En avant-première du prochain ouvrage de Pierre Bourdieu sur
La Domination masculine (éd. du Seuil, 140 p., 85 F, en librairie
le 26 août), travaux pratiques avec le sociologue. En partant,
chaque semaine, d'un objet, d'un personnage, d'une situation très
ordinaires, pour comprendre la subtilité sociale des rapports
entre les hommes et les femmes. Aujourd'hui, troisième épisode
: la jupe. Ou comment un rectangle de tissu que personne n'aurait idée
de remettre en question induit l'entrave des corps et le souci du paraître,
d'autant plus puissants qu'ils se transmettent, comme tous les codes
de bonne conduite, de mère en fille. Autant de contraintes intégrées
dont on ne se libère pas si facilement. Et l'on continue de tirer
sur nos jupes et de marcher à petites enjambées, même
en jean et souliers plats...
TELERAMA : A quoi sert la jupe?
PIERRE BOURDIEU : C'est très difficile de se comporter correctement
quand on a une jupe. Si vous êtes un homme, imaginez-vous en jupe,
plutôt courte, et essayez donc de vous accroupir, de ramasser un
objet tombé par terre sans bouger de votre chaise ni écarter
les jambes... La jupe, c'est un corset invisible, qui impose une tenue
et une retenue, une manière de s'asseoir, de marcher. Elle a finalement
la même fonction que la soutane. Revêtir une soutane, cela
change vraiment la vie, et pas seulement parce que vous devenez prêtre
au regard des autres. Votre statut vous est rappelé en permanence
par ce bout de tissu qui vous entrave les jambes, de surcroît une
entrave d'allure féminine. Vous ne pouvez pas courir ! Je vois
encore les curés de mon enfance qui relevaient leurs jupes pour
jouer à la pelote basque.
La jupe, c'est une sorte de pense-bête. La plupart des injonctions
culturelles sont ainsi destinées à rappeler le système
d'opposition (masculin/féminin, droite/gauche, haut/bas, dur/mou...)
qui fonde l'ordre social. Des oppositions arbitraires qui finissent
par se passer de justification et être enregistrées comme
des différences de nature. Par exemple, avec " tiens ton
couteau dans la main droite ", se transmet toute la morale de la
virilité, où, dans l'opposition entre la droite et la
gauche, la droite est " naturellement " le côté
de la virtus comme vertu de l'homme (vir).
TRA : La jupe, c'est aussi un cache-sexe?
P.B. : Oui, mais c'est secondaire. Le contrôle est beaucoup plus
profond et plus subtil. La jupe, ça montre plus qu'un pantalon
et c'est difficile à porter justement parce que cela risque de
montrer. Voilà toute la contradiction de l'attente sociale envers
les femmes : elles doivent être séduisantes et retenues,
visibles et invisibles (ou, dans un autre registre, efficaces et discrètes).
On a déjà beaucoup glosé sur ce sujet, sur les
jeux de la séduction, de l'érotisme, toute l'ambiguïté
du montré-caché. La jupe incarne très bien cela.
Un short, c'est beaucoup plus simple: ça cache ce que ça
cache et ça montre ce que ça montre. La jupe risque toujours
de montrer plus que ce qu'elle montre. Il fut un temps où il
suffisait d'une cheville entr'aperçue!...
TRA : Vous évoquez : une femme disant: " Ma mère ne
m'a jamais dit de ne pas me tenir les jambes écartées "
et pourtant, elle savait bien que ce n'est pas convenable " pour
une fille "... Comment se reproduisent les dispositions corporelles
?
P.B. : Les injonctions en matière de bonne conduite sont particulièrement
puissantes parce qu'elles s'adressent d'abord au corps et qu'elles ne
passent pas nécessairement par le langage et par la conscience.
Les femmes savent sans le savoir que, en adoptant telle ou telle tenue,
tel ou tel vêtement, elles s'exposent à être perçues
de telle ou telle façon. Le gros problème des rapports
entre les sexes aujourd'hui, c'est qu'il y a des contresens, de la part
des hommes en particulier, sur ce que veut dire le vêtement des
femmes. Beaucoup d'études consacrées aux affaires de viol
ont montré que les hommes voient comme des provocations des attitudes
qui sont en fait en conformité avec une mode vestimentaire. Très
souvent, les femmes elles-mêmes condamnent les femmes violées
au prétexte qu'" elles l'ont bien cherché ".
Ajoutez ensuite le rapport à la justice, le regard des policiers,
puis des juges, qui sont très souvent des hommes... On comprend
que les femmes hésitent à déposer une plainte pour
viol ou harcèlement sexuel...
TRA : Etre femme, c'est être perçue, et c' est alors le regard
de I'homme qui fait la femme?
P.B. : Tout le monde est soumis aux regards. Mais avec plus ou moins
d'intensité selon les positions sociales et surtout selon les
sexes. Une femme, en effet, est davantage exposée à exister
par le regard des autres. C'est pourquoi la crise d'adolescence, qui
concerne justement l'image de soi donnée aux autres, est souvent
plus aiguë chez les filles. Ce que l'on décrit comme coquetterie
féminine (l'adjectif va de soi !), c'est la manière de
se comporter lorsque l'on est toujours en danger d'être perçu.
Je pense à de très beaux travaux d'une féministe
américaine sur les transformations du rapport au corps qu'entraîne
la pratique sportive et en particulier la gymnastique. Les femmes sportives
se découvrent un autre corps, un corps pour être bien,
pour bouger, et non plus pour le regard des autres et, d'abord, des
hommes. Mais, dans la mesure où elles s'affranchissent du regard,
elles s'exposent à être vues comme masculines. C'est le
cas aussi des femmes intellectuelles à qui on reproche de ne
pas être assez féminines. Le mouvement féministe
a un peu transformé cet état de fait - pas vraiment en
France la pub française traite très mal les femmes ! Si
j'étais une femme, je casserais ma télévision !
- en revendiquant le natural look qui, comme le black is beautiful,
consiste à renverser l'image dominante. Ce qui est évidemment
perçu comme une agression et suscite des sarcasmes du genre "
les féministes sont moches, elles sont toutes grosses"…
TRA : Il faut croire alors que, sur des points aussi essentiels que le
rapport des femmes à leur corps, le mouvement féministe
n'a guère réussi.
P.B. : Parce qu'on n'a pas poussé assez loin l'analyse. On ne mesure
pas l'ascèse et les disciplines qu'impose aux femmes cette vision
masculine du monde, dans laquelle nous baignons tous et que les critiques
générales du " patriarcat " ne suffisent pas à
remettre en cause. J'ai montré dans La Distinction que les femmes
de la petite bourgeoisie, surtout lorsqu'elles appartiennent aux professions
de " représentation ", investissent beaucoup, de temps
mais aussi d'argent, dans les soins du corps. Et les études montrent
que, de manière générale, les femmes sont très
peu satisfaites de leur corps. Quand on leur demande quelles parties elles
aiment le moins, c'est toujours celles qu'elles trouvent trop " grandes"
ou trop " grosses " ; les hommes étant au contraire insatisfaits
des parties de leur corps qu'ils jugent trop " petites ". Parce
qu'il va de soi pour tout le monde que le masculin est grand et fort et
le féminin petit et fin. Ajoutez les canons, toujours plus stricts,
de la mode et de la diététique, et l'on comprend comment,
pour les femmes, le miroir et la balance ont pris la place de l'autel
et du prie-dieu.
Bourdieu Entretien avec Catherine Portevin,
Télérama (3), n°2534, 5 août 1998.
Le corset invisible.
Le lien d'origine : http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/index4.html
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