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Bourdieu et le mâle absolu
ROBERTMAGGIORI



A partir d'une étude ethnologique de la société kabyle, Pierre Bourdieu montre la permanence, dans l'inconscient des hommes et des femmes d'aujourd'hui, de la vision phallocentrique du monde.

Le plus étonnant, ce n'est pas qu'il y ait domination — d'une personne sur une autre, d'un sexe sur un autre, d'une classe sur une autre. C'est qu'elle soit acceptée ou tolérée par les dominés, qui n'y trouvent pourtant que souffrance, humiliation ou pauvreté. La question est vieille comme le monde. Elle est au cœur du livre de Pierre Bourdieu, la Domination masculine, suite obligée de cette «analyse matérialiste de l'économie des biens symboliques» entreprise depuis près de trente ans. Et elle est traitée à partir d'une sorte d'«expérience de laboratoire», à savoir l'analyse ethnographique d'une «société historique particulière» bien connue du professeur du Collège de France : celle des Berbères de Kabylie, dans laquelle les systèmes «de conduites et de discours partiellement arrachés au temps par la stéréotypisation rituelle» représentent comme un paradigme de la vision «androcentrique» du monde.

La plupart des formes de domination résultent de la contrainte, de la force froide ou de la brutalité. Elles sont les plus douloureuses pour les dominés, mais pas les plus durables pour les dominants. La force du maître peut toujours rencontrer une force plus forte, et son pouvoir ne sera jamais assuré tant qu'il n'aura pas, disait Rousseau, transformé sa force en droit et l'obéissance (du dominé) en devoir. Or il ne suffit pas qu'il le veuille pour que cela soit. D'où la fortune de la notion d'idéologie forgée par Marx. Outre le pouvoir politique ou économique, le dominant a celui de créer et de diffuser la culture : aussi va-t-il produire des idées dont une large part est destinée à légitimer idéologiquement sa domination, et que les dominés absorbent de manière acritique, finissant ainsi par interpréter le monde, et les rapports de domination, selon «des modes de pensée qui sont eux-mêmes le produit de la domination».

La Domination masculine de Pierre Bourdieu montre les limites de cette explication par l'idéologie chère aux marxistes. Et, plus généralement, les insuffisances d'une philosophie de la conscience, laquelle, faisant descendre la domination de la conscience aliénée par de fausses représentations, laisse entendre que la «prise de conscience» suffit à provoquer la «libération», en l'occurrence l'affranchissement des femmes du pouvoir physique, juridique et mental des hommes. Cela n'est pas faux, mais conduit, selon Bourdieu, à sous-estimer le fait que les conditions d'efficacité et les effets de la violence symbolique — laquelle n'est pas l'opposé de la violence «réelle», physique, dont sont victimes les femmes, mais plutôt cette violence invisible subie par les dominé(e)s qui appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme «naturelles» — sont «durablement inscrits au plus intime des corps sous forme de dispositions». Or ces «dispositions durables» (ou habitus) ne tiennent pas à une pure subjectivité mais traduisent la présence de l'objectivité dans l'expérience subjective, sous la forme des structures socialement construites qui les produisent. En d'autres termes, toute soumission à un ordre établi résulte de l'accord entre les structures que l'histoire collective (phylogenèse) et individuelle (ontogenèse) a inscrites dans les corps — «les schèmes de perception, d'appréciation et d'action» — et les structures objectives du monde auquel elles s'appliquent. Aussi, malgré le fait que les combats féministes l'aient mise à mal, l'«évidence» de la domination masculine perdure-t-elle parce que perdurent, modifiées, les structures cognitives selon lesquelles elle est perçue.

Il faut «prendre acte et rendre raison de la construction sociale des structures cognitives qui organisent les actes de construction du monde et de ses pouvoirs» et qui sont enfouies dans l'inconscient historique de chacun : les difficultés de cette «sociologie génétique de l'inconscient sexuel» que propose Bourdieu sont immenses. D'une part parce que connaître les mécanismes de reproduction de la structure de domination sexuelle exige de «tenir ensemble la totalité des lieux et des formes» dans lesquels elle s'exerce, et de mettre en relation «l'économie domestique, donc la division du travail et des pouvoirs qui la caractérise, et les différents secteurs du marché du travail», les divers champs où les hommes et les femmes sont engagés. D'autre part, et là l'obstacle est épistémologique, parce que chacun (y compris Bourdieu) a incorporé, sous forme de catégories de perception, les structures historiques de l'ordre masculin, et risque donc, s'il veut l'interpréter, d'user des modes de pensée qui en sont eux-mêmes les produits. Une «objectivation du sujet de l'objectivation scientifique» est nécessaire, à laquelle Bourdieu parvient donc par le «retour» à la société kabyle, canoniquement construite autour de la domination masculine.

Comment doit-on lire le relevé ethnographique, par exemple, de l'association qui existe entre l'érection phallique, la «levée» de la pâte à beignets que l'on mange lors des accouchements ou des circoncisions, la dynamique vitale du gonflement immanente aux processus de germination végétale et de gestation, et le fait de traiter la germination du grain comme résurrection, événement lui-même homologue de la renaissance du grand-père dans le petit-fils sanctionnée par le retour du prénom ? Bourdieu décrit quasiment toutes les homologies entre les oppositions (sec/humide, dessus/dessous, dur/mou, devant/derrière, public/privé, épicé/fade, droit/courbe, pur/impur...) qui structurent à la fois la différence des sexes, le corps, la gestualité, les postures, et l'activité sociale, la pratique religieuse, la conception de l'espace et du temps, la cosmogonie, les conduites alimentaires, le travail agraire... Il peut ainsi montrer que, au-delà de l'idée acquise — selon laquelle «les nécessités de la reproduction biologique déterminent l'organisation symbolique de la division sexuelle du travail et, de proche en proche, de tout l'ordre naturel et social» —, c'est bien «une construction arbitraire du biologique, et en particulier du corps, masculin et féminin, de ses usages, de ses fonctions (...) qui donne un fondement en apparence naturel à la vision androcentrique de la division du travail sexuel et de la division sexuelle du travail et, par-là, de tout le cosmos». On voit ainsi comment l'arbitraire des normes sociales peut se transmuer en «nécessité de la nature», donc s'éterniser et être accepté, y compris par les victimes de la domination.

Qu'on n'en déduise pas l'intemporalité du propos de Bourdieu. De la société berbère, il fait un «détecteur» capable de repérer les «fragments épars de la vision androcentrique du monde» qui se trouvent — cela fera parler — «dans la famille, dans l'univers scolaire et dans le monde du travail, dans l'univers bureaucratique et dans le champ médiatique». Le fait qu'en dépit de toutes les avancées historiques et des mutations de la condition féminine obtenues par la lutte se maintiennent de tels «invariants» pose en effet problème. Ce constat de la «constance transhistorique de la relation de domination masculine» vaut-il pour une ratification ? Faut-il en conclure que «rien ne changera jamais» ? Bourdieu s'est-il laissé aller au «plaisir de désillusionner» ? À cela, le sociologue répond bien sûr par la négative. Ou plutôt par une autre question : quelle forme doit avoir, aujourd'hui, la lutte politique ?



ROBERTMAGGIORI
Bourdieu et le mâle absolu.
Libération, 27/08/98.

Le lien d'origine : http://www.liberation.fr/index.html