l’état de chose actuel, qu’un aspect de la lutte permanente des classes, le Congrès précise que la collaboration des classes est caractérisée par le fait de participer dans des organismes réunissant des représentants des ouvriers, des patrons ou de l’Etat, à l’étude en commun des problèmes économiques, dont la solution apportée ne saurait que prolonger, en la renforçant, l’existence du régime actuel.

Le Syndicalisme dans la période pré-révolutionnaire

Considérant que dans la période pré-révolutionnaire, le rôle du syndicalisme est de dresser une opposition constante aux forces capitalistes, par la création des Comités et des Conseils d’ateliers, d’usines, de bureaux, de chantiers, de gares, de ports, de fermes ou d’exploitations agricoles dans tous les domaines de la production.

En même temps que sera menée à bien la besogne de documentation, d’éducation technique et professionnelle, en vue de la réorganisation sociale, sera enfin réalisé dans les meilleures conditions, l’apprentissage de classe de la gestion.

En indiquant que les Syndicats constitueront les cadres de la Société nouvelle, le Congrès déclare qu’en ouvrant l’accès du Syndicat aux techniciens et aux savants, ceux-ci s’y trouveront placés sur un pied de complète égalité avec les autres travailleurs.

C’est de la collaboration intelligente et amicale de tous ces éléments que surgira le véritable Conseil Economique du Travail, qui aura pour mission de poursuivre le travail de préparation à la gestion des moyens de production, d’échange et de répartition et charge, sous la direction des Congrès, de chercher les moyens les meilleurs pour faire aboutir les revendications ouvrières.

Rapport du Syndicalisme avec les autres forces révolutionnaires

Le Congrès affirme à nouveau que le Syndicalisme doit vivre et se développer dans l’indépendance absolue, qu’il doit jouir de l’autonomie complète qui conviennent à son caractère de force essentielle de la Révolution.

Par sa doctrine, ses buts, son action corporative et sociale, le syndicalisme s’affirme comme le seul mouvement de classe des travailleurs. Il est capable de réaliser, par lui-même, aux différents stades de l’évolution humaine, aussi bien communisme organisé que le communisme libre. :

Ceci implique qu’il ne peut concourir à la poursuite des objectifs politiques affirmés par les partis et qu’il ne peut lier son action à la leur. L’affirmation sans cesse plus nette des buts poursuivis par les deux autres C. G. T. et leurs partis, oblige la C. G. T. S. R. à répudier toutes ententes avec ces forces sur le terrain révolutionnaire. L’opposition fondamentale des buts poursuivis par les partis et les groupements qui ne reconnaissent pas au syndicalisme son rôle essentiel, force également la C.G.T.S.R. à cesser d’observer à leur égard la neutralité syndicale, jusqu’ici traditionnelle.

En effet, s’il est encore possible de réunir dans une action corporative commune, toutes les forces ouvrières groupées dans les trois C. G. T. [38], il est indéniable que toute conjugaison de ces mêmes forces, pour une lutte révolutionnaire, apparaît inutile et vaine, en raison de l’opposition fondamentale des buts que se sont assignés les diverses fractions du syndicalisme.

De toute évidence, cette incompatibilité d’action révolutionnaire s’étend a fortiori, aux ententes avec les partis politiques ouvriers qui, tous sans exception, veulent – et c’est leur raison d’être – instaurer un Etat politique dont ils auraient la direction, Etat dont le syndicalisme révolutionnaire proclame la nocivité et nie la nécessité.

En conséquence, le Congrès de la C.G.T.S.R. ne peut unir ses efforts à ceux des autres C. G. T. que sur le terrain de l’action quotidienne. En ce qui concerne la conjugaison des actions révolutionnaires du syndicalisme et des partis, il affirme qu’elle ne peut s’étendre, le cas échéant, qu’à la période de destruction de l’Etat bourgeois, après laquelle chaque force marchera vers ses buts propres.

Le Congrès est d’ailleurs persuadé que l’unité définitive de toutes les forces révolutionnaires se réalisera sur le terrain de classe, dans la phase décisive de destruction de l’Etat bourgeois et du capitalisme, pour se continuer dans la période constructive; qu’elle se scellera par l’entrée de tous les travailleurs dans leur groupement naturel : le Syndicalisme, organe complet de production, d’administration et de défense d’une société reposant exclusivement sur le travail, sa répartition, son échange, de la base au faîte de son édifice.

Le Congrès déclare que la C. G. T. Syndicaliste Révolutionnaire se mêlera à toute action révolutionnaire, quels qu’en soient les facteurs initiaux, mais il affirme son désir inébranlable de tenter, à cette occasion, de réaliser le maximum des buts poursuivis par le Syndicalisme Révolutionnaire.

Le Syndicalisme dans le cadre international

Ayant ainsi défini sa compréhension de l’action du syndicalisme révolutionnaire sur le terrain national et international, le Congrès donne l’adhésion de la C. G. T. Syndicaliste Révolutionnaire à l’Association Internationale des Travailleurs. :

Il proclame que cette Internationale est la continuation logique de la Première Internationale, de même que la C.G.T.S.R. est la continuation de la C. G. T. de 1906, après la faillite des deux autres C. G. T.

Considérant que, plus que jamais, les travailleurs ont pour devoir de se tendre la main par dessus les frontières, et de proclamer qu’ils appartiennent à une même classe: celle des exploités, le Congrès estime que, pour opposer un front unique commun irrésistible à la puissance capitaliste, les ouvriers doivent se réunir au sein d’un organisme international, au sein duquel ils retrouveront le prolongement de leur propre action de classe qu’ils engagent dans chaque pays, contre leur patronat respectif.

Il estime que la place d’un mouvement syndical basé sur la lutte de classes ne peut être que dans une Internationale qui accepte les principes suivants :

Autonomie complète, indépendance absolue du syndicalisme dans l’administration, la propagande, la préparation de l’action, dans l’étude des moyens d’organisation et de lutte future et dans l’action elle-même.

Constatant que les oppositions rencontrées sur le terrain national entre les buts poursuivis par les diverses fractions syndicalistes et les partis politiques se retrouveront aggravées sur le plan international ;

Le Congrès considère que si l’Internationale Syndicale Révolutionnaire peut engager des actions communes avec les autres Internationales syndicales sur le terrain de la lutte quotidienne, industrielle ou corporative, il lui est impossible de se concerter avec ces Internationales pour une action révolutionnaire, en raison de l’opposition des buts poursuivis par chacune d’elles.

De même, il déclare impossible toute entente avec les Internationales politiques en vue de réaliser la révolution à l’échelle internationale, et il estime que, en tous les cas, la conjugaison doit se limiter au renversement du régime bourgeois dans chaque pays.

Réorganisation des Jeunesses syndicalistes

Considérant que le développement et l’avenir du mouvement syndical réside en grande partie dans la formation sans cesse renouvelée de ces cadres,

Le Congrès décide que l’éducation des jeunes ouvriers et ouvrières doit redevenir une des principales préoccupations du syndicalisme.

En conséquence, il fait obligation très précise aux organismes syndicaux, à tous les degrés, de reconstituer, sous la direction effective de la C.G.T.S.R., les Jeunesses Syndicalistes.

Il spécifie que les Jeunes n’ayant pas à déposer ou à défendre des revendications, ce qui est du ressort du Syndicat, devront recevoir une large éducation sociale qui doit leur être donnée par les Unions Locales, avec le concours des Syndicats.

Les groupements locaux, régionaux de Jeunes participeront à titre consultatif aux Assemblées de même nature que la C. G. T. S. R. Ils devront, dès que possible, aussitôt qu’ils auront acquis les notions indispensables, être adjoints aux militants locaux, régionaux et nationaux responsables de la marche des différents rouages du syndicalisme pour s’initier à leur fonctionnement.

En outre, le Congrès charge le Bureau Confédéral de présenter au prochain C. C. N. un plan complet d’organisation des Jeunesses Syndicalistes.

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APERÇUS THÉORIQUES

« Le socialisme est issu des profondeurs mêmes du peuple. Si quelques penseurs, issus de la bourgeoisie, sont venus lui apporter la sanction de la science et l’appui de la philosophie, le fond des idées qu’ils ont énoncées n’en est pas moins le produit dé l’esprit collectif du peuple travailleur. Ce socialisme rationnel de l’Internationale, qui fait aujourd’hui notre meilleure force, n’a-t-il pas été élaboré dans les organisations ouvrières, sous l’influence directe des masses ? Et les quelques écrivains qui ont prêté leur concours à ce travail d’élaboration ont-ils fait autre chose que de trouver la formule des aspirations qui déjà se faisaient jour parmi les ouvriers ? »

(P. Kropotkine, Les Temps nouveaux, 1913.)

L’ORGANISATION DE LA CLASSE OUVRIÈRE

I. – L’anarcho-syndicalisme et la capacité politique de la classe ouvrière

Un des problèmes les plus importants qui se posent aux socialistes est de déterminer comment naît ce qu’on appelle la « conscience de classe » parmi les travailleurs ; c’est-à-dire comment devient consciente la conviction en tant qu’individu d’appartenir à un groupe social déterminé, d’avoir des intérêts semblables avec les autres membres de ce groupe social et que ces intérêts s’opposent à d’autres intérêts de classe.

Pour la plus grande majorité des travailleurs, cette prise de conscience vient directement de la situation sociale qu’ils vivent quotidiennement ; elle est le produit direct de l’exploitation et de l’oppression. Des groupes de base se constituent à partir d’individus solidaires contre l’axe d’exploitation et d’oppression le plus profondément ressenti et donc vécu. Quand la solidarité s’ajoute à la révolte, le désir de s’organiser apparaît et c’est à travers l’organisation de classe et de masse qui se constitue progressivement que la classe ouvrière devient sujet, c’est-à-dire capable d’actions et de pensées autonomes.

La conscience de classe vient de la situation sociale et de l’action menée pour la modifier ; il y a donc antériorité de la pratique sur la théorie. Sans doute existe-t-il un rapport dialectique entre théorie et pratique. Si le théoricien joue un rôle, il fout considérer celui-ci comme une forme de pratique ; il ne fait que participer à un mouvement qui le dépasse : « Agir, c’est toujours penser ; dire, c’est faire », comme disait Proudhon. Son rôle est donc de dégager de la pratique des classes sociales les idées qui lui sont immanentes. Ainsi il n’invente rien, c’est toujours le prolétariat qui est le créateur de sa propre théorie ; mais une expression cohérente de la théorie révolutionnaire constitue un moment décisif et nécessaire du processus révolutionnaire.

Aujourd’hui le développement des forces productives et l’élévation du niveau général d’instruction permettent aux travailleurs de trouver plus facilement en leur sein des éléments capables de théoriser leur pratique de classe.

Cette affirmation des anarcho-syndicalistes de la capacité de la classe ouvrière d’assurer sa propre émancipation constitue l’opposition fondamentale et irréductible qui les sépare de certains socialistes et particulièrement des marxistes-léninistes. Ces derniers affirment que la conscience de classe ne peut venir que de l’extérieur [39], ne peut qu’être apportée « du dehors » de la lutte réelle des travailleurs par des éléments « avancés » de la bourgeoisie passés dans le camp du socialisme.

La classe ouvrière qui, à travers ses luttes, prend conscience d’elle-même et élabore sa propre théorie doit forger son outil organisationnel.

II. – L’organisation des travailleurs

Dans la mesure où on considère que le prolétariat acquiert la conscience politique par l’expérience de la lutte des classes, les minorités conscientes n’exercent pas un rôle de direction [40] mais une fonction de « catalyseur » ; on mettra l’accent sur l’initiative des masses à condition qu’elles soient organisées dans une structure qui permette à cette initiative de s’exercer : c’est-à-dire le prolétariat organisé en classe.

Les nécessités de la lutte conduisent à la recherche d’une coordination, ce qui amène les groupes de base à se fédérer aussi bien sur le plan géographique qu’industriel, et cela à tous les niveaux ; c’est la naissance de l’organisation syndicale.

Cette organisation, outil pour l’émancipation des travailleurs, ne doit pas reproduire dans son mode d’organisation les formes de la société dominante (autorité, isolement des individus, démission devant le « savant », la « culture », etc.) sous peine de se condamner à l’impuissance et de devenir un nouveau moyen de domination.

Au contraire, elle doit présenter un certain nombre de caractéristiques clés :

– absence de monopolisation des pouvoirs dans l’organisation,

– responsabilités résultant des mandats contrôlés par les structures de base,

– révocabilité des responsables,

– les décisions prises n’ont pas force de loi ; les minoritaires sur une question donnée (groupes ou individus) sont simplement tenus de ne pas s’opposer à son application.

L’action de l’organisation de la classe ouvrière doit être la manifestation – spontanée ou réfléchie – de la conscience et de la volonté ouvrières, sans intervention d’agents extérieurs ; c’est la conséquence du fait que la classe ouvrière n’attend rien des hommes, des puissances ou des forces extérieures à elle-même, car elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi ses propres moyens d’action. C’est ce qui a été appelé « action directe », qui, contrairement à l’idée généralement répandue, n’a rien à voir avec l’utilisation systématique de la violence, celle-ci n’étant qu’affaire de circonstances [41].

De ce qui précède découle que rien n’est étranger à l’organisation de la classe ouvrière, et que toutes les formes de la lutte ouvrière doivent être prises en charge par elle.

De fait, les structures de l’organisation de classe préfigurent celles de la société qu’elle projette de réaliser.

Pour nous, anarcho-syndicalistes, l’organisation de la classe ouvrière, c’est le syndicat :

– Il est constitué sur une base de classe : ses adhérents sont tous des travailleurs salariés, et tous les travailleurs salariés peuvent y adhérer sans « a-priorisme » idéologique.

– Son mode de fonctionnement est fédéraliste,

– Son champ d’action et ses modes d’action sont sous la responsabilité directe des travailleurs.

Cependant, quand une ou plusieurs idéologies définies à l’extérieur de la classe ouvrière sont imposées dans l’organisation syndicale, cet état de fait conduit à une déviation remettant en cause la nature même de l’organisation. Les représentants des partis présents dans l’organisation interdisent à celle-ci un certain nombre de domaines et réservent à leurs partis la conception d’un projet de société, la prise de pouvoir et la gestion des affaires. Il s’ensuit la constitution de fractions, l’une, parfois, s’emparant complètement de l’organisation pour la mettre sous le contrôle du parti.

III. – Domaine d’action et de réflexion

L’organisation de classe et de masse a pour objectifs d’une part la défense des revendications des travailleurs, d’autre part leur émancipation.

Elle agit dans tous les domaines où s’exerce l’exploitation et l’aliénation des travailleurs (production, consommation, éducation, loisirs, armée, écologie-environnement, sexualité, etc.).

Seule une organisation de masse et de classe peut confondre sa réflexion collective aux actions et aux revendications dans tous les domaines, ce qui lui permet d’élaborer un projet global cohérent et les moyens de le mettre en œuvre. :

IV. – Relations avec les organisations de citoyens

a) Les groupements de fait

Ces groupements se fondent sur la constatation d’une aliénation et/ou d’une exploitation spécifique (groupes de femmes, d’étudiants, de consommateurs, mouvements écologiques, régionalistes, objecteurs de conscience, minorités sexuelles, etc.). Leur pratique et leur réflexion autonomes les amènent souvent à ressentir la nécessité de globaliser leur problème, et donc d’établir des relations avec le mouvement ouvrier.

L’organisation syndicale, si elle n’a pas une réflexion collective dans les domaines en question, soit se décharge de sa responsabilité politique sur ces groupes qu’elle considère comme autant de spécialistes, soit refuse de s’associer à ces nouvelles formes de luttes.

Si, au contraire, l’organisation a déjà entamé une réflexion collective, l’apport des groupements de fait sera valorisé par le mouvement ouvrier et permettra une actualisation constante du projet socialiste.

b) Les partis politiques (de gauche ou d’extrême gauche) :

Ils sont constitués de citoyens adhérents d’une idéologie fixée « à priori » [42] ; dans la vision du monde d’un adhérent à un parti politique ; chaque citoyen est obligé de soutenir une idéologie ou une autre, et. par conséquent de souhaiter que celle-ci triomphe. Ainsi les partis ont pour but d’imposer (par les urnes, les armes, le viol des foules, etc.) leur programme.

Leur vocation affirmée de gestionnaire les conduit tout naturellement à vouloir s’emparer de l’appareil d’Etat : ils sont par nature autoritaires.

En outre, l’influence en leur sein des « nantis de la culture » (étudiants, professeurs, professions libérales, curés, etc.) étant toujours prédominante, ils servent objectivement les intérêts de la petite bourgeoisie.

Le plus souvent, les partis politiques sont peu de chose par rapport à l’état des forces en présence dans la société, ce qui explique qu’ils agissent par l’intermédiaire des différents mouvements de masse qu’ils tentent de contrôler et se livrent à l’action parlementaire, pour agir par l’intermédiaire de l’appareil d’Etat.

Leur nature, leur composition sociale et leur stratégie les différencient et les opposent radicalement au mouvement syndical, même s’ils affichent des objectifs semblables ; il ne peut donc y avoir que des accords tactiques limités en temps, en lieu et en circonstances entre partis et syndicats et en aucun cas « partage des tâches » ni collaboration, ou liaison organique.

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STRATÉGIE DE L’ORGANISATION

« Quel que soit le degré de préparation du prolétariat en vue de la révolution, il est incontestable qu’il lui sera impossible de passer sans transition du régime capitaliste au nouveau régime qu’il voudra instaurer... »

P. Besnard, Les Syndicats ouvriers et la révolution sociale.

I. – L’état de la question

Trois grandes thèses dominent le mouvement socialiste sur la question de la stratégie de l’organisation pour le passage au socialisme :

1) La thèse réformiste : conquête du pouvoir législatif d’Etat par des élections ; formation d’un gouvernement socialiste qui promulgue des lois favorisant la prise de contrôle des travailleurs sur la gestion et la propriété collective des moyens de production ; de proche en proche, le capitalisme est exproprié pacifiquement. Pour nous, cette thèse est utopique pour deux raisons essentielles, vérifiées hélas ! par l’expérience historique :

– Si le gouvernement élu se dirige réellement vers des mesures d’inspiration socialiste, le capitalisme national et international réagira immédiatement par des mesures diverses – de la pression économique à l’intervention armée qui mettront les choses à leur place exacte : la lutte entre travail et capital est fonction d’un rapport de forces. Les thèses réformistes de respect de la légalité et de passage pacifique au socialisme ne sont que de la poudre aux yeux, des travestissements qui voilent la dure réalité : depuis plus de cent, cinquante ans, le capital menacé se défend avec toutes ses armes.

Il n’est pas question pour nous ici d’exalter la violence et la guerre civile, pas plus que de prétendre que les travailleurs socialistes réformistes sont des traîtres ; nous pensons que la voie réformiste est une voie sans issue qui ne fait que perpétuer l’exploitation de l’homme par l’homme et qui démobilise les travailleurs par une analyse tronquée de la réalité.

– Le plus souvent, les gouvernements socialistes pris entre la réaction capitaliste et les poussées ouvrières louvoient et ne font rien d’autre que gérer le capitalisme jusqu’à leur renversement par la droite.

2) La thèse léniniste : destruction révolutionnaire de l’appareil d’Etat bourgeois et constitution d’un « Etat prolétarien », émanation des conseils des travailleurs ; cela pour la propagande, en réalité la dictature du prolétariat a toujours été exercée par un ou plusieurs partis dits « d’avant-garde » dont les dirigeants sont des intellectuels passés au socialisme. Ainsi, le conseil des commissaires du peuple dans la Russie de 1917-1918 est issu des partis bolchevik et socialiste révolutionnaire de gauche et non pas du congrès panrusse des soviets. Nous pensons que le concept de « dictature du prolétariat » est, en outre, source de confusion par son imprécision [43].

3) La thèse socialiste libertaire : les travailleurs, préalablement organisés en classe dans des organisations à base économique, brisent l’Etat bourgeois par la grève générale insurrectionnelle et expropriatrice et immédiatement instaurent dans la production, l’échange et la distribution des rapports socio-économiques basés sur le fédéralisme et l’autogestion.

Pour résumer, on peut dire que dans la lutte préalable contre le capitalisme de l’Etat, les marxistes révolutionnaires tentent de construire un contre-Etat alors que les socialistes libertaires s’efforcent d’organiser une contre-société. Ce sont là des conceptions théoriques qui ont cours depuis environ un siècle ; quelle est leur valeur aujourd’hui ?

II. – Rôle du syndicalisme

Les crises récentes, souvent assez courtes, mettent en lumière deux éléments qui sont :

– une carence du pouvoir central, constatée par toute la population, provoquée par un ébranlement économique, social, politique ou écologique,

– un niveau de conscience élevé dans la classe ouvrière organisée dans un mouvement de masse. Cette constatation implique deux comportements :

Avant la crise 

Le rôle essentiel du syndicalisme est pédagogique :

– mémoire collective des expériences passées et présentes du mouvement ouvrier ;

– mise en responsabilité des groupes de base ;

– abord collectif de tous les problèmes de la vie des travailleurs ;

– élaboration collective d’une stratégie pour la période de crise.

Deux éléments sont d’une importance capitale : le prolétariat, par la discussion et l’action communes doit réaliser sa « synthèse de classe », c’est-à-dire unifier organiquement dans des syndicats d’industrie et consciemment les diverses couches de travailleurs : ouvriers manuels, techniciens, scientifiques et travailleurs du secteur tertiaire dans la conviction de leurs intérêts communs et, pour ce faire, agir incessamment pour ce que Pierre Besnard appelait les grandes revendications du prolétariat : réduction du temps de travail, réduction de l’éventail des salaires tendant vers le salaire unique, contrôle syndical de la production [44].

Le mouvement syndical doit être, en outre, réellement un mouvement de masse :

– développement numérique ;

– coordination active à tous les niveaux, y compris au niveau international.

Pendant la crise 

La carence du pouvoir entraîne des révoltes locales qui se multiplient très rapidement. Le rôle de l’organisation syndicale est de les encourager et de les coordonner entre elles, afin, en généralisant le mouvement, d’aller le plus vite possible le plus loin possible. Elle a pour objectif également de transformer ces mouvements de révolte en actions révolutionnaires conscientes, c’est-à-dire qui s’attaquent aux rapports socio-économiques existants (prise en charge de la production, de la distribution, des échanges, des services, et dans les campagnes socialisation de la propriété là où c’est possible). Elle devra également combattre toute tentative d’encadrement autoritaire de l’action – qui se situe le plus souvent en retrait – lequel a pour effet de démobiliser les masses et de faire ainsi le jeu de la réaction.

L’expérience – particulièrement de la guerre civile espagnole – nous montre que le mouvement ouvrier peut être amené à combattre la réaction les armes à la main. Cette lutte peut donner naissance à un appareil temporaire spécialisé dans la lutte armée qui, sans reproduire le modèle de l’armée bourgeoise, ne peut atteindre une efficacité suffisante sans être centralisé et discipliné.

Pourtant nécessaire en cas de guerre civile ou d’intervention extérieure, cet appareil militaire est un grand danger et des précautions doivent être prises contre lui :

– il doit toujours rester sous le contrôle des organisations syndicales, à tous les échelons, pour les questions non purement militaires,

– il ne doit pas avoir le monopole de la force armée, sinon des expériences analogues au bonapartisme ou à la dictature militaire de Cromwell pourraient advenir à la jeune révolution, c’est-à-dire que dans les entreprises les organismes de base du prolétariat doivent demeurer armés. Ainsi l’armée créée pour faire triompher la révolution ne pourra se retourner contre son origine et donner naissance à une nouvelle exploitation et une nouvelle oppression

En outre, la gestion, l’échange et la distribution doivent demeurer directement sous le contrôle du mouvement ouvrier organisé dans des syndicats [45]. Resté armé et fort du pouvoir économique, le mouvement ouvrier, après la pause due à la lutte armée, pourra reprendre sa marche vers le socialisme.

En ce qui concerne l’intervention extérieure, probable, et pouvant venir soit du capitalisme, soit du collectivisme d’Etat, il faut tenir compte des faits suivants :

– L’imbrication croissante des économies sur le plan international rend plus difficiles des représailles efficaces, celles-ci remettant en cause l’équilibre économique des nations qui s’y livreraient ;

– Les causes qui ont provoqué la cri se dans une région donnée se retrouvent à des degrés divers dans les régions voisines et le bouleversement peut faire tache d’huile d’autant mieux que le mouvement ouvrier se sera mieux organisé internationalement.

En tous les cas, le mouvement syndical révolutionnaire doit éviter toute pratique putschiste et chercher surtout à convaincre : de plus, une certaine prudence tactique est nécessaire car un mouvement avorté et réprimé fait reculer le prolétariat de nombreuses années ; seules des chances suffisantes de victoire peuvent permettre aux responsables d’engager l’organisation dans la lutte révolutionnaire.

Aujourd’hui, les conditions ne sont pas réunies et un long travail de clarification théorique, de pratique de l’action directe et d’organisation à l’échelon international pourra permettre au mouvement ouvrier de reprendre l’initiative dans son combat contre le capital.

Les individus aspirent à leur émancipation à l’égard de toutes les contraintes.

La classe des travailleurs est seule capable de projeter et mettre en œuvre une société socialiste et libertaire.

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LE PROJET LIBERTAIRE

« Quand donc les hommes ... comprendront-ils que ce qu’an appelle intérêts généraux n’étant que l’ensemble des intérêts individuels, les diverses manifestations de la “chose publique” peuvent être accomplies individuellement et qu’ainsi, avec la nécessité, se trouve établie la possibilité de supprimer les gouvernements ! »•

F. Pelloutier, « Almanach de la question sociale. » (1897)

« Sans prévoir dans le détail les institutions de la société socialiste, nous pensons que celle-ci devra comporter un certain nombre de caractéristiques, sous peine d’être dénaturée :

« a) Structures économiques

« Propriété collective des moyens de production et d’échange, liés entre eux en une fédération agricole et industrielle – régionale, nationale et internationale – et gérées par l’ensemble des producteurs ; suppression du salariat et du patronat ; – établissement d’une économie distributive.

« b) Structures administratives et sociales

« Fédération des unités territoriales, foyers de coordination et non plus centres de décision autoritaire, gestion directe par les citoyens à tous les niveaux.

« c) Structures régulatrices

« Confédération aux différents niveaux des fédérations agrico-industrielles et des fédérations territoriales. »

« Manifeste de l’Alliance syndicaliste. »

I. – Individu et société

Lorsque le mouvement ouvrier s’organise et lutte contre l’exploitation et l’oppression capitalistes, il se forge un outil pour la revendication et la lutte : le syndicat. Il se forge aussi une idéologie (bien sûr de façon non consciente) qu’il oppose à l’idéologie secrétée par la classe dominante. Il remet ainsi en question et dénonce les manifestations importantes mais secondaires du capitalisme (hiérarchie des salaires et donc des fonctions, dévaluation du travail manuel, etc.).

Incontestablement, la démarche première des révolutionnaires est une démarche humaniste. C’est ainsi que le principe de solidarité est à la base de l’idée libertaire.

« ...l’influence naturelle que les hommes exercent les uns sur les autres … est à base même, matérielle, intellectuelle et morale, de l’humaine solidarité : l’individu humain, produit de la solidarité, c’est-à-dire de la société, tout en restant soumis à ses lois naturelles, peut bien, sous l’influence de sentiments venus du dehors, et notamment d’une société étrangère, réagir contre elle jusqu’à un certain degré, mais il ne saurait en sortir sans se placer aussitôt dans un autre milieu solidaire et sans y subir aussitôt de nouvelles influences. Car, pour l’homme, la vie en dehors de toute société et de toutes les influences humaines, l’isolement absolu, c’est la mort intellectuelle, morale et matérielle aussi. La solidarité est non le produit, mais la mère de l’individualité et la personnalité humaine ne peut naître et se développer que dans l’humaine société. »

(Bakounine, Œuvres, tome V, p. 159-69.)

Le mouvement syndicaliste libertaire, issu de la Première Internationale, proclamait la solidarité de classe, la solidarité ouvrière.

Deux principes guident donc le prolétariat dans son élaboration de la société future : primauté de la solidarité, primauté des producteurs.

Il est à noter que du point de vue de l’analyse de l’influence de la société sur les individus, les travaux des sociologues et de l’école psychanalyste ont permis de faire des progrès ; ils peuvent nous donner des arguments supplémentaires dans la lutte des idées dans la construction du socialisme, en nous apportant l’aval de la science.

Dans son effort, le mouvement ouvrier cherche à détruire des mythes qui se sont fait jour dans la tête de certains philosophes, et que l’idéologie dominante répand à pleins tonneaux.

Le « Contrat social »

« Ce fut une grande erreur de la part de J.-J. Rousseau d’avoir pensé que la société primitive ait été établie par un contrat libre, formé par des sauvages, c’est-à-dire un contrat sans parole et par conséquent sans pensée et sans volonté – un révoltant non-sens ! »

« Donc, selon ce système, la société humaine ne commence qu’avec la conclusion du contrat. Mais qu’est-ce alors que cette société ? C’est la pure et logique réalisation du contrat avec toutes ses dispositions et conséquences législatives et pratiques, c’est l’Etat. »

(Bakounine, Œuvres, Tome l, p. 145.)

Le gouvernement des meilleurs

« Selon nous, de toutes les aristocraties qui ont opprimé chacune à son tour et quelquefois toutes ensembles la société humaine, cette soi-disant aristocratie de l’intelligence est la plus odieuse, la plus méprisante, la plus impertinente et la plus oppressive. L’aristocratie nobiliaire nous dit : “vous êtes un fort galant homme, mais vous n’êtes pas né noble. » C’est une injure qu’on peut encore supporter. L’aristocratie du capital vous connaît toutes sortes de mérites, “mais, ajoute-t-il, vous n’avez pas le sou.” C’est également supportable... Mais l’aristocratie d’intelligence nous dit : “Vous ne savez rien, vous ne comprenez rien, vous êtes un âne, et moi homme intelligent, je dois vous bâter et vous conduire.” Voilà qui est intolérable. »

(Bakounine, Œuvres, Tome V, p. 129)

La lutte idéologique

Ces deux exemples pour montrer que le mouvement ouvrier ne se laisse pas entraîner sur les sentiers boueux des idéologies.

Dans son élaboration d’une société libertaire, il est capable de les balayer. C’est pourquoi nous ne devons pas nous laisser impressionner par des institutions réputées utiles ou « inévitables ».

Sans nous livrer à de grandes déclarations sur la place de l’individu dans la société future, nous savons que nous devons d’abord combattre toutes les idées reçues.

II. – L’État

C’est par sa théorie de l’Etat que l’anarcho-syndicalisme se distingue – et s’oppose – le plus aux autres courants socialistes. Une compréhension juste du phénomène de l’Etat est un instrument indispensable car elle détermine à la fois les formes d’organisation et toute la stratégie révolutionnaire, selon que l’on considère que l’Etat peut jouer ou non un rôle révolutionnaire.

Historiquement, l’Etat a rempli dans le passé des fonctions sociales nécessaires [46]. La concentration de la propriété et les antagonismes qu’elle suscite entre travail et capital entraînent la coalition des possédants contre les non-possédants, accroît l’inégalité des classes et provoque la constitution d’une force publique de répression : 1’Etat. C’est à la fois une réponse a l’instabilité sociale résultant des contradictions économiques et l’expression de l’appropriation des forces collectives de la société. Face aux contradictions insurmontables du capitalisme laissé à son propre développement chaotique, il devient nécessaire d’organiser une force publique en vue de maintenir les classes dominantes et d’assurer la défense des hiérarchies et des privilèges. L’existence de l’Etat comme force répressive est fondée sur l’inégalité économique et sur les formes sociales de la propriété capitaliste. Les caractères de l’Etat procèdent des forces économiques et des rapports sociaux.

La conclusion de cette critique ne peut être une simple révision des formes politiques mais une mutation fondamentale des rapports socio-économiques, car l’Etat est à la société ce que le capital est au travail.

Si l’Etat a une puissance, il ne la tient pas, à l’origine, de lui-même mais de la société et des structures socio-économiques dont il est le reflet. N’ayant pas toujours existé, il n’est qu’une forme transitoire caractéristique d’une époque du développement social qui est appelée à être dépassée et remplacée par une autre forme d’organisation de la société.

Etant une aliénation et une appropriation de la force collective [47] il ne peut, sous peine de disparaître, cesser de s’approprier la force collective. Sa nature même le pousse à se renforcer et à absorber les forces de la collectivité. Il est animé d’une nécessité intérieure à l’accaparement, à la centralisation, et ce mouvement de centralisation une fois commencé tend à croître, à envahir toute la société.

Cette tendance à la concentration est liée à l’antagonisme des classes, l’Etat n’est que la confirmation de ce conflit. Lutte de classe et Etat sont en réciprocité dialectique et le mouvement de centralisation exprime et renforce l’inégalité sociale.

Le caractère contre-révolutionnaire de l’Etat n’est pas seulement lié à la classe dominante – la bourgeoisie – qui exerce le pouvoir, il est lié à sa nature même. L’Etat centralisé tend à étouffer toute possibilité de changement. Ni les intentions particulières des il gouvernants, ni les retouches faites à l’édifice gouvernemental ne peuvent modifier cette nécessité interne faisant de l’Etat une force contre-révolutionnaire.

En régime capitaliste, l’approfondissement des contradictions économiques et des conflits sociaux ne peut que provoquer l’accroissement des pouvoirs politiques destinés à combattre les menaces de guerre sociale. Mais le renforcement de l’Etat produit à son tour le renforcement des contradictions sociales.

Avec le développement du capitalisme et des contradictions économiques, l’Etat est amené à étendre son rôle. Sa nature se transforme peu à peu. De force de répression, il devient agent de gestion et d’administration. Cette fonction sert les intérêts du capitalisme dans la mesure où elle permet de résoudre provisoirement ses contradictions, dans la mesure aussi où l’Etat prend en charge les secteurs déficitaires de l’économie, que les capitalistes délaissent, mais qu’il est indispensable de maintenir sous peine de crise. Ce rôle croissant dans la gestion économique accroît le pouvoir d’Etat : dans la même proportion où son rôle dans les rapports de production s’étend, l’Etat tend relativement à s’autonomiser par rapport à la classe dominante capitaliste ; c’est-à-dire que le rapport de subordination du pouvoir politique au pouvoir économique tend à se relâcher. Ce processus d’autonomisation trouve sa limite extrême dans le fascisme [48] où l’Etat a un contrôle total sur la production économique mais où les capitalistes conservent la propriété des moyens de production, touchent les dividendes, sans cependant avoir pratiquement la possibilité de gérer eux-mêmes leurs entreprises. C’est un cas limite, évidemment.

En régime capitaliste, l’autonomisation relative de l’Etat a ses limites, et ces limites sont déterminées précisément par le maintien de la propriété privée des moyens de production.

Dans le cas du socialisme d’Etat, la propriété privée n’existe pas. C’est l’Etat qui centralise la gestion de l’économie entre ses mains : c’est lui le propriétaire des moyens de production [49]. Il y a coïncidence complète entre le pouvoir économique et le pouvoir politique. Alors que, dans le système capitaliste, la propriété privée constitue un frein à l’autonomisation de l’Etat par rapport à la société, sous le socialisme d’Etat ce frein n’existe pas. Détenant la totalité du pouvoir économique et politique, l’Etat est entièrement autonome s’il réussit à s’affranchir de tout contrôle des travailleurs. Or, on sait que cet affranchissement n’est pas difficile quand on concentre tout le pouvoir dans les mains de l’Etat... et de sa police. Ainsi, fort de ce pouvoir économique qu’il contrôle entièrement – bien que de façon différente de la bourgeoisie en régime capitaliste – fort aussi de son indépendance politique, le personnel de l’appareil d’Etat se trouve dans des conditions favorables pour se reconstituer en classe dominante.

Ce processus ne tient pas à la « méchanceté » originelle des gouvernants, il tient aux fausses conceptions qui appellent de fausses solutions au problème de l’édification du socialisme.

C’est pourquoi nous pensons que l’Etat bourgeois doit être détruit et immédiatement remplacé non par un « Etat prolétarien », qui est une contradiction dans les termes, mais par une organisation fédéraliste de la société assurant la propriété sociale des moyens de production et l’autogestion.

III. – Le fédéralisme et l’autogestion socialiste

« Nous comprenons l’organisation sociale aussi bien nationale qu’internationale dans le sens et sous la forme de grandes confédérations syndicales paysannes, culturelles et municipales qui auront à charge la représentation de tous, sans avoir d’autre pouvoir exécutif que celui qui leur sera confié, dans chaque cas, par les organismes de base fédérés. L’esprit de liberté des peuples ne peut trouver son expression complète que dans une organisation de type fédéraliste qui établisse les limites de la liberté de chacun et en même temps, garantisse la liberté de tous. »

L’Association syndicaliste libertaire de Cuba – La Havane, 1960.

L’autogestion – gestion collective directe et coordonnée sur une base fédérative des moyens de production, d’échange, de distribution et des services, sous le régime de la propriété collective et indivise et non pas privée et étatique – ne trouvera son plein développement et son accomplissement définitif que par une organisation sociale liant entre elles les unités de base autogestionnaires.

C’est en effet dans le domaine de la « macroéconomie » que les vrais problèmes se poseront : alors que la gestion d’une entreprise par des conseils de travailleurs (possibilité depuis longtemps vérifiée par le mouvement coopératif, malgré tous ses inconvénients) est concevable assez facilement, les problèmes posés par l’économie moderne exigeront la mobilisation de toute l’énergie du mouvement syndical pour résoudre : définition des besoins en dehors d’une économie marchande, circulation non monétaire – au sens capitaliste – des marchandises ; détermination d’une rentabilité suffisante et maintien des secteurs socialement utiles mais déficitaires.

Les tentatives autogestionnaires existant aujourd’hui sont des entreprises gérées par les travailleurs s’inscrivant à l’intérieur d’une économie marchande, c’est-à-dire achetant des matières premières et vendant des produits finis, économie planifiée par une administration d’Etat qui assurent la bonne marche du système à l’aide de subventions diverses. Nous pensons que ce système est un progrès par rapport au système capitaliste et au collectivisme d’Etat.

Mais l’expérience montre, en Yougoslavie comme en Algérie, que ce système n’est pas stable : les « autogestionnaires » tentent de dépasser l’entreprise et de s’organiser eux-mêmes directement, de la même manière que l’appareil d’Etat tente de s’introduire à l’intérieur des entreprises en intervenant par exemple dans la nomination des directeurs, la détermination des règlements intérieurs, etc. Autogestion et organisation étatique de la société sont en contradiction.

L’autogestion ne peut trouver sa véritable dimension que par l’organisation entre les diverses entreprises autogérées de liens économiques d’échange aux différents stades de la production : ce sont les fédérations d’industrie nationales et internationales.

Fédéralisme et autogestion sont liés, le premier est l’aspect juridique de la seconde ; ce sont les moyens pratiques de la solidarité, de la responsabilité et de la liberté.

Chaque ville, chaque région, chaque entreprise, chaque industrie se gère elle-même au moyen de cellules de base permettant la démocratie directe, et n’abandonne une partie de sa souveraineté que pour résoudre les problèmes qui la lient aux autres cellules de base, créant ainsi de proche en proche des liens fédératifs couvrent la terre entière.

a) l’usine : unité de production industrielle

Cet exemple comme ceux qui le suivent s’inscrit dans le cadre d’une société réellement socialiste, c’est-à-dire que les institutions comme les rapports sociaux ont changé.

L’autogestion implique une industrie décentralisée en unités de production de taille réduite, dans lesquelles les tâches seraient recomposées. Les divers travaux, y compris la coordination technique sont assurés par des équipes d’une taille compatible avec l’exercice de la démocratie directe. L’organisation et le fonctionnement de l’entreprise sont du ressort d’un conseil de délégués élus, mandatés, contrôlés et révocables par chaque équipe. Le conseil a la responsabilité d’assurer l’harmonisation de l’activité de l’entreprise par rapport aux orientations définies par le plan, au niveau de la branche d’industrie d’une part et de la zone géographique d’autre part, concernées par ses produits et ses nuisances éventuelles (participation du conseil de l’entreprise au conseil de branche et aux unions locales et régionales). La démocratie ne pourra être vraiment atteinte que par la plus grande information possible.

b) La production agricole

L’évolution constatée actuellement des techniques agricoles exploitant les sols d’une façon intensive (monoculture, utilisation massive d’engrais et de pesticides, gigantisme des exploitations) conduit à court terme à l’épuisement des sols ; pendant la période de développement de ce type d’agriculture, on a transformé en désert une surface deux fois plus grande que celle qui a été fertilisée.

Dans une société libertaire, les paysans, confrontés directement aux consommateurs de leurs produits dans les organes de coordination locaux ou régionaux, redécouvriront leur fonction sociale (fourniture de nourriture saine en conservant l’équilibre écologique) et les nouvelles techniques qui permettent de l’accomplir.

La socialisation des terres signifie que c’est la collectivité locale paysanne qui est seule responsable de la répartition des tâches sur son territoire. C’est de cette façon et non par décret, que les paysans eux-mêmes (ouvriers agricoles, métayers et petits exploitants actuels) feront disparaître la propriété privée. Notons en effet qu’une des craintes des petits propriétaires terriens est qu’on leur prenne la terre, ce qui est fort éloigné des intentions fondamentales du mouvement ouvrier.

c) La production de l’énergie

L’autogestion implique que les collectivités de base soient maîtresses de leur politique de l’énergie, donc que la production en soit décentralisée. En effet tout système de production centralisé – et en particulier de l’énergie – aussi démocratiquement planifié soit-il, serait une possibilité offerte à ceux qui voudraient reconstituer objectivement un pouvoir central.

Techniquement, un tel choix offre des avantages décisifs : diversification des sources d’énergie en fonction des conditions locales ; centrales thermiques près des zones d’extraction ; système magnéto-hydrodynamique (permettant un rendement très élevé et une faible pollution) envisagé pour le chauffage d’agglomérations urbaines, pile à combustible, énergie géothermique ; enfin énergie solaire, sans doute la meilleure solution, utilisable quel le que soit la capacité de production recherchée, particulièrement adaptée au tiers-monde.

En outre, les utilisateurs étant responsables de la fourniture, on est en droit de penser qu’on obtiendra une meilleure adaptation, d’une part aux besoins réels, d’autre part à l’environnement, et en conséquence une diminution du gaspillage ; le doublement actuel de la production d’énergie tous les dix ans (128 fois en 70 ans) sera sérieusement remis en cause.

IV. – La société libertaire

On pourrait donc résumer le projet syndicaliste libertaire par :

– socialisation des moyens de production, d’échange, de distribution, des services et de culture.

Ces moyens sont placés sous la responsabilité collective de ceux qui les utilisent ; le droit de propriété est remplacé par le droit d’utilisation et de jouissance ; il n’y a donc pas, sauf pour les objets personnels, de possibilité de transmission par héritage, ni d’accumulation de biens.

– autogestion.

Quel que soit le niveau de prise de décision, celle-ci doit être la résultante de la volonté de l’ensemble de ceux qui sont directement concernés par l’application de cette décision.

– fédéralisme.

Remplacement de l’appareil centralisé, autoritaire et répressif appelé « Etat » par une organisation publique bâtie sur des liens fédératifs verticaux par industrie, et horizontaux par zone géographique entre les structures de base. Toute forme de structure centrale qui serait autre chose qu’une mémoire collective des faits socio-économiques passés ou présents et qu’un instrument de coordination ou d’animation au service des collectivités de base tendrait à recréer une nouvelle exploitation et une nouvelle oppression au profit d’une minorité.

La confrontation et l’imbrication des responsabilités sera assurée à tous les niveaux par une structure fédéraliste de type syndical.

V. – Conclusion

A la lecture de ce qui précède, certains ne manqueront pas de nous accuser de « faire bouillir prématurément les marmites de l’avenir ». Ils diront que les travailleurs doivent éviter de perdre leur temps dans des considérations utopiques. Inversement, d’autres n’hésiteront pas à affirmer que par ses contradictions propres, le mode de production capitaliste accouchera inévitablement du socialisme. Les premiers s’en remettent à la spontanéité absolue du mouvement ouvrier quelle que soit son expérience historique, les seconds à un socialisme messianique. Ce sont là deux écueils à éviter.

Si les anarcho-syndicalistes considèrent que le projet socialiste naît incontestablement de la réalité historique du mouvement ouvrier ; qu’il pose la question de l’organisation de la production dans une société expurgée de l’exploitation de l’homme par l’homme, ils pensent aussi que le socialisme ne peut passer sous silence la globalité des rapports sociaux

Nous allons donner d’autres exemples destinés à montrer que le mouvement syndicaliste libertaire a su intégrer des questions non purement « économiques ».

– L’« Ecole Moderne » fondée par Francisco Ferrer, qui comptait plus de cent établissements vers 1900, avait mis en pratique un enseignement libertaire dirigé vers les enfants des travailleurs espagnols.

Certaines parties de l’œuvre de W. Reich (il avait tenté de créer des centres de consultation dans les quartiers populaires) pourraient être utiles au mouvement ouvrier dans son effort d’élaboration du socialisme (famille, sexualité).

– Actuellement, des scientifiques posent dans une certaine mesure le problème de la survie en des termes qui reprennent les thèmes fédéralistes. Ainsi, on peut lire dans « Plan pour la survie », prenant en compte les travaux récents du M.I.T. (Massachusetts Institute of Technology), signé par trente-trois savants et paru dans la revue anglaise The Ecologist : « Décentralisation à tous les niveaux de la politique et de l’économie ».

– Enfin, qu’on lise les résolutions du congrès de la C.N.T. d’Espagne en 1936 à Saragosse (avant le soulèvement franquiste). On y verra aborder par le mouvement ouvrier des problèmes tels que la sexualité, le rôle de la femme, le contenu de l’enseignement...

En effet, parce que la classe ouvrière vit toutes les contradictions des rapports sociaux capitalistes, les anarcho-syndicalistes ont toujours limité à elle seule, pour qu’elle se reconnaisse, le rôle de sujet capable d’une pensée et d’une action autonomes. Dans leur combat pour le socialisme autogestionnaire, les travailleurs ne peuvent compter que sur eux-mêmes, sur leurs propres forces d’organisation et de création.

Seule l’action directe permet aux travailleurs de réaliser leur émancipation globale.

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PRÉCISIONS SUR LA PRATIQUE

De ce qui précède découle une certaine vision du mouvement syndical actuel, du mouvement syndical en général, et de la C.F.D.T. en particulier.

Les points que nous évoquons ici, les propositions que nous développons ne constituent pas toute l’action et les propositions des anarcho-syndicalistes, qui se déterminent et agissent comme chaque syndicaliste en fonction des conditions concrètes locales, régionales, nationales et internationales, et cela avec leurs camarades dans les sections.

De même, lorsque nous employons « on doit » ou « il faut », c’est plus les syndiqués qui parlent que les anarcho-syndicalistes qui « conseillent ». Nous pensons que les camarades qui nous lisent le comprendront

I. – Dans le domaine de l’action

a) La syndicalisation doit être considérée comme prioritaire et se faire sur une base de classe ; c’est-à-dire que le syndicat ne doit être ni un regroupement autour d’une idéologie, ni être le grand rassemblement de tous les « mécontents ».

b) Des campagnes doivent être impulsées de façon coordonnée par les structures professionnelles et interprofessionnelles et surtout prises en charge à la base par les sections syndicales.

c) Dans le cadre des plans de développement à long terme, les U.L. doivent entretenir des contacts fréquents en priorité avec les élèves des C.E.T. qui sont les futurs O.S. et O.P.

d) La formation doit aller vers les adhérents, donc doit être décentralisée jusqu’au niveau des U.L. (sous réserve que celles-ci ne soient pas des structures vides). Dès la formation de base on doit fournir des éléments d’information et des perspectives autorisant l’instauration d’un véritable débat politique dans l’organisation et aussi vis-à-vis de l’extérieur.

e) La section syndicale est autonome et responsable de l’action dans l’entreprise. Elle doit instaurer une pratique de débat et de prise de décision en assemblée générale des travailleurs.

La section syndicale doit assumer sa responsabilité dans la coordination tant professionnelle qu’interprofessionnelle et en informer largement les adhérents et les travailleurs afin que l’ensemble des travailleurs perçoivent l’organisation syndicale comme une structure fédéraliste et non hiérarchisée.

Dans le cas de mots d’ordre d’action fédéraux, confédéraux, locaux ou régionaux, la première tâche de la section est de prendre une position claire et d’expliquer son adhésion ou sa non-adhésion à l’ensemble des travailleurs. Dans son action au sein des Comités d’entreprise, la S.S.E. doit considérer celui-ci comme un outil à mettre au service des aspirations des travailleurs [50] et non comme un palliatif à une situation sociale imposée par le pouvoir.

f) Seul un ‘mouvement de masse, libre de toute emprise de quelque fraction que ce soit, peut espérer réaliser le passage au socialisme autogestionnaire. Les militants conscients de cette condition doivent s’assurer qu’elle est remplie, en particulier en acceptant de prendre des responsabilités dans l’organisation et en contrôlant réellement ceux, quels qu’ils soient, qui occupent des responsabilités.

II. – Les structures

Un certain nombre de débats clés pour l’avenir du ‘mouvement syndical (ex : écologie) devront avoir lieu dans un cadre interprofessionnel. Afin que ces débats ne se résument pas à des confrontations au sommet de positions déjà déterminées des différents secteurs professionnels, il est nécessaire de remplir deux conditions :

– Participation des sections au travail dans les U.L., avec confrontation des positions de section.

– Que les syndicats aient des dimensions géographiques le plus homogènes possible (compte tenu de leur développement numérique).

Face à la concentration de l’industrie, les Unions de syndicats par secteur d’activité verront leur importance augmenter surtout dans le domaine de la conduite de l’action, mais étant donné leur nature, leur rôle devra rester limité dans les décisions politiques, celles-ci requérant une vision globale des problèmes (afin d’échapper au corporatisme).

Une organisation démocratique doit se donner les moyens d’un renouvellement minimum de ses permanents. Seul un statut précis, prévoyant les modalités d’une réinsertion dans la vie professionnelle peut d’une part élargir le recrutement et d’autre part faciliter les départs (volontaires ou non).

>III. – Relations extérieures

Ni mouvement purement revendicatif ni parti politique, l’organisation syndicale entretient, qu’elle le veuille ou non, des rapports dialectiques avec les partis politiques, il faut qu’elle le reconnaisse.

Un parti politique ne peut se développer et avoir une influence parmi les travailleurs s’il n’a pas une « courroie de transmission » syndicale : le parti a besoin du syndicat ; selon notre conception, le syndicat n’a pas besoin du parti, il se suffit à soi-même. Selon les sociaux-démocrates (tous : réformistes, staliniens, trotskistes), il y a une division entre lutte politique et lutte économique. Dans la mesure où on maintient cette division, l’économique est subordonné au politique : le syndicat est subordonné au parti [51].

Il est donc nécessaire de se débarrasser rapidement de l’idée complètement fausse qu’un syndiqué milite »mieux » pour le syndicat s’il appartient à un parti « ouvrier ».

Depuis quelques années, des regroupements internationaux par branches d’industrie se sont réalisés, sur des bases d’action, et dépassant le cadre des fédérations mondiales : ce processus doit être prioritaire. Il faut également réaliser des contacts et des actions entre organisations régionales. Cette double ligne d’action est la seule qui à long terme permette à la C.F.D.T. de peser de l’intérieur sur l’évolution de la stratégie de centrales qui, telles le D.G.B. ou les T.U.C., la surclassent largement en nombre d’adhérents.

Dans le cas particulier de l’Espagne où le régime est appelé à se « libéraliser » s’il veut profiter du Marché Commun, la C.F.D.T. se doit d’entretenir des relations avec un mouvement ouvrier qui peut être d’un très grand poids en Europe. Dans cette éventualité, les organisations traditionnelles de la classe ouvrière espagnole, en particulier la C.N.T. qui a combattu le fascisme sans interruption et qui aujourd’hui regroupe ses forces, retrouveront leur représentativité (il faut savoir qu’actuellement les Commissions ouvrières, malgré l’appui international des P.C. voient leur importance décliner).

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Il est intéressant de constater l’énorme proportion d’adhérents C.F.D.T. dans les mouvements écologiques. Il faut absolument que ceux-ci fassent partager leurs préoccupations en posant ces problèmes à tous les niveaux de l’organisation. Cette attitude doit être celle de tous ceux qui sont concernés par les domaines abordés par les groupements de fait (encore qu’on doive leur conseiller de ne pas se disperser).

Une collaboration entre l’organisation syndicale et ces mouvements (sous le contrôle des adhérents) doit se traduire entre autres par la mise en commun de moyens matériels de propagande.

Enfin, il est de la responsabilité des U.L. et des militants délégués aux C.E. d’organiser des débats entre les travailleurs et les représentants de ces groupements.

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Il y a deux manières de régler le problème des paysans :

– attendre qu’ils soient prolétarisés par un capitalisme triomphant qui les « intègre » au mouvement ouvrier ;

– se placer avec eux dans une perspective de socialisme autogestionnaire dans lequel ils auront un rôle important à jouer.

Les U.D. et les U.L. ont un rôle primordial dans la solidarité active entre ouvriers et paysans. La principale séparation entre ouvriers et paysans tient à leurs modes de vie. Elle ne pourra être dépassée que par des contacts personnels et des actions concrètes réalisées en collaboration (ex : réseau de nourriture saine, défense de l’équilibre économique et écologique des régions...).

La centrale syndicale doit lutter pour affirmer sa personnalité vis à vis de l’extérieur, aussi bien par rapport aux partis et aux mouvements politiques que par rapport au reste du mouvement ouvrier.

Les militants C.F.D.T. doivent, dans les manifestations, se regrouper de façon à former un groupe autonome ayant sa propre expression et capable d’assurer sa protection.

Les U.D., U.R., syndicats, doivent s’efforcer d’organiser des meetings pour populariser leurs thèmes revendicatifs et leurs options autogestionnaires.

Dans le domaine de l’information il faut être conscient que pour le grand public, tous les syndicats sont confondus sous le même vocable « les syndicats ». Pour lutter contre cette confusion il ne faut pas compter sur notre influence sur les grandes officines de presse. Dans ce domaine comme beaucoup d’autres, l’action directe seule permet de déboucher ; cela consiste en particulier à construire des moyens de presse destinés à l’extérieur de l’organisation. L’option doit être prise de réaliser un quotidien confédéral (ce qui est possible comme l’avait montré une étude de la C.F.T.C. d’avant 1964).

Pour nous, il est essentiel que la pratique quotidienne soit réellement cohérente avec les options fondamentales de la C.F.D.T., syndicalisme de masse et socialisme autogestionnaire. Il nous semble que, aujourd’hui, la C.F.D.T n’a pas, encore osé assumer toutes les responsabilités qui découlent de ces options fondamentales. Les origines de la C.F.D.T., le rapport de force avec b C.G.T. et l’influence des partis et mouvements politiques expliquent cette incohérence.

L’analyse attentive de ce qui se passe dans les sections et les U.L. montre que l’évolution de ces trois points pourrait bien se faire dans un sens favorable à l’anarcho-syndicalisme.

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Discours de Pierre Monatte au congrès international anarchiste

d’Amsterdam (1907)

Mon désir n’est pas tant de vous donner un exposé théorique du syndicalisme révolutionnaire que de vous le montrer à l’œuvre et, ainsi, de faire parler les faits. Le syndicalisme révolutionnaire, à la différence du socialisme et de l’anarchisme qui l’ont précédé dans la carrière, s’est affirmé moins par des théories que par des actes, et c’est dans l’action plus que dans les livres qu’on doit l’aller chercher.

Ce qu’il y a de commun

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir tout ce qu’il y a de commun entre l’anarchisme et le syndicalisme. Tous les deux poursuivent l’extirpation complète du capitalisme et du salariat par le moyen de la révolution sociale. Le syndicalisme, qui est la preuve d’un réveil du mouvement ouvrier, a rappelé l’anarchisme au sentiment de ses origines ouvrières; d’autre part, les anarchistes n’ont pas peu contribué à entraîner le mouvement ouvrier dans la voie révolutionnaire et à populariser l’idée de l’action directe. Ainsi donc, syndicalisme et anarchisme ont réagi l’un sur l’autre, pour le plus grand bien de l’un et de l’autre.

L’originalité de la CGT [52]

C’est en France, dans les cadres de la Confédération générale du travail, que les idées syndicalistes révolutionnaires ont pris naissance et se sont développées. La confédération occupe une place absolument à part dans le mouvement ouvrier international. C’est la seule organisation qui tout en se déclarant nettement révolutionnaire, soit sans attaches aucunes avec les partis politiques, même les plus avancés. Dans la plupart des autres pays que la France, la social-démocratie joue les premiers rôles. En France, la C.G.T. laisse loin derrière elle, par la force numérique autant que par l’influence exercée, le Parti socialiste : elle prétend représenter seule la classe ouvrière, et elle a repoussé hautement toutes les avances qui lui ont été faites depuis quelques années. L’autonomie a fait sa force et elle entend demeurer autonome.

Cette prétention de la C.G.T., son refus de traiter avec les partis, lui a valu de la part d’adversaires exaspérés, le qualificatif d’anarchiste. Aucun cependant n’est plus faux. La C.G.T., vaste groupement de syndicats et d’unions ouvrières, n’a pas de doctrine officielle. Mais toutes les doctrines y sont représentées et y jouissent d’une tolérance égale. Il y a dans le comité confédéral un certain nombre d’anarchistes; ils s’y rencontrent et y collaborent avec des socialistes dont la grande majorité – il convient de le noter au passage – n est pas moins hostile que ne le sont les anarchistes à toute idée d’entente entre les syndicats et le parti socialiste.

La structure de la C.G.T.

La structure de la C.G.T. mérite d’être connue. A la différence de celle de tant d’autres organisations ouvrières, elle n’est ni centralisatrice ni autoritaire. Le comité confédéral n’est pas, comme l’imaginent les gouvernants et les reporters des journaux bourgeois, un comité directeur, unissant dans ses mains le législatif et l’exécutif : il est dépourvu de toute autorité.

La C.G.T. se gouverne de bas en haut; le syndicat n’a pas d’autre maître que lui-même, il est libre d’agir ou de ne pas agir; aucune volonté extérieure à lui-même n’entravera ou ne déchaînera jamais son activité.

A la base donc de la Confédération est le syndicat. Mais celui-ci n’adhère pas directement à la Confédération; il ne peut le faire que par l’intermédiaire de sa fédération corporative, d’une part, de sa Bourse du travail, d’autre part.

C’est l’union des fédérations entre elles et l’union des bourses qui constituent la Confédération. La vie confédérale est coordonnée par le comité confédéral formé à la fois par les délégués des bourses et par ceux des fédérations. A côté de lui fonctionnent des commissions prises dans son sein. Ce sont la commission du journal (la Voix du Peuple), la commission de contrôle, aux attributions financières, la commission des grèves et de la grève générale.

Le congrès est, pour le règlement des affaires collectives, le seul souverain. Tout syndicat, si faible soit-il, a le droit de s’y faire représenter par un délégué qu’il choisit lui-même.

Le budget de la Confédération est des plus modiques. Il ne dépasse pas 30 000 francs par an. L’agitation continue qui a abouti au large mouvement de mai 1906 pour la conquête de la journée de 8 heures n’a pas absorbé plus de 60 000 francs. Un chiffre aussi mesquin a fait jadis, quand il a été divulgué, l’étonnement des journalistes. Quoi ! C’est avec quelques milliers de francs, que la Confédération avait pu entretenir, durant des mois et des mois, une agitation intense ! C’est que le syndicalisme français, s’il est pauvre d’argent est riche d’énergie, de dévouement, d’enthousiasme, et ce sont là des richesses dont on ne risque pas de devenir l’esclave.

Une puissance

Ce n’est pas sans effort ni sans longueur de temps que le mouvement ouvrier français est devenu ce que nous le voyons aujourd’hui. Il a passé depuis trente-cinq ans depuis la Commune de Paris – par de multiples phases. L’idée de faire du prolétariat, organisé en "sociétés de résistance, " l’agent de la révolution sociale, fut l’idée mère l’idée fondamentale de la grande Association internationale des travailleurs fondée à Londres en 1864. La devise de l’Internationale était, vous vous en souvenez : L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, et c’est encore notre devise, à nous tous, partisans de l’action directe et adversaires du parlementarisme. Les idées d’autonomie et de fédération si en honneur parmi nous, ont inspiré jadis tous ceux qui dans l’internationale se sont cabrés devant les abus de pouvoir du conseil général et, après le congrès de La Haye, ont adopté ouvertement le parti de Bakounine. Bien mieux, l’idée de la grève générale elle-même, si populaire aujourd’hui, est une idée de l’Internationale qui, la première, a compris la puissance qui est en elle.

La défaite de la Commune déchaîna en France une réaction terrible. Le mouvement ouvrier en fut arrêté net, ses militants ayant été assassinés ou contraints de passer à l’étranger. Il se reconstitua pourtant, au bout de quelques années, faible et timide tout d’abord; il devait s’enhardir plus tard. Un premier congrès eut lieu à Paris en 1876 : l’esprit pacifique des coopérateurs et des mutualistes y domina d’un bout à l’autre. Au congrès suivant, des socialistes élevèrent la voix; ils parlèrent d’abolition du salariat. A Marseille (1879) enfin, les nouveaux venus triomphèrent et donnèrent au congrès un caractère socialiste et révolutionnaire des plus marqués. Mais bientôt des dissidences se firent jour entre socialistes d’écoles et de tendances différentes. Au Havre, les anarchistes se retirèrent, laissant malheureusement le champ libre aux partisans des programmes minimums et de la conquête des pouvoirs. Restés seuls, les collectivistes n’arrivèrent pas à s’entendre. La lutte entre Guesde et Brousse déchira le parti ouvrier naissant, pour aboutir à une scission complète.

Cependant, il arriva que ni guesdistes ni broussistes (desquels se détachèrent plus tard les allemanistes) ne purent bientôt plus parler au nom du prolétariat. Celui-ci, justement indifférent aux querelles des écoles, avait reformé ses unions, qu’il appelait, d’un nom nouveau, des syndicats. Abandonné à lui-même, à l’abri, à cause de sa faiblesse même, des jalousies des coteries rivales, le mouvement syndical acquit peu à peu de la force et de la confiance. Il grandit. La Fédération des Bourses se constitua en 1892, la Confédération générale du travail, qui dès l’origine, eut soin d’affirmer sa neutralité politique, en 1895. Entre temps un congrès ouvrier de 1894 (à Nantes) avait voté le principe de la grève générale révolutionnaire.

C’est vers cette époque que nombre d’anarchistes, s’apercevant enfin que la philosophie ne suffit pas pour faire la révolution, entrèrent dans un mouvement ouvrier qui faisait naître, chez ceux qui savaient observer, les plus belles espérances. Fernand Pelloutier fut l’homme qui incarna le mieux, à cette époque, cette évolution des anarchistes.

Tous les congrès qui suivirent accentuèrent plus encore le divorce entre la classe ouvrière organisée et la politique. A Toulouse, en 1897, nos camarades Delesalle et Pouget firent adopter les tactiques dites du boycottage et du sabotage. En 1900, la Voix, du Peuple fut fondée, avec Pouget pour principal rédacteur. La C.G.T., sortant de la difficile période des débuts, attestait tous les jours davantage sa force grandissante. Elle devenait une puissance avec laquelle le gouvernement d’une part, les partis socialistes de l’autre devaient désormais compter.

Assaut au gouvernement

De la part du premier, soutenu par tous les socialistes réformistes, le mouvement nouveau eut alors à subir un terrible assaut. Millerand, devenu ministre, essaya de gouvernementaliser les syndicats, de faire de chaque Bourse une succursale de son ministère. Des agents à sa solde travaillaient pour lui dans les organisations. On essaya de corrompre les militants fidèles. Le danger était grand. Il fut conjuré, grâce à l’entente qui intervint alors entre toutes les fractions révolutionnaires, entre anarchistes, guesdistes et blanquistes. Cette entente s’est maintenue, le danger passé. La Confédération – fortifiée depuis 1902 par l’entrée dans son sein de la Fédération des Bourses, par quoi fut réalisé l’unité ouvrière – puise aujourd’hui sa force en elle; et c’est de cette entente qu’est né le syndicalisme révolutionnaire, la doctrine qui fait du syndicat l’organe, et de la grève générale le moyen de la transformation sociale.

Pas de syndicats d’opinion

Mais – et j’appelle sur ce point, dont l’importance est extrême, toute l’attention de nos camarades non français – ni la réalisation de l’unité ouvrière, ni la coalition des révolutionnaires n’auraient pu, à elles seules, amener la C.G.T. à son degré actuel de prospérité et d’influence, si nous n’étions restés fidèles, dans la pratique syndicale, à ce principe fondamental qui exclue en fait les syndicats d’opinion : un seul syndicat par profession et par ville. La conséquence de ce principe, c’est la neutralisation politique du syndicat, lequel ne peut et ne doit être ni anarchiste, ni guesdiste, ni allemaniste ni blanquiste, mais simplement ouvrier. Au syndicat, les divergences d’opinion, souvent si subtiles, si artificielles, passent au second plan; moyennant quoi, l’entente est possible. Dans la vie pratique, les intérêts priment les idées : or toutes les querelles entre les écoles et les sectes ne feront pas que les ouvriers, du fait même qu’ils sont tous pareillement assujettis à la loi du salariat, n’aient des intérêts identiques. Et voilà le secret de l’entente qui s’est établie entre eux, qui fait la force du syndicalisme et qui lui a permis, l’année dernière, au Congrès d’Amiens, d’affirmer fièrement qu’il se suffisait à lui-même.

Action directe

Je serais gravement incomplet si je ne vous montrais les moyens sur lesquels le syndicalisme révolutionnaire compte pour arriver à l’émancipation de la classe ouvrière.

Ces moyens se résument en deux mots : action directe.

Qu’est-ce que l’action directe ? Longtemps, sous l’influence des écoles socialistes et principalement de l’école guesdiste, les ouvriers s’en remirent à l’État du soin de faire aboutir leurs revendications. Qu’on se rappelle ces cortèges de travailleurs, en tête desquels marchaient des députés socialistes, allant porter aux pouvoirs publics les cahiers du quatrième État !

Cette manière d’agir ayant entraîné de lourdes déceptions, on en est venu peu à peu à penser que les ouvriers n’obtiendraient jamais que les réformes qu’ils seraient capables d’imposer par eux-mêmes; autrement dit, que la maxime de l’Internationale que je citais tout à l’heure, devait être entendue et appliquée de la manière la plus stricte.

Agir par soi-même, ne compter que sur soi-même, voilà ce que c’est que l’action directe.

Celle-ci, cela va sans dire, revêt les formes les plus diverses.

Sa forme la plus éclatante : la grève

Sa forme principale, ou mieux sa forme la plus éclatante, c’est la grève. Arme à double tranchant, disait-on d’elle naguère : arme solide et bien trempée, disons-nous, et qui, maniée avec habileté par le travailleur, peut atteindre au cœur le patronat. C’est par la grève que la masse ouvrière entre dans la lutte de classe et se familiarise avec les notions qui d’en dégagent; c’est par la grève qu’elle fait son éducation révolutionnaire, qu’elle mesure sa force propre et celle de son ennemi, le capitalisme, qu’elle prend confiance en son pouvoir, qu’elle apprend l’audace.

Le sabotage

Le sabotage n’a pas une valeur beaucoup moindre. On le formule ainsi : A mauvaise paye, mauvais travail. Comme la grève, il a été employé de tout temps, mais c’est seulement depuis quelques années qu’il a acquis une signification vraiment révolutionnaire. Les résultats produits par le sabotage sont déjà considérables. Là où la grève s’était montrée impuissante, il a réussi à briser la résistance patronale. Un exemple récent est celui qui a été donné à la suite de la grève et de la défaite des maçons parisiens en 1906 : les maçons rentrèrent aux chantiers avec la résolution de faire au patronat une paix plus terrible pour lui que la guerre : et, d’un accord unanime et tacite, on commença par ralentir la production quotidienne; comme par hasard, des sacs de plâtre ou de ciment se trouvaient gâchés, etc., etc. Cette guerre se continue encore à l’heure actuelle et, je le répète, les résultats ont été excellents. Non seulement le patronat a très souvent cédé, mais de cette campagne de plusieurs mois, l’ouvrier maçon est sorti plus conscient plus indépendant, plus révolté.

L’esprit révolutionnaire s’est ranimé

Mais si je considère le syndicalisme dans son ensemble, sans m’arrêter davantage à ses manifestations particulières, quelle apologie n’en devrai-je pas faire ! – L’esprit révolutionnaire en France se mourait, s’alanguissait tout au moins, d’année en année. Le révolutionnarisme de Guesde, par exemple, n’était plus que verbal ou, pis encore, électoral et parlementaire; le révolutionnarisme de Jaurès allait, lui, beaucoup plus loin : il était tout simplement, et d’ailleurs très franchement, ministériel et gouvernemental. Quant aux anarchistes, leur révolutionnarisme s’était réfugié superbement dans la tour d’ivoire de la spéculation philosophique. Parmi tant de défaillances, par l’effet même de ces défaillances, le syndicalisme est né; l’esprit révolutionnaire s’est ranimé, s’est renouvelé à son contact, et la bourgeoisie, pour la première fois depuis que la dynamite anarchiste avait tu sa voix grandiose, la bourgeoisie a tremblé !

Un syndicalisme indépendant

Eh bien, il importe que l’expérience syndicaliste du prolétariat français profite aux prolétaires de tous les pays. Et c’est la tâche des anarchistes de faire que cette expérience se recommence partout où il y a une classe ouvrière un travail d’émancipation. A ce syndicalisme d’opinion qui a produit, en Russie par exemple, des syndicats anarchistes, en Belgique et en Allemagne, des syndicats chrétiens et des syndicats social-démocratiques, il appartient aux anarchistes d’opposer un syndicalisme à la manière française, un syndicalisme neutre ou, plus exactement, indépendant. De même qu’il n’y a qu’une classe ouvrière, il faut qu’il n’y ait plus, dans chaque métier et dans chaque ville, qu’une organisation ouvrière, qu’un unique syndicat. A cette condition seule, la lutte de classe cessant d’être entravé à tout instant par les chamailleries des écoles ou des sectes rivales – pourra se développer dans toute son ampleur et donner son maximum d’effet.

Le syndicalisme, a proclamé le Congrès d’Amiens en 1906, se suffit à lui-même. Cette parole, je le sais, n’a pas toujours été très bien comprise, même des anarchistes. Que signifie-t-elle cependant, sinon que la classe ouvrière, devenue majeure, entend enfin se suffire à elle-même et ne plus se reposer sur personne du soin de sa propre émancipation. Quel anarchiste pourrait trouver à redire à une volonté d’action si hautement affirmée ?

Le syndicalisme ne s’attarde pas à promettre aux travailleurs le paradis terrestre. Il leur demande de la conquérir, en les assurant que leur action jamais ne demeurera tout à fait vaine. Il est une école de volonté, d’énergie, de pensée féconde. Il ouvre à l’anarchisme, trop longtemps replié sur lui-même, des perspectives et des espérances nouvelles. Que tous les anarchistes viennent donc au syndicalisme; leur œuvre en sera plus féconde, leurs coups contre le régime social plus décisifs.

Comme toute œuvre humaine, le mouvement syndical n’est pas dénué d’imperfections et loin de les cacher, je crois qu’il est utile de les avoir toujours présentes à l’esprit afin de réagir contre elles.

La plus importante c’est la tendance des individus à s’en remettre du soin de lutter à leur syndicat, à leur Fédération, à la Confédération, à faire appel à la force collective alors que leur énergie individuelle aurait suffi. Nous pouvons, nous anarchistes, en faisant constamment appel à la volonté de l’individu, à son initiative et à son audace réagir vigoureusement contre cette néfaste tendance au recours continuel, pour les petites comme pour les grandes choses, aux forces collectives.

Le fonctionnarisme syndical, aussi, soulève de vives critiques, qui, d’ailleurs, sont souvent justifiées. Le fait peut se produire, et se produit, que des militants n’occupent plus leurs fonctions pour batailler au nom de leurs idées, mais parce qu’il y a là un gagne-pain assuré. Il ne faut pourtant pas en déduire que les organisations syndicales doivent se passer de tous permanents. Nombre d’organisations ne peuvent s’en passer. Il y a là une nécessité dont les défauts peuvent se corriger par un esprit de critique toujours en éveil.

Pierre Monatte

séance du 28 août 1907 (au soir).

Document sur la création d’une monnaie socialiste

(Syndicat des Textiles, Barcelone, 1936)

EXEMPLE DE REFORME MONETAIRE ET SCHEMA DE LA CIRCULATION FIDUCIAIRE DANS UNE ECONOMIE SOCIALE

(Ce projet fut rédigé, fin 1936, par des ingénieurs et des ouvriers cénétistes de l’industrie textile de Catalogne).

La première étape de la révolution actuelle sera une révolution économique et monétaire, ou ne sera pas la révolution. La modification du système monétaire est aussi importante que la mise en ordre de l’économie si nous voulons une transformation biologique et viable de la société.

Le système monétaire est un système de mesure et de comparaison de la valeur des choses, exactement comme le système métrique est un système de mesure et de comparaison des dimensions des choses.

La suppression de la monnaie n’est donc pas possible dans une société organisée, puisque la nécessité de comparer les choses et de les échanger est évidente pour l’homme, y compris le solitaire.

Comme tous les systèmes de mesure et de comparaison, le système monétaire repose sur une base arbitraire. C’est ce fondement arbitraire du système monétaire qu’il est possible de changer ou de réformer radicalement, exactement comme la base arbitraire du système métrique a remplacé, dans certains pays, la base arbitraire des systèmes de mesure et de comparaison des dimensions des objets en vigueur avant la Révolution Française.

Il faut comprendre que remplacer le système monétaire actuel par un système de bons n’est pas supprimer la monnaie ; c’est simplement en remplacer la base arbitraire actuelle par une autre base arbitraire d’échange. Peut-on croire sérieusement que des bons – forcément différents pour chacun des usages auxquels ils sent destinés – peuvent remplacer avec succès le système monétaire et financier actuel, presque parfait, considéré comme une science de la mesure de la valeur des choses, si l’intervention des passions humaines ne jouait pas continuellement ? Il est nécessaire de comprendre que le système monétaire et financier actuel doit être réformé dans un sens qui lui conserve tous ses avantages, résultant des expériences économiques de nombreuses générations humaines et qui fasse disparaître autant que possible ses défauts que le machinisme a mis clairement en évidence.

Le système monétaire actuel ne peut tenir compte de la production chaque jour plus grande de la technique moderne, premièrement parce qu’il manque de réserves d’or, et ensuite à cause de l’accaparement individuel – et durant de longues périodes – de réserves importantes d’or et de devises.

Il faut, avec les mêmes réserves d’or existant actuellement construire un système monétaire plus souple. La révolution économico-sociale que nous impose le machinisme ne sera pas un fait humainement possible tant qu’on ne comprendra pas que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la production dépasse tellement la consommation permise par nos finances actuelles, que le déséquilibre économico-social naît du fait de vouloir conserver un système monétaire tel que, pour permettre la consommation normale des richesses produites et accumulées, il faudrait des réserves d’or, ou d’autres métaux précieux, en quantité si grande qu’il est impossible de penser à leur existence.

Il faut un système monétaire qui, par la rapidité du signe monétaire et par l’automatisme quasi instantané des compensations bancaires, permette la garantie financière minimum nécessaire, et cela avec les seules réserves actuelles d’or et de métaux précieux.

La réforme monétaire radicale – qui permettrait donc à la fois de détruire la cause principale du capitalisme et de construire une économie saine et forte dans ses bases – doit être fondée sur la séparation pratique et effective de ces deux conceptions : moyens de consommation et moyens de production.

La destruction du pouvoir fétiche de l’argent ne sera pas un fait tant que le système monétaire en vigueur ne nous obligera pas tous à comprendre cette distinction des conceptions que nous imposent les instincts primitifs de l’homme et la complexité de l’économie moderne. L’instinct de propriété chez l’homme est lié à sa nature: il est nécessaire de favoriser la satisfaction de cet instinct par les moyens de consommation qui lui sont indispensables pour réaliser pleinement sa liberté humaine ; et renforcer la tendance, innée en lui, de mettre en commun les moyens de production afin d’obtenir un rendement plus élevé.

Toutes les réserves d’or et de métaux précieux existantes étant mises à la disposition de la Nouvelle Economie Sociale, elles représenteront la garantie internationale du système fiduciaire qu’impose la séparation pratique et effective, signalée plus haut, des causes et des effets sociaux de la production et de la consommation. Sur la réserve d’or et de métaux précieux que les contingences de la guerre et de la Révolution laissent aux mains des peuples ibériques, il faut créer le système fiduciaire suivant : différent en ce qui concerne la manipulation des moyens et des instruments de production et en ce qui concerne l’achat de l’usufruit de la propriété et des moyens de consommation, mais unique en ce qui concerne sa valeur relative d’échange.

1° – Monnaie de consommation

Elle facilitera la libre manipulation, l’achat, le paiement et l’usufruit de la propriété et des moyens de consommation, et elle sera l’instrument de la conquête du pouvoir économique minimum pour tous et chacun des individus libres, le salaire familial et les primes à la production données éventuellement étant payés en monnaie de consommation.

La monnaie de consommation aura une circulation monétaire visible et uniforme sous la forme de papier-monnaie de valeur variable selon le temps dans le but de stimuler la consommation et d’éviter la thésaurisation sans détruire l’épargne personnelle et familiale.

Le papier-monnaie de consommation sera diminué, par périodes, d’un pourcentage annuel ou trimestriel à fixer selon que les émissions de billets seront annuelles ou trimestrielles.

Le papier-monnaie de consommation permettra seulement l’échange de la production et des moyens de consommation, à l’exclusion absolue des moyens et instruments de production.

La valeur réelle du papier-monnaie de consommation sera fixée et convertie immédiatement en monnaie de production à son retour dans le cycle de la production : industries de consommation, services sanitaires et culturels, caisses de sécurité personnelles, commerce de détail, transport de personnel et de matériel. Le signe monétaire sera radicalement neutralisé et détruit une fois exécutées les diverses compensations bancaires en monnaie de production.

Chaque année, selon l’indice de richesse collective du pays et les possibilités de la production, la quantité totale et maximum de la propriété personnelle et familiale de consommation sera fixée, et il sera dressé une liste des moyens de consommation qui pourront être normalement et librement manipulés et utilisés avec le papier-monnaie de consommation.

La manipulation des capitaux de consommation sera libre, leur possession permettra seulement la consommation dans la Nouvelle Economie Sociale.

2° – Monnaie de production

Ce sera l’unité d’échange pour toutes les transactions industrielles, commerciales, financières et bancaires des moyens de production, sans absolument aucune exception.

La monnaie-unité de production n’aura pas de circulation monétaire visible et uniforme, mais sa valeur sera constante et fixe, et elle ne sera sujette à aucune spéculation.

L’usage de la monnaie de production sera obligatoire pour toutes les transactions des moyens de production, au moyen d’estimations écrites (chèques, lettres, etc.) signées par les syndicats professionnels, vendeur et acheteur, et contrôlées par leur service bancaire, selon les normes bancaires générales.

Toutes les compensations bancaires se feront normalement et par les procédés les plus rapides, selon la loi de comptabilité bancaire de la Nouvelle Economie Sociale.

La manipulation des capitaux de production sera nécessairement et totalement aux mains des syndicats professionnels, et on n’en permettra l’utilisation à aucune autre personne naturelle ou juridique, si ce n’est aux services économiques des organismes politiques, sociaux et judiciaires strictement nécessaires à ‘la nouvelle société.

3° – Sur le marché international, la base du Commerce Extérieur sera l’échange, et l’or et les autres métaux précieux seront dans tous les cas considérés comme marchandise d’échange, jusqu’à la création d’une monnaie internationale.

* * * * * * *

IMPRIMERIE 34

DÉPÔT LÉGAL 2e trimestre 1976Toulouse



[1] Notons que « Communistes » (marxistes) et « Collectivistes » (bakouninistes) furent alliés pour combattre certains proudhoniens de droite (Tolain) qui défendaient la propriété privée.

[2] Les internationaux de la Commune (Varlin, Malon, Vallès, L. Michel, etc.) étaient tous proches des conceptions de Bakounine, sauf Frankel.

[3] James Guillaume est un des militants les plus importants du mouvement ouvrier de la fin du XIXe siècle. Sa carrière politique commença au coté de Bakounine pour se terminer avec Pelloutier, Griffuelhes, Pouget et Monatte ; il fut la plus vivante liaison entre socialisme révolutionnaire anti-autoritaire et syndicalisme révolutionnaire.

[4] A part ceux qui devaient former le « Spartakusbund », Luxembourg et Liebknecht.

[5] Avec certains anarchistes-communistes tels Malatesta et Sébastien Faure.

[6] Voir la lettre de démission du Comité Exécutif de P. Monatte.

[7] Terme qui n’implique pas que les travailleurs refusent l’emploi de la violence de masse révolutionnaire contre leurs exploiteurs – acte nécessairement « autoritaire » – mais qui signifie que dans l’organisation de la société socialiste, l’autorité ne sera pas au-dessus des travailleurs en s’imposant à eux, autrement dit autogestion et fédéralisme.

[8] Le film récent « Jo Hill ».

[9] F. Brupbacher .Marx et Bakounine », op. cit. p. 147

[10] F. Brupbacher. Pour les soixante de James Guillaume », in La vie ouvrière, 20 février 1914, ibid, p. 186.

[11] Les idéaux libertaires pénétrèrent profondément deux populations de paysans pauvres, en Andalousie et en Bulgarie. La lutte contre les latifundiaires prit très vite le caractère d’une âpre cruauté, les coups de main répondant aux massacres, comme dans toute révolte paysanne ; cette résistance ou cette lutte ouverte, selon le contexte, n’a jamais cessé et dure encore (cf. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, le Seuil éd., et G. Balkanski, G. Cheïtanov, pages d’histoire du mouvement libertaire bulgare, Notre route »

[12] « Un édifice social de plusieurs centaines d’années ne se détruit pas avec quelques kilos de dynamite », P. Kropotkine.

[13] Cf. »Le manifeste des seize » in Histoire du mouvement anarchiste de J. Maitron.

[14] Pour donner un ordre de grandeur, Voline (La Révolution inconnue), réédition Belfond) écrit qu’après l’accord d’octobre 1919 entre l’armée Rouge et les troupes de Makhno environ 200 000 libertaires furent libérés. Ils partirent pour la plupart en Ukraine.

[15] Cf. son discours : « La crise imminente et les moyens de la conjurer ».

[16] Les Bolcheviks et l’opposition, Leonard Shapiro, Plon éd.

[17] Notons que pendant la présence des makhnovistes à Ekaterinoslaw, trois journaux socialistes parurent, celui des S.R. de droite, celui des S.R. de gauche ainsi que celui des bolcheviks. Les makhnovistes brisèrent simplement toute tentative de recréer un pouvoir politique extérieur aux travailleurs, ils désiraient mettre les masses en état de « libre élaboration ».

[18] Cf. « Défense de Lénine », in Les Réflexions sur la violence de G. Sorel (1906).

[19] Un de nos camarades, insoumis en 1914 et réfugié en Espagne, Gaston Leval, nous dit qu’à la nouvelle de la révolution russe, les anarcho-syndicalistes catalans crurent dans un premier temps que les bolcheviks se rattachaient à la tradition révolutionnaire libertaire, ils ne connaissaient en effet que le marxisme réformiste.

[20] Brupbacher « Soixante ans d’hérésie », op. cit.

[21] Cette confusion n’est que le reflet des propres contradictions de la doctrine de Marx et d’Engels où trois définitions de la dictature du prolétariat cohabitent, une parlementaire démocratique (« Catéchisme communiste », d’Engels), une jacobine, plus ou moins héritée de Babeuf et Blanqui (Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte) et une 3e non dictatoriale et libertaire (La guerre civile en France). Voir A. Collinet, La tragédie du marxisme, Calmann-Lévy éd.

[22] Brupbacher, ibid.

[23] C’est nous qui soulignons ; les deux organisations, parti et confédération syndicale, ne pouvaient donc mener une existence autonome.

[24] E. Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier, tome II, p. 351, A. Collin éd.

[25] Monatte, syndiqué ou Syndicat des correcteurs de Paris, n’a jamais appartenu è la C.G.T.U.

[26] Monatte, fondateur de La Viie ouvrière, transmit sa direction à Monmousseau lorsque fut fondée la C.G.T.U. parce que son syndicat restait à la CG.T. A cette époque, il dut choisir entre Rosmer et Monmousseau. ce dernier était encore syndicaliste révolutionnaire, et adversaire de la liaison organique, alors que Rosmer lui, en était partisan. Ironie de l’histoire, Monmousseau devint bolchevik, et la VO le journal de la tendance communiste !

[27] La Révolution prolétarienne, 21 rue Jean-Robert, 75018 Paris.

[28] Lors des grandes grèves de juin 1936, la section de la Fédération des Techniciens de Renault prit contact avec la CGTSR pour envisager de refaire tourner l’usine par les travailleurs en autogestion, projet interrompu par le : « Il fout savoir terminer une grève. »

[29] Voline, Alexandre Schapiro et Camillo Berneri militèrent tous trois à la CGTSR.

[30] Fondée en 1923 à Berlin, l’A.I.T. réunit les syndicalistes révolutionnaires de tendance libertaire ; elle voulait s’opposer à l’Internationale syndicale, dite d’Amsterdam, et à l’Internationale syndicale rouge. Elle était implantée surtout en Espagne, en Suède, en Bulgarie, en Argentine. (voir en annexe sa déclaration de principe).

[31] Dans cette même période, des ouvriers du P.S.U.C., parti communiste catalan, déclaraient à lIya Ehrenburg, en 1936 : « Plutôt les fascistes que les anarchistes ». (d’après Odyssey Review, New York, 12-62, p. 50, traduit de Novy Mir, Moscou 1962).

[32] Extrait de Solidarité ouvrière, 21, rue Jean-Robert, Paris 18e.

[33] Cf. l’affaire Lyssenko.

[34] Jusqu’ici la lutte entre les classes s’est toujours résolue par la victoire d’une troisième classe : l’opposition entre les serfs et les seigneurs se termine par la victoire d’un troisième et nouveau pouvoir, celui de la bourgeoisie ; ensuite, au XXe siècle, l’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat s’est achevée, ici et là, par l’apparition d’une troisième puissance, celle de la « bureaucratie politique ». (Max Adler, Démocratie et conseils ouvriers, F. Maspéro édit.)

[35] La cause fondamentale des révolutions socialo-nationales des pays du tiers monde est sans doute l’échec du socialisme dans les pays industrialisés,

[36] N.D.L.R. Naturellement il s’agit de l’école officielle telle qu’elle existait. On le verra plus loin.

[37] C’est exactement la thèse de Kropotkine dans À la conquête du pain (N.D.L.R.)

[38] A l’époque où fut votée cette résolution la C. G. T. U. existait encore.

[39]

« L’histoire de tous les pays atteste que la classe ouvrière, livrée à ses seules forces, ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction de la nécessité de s’unir en syndicat, de mener la lutte contre les patrons, de réclamer du gouvernement telle ou telle loi nécessaire aux pauvres... Quant à la doctrine du socialisme, elle a surgi des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par des représentants instruits des classes possédantes, les intellectuels. Par leur situation sociale, les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient des intellectuels bourgeois. De même, en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit indépendamment de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle fut le résultat naturel et fatal du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes. » « Le mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme... le trade-unionisme, c’est justement l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie. (Que faire ?).

Le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais la catégorie des intellectuels bourgeois ; c’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés qui l’introduisirent ensuite dans la lutte de classes du prolétariat là où les conditions le permettaient. Ainsi donc la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément (Kautsky, « Les Trois Sources du Marxisme », cité par Lénine).

(Extraits de Solidarité ouvrière n° 15-16, juillet-août 1972).

[40] « Nous n’avons pas seulement en vue de préparer une révolution qui soit une simple transmission de pouvoirs. Nous voulons habituer le prolétariat à se passer de gouvernants. Nous devons donc conseiller, instruire, mais non diriger ». F. Pelloutier, registre des délibérations du comité fédéral des bourses du travail, 11 octobre 1895.

[41] « Le camarade Pelloutier (Saint-Nazaire) appuie cette tactique, (l’action directe) car c’est seulement par l’action personnelle que les travailleurs pourront obtenir les améliorations qu’ils désirent. Il faut donc encourager tout ce qui tend à l’effort direct, tout ce qui est de nature à faire naître l’esprit d’initiative et l’énergie, faire comprendre en un mot, au prolétariat qu’il doit exclusivement compter sur lui-même. », Ibid., 27 novembre 1896.

[42] Les sociologues considèrent les partis politiques comme des groupements de fait, qui se déterminent par rapport au pouvoir de l’Etat ou à l’Etat.

[43]

L’expression « dictature du prolétariat », axe de propagande et forme transitoire de l’Etat révolutionnaire des marxistes révolutionnaires, a toujours été une incantation plus qu’un mot d’ordre ou un concept. Incantation dans la mesure où son écho devait donner naissance à des phantasmes de grand soir et de barricades, plutôt qu’un nom générique recouvrant un certain nombre d’idées précises sur les rapports réels entre la classe des travailleurs et ses organisations ; entre les formes économico-sociales que e le prolétariat victorieux donnerait à la société et le chaos du capitalisme en voie de disparition.

L’idée de dictature révolutionnaire naît tout naturellement des péripéties et de l’étude de la révolution française. La tradition jacobine inspire Blanqui lorsqu’il parle de « dictature de la plèbe », c’est-à-dire « ...celle d’une minorité prolétarienne ultra-centralisée, appuyée sur une milice ouvrière armée, et gouvernant de Paris sans assemblée délibérante jusqu’à ce que par une éducation nouvelle le champ prolétaire soit débarrassé des mauvaises herbes bourgeoises et monarchiques » (M. Collinet, « La tragédie du marxisme », Calmann-Lévy édit.). Un régime économique modéré de transition accompagne cette dictature ; en termes socialistes, la conception de Blanqui – et de Lénine qui aimait à se définir comme « un jacobin lié à la classe ouvrière », c’est la conquête dictatoriale du pouvoir d’Etat, mais non l’instauration du socialisme dans la mesure où la gestion ouvrière, et parfois l’expropriation, est rejeté vers une prise de conscience du prolétariat dans un lointain avenir. C’est un pouvoir se proclamant l’émanation – l’esprit – du prolétariat contrôlant dictatorialement une société où existent encore l’échange en fonction de la valeur marchande, l’achat et la vente de la force de travail, quelquefois la propriété privée de certains moyens de production. Nous avons là un schéma qui s’est réalisé en 1921 en Russie, avec la N.E.P.

Cette notion de dictature du prolétariat – conquête par les partis dits « prolétariens » du pouvoir d’Etat – privilégie toujours le pouvoir politique des socialistes contre les mesures socialistes de prise en main de l’économie par les organisations de travailleurs ; jusqu’à présent, cette stratégie a échoué dans la mesure où le socialisme est une modification des rapports socio-économiques de propriété, de gestion, de distribution et non la survivance de la forme capitaliste de ces rapports sous un gouvernement qui se dit socialiste.

A l’origine du mouvement anarcho-syndicaliste, des confusions ont existé dans les esprits. Ainsi on peut lire dans le « Bulletin de la Fédération jurassienne » du 12 juillet 1874 :

« Nous aussi, nous voulons la dictature du prolétariat pendant la période révolutionnaire.

« Mais … la dictature que nous voulons, c’est celle que les masses insurgées exercent directement, sans l’intermédiaire d’aucun comité ni gouvernement. Nous ne voulons pas mettre la responsabilité de la révolution entre les mains de quelques hommes chargés de rendre des décrets que le peuple exécutera. Au lieu de ce système classique, qui aboutit à remettre le peuple sous un nouveau despotisme, notre vœu est de voir les masses insurgées agir par leur propre initiative, et substituer le fait révolutionnaire, expression directe de la volonté du peuple, au décret révolutionnaire, émanant d’une autorité chargée de gouverner la révolution. »

Entre ces deux thèses : celle de l’organisation de « révolutionnaires professionnels » qui doit diriger le prolétariat au risque de créer de nouvelles formes d’exploitation et d’oppression et celle qui fait confiance à une spontanéité complète au risque de l’échec par manque de coordination et de préparation, nous pensons que le syndicalisme révolutionnaire établit une synthèse : pas plus que le syndicalisme ne pose le problème du socialisme en terme de direction mais d’auto-formation, il ne le pose en terme de dictature. Au cours d’un exposé d’Edmond Maire sur le « socialisme démocratique », un contradicteur lui posa la question suivante : « Supposez qu’un mouvement fasciste se développe, que ferez-vous ? » E. Maire répondit en trois points : – dans une société réellement socialiste et autogestionnaire un tel mouvement n’aurait que peu de possibilités de devenir puissant ; en revanche, si un mouvement fasciste se développait, il faudrait en chercher les causes objectives et les rectifier dans la société ; – dépourvu du soutien du grand capital exproprié, il n’aurait que les ressources de ses adhérents ; – la répression policière, c’est-à-dire des interdictions administratives et des policiers spécialisés dans l’investigation et la répression, est dangereuse, car elle peut se retourner contre les travailleurs.

Nous pensons que cette réponse est bonne. Nous aurions ajouté que si la répression est dangereuse par l’appareil qu’elle exige et que le mouvement révolutionnaire doit éviter les attaques contre les personnes, la violence de masse contre les organisations contre-révolutionnaires s’impose : manifestations de masse contre les locaux et les imprimeries, contre-manifestations en direction des meetings et des rassemblements.

Devenu, dans la vision anarcho-syndicaliste, l’ossature de la société civile, puisque ses sections – les conseils ouvriers d’entreprise –, ses syndicats et ses fédérations d’industrie gèrent, distribuent et planifient comme ses U.L., U.D. et U.R. coordonnent économie et problèmes sociaux chacun à son échelon, le syndicalisme n’exerce pas une dictature, il est simplement « le prolétariat érigé en classe dominante » qui possède le pouvoir économique et donc le pouvoir politique, lequel est issu directement du prolétariat et lui est immanent.

[44]

Le contrôle syndical de la production consiste, d’après P. Besnard, à organiser à côté de l’appareil de gestion patronal ou étatique des organismes ouvriers issus du syndicalisme, à tous les échelons, qui étudieront et feront connaître le fonctionnement réel de l’entreprise ou de l’administration, analyseront les bilans, les sources de matière première, les débouchés, etc. Dans la conception de ce théoricien du syndicalisme révolutionnaire, leur rôle serait essentiellement pédagogique et préparerait dans chaque usine, atelier, bureau l’autogestion.

L’Alliance syndicaliste a repris les idées de Besnard dans son « Manifeste » :

« – constitution immédiate dans les entreprises privées ou publiques de conseils de contrôle de la production et d’apprentissage de gestion, indépendants du patronat et de l’Etat.

« – fédération des conseils parallèles de gestion, afin de connaître le processus de production et de pouvoir le contrôler lors de la suppression du patronat et du salariat ».

Notons que les conceptions de P. Besnard étaient présentes à l’esprit de chaque militant de la C.N.T. espagnole, lesquels avaient commencé dès avant 1930 à organiser un contrôle syndical de la production, fait qui explique en partie la réussite des collectivisations industrielles et agricoles de la révolution.

[45] Une étude sur la révolution espagnole (F. Mintz, (« L ‘autogestion dans la révolution espagnole ») démontre le processus suivant : à l’inverse de la Russie ou des conseils se forment et se fédèrent spontanément parce qu’i1 n’existe pas d’organisation syndicale importante, en Espagne l’organisation spontanée du prolétariat lors du choc révolutionnaire se fait à travers l’organisation syndicale révolutionnaire, les conseils s’intègrent à sa structure et la renforcent.

[46]

L’Etat, « monopole de l’usage légal de la face sur un territoire donné », c’est-à-dire à l’époque le pouvoir militaire des nobles, a usurpé une « possibilité » d’organisation publique basée sur les communes libres (cf. L’Entraide de Kropotkine). L’erreur est de penser que parce que cela s’est produit, c’était nécessaire.

Deux types d’organisation sociale et politique se combattaient à la fin du Moyen Age : les communes villageoises et citadines libres et fédérées, par exemple la Ligue hanséatique, les cantons suisses originels (Uri, etc.), les ligues grisonnes, et l’Etat monarchique centralisateur. C’est au cours de ce qu’on appelle les guerres de religion, particulièrement la guerre de Trente Ans, que l’Etat monarchique a pu asseoir son pouvoir par la victoire militaire.

[47] « ...si la force de collectivité est originellement immanente à la société et n’émane que de l’activité sociale, elle peut être appropriée, détournée de sa source. Précisément parce que la force collective n’est pas une réalité tangible mais une œuvre incessamment recréée par les hommes organisés, elle peut être accaparée, aliénée, arrachée à ceux mêmes qui en sont les auteurs. ») (P. Ansart, Sociologie de Proudhon, p, 103).

[48]

Dans La révolution sociale ou la dictature militaire, texte rédigé à partir du 29 septembre 1870 et refondu plus tard dans l’Empire knouto-germanique, Bakounine montre déjà comment et dans quelles circonstances la classe bourgeoise n’hésite pas à s’exproprier politiquement en « renonçant à sa liberté au nom du salut de sa bourse ».

L’extrait suivant nous paraît remarquable : « Adorant la république d’un amour platonique, mais doutant de sa possibilité ou du moins de sa durée, le bourgeois tend toujours à s’en remettre sous la protection d’une dictature militaire qu’il déteste, qui le froisse, l’humilie et qui finit toujours par le ruiner tôt ou tard, mais qui lui offre au moins toutes les conditions de la force et de l’ordre public. »

[49]

« La propriété de classe qui en Russie est un fait ne résulte certainement d’aucun acte notarié. La nouvelle classe exploiteuse soviétique n’a pas besoin de ces balivernes. Elle a la force de l’Etat en main et cela vaut beaucoup plus que les vieux enregistrements de la bourgeoisie. Elle sauvegarde sa propriété avec des mitrailleuses et non pas des actes notariés. » (Bruno Rizzi, La bureaucratisation du monde, Paris, 1939, p. 49.)

[50] Le comité d’entreprise ou d’établissement constitue incontestablement un outil d’information économique (publication de bilans, comptes d’exploitation, comptes de pertes et profits, situation financière de l’entreprise...) que les S.S.E. ne sauraient négliger dans leur rôle d’organisation et d’information des travailleurs contre le patronat. Cependant, lorsqu’il s’agit des œuvres sociales, bien souvent nous constatons que les patrons cherchent à faire porter par les militants syndicalistes dans les C.E. la casquette de la responsabilité dans la gestion de la misère des quelques miettes qu’ils consentent en « matière sociale ».

[51]

(2) Les militants à deux casquettes dans les syndicats cherchent souvent à cantonner les syndicats dans un rôle purement revendicatif (à un point parfois caricatural : « préservation des acquis » comme l’A.J.S.-O.C.I.). Ils réservent les problèmes généraux de la société au parti politique.

Il existe en première analyse quatre « modèles » syndicaux :

La conception bourgeoise

 : Le syndicat est un groupe de pression représentant des intérêts particuliers ; par l’harmonisation de ces intérêts divers, l’Etat maintient la cohésion sociale.

– La conception travailliste : Le syndicat secrète un parti politique qui le « représente au parlement ».

– La conception social-démocrate : Les travailleurs sont organisés dans un édifice à trois étages : la classe, le syndicat et le parti. Issue de la social-démocratie allemande, cette conception a été reprise à la fois par l’Internationale socialiste et par les bolcheviks.

– La conception anarcho-syndicaliste : elle donne au syndicat le rôle primordial.

La « direction » d’un parti politique sur un syndicat peut ne pas être voyante. La conception de certains militants du. P.S. au du P.S.U. relève de la direction idéologique (au moins) : le parti « fait de la politique » et « donne des idées » au syndicat…

[52] Les intertitres ont été rédigés par les rédacteurs de la brochure. R.B. mars 2008.