Analyse : Via le PDG et l'infirmière, le sociologue explique comment
les femmes se plient aux codes d'un monde d'hommes : celui du travail.
Suite de notre exploration des rapports entre les sexes avec le sociologue
Pierre Bourdieu, qui nous donne la primeur de son prochain livre, La
domination masculine (Éds. du Seuil), à paraître
le 26 août. Après avoir détaillé en anthropologue
le modèle kabyle, qui structure ancestralement le nôtre
(voir TRA 2532), et avant d'analyser, la semaine prochaine, ce qu'une
simple jupe raconte de la relation des femmes à leur corps, deuxième
épisode : comment les femmes se débrouillent-elles avec
le pouvoir, fonction masculine par excellence ? PDG ou ministre, ou,
à l'inverse, infirmière ou secrétaire, y aurait-il
des positions plus "naturelles" que d'autres ? Où l'on
resitue à sa juste place le débat sur la parité
en politique. Où l'on comprend pourquoi la féminisation
de certaines professions n'est pas forcément le signe d'une victoire
féminine contre la domination masculine puisque lesdites professions
– l'enseignement, certaines professions médicales, certains
secteurs du journalisme, par exemple- s'en retrouvent dévalorisées.
TÉLÉRAMA : On dit souvent qu'une femme qui obtient un poste
de pouvoir a dû fournir davantage de gages de son excellence qu'un
homme. Comme si elle devait compenser par mille atouts un handicap rédhibitoire…
PIERRE BOURDIEU : En effet, les femmes qui accèdent aux positions
dominantes sont "sur-sélectionnées" : il faut
plus de qualités professionnelles pour être PDG quand on
est une femme que quand on est un homme. Et il faut aussi plus d'avantages
sociaux initiaux parce qu'on ne peut pas cumuler les handicaps. Donc,
elles sont presque nécessairement plus qualifiées que les
hommes qui occupent des postes équivalents, et d'origine plus bourgeoise.
Cela vaut pour les ministres aussi ! Ce qui, d'ailleurs, n'est pas sans
poser de problème dans le débat sur la parité en
politique : on risque de remplacer des hommes bourgeois par des femmes
encore plus bourgeoises. Si du moins on se dispense de faire ce qu'il
faudrait pour que cela change vraiment : par exemple, un travail systématique,
notamment à l'école, pour doter les femmes des instruments
d'accès à la parole publique, aux postes d'autorité.
Sinon, on aura les mêmes dirigeants politiques, avec seulement une
différence de genre.
TRA : C'est pourquoi vous appelez la revendication de la parité
en politique "un combat convenable"…
PB : Oui, parce que, comme chaque fois que l'on recourt au système
de quotas, c'est mieux que rien, mais cela ne va pas profondément
transformer ce qu'il y a dans la tête des gens. Certaines évolutions
s'imposent facilement parce qu'elles sont conformes aux attentes inscrites
dans les structures : les femmes ont conquis sans peine les fonctions
de "présentation" à la télévision
ou à la radio. Rôles qui ne sont pas si différents
de ceux que leur donne la publicité… Mais pourquoi, soit
dit en passant, ne s'insurge-t-on jamais contre le fait qu'il n'y a pas
un seul (ou si rare) présentateur télé noir ou beur
?
Les changements actuels du système scolaire seront peut-être
producteurs de nouvelles femmes politiques : c'est peut-être dans
les sections sciences sociales de l'enseignement secondaire ou supérieur
que les jeunes femmes sont en train d'acquérir les outils qui
leur permettront d'emmerder réellement les hommes sur le terrain
de la politique. Mais ça prendra du temps, et ce n'est pas par
décret que l'on bouleversera tout cela.
TRA : Pour revenir à la femme PDG, quelles sont les stratégies,
souvent inconscientes, mises en œuvres pour lui dénier la
légitimité à exercer le pouvoir ?
PB : Ce sont des milliers de petits détails, tous fondés
sur le postulat qu'une femme au pouvoir, une femme qui commande, cela
ne va pas de soi, ce n'est pas "naturel". Dans la définition
d'une profession, il y a aussi tout ce qui lui est conféré
par la personne qui l'exerce. Si c'est fait pour un homme à moustache
et que l'on voit arriver une petite minette en minijupe, ça ne
va pas ! Il lui manquera toujours la moustache, la voix grave et forte
qui convient à une personne d'autorité : « Parlez
plus fort, on ne vous entend pas ! », quelle femme n'a pas essuyé
cette réflexion dans les réunions de travail ? La définition
tacite de la plupart des positions de direction implique un port de tête,
une manière de poser la voix, l'assurance, l'aisance, le "parler
pour ne rien dire", et si on arrive avec un peu trop d'intensité,
de sérieux, d'anxiété, c'est inquiétant. Les
femmes, sans toujours l'analyser, le ressentent, et souvent dans leur
corps, sous forme de stress, de tension, de souffrance, de dépression…
TRA : Et il va de soi qu'une femme qui a de grosses responsabilités
professionnelles doit sacrifier autre chose.
PB : Un certain féminisme a concentré ses critiques sur
l'espace domestique, comme si le fait que le mari fasse la vaisselle suffisait
à annihiler la domination masculine. Beaucoup de phénomènes
ne se comprennent que si l'on met en relation ce qui se passe dans l'espace
public. On dit bien que les femmes font deux journées de travail
; c'est la façon simple d'expliquer le problème. C'est plus
compliqué. Dans l'état actuel, la plupart des conquêtes
féminines dans l'espace domestique doivent être payées
par des sacrifices dans l'espace public, dans la profession, dans le travail,
et inversement. Si donc on fait l'économie d'analyser cette articulation
entre les deux espaces, on se condamne à des revendications partielles,
qui peuvent aboutir à des mesures d'apparence révolutionnaires
et sont en fait conservatrices. Tous les mouvements de domination- la
décolonisation, les mouvements sociaux- ont ainsi souvent obtenu
des bénéfices aux effets pervers.
TRA : Par exemple…
PB : Tout ce dont on dit : « Après, ça a été
récupéré… ». Souvent, c'est le résultat
de revendications construites selon les principes dominants. La parité
en est un exemple. Dans ce cas, on me répond : alors s'il faut
tout changer, on ne peut plus bouger ! Non ! Il faut juste savoir que
ce que l'on fait n'est exactement ce que l'on croit qu'on fait !
TRA : A l'opposé de la PDG, qui exerce un "métier d'homme",
prenons l'infirmière. Pourquoi et comment est-ce un "métier
de femme" ?
PB : Votre question me rappelle la réflexion, splendidement tautologique,
d'une adolescente que j'interrogeais : « De nos jours, il n'y a
pas beaucoup de femmes qui font des métiers d'homme ! » Les
métiers de femme sont, par définition, conformes à
l'idée que l'on se fait de la femme, donc, ce sont les moins "métiers"
des métiers. Parce que les vrais métiers sont des métiers
d'homme. Un métier de femme, c'est un métier féminin,
donc subordonné, souvent mal payé, enfin, c'est une activité
où la femme est censée exprimer ses dispositions "naturelles"
ou considérées comme telles.
Dans des statistiques pour les États-Unis, qui classaient les professions
selon le taux de féminisation, l'infirmière venait tout
en haut de la liste (l'infirmière pour enfants serait encore plus
haut). Elle remplit en effet toutes les propriétés : les
soins, l'attention, le dévouement, l'oblation, etc., c'est le métier
de femme par excellence. D'autant plus qu'il s'exerce dans un milieu extrêmement
masculin. Les hôpitaux, surtout en France, sont encore dominés
par une vision militaire du monde, un modèle très hiérarchique…
La visite du "patron" est un rituel où s'étale
cette hiérarchie. Exactement comme un général qui
passe ses troupes en revue. Le patron est ce personnage central, total,
entouré de femmes, comme il convient selon les lois de la distinction
sociale. Plus on est socialement haut, plus on a de femmes à sa
disposition (le taux d'employées de maison à Paris est évidemment
en fonction de la richesse des quartiers), "disposition" étant
d'ailleurs entendu à tous les sens du terme.
Les aptitudes féminines, socialement constituées, sont entretenues
par les structures. Ce service d'hôpital en est une. Malgré
la féminisation des professions médicales, qui est, très
différenciée : chez les pédiatres, les gynécologues
mais pas les chirurgiens…
TRA : La coordination des infirmières, qui s'est formée
en 1991 pour une série de revendications et qui a duré jusqu'en
1995, ne fut-elle pas aussi un mouvement de femmes ?
PB : Pas vraiment. Je le trouve intéressant parce que c'était
le premier mouvement auto-organisé, indépendant des instances
syndicales. Ce qui est dû à l'élévation du
niveau d'instruction des infirmières. Mais, malgré ce niveau
élevé, la frontière entre les professions d'infirmière
et de médecin reste très brutale. Personne n'a jamais imaginé
de formation interne qui permette à une infirmière de devenir
médecin, même médecin de ville. Ce sont deux carrières
qui n'ont rien en commun. Un peu comme dans les métiers du livre
entre les typographes et les clavistes. Pour cela aussi, c'est une profession
significative où se voit le mieux la domination masculine dans
le travail.
TRA : Est-ce qu'être féminine pour une femme PDG, c'est la
même chose que pour une secrétaire ?
PB : Non, sûrement pas. Les limites sont liées à la
fonction. La PDG doit être beaucoup moins féminine que la
secrétaire, ou plutôt elle doit l'être tout à
fait autrement : féminine mais pas trop, elle doit affirmer son
autorité tout en gardant sa féminité, par exemple
en se soumettant aux contraintes vestimentaires auxquelles les hommes
aussi sont soumis (les coupes strictes, les couleurs sobres), mais avec
un rappel suffisant des marques féminines (la jupe, le maquillage
léger et le bijou discret, etc.). La soumission étant inscrite,
on l'a vu, très profondément, dans le rôle féminin,
sexuel notamment, la soumission professionnellement exigée de la
secrétaire ne fait pas de problème. Elle se double souvent
d'une soumission inconsciente plus totale, d'attente d'une relation quasiment
amoureuse (ou maternelle). Il existe quelques travaux qui montrent les
ambiguïtés du rôle de secrétaire (ceux de Pinto
pour la France). Mais, malheureusement, la tendance, sur ces terrains-là,
est plutôt à la dénonciation, qui limite la compréhension.
Le fait d'être dominé n'est jamais une garantie de lucidité
sur la domination…
TRA : Mais vous dites pourtant que le dominé est plus lucide ?
PB : Sans doute, il est plus lucide sur le dominant, il sait voir ses
faiblesses, mais il ne l'est pas nécessairement sur les effets
que produit sur lui-même la domination. Et ceux qui arrivent à
cette lucidité sont souvent perçus par leurs congénères
comme des traîtres, qui vendent la mèche en révélant
une domination que l'on préfère se cacher. Moi, je crois
que la vérité est toujours bonne à dire.
Il n'y a rien de pire que d'entretenir des mystifications sur les rapports
de domination
Bourdieu Entretien avec Catherine Portevin,
Télérama n°2533 - 29 juillet 1998.
Il manquera toujours la moustache.
Le lien d'origine : http://www.homme-moderne.org/index.html
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