La domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients
que nous ne l'apercevons plus, tellement accordée à nos
attentes que nous avons du mal à la remettre en question. Plus
que jamais, il est indispensable de dissoudre les évidences et
d'explorer les structures symboliques de l'inconscient androcentrique
qui survit chez les hommes et chez les femmes. Quels sont les mécanismes
et les institutions qui accomplissent le travail de reproduction de
"l'éternel masculin"? Est-il possible de les neutraliser
pour libérer les forces de changement qu'ils parviennent à
entraver?
Je ne me serais sans doute pas affronté à un sujet aussi
difficile si je n'y avais pas été entraîné
par toute la logique de ma recherche (1). Je n'ai jamais cessé,
en effet, de m'étonner devant ce que l'on pourrait appeler le
paradoxe de la doxa (2): le fait que l'ordre du monde tel qu'il est,
avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre ou au sens
figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté,
qu'il n'y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de
délits et de "folies" (il suffit de penser à
l'extraordinaire accord de milliers de dispositions - ou de volontés
- que supposent cinq minutes de circulation automobile sur la place
de la Bastille ou sur celle de la Concorde, à Paris). Ou, plus
surprenant encore, que l'ordre établi, avec ses rapports de domination,
ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices,
se perpétue en définitive aussi facilement, mis à
part quelques accidents historiques, et que les conditions d'existence
les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme
acceptables et même naturelles.
Et j'ai aussi toujours vu dans la domination masculine, et dans la manière
dont elle est imposée et subie, l'exemple par excellence de cette
soumission paradoxale, effet de ce que j'appelle la violence symbolique,
violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes,
qui s'exerce pour l'essentiel par les voies purement symboliques de
la communication et de la connaissance - ou, plus précisément,
de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite,
du sentiment.
Cette relation sociale extraordinairement ordinaire offre ainsi une
occasion privilégiée de saisir la logique de la domination
exercée au nom d'un principe symbolique connu et reconnu par
le dominant comme par le dominé, une langue (ou une prononciation),
un style de vie (ou une manière de penser, de parler ou d'agir)
et, plus généralement, une propriété distinctive,
emblème ou stigmate, dont la plus efficiente symboliquement est
cette propriété corporelle parfaitement arbitraire et
non prédictive qu'est la couleur de la peau.
On voit bien qu'en ces matières il s'agit avant tout de restituer
à la doxa son caractère paradoxal en même temps
que de démonter les mécanismes qui sont responsables de
la transformation de l'histoire en nature, de l'arbitraire culturel
en naturel. Et, pour ce faire, d'être en mesure de prendre, sur
notre propre univers et notre propre vision du monde, le point de vue
de l'anthropologue capable à la fois de rendre au principe de
vision et de division (nomos) qui fonde la différence entre le
masculin et le féminin telle que nous la (mé)connaissons,
son caractère arbitraire, contingent, et aussi, simultanément,
sa nécessité sociologique.
Ce n'est pas par hasard que, lorsqu'elle veut mettre en suspens ce qu'elle
appelle magnifiquement "le pouvoir hypnotique de la domination",
Virginia Woolf (3) s'arme d'une analogie ethnographique, rattachant
génétiquement la ségrégation des femmes
aux rituels d'une société archaïque: "Inévitablement,
nous considérons la société comme un lieu de conspiration
qui engloutit le frère que beaucoup d'entre nous ont des raisons
de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place
un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur,
qui, d'une façon puérile, inscrit dans le sol des signes
à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre
lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels,
les êtres humains. Ces lieux où, paré d'or et de
pourpre, décoré de plumes comme un sauvage, il poursuit
ses rites mystiques et jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de
la domination, tandis que nous, "ses" femmes, nous sommes
enfermées dans la maison de famille sans qu'il nous soit permis
de participer à aucune des nombreuses sociétés
dont est composée sa société (4) ."
"Lignes de démarcation mystiques","rites mystiques",
ce langage, celui de la transfiguration magique et de la conversion
symbolique que produit la consécration rituelle, principe d'une
nouvelle naissance, encourage à diriger la recherche vers une
approche capable d'appréhender la dimension proprement symbolique
de la domination masculine.
Une stratégie de transformation
Il faudra donc demander à une analyse matérialiste de
l'économie des biens symboliques les moyens d'échapper
à l'alternative ruineuse entre le "matériel"
et le "spirituel" ou l' "idéel" (perpétuée
aujourd'hui à travers l'opposition entre les études dites
"matérialistes", qui expliquent l'asymétrie
entre les sexes par les conditions de production, et les études
dites "symboliques", souvent remarquables mais partielles).
Mais, auparavant, seul un usage très particulier de l'ethnologie
peut permettre de réaliser le projet, suggéré par
Virginia Woolf, d'objectiver scientifiquement l'opération proprement
mystique dont la division entre les sexes telle que nous la connaissons
est le produit, ou, en d'autres termes, de traiter l'analyse objective
d'une société de part en part organisée selon le
principe androcentrique (5) - la tradition kabyle - comme une archéologie
objective de notre inconscient, c'est-à-dire comme l'instrument
d'une véritable socioanalyse (6).
Ce détour par une tradition exotique est indispensable pour briser
la relation de familiarité trompeuse qui nous unit à notre
propre tradition. Les apparences biologiques et les effets bien réels
qu'a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long travail
collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social
se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets
et faire apparaître une construction sociale naturalisée
(les "genres" en tant qu' habitus sexués) comme le
fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe et
de la réalité et de la représentation de la réalité,
et qui s'impose parfois à la recherche elle-même.
Ainsi n'est-il pas rare que les psychologues reprennent à leur
compte la vision commune des sexes comme ensembles radicalement séparés,
sans intersections, et ignorent le degré de recouvrement entre
les distributions des performances masculines et féminines, et
les différences (de grandeur) entre les différences constatées
dans les divers domaines (depuis l'anatomie sexuelle jusqu'à
l'intelligence). Ou, chose plus grave, ils se laissent maintes fois
guider, dans la construction et la description de leur objet, par les
principes de vision et de division inscrits dans le langage ordinaire,
soit qu'ils s'efforcent de mesurer des différences évoquées
dans le langage - comme le fait que les hommes seraient plus "agressifs"
et les femmes plus "craintives" -, soit qu'ils emploient des
termes ordinaires, donc gros de jugements de valeur, pour décrire
ces différences (7).
Mais cet usage quasi analytique de l'ethnographie qui dénaturalise,
en l'historicisant, ce qui apparaît comme le plus naturel dans
l'ordre social, la division entre les sexes, ne risque-t-il pas de mettre
en lumière des constances et des invariants - qui sont au principe
même de son efficacité socioanalytique -, et, par là,
d'éterniser, en la ratifiant, une représentation conservatrice
de la relation entre les sexes, celle-là même que condense
le mythe de "l'éternel féminin"?
C'est là qu'il faut affronter un nouveau paradoxe, propre à
contraindre à une révolution complète de la manière
d'aborder ce que l'on a voulu étudier sous les espèces
de "l'histoire des femmes": les invariants qui, par-delà
tous les changements visibles de la condition féminine, s'observent
dans les rapports de domination entre les sexes n'obligent-ils pas à
prendre pour objet privilégié les mécanismes et
les institutions historiques qui, au cours de l'histoire, n'ont pas
cessé d'arracher ces invariants à l'histoire?
Cette révolution dans la connaissance ne serait pas sans conséquence
dans la pratique, et en particulier dans la conception des stratégies
destinées à transformer l'état actuel du rapport
de force matériel et symbolique entre les sexes.
S'il est vrai que le principe de la perpétuation de ce rapport
de domination ne réside pas véritablement - ou, en tout
cas, principalement - dans un des lieux les plus visibles de son exercice,
c'est-à-dire au sein de l'unité domestique, sur laquelle
un certain discours féministe a concentré tous ses regards,
mais dans des instances telles que l'École ou l'État,
lieux d'élaboration et d'imposition de principes de domination
qui s'exercent au sein même de l'univers le plus privé,
c'est un champ d'action immense qui se trouve ouvert aux luttes féministes,
ainsi appelées à prendre une place originale, et bien
affirmée, au sein des luttes politiques contre toutes les formes
de domination.
Notes:
(1) Faute de savoir clairement si des remerciements nominaux seraient
bénéfiques ou maléfiques pour ceux et celles à
qui j'aimerais les adresser, je me contenterai de dire ici ma profonde
gratitude pour ceux et surtout celles qui m'ont apporté des témoignages,
des documents, des références scientifiques, des idées,
et mon espoir que ce travail sera digne, notamment dans ses effets,
de la confiance et des attentes qu'ils ou elles ont mises en lui.
(2) NDLR: La doxa est l'ensemble des croyances ou des pratiques sociales
qui sont considérées comme normales, comme allant de soi,
ne devant pas faire l'objet de remise en question.
(3) NDLR: Virginia Woolf (1882-1941), romancière et théoricienne
anglaise, auteur, en particulier, de Mrs Dalloway (1925), La Promenade
au phare (1927) et Orlando (1928).
(4) Virginia Woolf, Trois guinées, traduit par Viviane Forrester,
éditions Des femmes, Paris, 1977, p. 200.
(5) NDLR: Qui place au centre l'homme, et non la femme.
(6) Ne serait-ce que pour attester que mon propos présent n'est
pas le produit d'une conversion récente, je renvoie aux pages
d'un livre déjà ancien et dans lequel j'insistais sur
le fait que, lorsqu'elle s'applique à la division sexuelle du
monde, l'ethnologie peut "devenir une forme particulièrement
puissante de socioanalyse" (Pierre Bourdieu, Le Sens pratique,
Minuit, Paris, 1980, pp. 246 et 247).
(7) Voir, entre autres, J.A. Sherman, Sex-Related Cognitive Differences:
An Essay on Theory and Evidence, Thomas, Springfield (Illinois), 1978;
M.B. Parlee, "Psychology: Review Essay", Signs: Journal of
Women in Culture and Society, n° 1, 1975, pp. 119-138 (à
propos notamment du bilan des différences mentales et comportementales
entre les sexes établi par J.E. Garai et A. Scheinfeld en 1968);
M.B. Parlee, "The Premenstrual Syndrome", Psychological Bulletin,
n° 80, 1973, pp. 454-465.
LA REPRODUCTION - ELEMENTS POUR UNE THEORIE DU SYSTEME D’ENSEIGNEMENT
Pierre BOURDIEU et J. Claude PASSERON – Les éditions de
minuit 1970
Chapitre 3 : Elimination et sélection
L'examen n'est rien d'autre que le baptême bureaucratique du savoir,
la reconnaissance officielle de la transsubstantiation du savoir profane
en savoir sacré: K. Marx,
Kritik des Hegelschen Staatsrechts.
Pour expliquer le poids que le système d'enseignement accorde
en France à l'examen, il faut, dans un premier temps, rompre
avec les explications de la sociologie spontanée qui impute les
traits les plus saillants du système au legs inexpliqué
d'une tradition nationale ou à l'action inexplicable du conservatisme
congénital des universitaires. Mais on n'en a pas fini lorsque,
par le recours à la méthode comparative et à l'histoire,
on a rendu compte des caractéristiques et des fonctions internes
de l'examen dans un système d'enseignement particulier ; c'est
seulement à condition de s'arracher, par une seconde rupture,
à l'illusion de la neutralité et de l'indépendance
du système scolaire par rapport à la structure des rapports
de classe que l'on peut en venir à interroger l'interrogation
sur l'examen pour découvrir ce que cache l'examen et ce que l'interrogation
sur l'examen contribue encore à cacher en détournant de
l'interrogation sur l'élimination sans examen.
L'EXAMEN DANS LA STRUCTURE ET L'HISTOIRE DU SYSTÉME D'ENSEIGNEMENT.
Il est trop évident que l'examen domine, au moins aujourd'hui
et en France, la vie universitaire, c'est-à-dire non seulement
les représentations et les pratiques des agents, mais aussi l'organisation
et le fonctionnement de l'institution. On a assez décrit l'anxiété
devant les verdicts totaux, brutaux et partiellement imprévisibles
des épreuves traditionnelles, ou la disrythmie inhérente
à un système d'organisation du travail scolaire qui, dans
ses formes les plus anomiques, tend à ne connaître d'autre
incitation que l'imminence d'une échéance absolue. En
fait, l'examen n'est pas seulement l'expression la plus lisible des
valeurs scolaires et des choix implicites du système d'enseignement
: dans la mesure où il impose comme digne de la sanction universitaire
une définition sociale du savoir et de la manière de le
manifester, il offre un de ses instruments les plus efficaces à
l'entreprise d'inculcation de la culture dominante et de la valeur
de cette culture. Autant et sinon plus que par la contrainte des programmes,
l'acquisition de la culture légitime et du rapport légitime
à la culture est réglée par le droit coutumier
qui se constitue dans la jurisprudence des examens et qui doit
l'essentiel de ses caractéristiques à la situation dans
laquelle il se formule (Aussi les rapports des jurys des concours d'agrégation
ou de grandes écoles constituent-ils des documents exemplaires
pour qui veut saisir les critères selon lesquels le corps professoral
forme et sélectionne ceux qu'il estime dignes de le perpétuer
: ces sermons pour grand séminaire, rassemblent les attendus
de verdicts trahissant, dans leur obscure clarté, les valeurs
qui orientent les choix des jurys et sur lesquelles doit se régler
l'apprentissage des candidats.).
Ainsi par exemple, la dissertation à la française définit
et diffuse des règles d'écriture et de composition dont
le ressort s'étend aux domaines les plus divers puisqu'on retrouverait
la marque de ces procédés de fabrication scolaire dans
des produits aussi différents qu'un rapport administratif, une
thèse de doctorat ou un essai littéraire. Pour saisir
complètement les caractéristiques de ce mode de communication
écrite, qui suppose le correcteur comme unique lecteur, il suffirait
de le comparer avec la disputatio, débat entre pairs, mené
en présence des maîtres et de tout un public, à
travers lequel l'Université médiévale inculquait
une méthode de pensée capable de s'appliquer à
toute forme de production intellectuelle et même artistique ;
ou avec le pa-ku-wen, « dissertation à huit jambes »
qui constituait l'épreuve maîtresse des concours de l'époque
Ming et du début de l'époque Ch'ing et qui fut l'école
du raffinement formel pour le poète comme pour le peintre lettré
; ou encore, avec l'essay des universités anglaises dont les
règles ne sont pas si éloignées de celles du genre
littéraire de même nom et où le sujet doit être
abordé avec légèreté et humour, à
la différence de la dissertation à la française
qui doit s'ouvrir par une introduction exposant la problématique
« avec brio et brillant », mais dans un style exempt de
toute familiarité et de notations personnelles. On verrait que
les différents types d'épreuves scolaires, qui sont toujours
en même temps des modèles réglés et institutionnalisés
de communication, fournissent le prototype du message pédagogique
et, plus généralement, de tout message d'une certaine
ambition intellectuelle (conférence, exposé, discours
politique ou conférence de presse) (On pourrait déceler
les effets de la programmation scolaire dans les domaines les plus inattendus
: lorsque l'Institut français d'opinion publique (I. F. O. P.)
demande aux Français de se prononcer sur la question de savoir
si « les progrès de la science moderne dans le domaine
de l'énergie atomique apporteront à l'humanité
plus de bien que de mal ou plus de mal que de bien », le sondage
d'opinion est-il autre chose qu'une sorte d'examen national qui retrouve
une question mille fois posée sous mille formes à peine
différentes aux candidats du brevet simple, du baccalauréat
ou du concours général, celle de la valeur morale du progrès
scientifique ?
Et les choix proposés dans le précodage des réponses
(plus de bien que de mal ; plus de mal que de bien ; autant de bien
que de mal) n'évoquent-ils pas la dialectique au rabais des dissertations
en trois points qui couronnent un exposé de thèses laborieusement
poussées au noir, puis au blanc, d'une motion de synthèse
nègre-blanc ?). Ainsi, les schèmes d'expression et de
pensée que l'on impute trop vite au « caractère
national » ou à des « écoles de pensée
» pourraient renvoyer en définitive aux modèles
qui organisent un apprentissage orienté vers un type particulier
d'épreuve scolaire (On trouvera une analyse plus approfondie
de la fonction d’intégration intellectuelle et logique
que remplit tout système d’enseignement en inculquant des
formes communes d’expression qui sont en même temps les
principes communs d’organisation de la pensée, dans P.
Bourdieu, Systèmes d’enseignement et système de
pensée, Revue internationale des sciences sociales, 19, (3),
1967) : par exemple, les formes d'esprit qu'on associe aux grandes écoles
françaises peuvent être mises en relation avec la forme
des concours d'entrée et, plus précisément, avec
les modèles de composition, de style et même d'articulation,
de débit ou de diction qui définissent, en chaque cas,
la forme accomplie de présentation ou d'élocution.
Plus généralement, il est évident qu'un procédé
de sélection tel que le concours renforce, comme le montrait
Renan, le privilège que toute la tradition de l'Université
française accorde aux qualités de forme : « Il est
fort regrettable que le concours soit la seule voie pour arriver au
professorat des collèges et que l'habileté pratique, jointe
à des connaissances suffisantes, ne puisse y donner entrée.
Les hommes les plus expérimentés dans l'éducation,
ceux qui apportent à leur difficile fonction, non des facultés
brillantes, mais un esprit solide avec un peu de lenteur et de timidité,
seront toujours placés, dans les épreuves publiques, après
les jeunes gens qui savent amuser leur auditoire et leurs juges, et
qui, doués d'une parole facile pour se tirer des difficultés,
ne possèdent ni assez de patience ni assez de fermeté
pour bien enseigner (E. Renan, « L'instruction publique en France
jugée par les Allemands », Questions contemporaines,
op. cit., p. 266.). S'il est vrai en tout cas que l'examen exprime,
inculque, sanctionne et consacre les valeurs solidaires d'une certaine
organisation du système scolaire, d'une certaine structure du
champ intellectuel et, à travers ces médiations, de la
culture dominante, on comprend que des questions aussi insignifiantes
à première vue que le nombre de sessions du baccalauréat,
l'étendue des programmes ou les procédures de correction
puissent susciter des polémiques passionnées, sans parler
de la résistance indignée que rencontre toute mise en
question d'institutions qui cristallisent autant de valeurs que le concours
d'agrégation, la dissertation, l'enseignement du latin ou les
grandes écoles.
S'agissant de décrire les effets les plus marqués de la
prépondérance de l'examen dans les pratiques intellectuelles
et dans l'organisation de l'institution, le système français
propose les exemples les plus accomplis et, au titre de cas limite,
pose avec une force particulière la question des facteurs (internes
et externes) qui peuvent rendre raison des variations historiques ou
nationales du poids fonctionnel de l'examen dans le système d'enseignement.
Par suite, il n'est d'autre recours que la méthode comparative
lorsqu'on entend séparer ce qui tient aux demandes externes et
ce qui tient à la manière d'y répondre ou ce qui,
dans le cas d'un système déterminé, revient aux
tendances génériques que tout système d'enseignement
doit à sa fonction propre d'inculcation, aux traditions singulières
d'une histoire universitaire et aux fonctions sociales, jamais complètement
réductibles à la fonction technique de communication
et de production des qualifications.
S'il est vrai, comme l'observait Durkheim, que l'apparition de l'examen,
ignoré de l'Antiquité qui ne connaissait que des écoles
et des enseignants indépendants ou même concurrents, suppose
l'existence d'une institution universitaire, c'est-à-dire d'un
corps organisé d'enseignants professionnels pourvoyant lui-même
à sa propre perpétuation (E. Durkheim, L'évolution
pédagogique en France, I, Des origines à la renaissance,
Paris, Alcan, 1938, p. 161) ; s'il est vrai aussi, selon l'analyse de
Max Weber, qu'un système d'examens hiérarchisés
consacrant une qualification spécifique et donnant accès
à des carrières spécialisées n'est apparu,
dans l'Europe moderne, qu'en liaison avec le développement de
la demande des organisations bureaucratiques qui entendent faire correspondre
des individus hiérarchisés et interchangeables à
la hiérarchie des postes offerts (M. Weber, wirtschaft and Gesellschaft,
nouvelle éd. Kôln-Berlin, Kiepenheuer and Witsch, 1956,
II, p. 735 sq.) ; s'il est vrai enfin qu'un système d'examens
assurant à tous l'égalité formelle devant des épreuves
identiques (dont le concours national représente la forme pure)
et garantissant aux sujets dotés de titres identiques l'égalité
des chances d'accès à la profession satisfait à
l'idéal petit-bourgeois de l'équité formelle, on
semble fondé à n'apercevoir qu'une manifestation particulière
d'une tendance générale des sociétés modernes
dans la multiplication des examens, dans l'extension de leur portée
sociale et dans l'accroissement de leur poids fonctionnel au sein du
système d'enseignement.
Mais cette analyse ne rend compte que des aspects les plus généraux
de l'histoire scolaire (expliquant par exemple que l'ascension sociale
indépendante du niveau d'instruction tende à s'amenuiser
au fur et à mesure que la société s'industrialise
et se bureaucratise (Aux Etats-Unis par exemple, la statistique atteste
l'augmentation continue de la proportion des membres des catégories
dirigeantes sortis des universités, et des universités
les meilleures, tendance qui n'a pas cessé de s'accentuer depuis
plusieurs années : W. L. Warner et J. C. Abegglen ont montré
que 57% des dirigeants de l'industrie étaient diplômés
de Collèges en 1952 contre 37% en 1928 (W. L. Warner, J. C. Abegglen,
Big Business Leaders in America, New York, Harper and Brothers,
p. 62-67). En France, une enquête portant sur un échantillon
représentatif de personnalités ayant atteint la notoriété
dans les activités les plus diverses montre que 85% d'entre elles
ont accompli des études supérieures, 10% des autres ayant
terminé leurs études secondaires (A. Girard, La réussite
sociale en France, ses caractéristiques, ses lois, ses effets,
Paris, Institut national d'études démographiques,
Presses universitaires de France, 1961, p. 233-259). Une enquête
récente sur les dirigeants des grandes organisations industrielles
établit que 89% des P. D. G. français sont passés
par l'enseignement supérieur, contre 85 % pour les Belges, 78%
pour les Allemands et les Italiens, 55 % pour les Hollandais et 40 %
pour les Anglais (« Portrait robot du P.D.G. européen
», L'expansion, novembre 1969, p. 133-143).
Il faudrait rechercher si, dans la plupart des carrières françaises
et en particulier dans les carrières administratives, l'accroissement
et la codification des avantages attachés aux titres et aux diplômes
n'ont pas entraîné une diminution de la promotion interne,
c'est-à-dire une raréfaction des cadres supérieurs
sortis du rang et « formés sur le tas » ; l'opposition
entre la « petite porte » et la « grande porte »,
qui recouvre à peu près, dans une organisation administrative,
l'opposition entre la petite-bourgeoisie et la bourgeoisie, pourrait
s'en être trouvé renforcé.) et laisse échapper
ce que le fonctionnement et la fonction des examens doivent, dans leur
forme spécifique, à la logique propre du système
d'enseignement : en raison de l'inertie particulière qui la caractérise
surtout lorsqu'elle est investie de la fonction traditionnelle de conserver
et de transmettre une culture héritée du passé
et qu'elle dispose de moyens spécifiques d'autoperpétuation,
l'École est en mesure de faire subir aux demandes externes une
retraduction systématique parce que conforme aux principes qui
la définissent en tant que système.
C'est là que le preréquisit énoncé
par Durkheim prend tout son sens Weber qui, dans sa sociologie religieuse,
faisait leur place aux tendances propres du corps sacerdotal omet de
prendre en compte (sans doute parce qu'il interroge le système
d'enseignement d'un point de vue extérieur, c'est-à-dire
du point de vue des exigences d'une organisation bureaucratique) ce
qu'un système d'enseignement doit aux caractéristiques
transhistoriques et historiques d'un corps de professionnels de l'enseignement.
Tout conduit en effet à supposer que le poids de la tradition
pèse avec une force particulière dans une institution
qui, du fait de la forme particulière de son autonomie relative,
est plus directement tributaire, comme le remarquait Durkheim, de son
passé propre.
Pour se convaincre que le système français qui, entre
tous les systèmes d'enseignement européens, confère
à l'examen le poids le plus grand se définit moins qu'il
ne parait par rapport aux demandes techniques de l'économie,
il suffit d'observer que l'on retrouverait dans un système qui,
comme celui de la Chine classique, visait avant tout à former
les fonctionnaires d'une bureaucratie prébendaire, la plupart
des traits du système de sélection français (C'est
l'idéal traditionnel du « lettré » que l'éducation
confucéenne tend à imposer, bien que, comme le remarque
Weber, « il puisse nous paraître étrange qu'une culture
de « Salon » (« Salon » Bildung) aussi
raffinée, reposant sur la connaissance des classiques de la littérature,
ait pu donner accès à des postes d'administrateurs responsables
de vastes provinces. Car, en fait, on ne gouvernait pas avec de la poésie
même en Chine (...). Jeux de mots, euphémismes, allusions
à des références classiques et un esprit de raffinement
purement littéraire représentaient l'idéal de la
conversation des gens distingués, conversation dont toute allusion
aux réalités politiques était bannie. Le fonctionnaire
chinois témoignait de sa qualité statutaire, c'est-à-dire
de son charisme, par la correction canonique de son style littéraire
:
ainsi on accordait la plus grande importance aux qualités d'expression,
jusque dans les notes administratives » (M. Weber, Gesammelte
Aufs&tze zur Religionssoziologie, I, Tübingen, J. C. B. Mohr,
1922, p. 420-421). Si la tradition confucéenne parvenait à
imposer aussi complètement son idéal lettré, c'est
que jamais aucun système scolaire ne s'est identifié à
sa fonction de sélection aussi totalement que le système
mandarinal qui accordait plus de soin à l'organisation et à
la codification des concours qu'à l'établissement d'écoles
et à la formation des maîtres ; c'est peut-être aussi
que la hiérarchie des réussites scolaires n'a jamais déterminé
aussi rigoureusement les autres hiérarchies sociales que dans
une société où le fonctionnaire « demeurait
tout au long de sa vie sous le contrôle de l'École »
(Ibid., p. 417.) : aux trois degrés principaux du curriculum
(où, comme le remarque Weber, les traducteurs français
virent immédiatement l'équivalent du baccalauréat,
de la licence et du doctorat), « s'ajoutait un nombre considérable
d'examens intermédiaires, répétitifs ou préliminaires
( ... ). A lui seul le premier degré comportait dix types d'examens.
A un étranger dont on ignorait le rang, on demandait d'abord
combien d'examens il avait passé.
Ainsi, malgré l'importance du culte des ancêtres, le nombre
des ancêtres ne décidait pas du rang social. Tout à
l'opposé, c'est le rang occupé dans la hiérarchie
bureaucratique qui conférait le droit d'avoir un temple des ancêtres
au lieu d'une simple tablette comme les illettrés : le nombre
d'ancêtres que l'on était autorisé à invoquer
dépendait du rang du fonctionnaire. Le rang même qu'occupait
un dieu éponyme dans le panthéon dépendait du rang
du mandarin responsable de la cité » (Ibid., p. 404-405).
Ainsi, des systèmes aussi différents que ceux de la France
moderne et de la Chine classique doivent leurs orientations communes
au fait qu'ils ont en commun de faire d'une demande de sélection
sociale (s'agirait-il de la demande d'une bureaucratie traditionnelle
dans un cas et d'une économie capitaliste dans l'autre) l'occasion
d'exprimer complètement la tendance proprement professorale à
maximiser la valeur sociale des qualités humaines et des qualifications
professionnelles qu'ils produisent, contrôlent et consacrent (parce
que l'Etat lui procurait les moyens de faire prévaloir ouvertement
ses hiérarchies spécifiques, le système mandarinal
constitue un cas privilégié - l'Ecole manifeste ici dans
un droit codifié et dans une idéologie proclamée
une tendance à l'autonomisation des valeurs scolaires qui ne
s'exprime ailleurs que dans un droit coutumier et au travers de réinterprétations
et de rationalisations multiples. Il n'est pas jusqu'à la fonction
de légitimation scolaire des privilèges héréditaires
de culture qui n'ait revêtu en ce cas une forme juridique : ce
système qui prétendait faire dépendre le droit
aux offices du seul mérite personnel, attesté par l'examen,
réservait explicitement aux fils des fonctionnaires de haut rang
un droit privilégié de candidature.).
Mais pour expliquer complètement que le système français
ait, si l'on peut dire, tiré parti, mieux que tout autre, des
chances que lui procurait la demande de sélection sociale et
technique caractéristique des sociétés modernes
pour aller jusqu'au bout de sa logique propre, il faut encore prendre
en compte le passé singulier de l'institution scolaire dont l'autonomie
relative s'exprime objectivement dans l'aptitude à retraduire
et à réinterpréter, en chaque moment de l'histoire,
les demandes externes en fonction de normes héritées d'une
histoire relativement autonome. Si, à la différence du
système mandarinal, le système français n'est pas
en mesure de faire reconnaître la hiérarchie des valeurs
scolaires comme principe officiel de toute hiérarchie sociale
et de toute hiérarchie des valeurs, il réussit à
concurrencer les autres principes de hiérarchisation, et cela
d'autant mieux que son action d'inculcation de la valeur des hiérarchies
scolaires s'exerce sur des catégories socialement disposées
à reconnaître l'autorité pédagogique de l'institution.
Bien que l'adhésion que les individus accordent aux hiérarchies
scolaires et au culte scolaire de la hiérarchie ne soit jamais
sans lien avec le rang que l'Ecole leur accorde dans ses hiérarchies,
elle dépend surtout, d'une part du système de valeurs
qu'ils doivent à leur classe sociale d'origine (la valeur reconnue
à l'Ecole dans ce système étant elle-même
fonction du degré auquel les intérêts de cette classe
sont liés à l'Ecole) et, d'autre part, du degré
auquel leur valeur marchande et leur position sociale dépendent
de la garantie scolaire. On comprend que le système scolaire
ne réussisse jamais aussi bien à imposer la reconnaissance
de sa valeur et de la valeur de ses classements que dans le cas où
son action s'exerce sur des classes sociales ou des fractions de classe
qui ne peuvent lui opposer aucun principe concurrent de hiérarchisation
: c'est là un des mécanismes qui permettent à l'institution
scolaire d'attirer dans la carrière d'enseignement les étudiants
issus des classes moyennes ou de la fraction intellectuelle de la grande
bourgeoisie, en les détournant d'aspirer à s'élever
dans d'autres hiérarchies, par exemple celle de l'argent ou du
pouvoir, et, du même coup, de tirer de leurs titres scolaires
le profit économique et social qu'en obtiennent les étudiants
originaires de la grande bourgeoisie des affaires ou du pouvoir, mieux
placés, pour relativiser les jugements scolaires (C'est dans
cette logique qu'il faudrait lire les statistiques d'entrée dans
des écoles comme l'Ecole normale supérieure ou l'Ecole
nationale d'administration selon la catégorie sociale d'origine
et les succès scolaires antérieurs des candidats.
De l'enquête, actuellement en cours d'analyse, sur les élèves
de la totalité des grandes écoles françaises, il
ressort, entre autres choses, que si l'Ecole normale supérieure
et l'Ecole nationale d'administration ont l'une et l'autre et à
peu près au même degré un recrutement beaucoup moins
démocratique que celui des facultés, puisqu'on n'y trouve
respectivement que 5,8 % et 2,9 % d'étudiants issus des classes
populaires (contre par exemple 22,7 % à la faculté des
lettres et 17,14% à la faculté de droit), la catégorie,
largement majoritaire, des étudiants issus des classes favorisées
(66,8 % à l'E.N.S. et 72,8 % à l'E.N.A.) révèle
des différences caractéristiques à une analyse
plus fine : les fils de professeurs représentent 18,4 % des élèves
à l'E.N.S., contre 9 % à l'ENA. ; les fils de hauts fonctionnaires
représentent 10,9 % des élèves de l’EN contre
4,5 % des élèves de l'ENS...
D'autre part le passé scolaire des élèves des deux
écoles témoigne que l'Université réussit
d'autant mieux à orienter les élèves vers les études
où elle se reconnaît le plus complètement (par exemple
l'ENS.) que leur réussite antérieure (mesurée au
nombre de mentions obtenues au baccalauréat) a été
plus nette (cf. pour une analyse plus approfondie, P. Bourdieu et al.,
Le système des grandes écoles et la reproduction des classes
dominantes, à paraître). Ainsi, la protestation contre
la condition matérielle et sociale faite aux enseignants ou la
dénonciation amère et complaisante des compromissions
et des corruptions des politiciens ou des affairistes exprime sans doute,
sur le mode de l'indignation morale, la révolte des cadres subalternes
ou moyens de l'enseignement contre une société incapable
d'honorer complètement ses dettes envers l'Ecole, c'est-à-dire
envers ceux qui doivent tout à l'Ecole, y compris la conviction
que l'Ecole devrait être le principe de toute hiérarchie
économique et sociale. Chez les cadres supérieurs de l'Université,
l'utopie jacobine d'un ordre social où chacun serait rétribué
selon son mérite, c'est-à-dire selon son rang d'Ecole,
cohabite toujours avec la prétention aristocratique à
ne reconnaître d'autres valeurs que celles de l'institution qui
est seule à reconnaître pleinement leur valeur et avec
l'ambition pédagocratique de soumettre au magistère moral
de l'Université, forme substitutive du gouvernement des clercs,
tous les actes de la vie civile et politique (Bien qu'elle ne suggère
que quelques-unes des relations unissant les caractéristiques
de la pratique et de l'idéologie des enseignants à leur
origine, à leur appartenance de classe et à leur position
dans l'institution scolaire et dans le champ intellectuel, cette analyse
comme celle que l'on trouvera ci-dessous (chap. IV, pp. 238-243) devrait
suffire à prémunir contre la tentation de prendre pour
des analyses d'essence les descriptions antérieures de la pratique
professionnelle des professeurs français (chap. II).
On voit comment le système français a pu trouver dans
la demande externe en « produits » de série garantis
et interchangeables l'occasion de perpétuer, en lui faisant servir
une autre fonction sociale par référence aux intérêts
et aux idéaux d'autres classes sociales, la tradition de la compétition
pour la compétition, héritée des collèges
jésuites du XVIIIe siècle qui faisaient de l'émulation
l’instrument privilégié d'un enseignement destiné
à la jeunesse aristocratique (Cf. E. Durkheim, op. cit., II,
p. 69-117 et, à sa suite, G. Snyders, La pédagogie en
France aux XVIIe et XVllle siècles, Paris, P. U. F., 1965.).
L'Université française tend toujours à outrepasser
la fonction technique du concours pour établir gravement, à
l'intérieur du quota de postulants qu'on lui demande d'élire,
des hiérarchies fondées sur l'impondérable des
quarts de points dérisoires - et pourtant décisifs : que
l'on songe au poids que le monde universitaire accorde dans ses estimations,
souvent les plus lourdes de conséquences professionnelles, au
rang obtenu dans des concours d'entrée passés à
la fin de l'adolescence ou même à la qualité de
« cacique » ou de « major », premier d'une hiérarchie
elle-même située dans une hiérarchie des hiérarchies,
celle des grandes écoles et des grands concours. Max Weber observait
que la définition technique des postes bureaucratiques de l'administration
impériale ne permettait pas de comprendre, abstraction faite
de la tradition confucéenne du gentilhomme lettré, que
les concours mandarinaux aient pu faire une telle place à la
poésie ; de même, pour comprendre comment une simple demande
de sélection professionnelle, imposée par la nécessité
de choisir les plus aptes à occuper un nombre limité de
postes spécialisés, a pu donner prétexte à
la religion typiquement française du classement, il faut référer
la culture scolaire à l'univers social où elle s'est formée,
c'est-à-dire à ce microcosme protégé et
fermé sur soi où, par une organisation méthodique
et enveloppante de la compétition et par l'instauration de hiérarchies
scolaires qui avaient cours aussi bien dans le jeu que dans le travail,
les Jésuites façonnaient un homo hierarchicus, transposant
dans l'ordre du succès mondain, de la prouesse littéraire
et de la gloriole scolaire le culte aristocratique de la « gloire
».
Mais l'explication par la survivance n'explique rien si l'on n'explique
pourquoi la survivance survit en établissant les fonctions qu'elle
remplit dans le fonctionnement actuel du système d'enseignement
et en faisant voir les conditions historiques autorisant ou favorisant
la manifestation des tendances génériques que le système
doit à sa fonction propre : s'agissant d'expliquer l'aptitude
toute particulière du système français à
décréter des hiérarchies et à les imposer,
au-delà même des sphères d'activité proprement
scolaires et parfois contre les demandes les plus patentes auxquelles
il est censé répondre, on ne peut manquer d'observer qu'il
confère encore aujourd'hui, dans sa pédagogie et dans
ses examens, une fonction primordiale à l'autoperpétuation
et à l'autoprotection du corps que servaient, de façon
plus déclarée, les examens de l'Université médiévale,
tous définis par référence à l'entrée
dans le corps ou dans le cursus qui y donne accès, baccalauréat
(forme inférieure de l'inceptio), licentia docendi et maîtrise,
marquée par l'inceptio, cérémonie introduisant
dans la corporation en qualité de maître (La résistance
devant toute tentative pour dissocier le titre sanctionnant l'achèvement
d'un cycle d'études du droit d'entrée dans le cycle supérieur
procède, comme on le voit dans la querelle du baccalauréat,
d'une représentation du curriculum conçu comme trajectoire
unilinéaire qui, en sa forme accomplie, s'achèverait dans
l'agrégation ; le refus indigné de décerner des
« titres au rabais » qui tend, depuis peu, à emprunter
le langage technocratique de l'adaptation de l'Université
aux débouchés, peut s'allier sans peine à l'idéologie
traditionaliste qui prétend étendre à tout certificat
d'aptitude les critères de la garantie proprement universitaire,
pour sauvegarder les moyens de créer et de contrôler les
conditions de la « rareté » universitaire.
La prééminence de la voie royale est si forte que toutes
les carrières universitaires et nombre de carrières qui
ne la suivent pas jusqu'au bout ne peuvent, dans cette logique, se définir
qu'en termes de privation : un tel système est donc particulièrement
apte à produire des « ratés », condamnés
par l'Université qui les a condamnés à entretenir
un rapport ambivalent avec elle.). Il suffit d'observer que la plupart
des systèmes universitaires ont plus complètement rompu
avec la tradition médiévale que le système français
ou tel autre système comme celui de l'Autriche, de l'Espagne
ou de l'Italie qui ont connu comme lui l'influence pédagogique
des Jésuites, pour saisir le rôle joué par les collèges
du XVIIIe siècle : doté par les Jésuites de moyens
particulièrement efficaces d'imposer le culte scolaire de la
hiérarchie et d'inculquer une culture autarcique et coupée
de la vie, le système d'enseignement français a pu accomplir
sa tendance générique à l'autonomisation jusqu'à
subordonner tout son fonctionnement aux exigences de l'autoperpétuation
(C'est sans doute à l'enseignement des jésuites que se
rattachent la plupart des différences systématiques entre
le « tempérament » intellectuel des pays catholiques
qui ont été marqués par son influence et celui
des pays protestants. Comme le fait remarquer E. Renan, « l'Université
de France a trop imité les jésuites, leurs fades harangues
et leurs vers latins ; elle rappelle trop les rhéteurs de la
décadence. Le mal français, qui est le besoin de pérorer,
la tendance à tout faire dégénérer en déclamation,
une partie de l'Université l'entretient par son obstination à
mépriser le fond des connaissances et à n'estimer que
le style et le talent » (E. Renan, op. cit., p. 79).
Ceux qui rattachent directement les caractéristiques dominantes
de la production intellectuelle d'une nation aux valeurs de la religion
dominante, par exemple l'intérêt pour les sciences expérimentales
ou l'érudition philologique à la religion protestante
ou le goût pour les belles-lettres à la religion catholique,
omettent d'analyser l'effet proprement pédagogique de la retraduction
opérée par un type déterminé d'organisation
scolaire. Lorsque Renan voit dans « l'enseignement pseudo-humaniste
» des Jésuites et dans « l'esprit littéraire
» qu'il encourage un des traits fondamentaux du mode de pensée
et d'expression des intellectuels français, il met en lumière
les conséquences qu'a entraînées dans la vie intellectuelle
de la France la coupure opérée par la révocation
de l'édit de Nantes qui brisa le mouvement scientifique commencé
dans la première moitié du XVIe siècle et «
tua les études de critique historique » : « L'esprit
littéraire étant seul encouragé, il en résulta
une certaine frivolité. La Hollande et l'Allemagne, en partie
grâce à nos exilés, eurent presque le monopole des
études savantes. Il fut décidé dès lors
que la France serait avant tout une nation de gens d'esprit, une nation
écrivant bien, causant à merveille, mais inférieure
pour la connaissance des choses et exposée à toutes les
étourderies que l'on n'évite qu'avec l'étendue
de l'instruction et la maturité du jugement » (Renan, op.
cit., p. 79).
Et cette tendance à l'autonomisation a trouvé les conditions
sociales de son plein accomplissement dans la mesure où elle
a rencontré les intérêts de la petite bourgeoisie
et des fractions intellectuelles de la bourgeoisie qui trouvaient
dans l'idéologie jacobine de l'égalité formelle
des chances le renforcement de leur impatience exacerbée de toutes
les espèces de « favoritisme » ou de « népotisme
», et dans la mesure aussi où elle a pu s'appuyer sur la
structure centralisée de la bureaucratie étatique qui,
en appelant la prolifération des examens et concours nationaux,
soumis à correction extérieure et anonyme, offrait à
l'institution scolaire la meilleure occasion de se faire reconnaître
le monopole de la production et de l'imposition d'une hiérarchie
unitaire ou, au moins, de hiérarchies réductibles au même
principe (Dans le domaine de l'enseignement aussi, l'action centralisatrice
de la Révolution et de l'Empire prolonge et achève une
tendance qui s'était déjà amorcée sous la
Monarchie : outre le Concours général qui, créé
dès le XVIIIe siècle, porte à l'échelle
nationale la compétition qui se déroulait dans chaque
collège de Jésuites et consacre leur idéal humaniste
des belles-lettres, l'agrégation, rétablie par le décret
de 1808, avait été créée dès 1766,
dans une forme et avec une signification très proche de celles
qu'elle a aujourd'hui. Si de tels faits et, plus généralement,
tout ce qui relève de l'histoire propre du système d'enseignement,
sont presque toujours ignorés, c'est qu'ils démentiraient
la représentation commune qui, réduisant la centralisation
universitaire à un aspect de la centralisation bureaucratique,
veut que le système français doive ses caractéristiques
les plus significatives à la centralisation napoléonienne
:
oubliant tout ce que le système d'enseignement doit à
sa fonction propre d'inculcation, on méconnaît les fondements
et les fonctions proprement pédagogiques de la standardisation
du message et des instruments de sa transmission (homogénéisation
pédagogique qui peut être décelée même
dans les systèmes les plus décentralisés administrativement
comme le système anglais par exemple) ; plus subtilement, on
s'interdit de saisir la fonction et l'effet proprement pédagogiques
de la distance savamment cultivée à l'égard de
la bureaucratie universitaire qui sont partie intégrante de toute
pratique pédagogique et tout particulièrement de la pédagogie
traditionnelle à la française . ainsi par exemple, les
libertés affichées et factices avec les programmes officiels
ou les désaveux ostentatoires de l'administration et de ses disciplines
et plus généralement tous les procédés qui
consistent à tirer des effets charismatiques du mépris
de l'intendance ne sont autorisés et favorisés par l'institution
que parce qu'ils contribuent à l'affirmation et à l'imposition
de l'autorité pédagogique nécessaire à
l'accomplissement de l'inculcation en même temps qu'ils permettent
aux enseignants d'illustrer au moindre coût le rapport cultivé
à la culture.).
Dans le système français, le concours est la forme achevée
de l'examen (que la pratique universitaire tend toujours à traiter
comme un concours) et le concours de recrutement des professeurs du
secondaire, l'agrégation, constitue, avec ces concours de recrutement
anticipé que sont le Concours général et le concours
d'entrée à l'École normale supérieure, la
triade archétypale où l'Université se reconnaît
tout entière et dont tous les concours et tous les examens ne
sont que des émanations plus ou moins lointaines ou des copies
plus ou moins déformées (« Je me souviens avoir
dit le futur général de Charry en lui rendant un devoir
: Voilà une copie digne de l'agrégation » (R. Blanchard,
Je découvre l'Université, Paris, Fayard, 1963, p. 135).
La prétention du corps universitaire à imposer la reconnaissance
universelle de la valeur des titres universitaires et, en particulier,
la suprématie absolue de ce titre suprême qu'est l'agrégation
ne se voit jamais aussi bien que dans l'action des groupes de pression
dont la Société des agrégés n'est que l'expression
la moins clandestine et qui ont réussi à assurer à
ce titre, strictement scolaire, une reconnaissance de fait sans commune
mesure avec sa définition de droit. La rentabilité professionnelle
des titres d'agrégé et d'ancien élève de
l'École normale supérieure s'affirme dans tous les cas,
fort nombreux, où ils sont pris pour critères officieux
de cooptation : parmi les titulaires de chaires ou de maîtrises
de conférences des facultés des lettres près de
15 % (sans parler des assistants et maîtres-assistants, soit 48
% du corps enseignant) ne détiennent pas le doctorat, grade
théoriquement exigé, alors qu'ils sont pratiquement tous
agrégés et pour 23 % d'entre eux normaliens. Si l'homo
academicus par excellence est le normalien-agrégé-docteur,
c'est-à-dire le professeur de la Sorbonne actuel ou potentiel,
c'est qu'il cumule tous les titres définissant la rareté
que l'Université produit, promeut et protège.
Ce n'est pas un hasard non plus si c'est à l'occasion de l'agrégation
que, comme emportée par sa tendance à reinterpréter
la demande extérieure, l'institution universitaire peut aller
jusqu'à nier le contenu même de cette demande : il n'est
pas rare que, pour prévenir la menace éternelle de la
« baisse de niveau », le jury d'agrégation oppose
l'impératif de « la qualité » à la
nécessité, ressentie comme ingérence profane, de
pourvoir tous les postes offerts et instaure en quelque sorte, par la
comparaison avec les années précédentes, un concours
des concours capable de livrer l'étalon ou, mieux, l'essence
de l'agrégé - quitte à se refuser les moyens, revendiqués
par ailleurs, de perpétuer l'Université réelle
au nom des exigences de l'autoperpétuation de l'Université
idéale (Le souci de maintenir et de manifester l'autonomie absolue
des hiérarchies scolaires s'exprime par mille indices, qu'il
s'agisse de la tendance à accorder une valeur absolue aux notes
décernées (avec l'usage, poussé jusqu'à
l'absurde, des décimales) ou de la tendance constante à
comparer les notes, les moyennes, les meilleures copies et les plus
mauvaises, d'une année à l'autre.
Soit par exemple ce propos faisant suite, dans le Rapport de l'agrégation
de grammaire féminine de 1959 (p. 3), à un tableau du
nombre des postes offerts, des admissibles et des admises de 1955 à
1959 (où l'on voit que le nombre des admises est à peu
près toujours inférieur de moitié au nombre des
postes mis au concours) et des moyennes, calculées à la
deuxième décimale, de la première admissible, de
la dernière admissible, de la première agrégée
et de la dernière agrégée : « Nous ne saurions
dire que les épreuves de ce concours laissent une impression
exaltante (...). Le concours de 1959 n'a pas manqué de nous
offrir des textes savoureux de savoir ou de culture; les chiffres mêmes
dessinent pourtant une pente qui ne laisse pas d'émouvoir (...).
Les moyennes de la dernière admissible et de la dernière
admise n'ont pas connu, depuis 1955, de point aussi bas (...). Imposé
par le malheur des temps, l'allongement des listes (des admises) ne
nous a paru légitime qu'en raison d'une crise de recrutement
qui n'affecte pas seulement la France métropolitaine (...). Il
est à craindre que dans son jeu cruel la loi de l'offre et de
la demande n'entraîne une certaine dégradation du niveau,
susceptible d'altérer l'esprit même du second degré
». Il serait facile de multiplier les citations de textes analogues
à celui-ci, dont chaque mot est gros de toute l'idéologie
universitaire.).
Pour comprendre complètement la signification fonctionnelle de
l'agrégation, il faudrait replacer cette institution dans le
système des transformations qu'ont subies les examens ou, plus
exactement, le système qu'ils constituent : s'il est vrai que,
dans un système scolaire dominé par la fonction d'autoperpétuation,
le grade par excellence correspond à l'examen qui donne accès
en qualité de maître à l'ordre d'enseignement le
plus représentatif de la profession, c'est-à-dire l'enseignement
secondaire, il s'ensuit que, en chaque conjoncture historique, c'est
à l'examen occupant la position la plus à même de
symboliser cette fonction qu'échoit, dans les faits comme dans
l'idéologie, la valeur positionnelle d'examen par excellence,
soit successivement dans l'histoire de l'Université, le doctorat,
la licence et enfin l'agrégation qui, malgré la prééminence
apparente du doctorat, doit à ses relations avec l'enseignement
secondaire et à son caractère de concours de recrutement
non seulement sa charge idéologique mais aussi son poids dans
l'organisation des carrières et, plus généralement,
dans le fonctionnement de l'Université (Durkheim attirait déjà
l'attention sur « cette singularité de notre pays »
: tant par les formes d'organisation qu'il imposait que par l'esprit
qu'il diffusait, l'enseignement secondaire a dès l'origine
« plus ou moins absorbé en lui les autres degrés
de l'enseignement et a tenu presque toute la place » (E. Durkheim,
L'évolution pédagogique en France, I, op. cit., p.
23-24, 137 et passim). Tout se passe comme si le système scolaire
avait utilisé les possibilités nouvelles que lui offrait
chaque nouvel état du système des examens, né de
la duplication d'un examen existant, pour y exprimer la même signification
objective.
Tenir l'état actuel de l'Université pour l'aboutissement
contingent d'une succession d'événements disparates et
discontinus où seule l'illusion rétrospective ferait apercevoir
l'effet d'une harmonie préétablie entre le système
et le legs de l'histoire, ce serait ignorer ce qu'implique l'autonomie
relative du système d'enseignement : l'évolution
de l'Ecole dépend non seulement de la force des contraintes externes
mais aussi de la cohérence de ses structures, c'est-à-dire
tant de la force de résistance qu'elle peut opposer à
l'événement que de son pouvoir de sélectionner
et de réinterpréter les hasards et les influences conformément
à une logique dont les principes généraux sont
donnés dès le moment où la fonction d'inculcation
d'une culture héritée du passé est prise en charge
par une institution spécialisée servie par un corps de
spécialistes. Ainsi, l'histoire d'un système relativement
autonome se présente comme l'histoire des systématisations
que le système fait subir aux contraintes et aux innovations
de rencontre conformément aux normes qui le définissent
en tant que système (Cette analyse du système français
ne prétend pas à autre chose qu'à mettre en lumière
une structure particulière des facteurs internes et externes
qui permet de rendre raison, dans le cas particulier, du poids et des
modalités de l'examen. Il faudrait étudier comment, dans
d'autres histoires nationales du système universitaire, des configurations
différentes de facteurs définissent des tendances ou des
équilibres différents.).
LA LUTTE FÉMINISTE AU COEUR DES COMBATS POLITIQUES
De la domination masculine
PIERRE BOURDIEU(Sociologue. Professeur au Collège de France)
Le Monde diplomatique - Août 1998
Le lien d'origine : http://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/BOURDIEU/10801