Chaque semaine, en avant-première de son prochain ouvrage, La
Domination masculine (éd. du Seuil, en librairie le 26 août),
le sociologue Pierre Bourdieu décrypte pour nous un aspect des
relations entre les hommes et les femmes.
Aujourd'hui, quatrième épisode, sur un " cas limite
" le couple homosexuel. Une question particulièrement débattue
cette année en France avec les projets de réforme du droit
de la famille, le Contrat d'union sociale (1) puis les contre-propositions
du rapport d'Irène Théry.
Pierre Bourdieu, attentif à ce qui peut bousculer un ordre social
dont il s'attache à décrire les déterminismes,
suit de près le(s) mouvement(s) gay(s) depuis plusieurs années.
Avec des espoirs, des déceptions... quelquefois des ambivalences
et des hésitations. Des coups de gueule, aussi, pour dénoncer
les ambitions politiques qu'on lui prête.
Le texte qu'il a placé en annexe de son livre sur la domination
masculine et les explications qu'il donne ici dérangeront autant
les tenants de l'ordre moral que les simples faiseurs de désordre.
TELERAMA : Pour disqualifier l'homosexualité, on la dénonce
comme une pratique contre nature. Vous dîtes que la nature n'a rien
à voir là-dedans...
PIERRE BOURDIEU : Bien sûr que non. Et pourtant, cette idée
d'union contre nature réapparaît dans le débat sur
le Contrat d’union sociale. Or, elle est d'abord une construction
sociale et historique : la division stricte entre hétéros
et homosexuels s'est cristallisée très récemment,
après 1945. Auparavant, les hétérosexuels pouvaient,
à l'occasion, avoir des pratiques homosexuelles. Mais dans notre
système symbolique, le rapport sexuel actif reste seul conforme
à la " nature " de l'homme, la sexualité passive
étant typiquement féminine. L'opposition actif/passif, pénétrant/pénétré,
identifie le rapport sexuel à un rapport de domination (le pénétrant
étant le dominant). Donc, l'homosexuel est féminisé
parce qu'il entre dans une relation sexuelle qui ne convient qu'à
une femme. En ce sens, il est contre nature. Il transgresse cette frontière,
que les Romains connaissaient bien : si l'homosexualité active
avec un esclave était tolérable, toute relation passive
était évidemment monstrueuse. Contre nature, cela veut dire
en fait : contre hiérarchie sociale. Aussi longtemps que le dominant
se conduit en dominant, ça va. S'il adopte les pratiques par lesquelles
il est susceptible de devenir dominé, ça ne va plus.
On retrouve, dans les couples gays, la même logique : on peut
être homosexuel actif mais pas passif. Certains homosexuels, aussi
bien chez les femmes que chez les hommes, reproduisent la hiérarchie
masculin/féminin dans le couple.
TRA : A quelles conditions, alors, le couple homosexuel pourrait-il être
reconnu comme une alternative au modèle dominant?
P.B. : C'est très compliqué parce que cette revendication
est ambiguë : à la fois la plus subversive et la plus conformiste
qui soit. Très conformiste puisqu'elle conduit à encourager
les homosexuels à rentrer dans l'ordre et à faire comme
tout le monde - une partie des homosexuels, d'ailleurs, est hostile
à cette normalisation sociale. Et, pourtant, il n'existe pas
d'autre normalisation que la reconnaissance par l'Etat. L'homme le plus
cultivé du monde, aussi longtemps qu'il n'a pas un titre scolaire,
peut toujours être mis en question dans sa culture. De la même
façon, un couple homosexuel en union libre n'est pas pleinement
reconnu socialement avec tous les droits élémentaires
(protection sociale, droit successoral, etc.) qui vont de pair.
Le mariage étant la chose sacrée que l'on sait, investie
de valeurs symboliques extrêmement fortes, réclamer, quand
on est homosexuel, le droit à l'union publique officiellement reconnue,
juridiquement sanctionnée, dynamite les représentations.
TRA : Pourquoi vous êtes-vous engagé auprès du mouvement
gay et lesbien?
P.B. : Le point de départ a été une lettre que j'ai
reçue d'un homosexuel qui travaillait à Air France : "Alors
que mes collègues hétérosexuels peuvent bénéficier
de réductions lorsqu'ils partent en vacances avec leurs copines,
protestait-il, pourquoi faut-il que je paye plein tarif quand je pars
avec mon copain ? " Les homosexuels sont, de fait, des citoyens de
seconde zone. Alors, quand on vient brandir la menace du "communautarisme"
(2) pour rejeter leurs revendications, j'ai du mal à voir autre
chose qu'une mauvaise foi certaine, issue d'un fond catholique, souvent
inconscient et mal assumé, qui autorise une forme de discrimination.
Pour moi, il n'y a pas d'équivoque. C'est comme si l'on refusait
aux homosexuels d'aller à l'école. C'est du même ordre.
TRA : La dernière phrase du livre appelle carrément les
homosexuels à rejoindre l'" avant-garde des mouvements politiques
et scientifiques subversifs ". Qu'est-ce à dire ?
P.B. : L'essentiel était de dire : ne restez pas isolés.
Etant, pour des raisons sociologiques, très dotés en capital
culturel (au moins pour les leaders), les homosexuels pourraient avoir
un rôle dans le travail de subversion symbolique indispensable pour
faire avancer le mouvement social. Act up est prodigieusement inventif.
Le mouvement social gagnerait à bénéficier de cette
inventivité ; il sait organiser les manifs, les banderoles, les
slogans, les chansons, rituellement, mais il est peu créatif...
Pour l'être, il faut le capital culturel. La pétition a été
inventée par les intellectuels ; les médecins, quand ils
manifestent, sont souvent imaginatifs ; enfin, parce qu'il y avait, parmi
les leaders du dernier mouvement des chômeurs, des gens à
fort capital culturel, ceux-ci ont osé occuper des lieux symboliques
comme l'Ecole normale supérieure.
TRA : Et, plus que la gay pride, c'est participer au mouvement social
qui serait subversif pour les homosexuels?
P.B. : Voilà. La gay pride est subversive dans un ordre symbolique
pur. Mais cela ne suffit pas. Les gays et les chômeurs, par exemple,
ne communiquent pas facilement. Car le mouvement gay s'organise autour
de revendications considérées comme privées ; ce
qui demeure suspect aux yeux de la tradition syndicale, qui s'est construite
contre le particulier, la sphère personnelle, à laquelle
il s'agissait justement d'arracher le militant.
TRA : La subversion, ce pourrait être pour vous un projet politique?
Quel est votre rôle exact dans cette liste " gauche de la gauche
" qui se constitue, dit-on, sous votre parrainage pour les prochaines
élections européennes ?
P.B. : Tout ça n'est qu'invention, malveillante le plus souvent,
de journalistes. Nous avons parlé (3) d'une "gauche de gauche
" (et non de la gauche), c'est-à-dire, tout simplement, d'une
gauche vraiment de gauche, d'une gauche vraiment respectueuse des promesses
qu'elle a faîtes pour obtenir les suffrages des électeurs
de gauche - en matière de droits accordés aux étrangers
ou aux homosexuels, par exemple. Parler de " gauche de la gauche
", comme l'ont fait spontanément les journalistes, c 'est
transformer une intervention presque banale - n'est-il pas normal, de
la part des électeurs, de rappeler les élus à leurs
engagements ? - en prise de position radicale, extrémiste, facile
à condamner. De là à inventer que des chercheurs,
dont ce n'est pas le métier, vont s'engager dans la lutte politique,
il n'y a qu'un pas.
Cette histoire illustre parfaitement mes analyses du champ journalistique
qui réduit les prises de position intellectuelles à des
choix politiques, qui ne connaît que les opinions tranchées,
organisées selon ses propres catégories, droite/gauche,
gauche/extrême gauche, qui ne comprend pas ou ne lit pas ce qui
s'écrit et finit par interdire toute intervention analytique dans
le jeu politique. La déformation systématique que le journalisme
fait subir aux propos publics des chercheurs - et la résistance
forcenée qu'il oppose aux démentis et aux mises au point,
exerçant ainsi une véritable censure - n'encourage pas beaucoup
les chercheurs à intervenir. Je sais que ces propos vont choquer
(au moins les journalistes et, surtout, ceux qui s'efforcent de contribuer
à ouvrir un espace de discussion). Mais il s'agît de sujets
trop graves pour qu'il soit possible de se contenter des échanges
habituels de politesse hypocrite.
(1) Le contrat d'union sociale aurait permis aux concubins qui le souhaitaient,
hétéros ou homosexuels, de voir leur statut (en matière
de fiscalité, de droit successoral et de protection sociale) assimilé
à celui des couples mariés. Il a été critiqué
comme un "mariage bis" par Irène Théry, qui préconise
plutôt de reconnaître le concubinage sans autre démarche
publique comme une situation de fait, créatrice des mêmes
droits que le mariage. Voir son rapport : Couple, filiation et parenté
aujourd'hui : le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée.
Ed. Odile Jacob, 413 p., 85 F.
(2) Système d'organisation sociale et politique qui reconnaît
l'existence de communautés ethniques, religieuses ou sexuelles,
avec, parfois, des droits spécifiques. Ce qui, en principe, est
contradictoire avec la définition d'un citoyen abstrait sur laquelle
est fondée la République française.
(3) Voir Le Monde, 8 avril 1998. [sur nos pages].
Bourdieu Entretien avec Catherine Portevin et Jean-Philippe Pisanias,
Télérama, n°2535, 12/08/1998.
La transgression gay
Le lien d'origine : http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/Btele984.html
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