Conclusion naturelle de notre série d'entretiens avec le sociologue
avant la sortie en librairie, le 26 août, de son livre, La Domination
masculine (éd. du Seuil) et l'amour ? Quelle place a-t-il dans
ces rapports de force que sont les relations entre les hommes et les
femmes ?
Souvent, en lisant Bourdieu, on s'était posé cette question.
À nous qui nous croyions des individus libres et indépendants,
toute son oeuvre ne cessait de révéler nos déterminismes
sociaux. Nos choix professionnels, affectifs, esthétiques, nos
fragilités, nos souffrances ou nos assurances, nos ascensions
sociales ou nos ruptures, nos façons de parler ou de penser,
nos adhésions conscientes ou inconscientes répondent à
des logiques sociales, selon nos origines, nos généalogies,
le " champ " auquel nous appartenons... Dans tout ça,
peut-il seulement exister un sentiment pur, un amour vrai, irréductible
au social et qui soit un des moteurs les plus puissants de l'existence?
C'est la première fois, à notre connaissance, que Pierre
Bourdieu répond à cette question. Et par l'affirmative;
un oui à la fois enflammé et prudent, enthousiaste et
sage.
TELERAMA: Vous dessinez, en conclusion de votre livre, un " amour
pur ", seul " îlot enchanté " ou peuvent
s'annihiler les rapports de domination entre les sexes. Qu'est-ce, en
la circonstance, que la pureté?
PIERRE BOURDIEU : Pur, cela veut dire indépendant du marché,
indépendant des intérêts. L'amour pur, c'est l'art
pour l'art de l'amour, l'amour qui n'a pas d'autre fin que lui-même.
L'amour de l'art et l'amour pur sont des constructions sociales nées
ensemble au XIXe siècle. On dit toujours que l'amour remonte
au siècle des troubadours, ce n'est pas faux. Mais l'amour romanesque,
tel que nous le connaissons, est vraiment une invention de la vie de
bohème, et c'est entièrement le sujet de L'Education sentimentale,
de Flaubert : la confrontation entre l'amour pur et l'amour " normal
",...
TRA : C'est quoi, l'amour normal ?
P.B. : C'est l'amour socialement sanctionné. L'amour pur s'invente
chez les artistes, chez les gens qui peuvent investir dans une relation
amoureuse du capital littéraire, du discours, de la parole...
Tout ce que Flaubert a mis dans son roman. Les trois femmes qu'il met
en scène sont chacune une des représentations de l'amour
et se définissent les unes contre les autres. Mme Dambreuse est
l'incarnation de l'amour bourgeois, Mme Amoult de l'amour pur et Rosanette,
de l'amour vénal et mercenaire. Et l'amour pur se définit
à la fois contre l'amour bourgeois qui a pour objectif la carrière,
et contre l'amour vénal qui a pour objectif l'argent. Les deux
étant en fait des amours mercenaires.
TRA Est-ce que, dès lors, cet amour pur est forcément
une transgression sociale ?
P.B. : Oui, dans la mesure où il est en rupture avec l'ordre
social qui demande d'autres gages. L'amour pur, c'est l'amour fou ;
l'amour social convenable est un amour subordonné aux impératifs
de la reproduction pas seulement biologique mais sociale.
TRA : Il peut tout de même y avoir de l'amour, là-dedans
aussi ?
P.B. : Evidemment, c'est aussi de l'amour. Mais pas de l'amour fou.
C'est de l'amour conforme, de l'amour du destin social, l'amor fati.
On aime sa " promise ". Ces constats de la sociologie désespèrent
beaucoup en général. Or, quand on étudie statistiquement
les mariages, on observe qu'ils unissent des hommes et des femmes de
même milieu. Autrefois, cette homogamie était garantie
et aménagée par les familles ; c'était le mariage
de raison, de raison sociale. Aujourd'hui, les garçons et les
filles se rencontrent de manière apparemment libre, et l'homogamie
fonctionne toujours. Dans le Béarn, j'ai étudié
les effets de ce passage des mariages arrangés aux mariages libres,
le bal devenant le " marché " où se nouaient
les unions d'où sortiront les mariages. Ce qui est intéressant,
c'est qu'ils ne sont le produit ni d'un choix ni de l'intervention d'une
instance supérieure (la famille) ; ils sont le produit de dispositions
sociales qu'on appelle amour...
Peut-être, d'ailleurs, avons-nous un taux de divorce élevé
parce que nous investissons dans le mariage des attentes démesurées.
C'est lié, en particulier, aux femmes qui dépendent plus
des valeurs d'amour que les hommes. Pour - j'insiste encore - des raisons
uniquement sociologiques qui n'ont rien à voir avec la supposée
" nature " féminine. On dit souvent que les femmes
sont romanesques, et c'est vrai, dans tous les milieux, à tous
les niveaux, comme l'atteste le fait que les femmes ont partie liée
avec la lecture et la littérature.
TRA L'amour pur serait alors I' exception, forcément éphémère.
Et il ne semble pouvoir exister qu'hors du monde. N'est- il pas possible
cependant que, même en se colletant au monde, aux contraintes
sociales, il reste le plus fort?
P.B. : Cela arrive. La littérature est remplie des triomphes
de l'amour pur. Dans la réalité, cette île enchantée
sans violence, sans domination, est vulnérable en diable. Ce
n'est pas raisonnable, raisonnable voulant dire conforme aux réalités
sociales. C'est " miraculeux ", avec beaucoup de guillemets,
miraculeux sociologiquement : c'est peu probable, cela peut arriver,
mais cela a une chance sur mille. La réciprocité parfaite,
l'émerveillement réciproque, c'est voué au dépérissement...
ne serait-ce que sous l'effet de la routine.
Les gens n'aiment pas que l'on explique des choses qu'ils veulent garder
" absolues ". Moi, je trouve qu'il vaut mieux savoir. C'est
très bizarre que l'on supporte si mal le réalisme. Dans
le fond, la sociologie est très proche de ce qu'on appelle la
sagesse. Elle apprend à se méfier des mystifications.
Je préfère me débarrasser des faux enchantements
pour pouvoir m'émerveiller des vrais " miracles ".
En sachant qu'ils sont précieux parce qu'ils sont fragiles.
TRA : Et si on chassait toutes les marques de la domination masculine,
quelle serait la part possible, entre les hommes et les femmes, de la
séduction (dont vous dîtes qu'elle est une reconnaissance
implicite de la domination sexuelle), du jeu entre les êtres,
voire du charme?
P.B. : Certains intellectuels défendent la tradition française
de la courtoisie, en s'inquiétant de la voir mise en péril
par ce désenchantement actuel de la relation hommes/femmes. Ce
genre d'attitude, qui va souvent de pair avec la méfiance à
l'égard du féminisme, m'est très antipathique parce
que c'est une manière moderne de s'en rapporter à de vieilles
lunes. Ce n'est pas intéressant et puis c'est faux. Est-ce que
la lucidité sur les rapports entre les sexes, ou sur les rapports
sexuels en général, pourrait détruire tout enchantement?
Je n'en suis pas sûr.
Cela débarrasserait au contraire les relations de ce qui les
encombre, de la mauvaise foi (au sens sartrien de " mensonge à
soi-même "), de la tricherie, des malentendus.
Dieu sait si je ne suis pas très optimiste mais, sur certains
terrains, l'analyse des effets de domination symbolique a une vertu
clinique. Cela détruit les contraintes que les gens s'imposent
parce qu'ils sont dans des rôles pré-constitués,
dans des " programmes " sociaux. L'un pour faire l'homme,
l'autre pour faire la femme.
TRA : Quand on voit le succès de la pilule Viagra, on se dit
que ce n'est pas demain la veille, tant la virilité reste une
valeur et une angoisse...
P.B. : Une angoisse parce qu'une valeur. Le succès de la pilule
Viagra n'est que l'attestation visible de ce qui se sait depuis longtemps
dans les cabinets médicaux ou psychanalytiques.
Les hommes, surtout, pourraient se simplifier la vie. Le rôle
masculin m'est très insupportable depuis très longtemps
dans son côté faiseur, bluffeur, m'as-tu-vu, exhibitionniste.
Si les rapports masculins/féminins (qui se reproduisent aussi
chez les homosexuels) étaient dépouillés de ce
devoir d'exhibition, on respirerait mieux. Les numéros d'hommes,
c'est tuant!
Bourdieu Entretien avec Catherine Portevin et Jean-Philippe Pisanias,
Telerama n°2536,19/08/98.
Les aventuriers de l’île enchantée
Le lien d'origine : http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/index.html