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LA LUTTE FÉMINISTE AU COEUR DES COMBATS POLITIQUES
De la domination masculine
PIERRE BOURDIEU
Version longue


La domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne l'apercevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question. Plus que jamais, il est indispensable de dissoudre les évidences et d'explorer les structures symboliques de l'inconscient androcentrique qui survit chez les hommes et chez les femmes. Quels sont les mécanismes et les institutions qui accomplissent le travail de reproduction de "l'éternel masculin"? Est-il possible de les neutraliser pour libérer les forces de changement qu'ils parviennent à entraver?

Je ne me serais sans doute pas affronté à un sujet aussi difficile si je n'y avais pas été entraîné par toute la logique de ma recherche (1). Je n'ai jamais cessé, en effet, de m'étonner devant ce que l'on pourrait appeler le paradoxe de la doxa (2): le fait que l'ordre du monde tel qu'il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté, qu'il n'y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de délits et de "folies" (il suffit de penser à l'extraordinaire accord de milliers de dispositions - ou de volontés - que supposent cinq minutes de circulation automobile sur la place de la Bastille ou sur celle de la Concorde, à Paris). Ou, plus surprenant encore, que l'ordre établi, avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue en définitive aussi facilement, mis à part quelques accidents historiques, et que les conditions d'existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles.

Et j'ai aussi toujours vu dans la domination masculine, et dans la manière dont elle est imposée et subie, l'exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce que j'appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s'exerce pour l'essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance - ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment.

Cette relation sociale extraordinairement ordinaire offre ainsi une occasion privilégiée de saisir la logique de la domination exercée au nom d'un principe symbolique connu et reconnu par le dominant comme par le dominé, une langue (ou une prononciation), un style de vie (ou une manière de penser, de parler ou d'agir) et, plus généralement, une propriété distinctive, emblème ou stigmate, dont la plus efficiente symboliquement est cette propriété corporelle parfaitement arbitraire et non prédictive qu'est la couleur de la peau.
On voit bien qu'en ces matières il s'agit avant tout de restituer à la doxa son caractère paradoxal en même temps que de démonter les mécanismes qui sont responsables de la transformation de l'histoire en nature, de l'arbitraire culturel en naturel. Et, pour ce faire, d'être en mesure de prendre, sur notre propre univers et notre propre vision du monde, le point de vue de l'anthropologue capable à la fois de rendre au principe de vision et de division (nomos) qui fonde la différence entre le masculin et le féminin telle que nous la (mé)connaissons, son caractère arbitraire, contingent, et aussi, simultanément, sa nécessité sociologique.

Ce n'est pas par hasard que, lorsqu'elle veut mettre en suspens ce qu'elle appelle magnifiquement "le pouvoir hypnotique de la domination", Virginia Woolf (3) s'arme d'une analogie ethnographique, rattachant génétiquement la ségrégation des femmes aux rituels d'une société archaïque: "Inévitablement, nous considérons la société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère que beaucoup d'entre nous ont des raisons de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui, d'une façon puérile, inscrit dans le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains. Ces lieux où, paré d'or et de pourpre, décoré de plumes comme un sauvage, il poursuit ses rites mystiques et jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination, tandis que nous, "ses" femmes, nous sommes enfermées dans la maison de famille sans qu'il nous soit permis de participer à aucune des nombreuses sociétés dont est composée sa société (4) ."

"Lignes de démarcation mystiques","rites mystiques", ce langage, celui de la transfiguration magique et de la conversion symbolique que produit la consécration rituelle, principe d'une nouvelle naissance, encourage à diriger la recherche vers une approche capable d'appréhender la dimension proprement symbolique de la domination masculine.

Une stratégie de transformation
Il faudra donc demander à une analyse matérialiste de l'économie des biens symboliques les moyens d'échapper à l'alternative ruineuse entre le "matériel" et le "spirituel" ou l' "idéel" (perpétuée aujourd'hui à travers l'opposition entre les études dites "matérialistes", qui expliquent l'asymétrie entre les sexes par les conditions de production, et les études dites "symboliques", souvent remarquables mais partielles). Mais, auparavant, seul un usage très particulier de l'ethnologie peut permettre de réaliser le projet, suggéré par Virginia Woolf, d'objectiver scientifiquement l'opération proprement mystique dont la division entre les sexes telle que nous la connaissons est le produit, ou, en d'autres termes, de traiter l'analyse objective d'une société de part en part organisée selon le principe androcentrique (5) - la tradition kabyle - comme une archéologie objective de notre inconscient, c'est-à-dire comme l'instrument d'une véritable socioanalyse (6).

Ce détour par une tradition exotique est indispensable pour briser la relation de familiarité trompeuse qui nous unit à notre propre tradition. Les apparences biologiques et les effets bien réels qu'a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et faire apparaître une construction sociale naturalisée (les "genres" en tant qu' habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe et de la réalité et de la représentation de la réalité, et qui s'impose parfois à la recherche elle-même.

Ainsi n'est-il pas rare que les psychologues reprennent à leur compte la vision commune des sexes comme ensembles radicalement séparés, sans intersections, et ignorent le degré de recouvrement entre les distributions des performances masculines et féminines, et les différences (de grandeur) entre les différences constatées dans les divers domaines (depuis l'anatomie sexuelle jusqu'à l'intelligence). Ou, chose plus grave, ils se laissent maintes fois guider, dans la construction et la description de leur objet, par les principes de vision et de division inscrits dans le langage ordinaire, soit qu'ils s'efforcent de mesurer des différences évoquées dans le langage - comme le fait que les hommes seraient plus "agressifs" et les femmes plus "craintives" -, soit qu'ils emploient des termes ordinaires, donc gros de jugements de valeur, pour décrire ces différences (7).

Mais cet usage quasi analytique de l'ethnographie qui dénaturalise, en l'historicisant, ce qui apparaît comme le plus naturel dans l'ordre social, la division entre les sexes, ne risque-t-il pas de mettre en lumière des constances et des invariants - qui sont au principe même de son efficacité socioanalytique -, et, par là, d'éterniser, en la ratifiant, une représentation conservatrice de la relation entre les sexes, celle-là même que condense le mythe de "l'éternel féminin"?

C'est là qu'il faut affronter un nouveau paradoxe, propre à contraindre à une révolution complète de la manière d'aborder ce que l'on a voulu étudier sous les espèces de "l'histoire des femmes": les invariants qui, par-delà tous les changements visibles de la condition féminine, s'observent dans les rapports de domination entre les sexes n'obligent-ils pas à prendre pour objet privilégié les mécanismes et les institutions historiques qui, au cours de l'histoire, n'ont pas cessé d'arracher ces invariants à l'histoire?
Cette révolution dans la connaissance ne serait pas sans conséquence dans la pratique, et en particulier dans la conception des stratégies destinées à transformer l'état actuel du rapport de force matériel et symbolique entre les sexes.

S'il est vrai que le principe de la perpétuation de ce rapport de domination ne réside pas véritablement - ou, en tout cas, principalement - dans un des lieux les plus visibles de son exercice, c'est-à-dire au sein de l'unité domestique, sur laquelle un certain discours féministe a concentré tous ses regards, mais dans des instances telles que l'École ou l'État, lieux d'élaboration et d'imposition de principes de domination qui s'exercent au sein même de l'univers le plus privé, c'est un champ d'action immense qui se trouve ouvert aux luttes féministes, ainsi appelées à prendre une place originale, et bien affirmée, au sein des luttes politiques contre toutes les formes de domination.


Notes:

(1) Faute de savoir clairement si des remerciements nominaux seraient bénéfiques ou maléfiques pour ceux et celles à qui j'aimerais les adresser, je me contenterai de dire ici ma profonde gratitude pour ceux et surtout celles qui m'ont apporté des témoignages, des documents, des références scientifiques, des idées, et mon espoir que ce travail sera digne, notamment dans ses effets, de la confiance et des attentes qu'ils ou elles ont mises en lui.

(2) NDLR: La doxa est l'ensemble des croyances ou des pratiques sociales qui sont considérées comme normales, comme allant de soi, ne devant pas faire l'objet de remise en question.

(3) NDLR: Virginia Woolf (1882-1941), romancière et théoricienne anglaise, auteur, en particulier, de Mrs Dalloway (1925), La Promenade au phare (1927) et Orlando (1928).

(4) Virginia Woolf, Trois guinées, traduit par Viviane Forrester, éditions Des femmes, Paris, 1977, p. 200.

(5) NDLR: Qui place au centre l'homme, et non la femme.

(6) Ne serait-ce que pour attester que mon propos présent n'est pas le produit d'une conversion récente, je renvoie aux pages d'un livre déjà ancien et dans lequel j'insistais sur le fait que, lorsqu'elle s'applique à la division sexuelle du monde, l'ethnologie peut "devenir une forme particulièrement puissante de socioanalyse" (Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Minuit, Paris, 1980, pp. 246 et 247).

(7) Voir, entre autres, J.A. Sherman, Sex-Related Cognitive Differences: An Essay on Theory and Evidence, Thomas, Springfield (Illinois), 1978; M.B. Parlee, "Psychology: Review Essay", Signs: Journal of Women in Culture and Society, n° 1, 1975, pp. 119-138 (à propos notamment du bilan des différences mentales et comportementales entre les sexes établi par J.E. Garai et A. Scheinfeld en 1968); M.B. Parlee, "The Premenstrual Syndrome", Psychological Bulletin, n° 80, 1973, pp. 454-465.


LA REPRODUCTION - ELEMENTS POUR UNE THEORIE DU SYSTEME D’ENSEIGNEMENT
Pierre BOURDIEU et J. Claude PASSERON – Les éditions de minuit 1970

Chapitre 3 : Elimination et sélection

L'examen n'est rien d'autre que le baptême bureaucratique du savoir, la reconnaissance officielle de la transsubstantiation du savoir profane en savoir sacré: K. Marx,

Kritik des Hegelschen Staatsrechts.

Pour expliquer le poids que le système d'enseignement accorde en France à l'examen, il faut, dans un premier temps, rompre avec les explications de la sociologie spontanée qui impute les traits les plus saillants du système au legs inexpliqué d'une tradition nationale ou à l'action inexplicable du conservatisme congénital des universitaires. Mais on n'en a pas fini lorsque, par le recours à la méthode comparative et à l'histoire, on a rendu compte des caractéristiques et des fonctions internes de l'examen dans un système d'enseignement particulier ; c'est seule­ment à condition de s'arracher, par une seconde rupture, à l'illusion de la neutralité et de l'indépendance du système scolaire par rapport à la structure des rapports de classe que l'on peut en venir à interroger l'interrogation sur l'examen pour découvrir ce que cache l'examen et ce que l'interrogation sur l'examen contribue encore à cacher en détournant de l'interrogation sur l'élimination sans examen.

L'EXAMEN DANS LA STRUCTURE ET L'HISTOIRE DU SYSTÉME D'ENSEIGNEMENT.

Il est trop évident que l'examen domine, au moins aujourd'hui et en France, la vie universitaire, c'est-à­-dire non seulement les représentations et les pratiques des agents, mais aussi l'organisation et le fonctionnement de l'institution. On a assez décrit l'anxiété devant les verdicts totaux, brutaux et partiellement imprévisibles des épreuves traditionnelles, ou la disrythmie inhérente à un système d'organisation du travail scolaire qui, dans ses formes les plus anomiques, tend à ne connaître d'autre incitation que l'imminence d'une échéance absolue. En fait, l'examen n'est pas seulement l'expression la plus lisible des valeurs scolaires et des choix implicites du système d'enseignement : dans la mesure où il impose comme digne de la sanction universitaire une définition sociale du savoir et de la manière de le manifester, il offre un de ses instruments les plus efficaces à l'entre­prise d'inculcation de la culture dominante et de la valeur de cette culture. Autant et sinon plus que par la contrainte des programmes, l'acquisition de la culture légitime et du rapport légitime à la culture est réglée par le droit coutumier qui se constitue dans la jurisprudence des exa­mens et qui doit l'essentiel de ses caractéristiques à la situation dans laquelle il se formule (Aussi les rapports des jurys des concours d'agrégation ou de grandes écoles constituent-ils des documents exemplaires pour qui veut saisir les critères selon lesquels le corps professoral forme et sélec­tionne ceux qu'il estime dignes de le perpétuer : ces sermons pour grand séminaire, rassemblent les attendus de verdicts trahissant, dans leur obscure clarté, les valeurs qui orientent les choix des jurys et sur lesquelles doit se régler l'apprentissage des candidats.).

Ainsi par exemple, la dissertation à la française définit et diffuse des règles d'écriture et de composition dont le ressort s'étend aux domaines les plus divers puisqu'on retrouverait la marque de ces procédés de fabrication scolaire dans des produits aussi différents qu'un rapport administratif, une thèse de doctorat ou un essai littéraire. Pour saisir complètement les caractéristiques de ce mode de communication écrite, qui suppose le correcteur comme unique lecteur, il suffirait de le comparer avec la dispu­tatio, débat entre pairs, mené en présence des maîtres et de tout un public, à travers lequel l'Université médiévale inculquait une méthode de pensée capable de s'appliquer à toute forme de production intellectuelle et même artistique ; ou avec le pa-ku-wen, « dissertation à huit jambes » qui constituait l'épreuve maîtresse des concours de l'époque Ming et du début de l'époque Ch'ing et qui fut l'école du raffinement formel pour le poète comme pour le peintre lettré ; ou encore, avec l'essay des universités anglaises dont les règles ne sont pas si éloignées de celles du genre littéraire de même nom et où le sujet doit être abordé avec légèreté et humour, à la différence de la dissertation à la française qui doit s'ouvrir par une introduction exposant la problématique « avec brio et brillant », mais dans un style exempt de toute familiarité et de notations personnelles. On verrait que les différents types d'épreuves scolaires, qui sont toujours en même temps des modèles réglés et institutionnalisés de communication, fournissent le prototype du message pédagogique et, plus généralement, de tout message d'une certaine ambition intellectuelle (conférence, exposé, discours politique ou conférence de presse) (On pourrait déceler les effets de la programmation scolaire dans les domaines les plus inattendus : lorsque l'Institut français d'opinion publique (I. F. O. P.) demande aux Français de se prononcer sur la question de savoir si « les progrès de la science moderne dans le domaine de l'énergie atomique apporteront à l'humanité plus de bien que de mal ou plus de mal que de bien », le sondage d'opinion est-il autre chose qu'une sorte d'examen national qui retrouve une question mille fois posée sous mille formes à peine différentes aux candidats du brevet simple, du baccalauréat ou du concours général, celle de la valeur morale du progrès scientifique ?

Et les choix proposés dans le précodage des réponses (plus de bien que de mal ; plus de mal que de bien ; autant de bien que de mal) n'évoquent-ils pas la dialectique au rabais des dissertations en trois points qui couronnent un exposé de thèses laborieusement poussées au noir, puis au blanc, d'une motion de synthèse nègre-blanc ?). Ainsi, les schèmes d'expression et de pensée que l'on impute trop vite au « caractère national » ou à des « écoles de pensée » pourraient renvoyer en définitive aux modèles qui organisent un apprentissage orienté vers un type particulier d'épreuve scolaire (On trouvera une analyse plus approfondie de la fonction d’intégration intellectuelle et logique que remplit tout système d’enseignement en inculquant des formes communes d’expression qui sont en même temps les principes communs d’organisation de la pensée, dans P. Bourdieu, Systèmes d’enseignement et système de pensée, Revue internationale des sciences sociales, 19, (3), 1967) : par exemple, les formes d'esprit qu'on associe aux grandes écoles françaises peuvent être mises en relation avec la forme des concours d'entrée et, plus précisément, avec les modèles de composition, de style et même d'articulation, de débit ou de diction qui définissent, en chaque cas, la forme accomplie de présentation ou d'élocution.

Plus généralement, il est évident qu'un procédé de sélection tel que le concours renforce, comme le montrait Renan, le privilège que toute la tradition de l'Université française accorde aux qualités de forme : « Il est fort regrettable que le concours soit la seule voie pour arriver au professorat des collèges et que l'habileté pratique, jointe à des connaissances suffisantes, ne puisse y donner entrée. Les hommes les plus expérimentés dans l'éducation, ceux qui apportent à leur difficile fonction, non des facultés brillantes, mais un esprit solide avec un peu de lenteur et de timidité, seront toujours placés, dans les épreuves publiques, après les jeunes gens qui savent amuser leur auditoire et leurs juges, et qui, doués d'une parole facile pour se tirer des difficultés, ne possèdent ni assez de patience ni assez de fermeté pour bien enseigner (E. Renan, « L'instruction publique en France jugée par les Alle­mands », Questions contemporaines, op. cit., p. 266.). S'il est vrai en tout cas que l'examen exprime, inculque, sanctionne et consacre les valeurs solidaires d'une certaine organisation du système scolaire, d'une certaine structure du champ intellectuel et, à travers ces médiations, de la culture dominante, on comprend que des questions aussi insignifiantes à première vue que le nombre de sessions du baccalauréat, l'étendue des programmes ou les procédures de correction puissent susciter des polémiques passionnées, sans parler de la résistance indignée que rencontre toute mise en question d'institutions qui cristallisent autant de valeurs que le concours d'agrégation, la dissertation, l'enseignement du latin ou les grandes écoles.

S'agissant de décrire les effets les plus marqués de la prépondérance de l'examen dans les pratiques intellec­tuelles et dans l'organisation de l'institution, le système français propose les exemples les plus accomplis et, au titre de cas limite, pose avec une force particulière la question des facteurs (internes et externes) qui peuvent rendre raison des variations historiques ou nationales du poids fonctionnel de l'examen dans le système d'enseignement. Par suite, il n'est d'autre recours que la méthode comparative lorsqu'on entend séparer ce qui tient aux demandes externes et ce qui tient à la manière d'y répondre ou ce qui, dans le cas d'un système déterminé, revient aux tendances génériques que tout système d'enseignement doit à sa fonction propre d'inculcation, aux traditions singulières d'une histoire universitaire et aux fonctions sociales, jamais complètement réductibles à la fonc­tion technique de communication et de production des qualifications.

S'il est vrai, comme l'observait Durkheim, que l'apparition de l'examen, ignoré de l'Antiquité qui ne connaissait que des écoles et des enseignants indépendants ou même concurrents, suppose l'existence d'une institution universitaire, c'est-à-dire d'un corps organisé d'enseignants professionnels pourvoyant lui-même à sa propre perpétuation (E. Durkheim, L'évolution pédagogique en France, I, Des origines à la renaissance, Paris, Alcan, 1938, p. 161) ; s'il est vrai aussi, selon l'analyse de Max Weber, qu'un système d'examens hiérarchisés consacrant une qualification spécifique et donnant accès à des carrières spécialisées n'est apparu, dans l'Europe moderne, qu'en liaison avec le développement de la demande des organisations bureaucratiques qui entendent faire correspondre des individus hiérarchisés et interchangeables à la hiérarchie des postes offerts (M. Weber, wirtschaft and Gesellschaft, nouvelle éd. Kôln-Berlin, Kiepenheuer and Witsch, 1956, II, p. 735 sq.) ; s'il est vrai enfin qu'un système d'examens assurant à tous l'égalité formelle devant des épreuves identiques (dont le concours national représente la forme pure) et garantissant aux sujets dotés de titres identiques l'égalité des chances d'accès à la profession satisfait à l'idéal petit-bourgeois de l'équité formelle, on semble fondé à n'apercevoir qu'une manifestation particulière d'une tendance générale des sociétés modernes dans la multiplication des examens, dans l'extension de leur portée sociale et dans l'accroissement de leur poids fonctionnel au sein du système d'enseignement.

Mais cette analyse ne rend compte que des aspects les plus généraux de l'histoire scolaire (expliquant par exemple que l'ascension sociale indépendante du niveau d'instruction tende à s'amenuiser au fur et à mesure que la société s'industrialise et se bureaucratise (Aux Etats-Unis par exemple, la statistique atteste l'augmentation continue de la proportion des membres des catégories dirigeantes sor­tis des universités, et des universités les meilleures, tendance qui n'a pas cessé de s'accentuer depuis plusieurs années : W. L. Warner et J. C. Abegglen ont montré que 57% des dirigeants de l'industrie étaient diplômés de Collèges en 1952 contre 37% en 1928 (W. L. Warner, J. C. Abegglen, Big Business Leaders in America, New York, Har­per and Brothers, p. 62-67). En France, une enquête portant sur un échantillon représentatif de personnalités ayant atteint la notoriété dans les activités les plus diverses montre que 85% d'entre elles ont accompli des études supérieures, 10% des autres ayant terminé leurs études secondaires (A. Girard, La réussite sociale en France, ses caractéristi­ques, ses lois, ses effets, Paris, Institut national d'études démographi­ques, Presses universitaires de France, 1961, p. 233-259). Une enquête récente sur les dirigeants des grandes organisations industrielles établit que 89% des P. D. G. français sont passés par l'enseignement supérieur, contre 85 % pour les Belges, 78% pour les Allemands et les Italiens, 55 % pour les Hollandais et 40 % pour les Anglais (« Portrait ­robot du P.D.G. européen », L'expansion, novembre 1969, p. 133-143).

Il faudrait rechercher si, dans la plupart des carrières françaises et en particulier dans les carrières administratives, l'accroissement et la codification des avantages attachés aux titres et aux diplômes n'ont pas entraîné une diminution de la promotion interne, c'est-à-dire une raréfaction des cadres supérieurs sortis du rang et « formés sur le tas » ; l'opposition entre la « petite porte » et la « grande porte », qui recouvre à peu près, dans une organisation administrative, l'opposition entre la petite-bourgeoisie et la bourgeoisie, pourrait s'en être trouvé renforcé.) et laisse échapper ce que le fonctionnement et la fonction des examens doivent, dans leur forme spécifique, à la logique propre du système d'enseignement : en raison de l'inertie particulière qui la caractérise surtout lorsqu'elle est investie de la fonction traditionnelle de conserver et de transmettre une culture héritée du passé et qu'elle dispose de moyens spécifiques d'autoperpétuation, l'École est en mesure de faire subir aux demandes externes une retraduction systématique parce que conforme aux principes qui la définissent en tant que système.

C'est là que le pre­réquisit énoncé par Durkheim prend tout son sens Weber qui, dans sa sociologie religieuse, faisait leur place aux tendances propres du corps sacerdotal omet de prendre en compte (sans doute parce qu'il interroge le système d'enseignement d'un point de vue extérieur, c'est-à-dire du point de vue des exigences d'une organisation bureaucratique) ce qu'un système d'enseignement doit aux carac­téristiques transhistoriques et historiques d'un corps de professionnels de l'enseignement. Tout conduit en effet à supposer que le poids de la tradition pèse avec une force particulière dans une institution qui, du fait de la forme particulière de son autonomie relative, est plus directement tributaire, comme le remarquait Durkheim, de son passé propre.

Pour se convaincre que le système français qui, entre tous les systèmes d'enseignement européens, confère à l'examen le poids le plus grand se définit moins qu'il ne parait par rapport aux demandes techniques de l'économie, il suffit d'observer que l'on retrouverait dans un système qui, comme celui de la Chine classique, visait avant tout à former les fonctionnaires d'une bureaucratie prébendaire, la plupart des traits du système de sélection français (C'est l'idéal traditionnel du « lettré » que l'éducation confu­céenne tend à imposer, bien que, comme le remarque Weber, « il puisse nous paraître étrange qu'une culture de « Salon » (« Salon »­ Bildung) aussi raffinée, reposant sur la connaissance des classiques de la littérature, ait pu donner accès à des postes d'administrateurs res­ponsables de vastes provinces. Car, en fait, on ne gouvernait pas avec de la poésie même en Chine (...). Jeux de mots, euphémismes, allusions à des références classiques et un esprit de raffinement purement littéraire représentaient l'idéal de la conversation des gens distingués, conversation dont toute allusion aux réalités politiques était bannie. Le fonctionnaire chinois témoignait de sa qualité statutaire, c'est-à-dire de son charisme, par la correction canonique de son style littéraire :

ainsi on accordait la plus grande importance aux qualités d'expression, jusque dans les notes administratives » (M. Weber, Gesammelte Aufs&tze zur Religionssoziologie, I, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1922, p. 420-421). Si la tradition confucéenne parvenait à imposer aussi complètement son idéal lettré, c'est que jamais aucun système scolaire ne s'est identifié à sa fonction de sélection aussi totalement que le système mandarinal qui accordait plus de soin à l'organisation et à la codification des concours qu'à l'établissement d'écoles et à la formation des maîtres ; c'est peut-être aussi que la hiérarchie des réussites scolaires n'a jamais déterminé aussi rigoureusement les autres hiérarchies sociales que dans une société où le fonctionnaire « demeurait tout au long de sa vie sous le contrôle de l'École » (Ibid., p. 417.) : aux trois degrés principaux du curriculum (où, comme le remarque Weber, les traducteurs français virent immédiatement l'équivalent du baccalauréat, de la licence et du doctorat), « s'ajoutait un nombre considérable d'examens intermédiaires, répétitifs ou préliminaires ( ... ). A lui seul le premier degré comportait dix types d'examens. A un étranger dont on ignorait le rang, on demandait d'abord combien d'examens il avait passé.

Ainsi, malgré l'importance du culte des ancêtres, le nombre des ancêtres ne décidait pas du rang social. Tout à l'opposé, c'est le rang occupé dans la hiérarchie bureaucratique qui conférait le droit d'avoir un temple des ancêtres au lieu d'une simple tablette comme les illettrés : le nombre d'ancêtres que l'on était autorisé à invoquer dépendait du rang du fonctionnaire. Le rang même qu'occupait un dieu éponyme dans le panthéon dépendait du rang du mandarin responsable de la cité » (Ibid., p. 404-405).

Ainsi, des systèmes aussi différents que ceux de la France moderne et de la Chine classique doivent leurs orientations communes au fait qu'ils ont en commun de faire d'une demande de sélection sociale (s'agirait-il de la demande d'une bureaucratie traditionnelle dans un cas et d'une économie capitaliste dans l'autre) l'occasion d'exprimer complètement la tendance proprement professorale à maximiser la valeur sociale des qualités humaines et des qualifications professionnelles qu'ils produisent, contrôlent et consacrent (parce que l'Etat lui procurait les moyens de faire prévaloir ouvertement ses hiérarchies spécifiques, le système mandarinal constitue un cas privilégié - l'Ecole manifeste ici dans un droit codifié et dans une idéologie proclamée une tendance à l'autonomisation des valeurs scolaires qui ne s'exprime ailleurs que dans un droit coutumier et au travers de réinterprétations et de rationalisations multiples. Il n'est pas jusqu'à la fonction de légitimation scolaire des privilèges héréditaires de culture qui n'ait revêtu en ce cas une forme juridique : ce système qui prétendait faire dépendre le droit aux offices du seul mérite personnel, attesté par l'examen, réservait explicitement aux fils des fonctionnaires de haut rang un droit privilégié de candidature.).

Mais pour expliquer complètement que le système français ait, si l'on peut dire, tiré parti, mieux que tout autre, des chances que lui procurait la demande de sélection sociale et technique caractéristique des sociétés modernes pour aller jusqu'au bout de sa logique propre, il faut encore prendre en compte le passé singulier de l'institution scolaire dont l'autonomie relative s'exprime objectivement dans l'aptitude à retraduire et à réinter­préter, en chaque moment de l'histoire, les demandes externes en fonction de normes héritées d'une histoire relativement autonome. Si, à la différence du système mandarinal, le système français n'est pas en mesure de faire reconnaître la hiérarchie des valeurs scolaires comme principe officiel de toute hiérarchie sociale et de toute hiérarchie des valeurs, il réussit à concurrencer les autres principes de hiérarchisation, et cela d'autant mieux que son action d'inculcation de la valeur des hiérarchies scolaires s'exerce sur des catégories socialement disposées à reconnaître l'autorité pédagogique de l'institution.

Bien que l'adhésion que les individus accordent aux hiérarchies scolaires et au culte scolaire de la hiérarchie ne soit jamais sans lien avec le rang que l'Ecole leur accorde dans ses hiérarchies, elle dépend surtout, d'une part du système de valeurs qu'ils doivent à leur classe sociale d'origine (la valeur reconnue à l'Ecole dans ce système étant elle-même fonction du degré auquel les intérêts de cette classe sont liés à l'Ecole) et, d'autre part, du degré auquel leur valeur marchande et leur position sociale dépendent de la garantie scolaire. On comprend que le système scolaire ne réussisse jamais aussi bien à imposer la reconnaissance de sa valeur et de la valeur de ses classements que dans le cas où son action s'exerce sur des classes sociales ou des fractions de classe qui ne peuvent lui opposer aucun principe concurrent de hiérarchisation : c'est là un des mécanismes qui permettent à l'institution scolaire d'attirer dans la carrière d'enseignement les étudiants issus des classes moyennes ou de la fraction intellectuelle de la grande bourgeoisie, en les détournant d'aspirer à s'élever dans d'autres hiérarchies, par exemple celle de l'argent ou du pouvoir, et, du même coup, de tirer de leurs titres scolaires le profit économique et social qu'en obtiennent les étudiants originaires de la grande bourgeoisie des affaires ou du pouvoir, mieux placés, pour relativiser les jugements scolaires (C'est dans cette logique qu'il faudrait lire les statistiques d'entrée dans des écoles comme l'Ecole normale supérieure ou l'Ecole nationale d'administration selon la catégorie sociale d'origine et les succès scolai­res antérieurs des candidats.

De l'enquête, actuellement en cours d'analyse, sur les élèves de la totalité des grandes écoles françaises, il ressort, entre autres choses, que si l'Ecole normale supérieure et l'Ecole natio­nale d'administration ont l'une et l'autre et à peu près au même degré un recrutement beaucoup moins démocratique que celui des facultés, puisqu'on n'y trouve respectivement que 5,8 % et 2,9 % d'étudiants issus des classes populaires (contre par exemple 22,7 % à la faculté des lettres et 17,14% à la faculté de droit), la catégorie, largement majoritaire, des étudiants issus des classes favorisées (66,8 % à l'E.N.S. et 72,8 % à l'E.N.A.) révèle des différences caractéristiques à une analyse plus fine : les fils de professeurs représentent 18,4 % des élèves à l'E.N.S., contre 9 % à l'ENA. ; les fils de hauts fonctionnaires représentent 10,9 % des élèves de l’EN contre 4,5 % des élèves de l'ENS...

D'autre part le passé scolaire des élèves des deux écoles témoigne que l'Université réussit d'autant mieux à orienter les élèves vers les études où elle se reconnaît le plus complètement (par exem­ple l'ENS.) que leur réussite antérieure (mesurée au nombre de mentions obtenues au baccalauréat) a été plus nette (cf. pour une analyse plus approfondie, P. Bourdieu et al., Le système des grandes écoles et la reproduction des classes dominantes, à paraître). Ainsi, la protestation contre la condition matérielle et sociale faite aux enseignants ou la dénonciation amère et complaisante des compromissions et des corruptions des politiciens ou des affairistes exprime sans doute, sur le mode de l'indignation morale, la révolte des cadres subalternes ou moyens de l'enseignement contre une société incapable d'honorer complètement ses dettes envers l'Ecole, c'est-à-dire envers ceux qui doivent tout à l'Ecole, y compris la conviction que l'Ecole devrait être le principe de toute hiérarchie économique et sociale. Chez les cadres supérieurs de l'Université, l'utopie jacobine d'un ordre social où chacun serait rétribué selon son mérite, c'est-à-dire selon son rang d'Ecole, cohabite toujours avec la prétention aristocratique à ne reconnaître d'autres valeurs que celles de l'institution qui est seule à reconnaître pleinement leur valeur et avec l'ambition pédagocratique de soumettre au magistère moral de l'Université, forme substitutive du gouvernement des clercs, tous les actes de la vie civile et politique (Bien qu'elle ne suggère que quelques-unes des relations unissant les caractéristiques de la pratique et de l'idéologie des enseignants à leur origine, à leur appartenance de classe et à leur position dans l'institution scolaire et dans le champ intellectuel, cette analyse comme celle que l'on trouvera ci-dessous (chap. IV, pp. 238-243) devrait suffire à prémunir contre la tentation de prendre pour des analyses d'essence les descriptions antérieures de la pratique professionnelle des profes­seurs français (chap. II).

On voit comment le système français a pu trouver dans la demande externe en « produits » de série garantis et interchangeables l'occasion de perpétuer, en lui faisant servir une autre fonction sociale par référence aux intérêts et aux idéaux d'autres classes sociales, la tradition de la compétition pour la compétition, héritée des collèges jésuites du XVIIIe siècle qui faisaient de l'émulation l’instrument privilégié d'un enseignement destiné à la jeunesse aristocratique (Cf. E. Durkheim, op. cit., II, p. 69-117 et, à sa suite, G. Snyders, La pédagogie en France aux XVIIe et XVllle siècles, Paris, P. U. F., 1965.). L'Université française tend toujours à outrepasser la fonction technique du concours pour établir gravement, à l'intérieur du quota de postulants qu'on lui demande d'élire, des hiérarchies fondées sur l'impondérable des quarts de points dérisoires - et pourtant décisifs : que l'on songe au poids que le monde universitaire accorde dans ses estimations, souvent les plus lourdes de conséquences professionnelles, au rang obtenu dans des concours d'entrée passés à la fin de l'adolescence ou même à la qualité de « cacique » ou de « major », premier d'une hiérarchie elle-même située dans une hiérarchie des hiérarchies, celle des grandes écoles et des grands concours. Max Weber observait que la définition technique des postes bureaucratiques de l'administration impériale ne permettait pas de comprendre, abstraction faite de la tradition confucéenne du gentilhomme lettré, que les concours mandarinaux aient pu faire une telle place à la poésie ; de même, pour comprendre comment une simple demande de sélection professionnelle, imposée par la nécessité de choisir les plus aptes à occuper un nombre limité de postes spécialisés, a pu donner prétexte à la religion typiquement française du classement, il faut référer la culture scolaire à l'univers social où elle s'est formée, c'est-à-dire à ce microcosme protégé et fermé sur soi où, par une organisation méthodique et enveloppante de la compétition et par l'instauration de hiérarchies scolaires qui avaient cours aussi bien dans le jeu que dans le travail, les Jésuites façonnaient un homo hierarchicus, transposant dans l'ordre du succès mondain, de la prouesse littéraire et de la gloriole scolaire le culte aristocratique de la « gloire ».

Mais l'explication par la survivance n'explique rien si l'on n'explique pourquoi la survivance survit en établissant les fonctions qu'elle remplit dans le fonctionnement actuel du système d'enseignement et en faisant voir les conditions historiques autorisant ou favorisant la manifestation des tendances génériques que le système doit à sa fonction propre : s'agissant d'expliquer l'aptitude toute particulière du système français à décréter des hiérarchies et à les imposer, au-delà même des sphères d'activité proprement scolaires et parfois contre les demandes les plus patentes auxquelles il est censé répondre, on ne peut manquer d'observer qu'il confère encore aujourd'hui, dans sa pédagogie et dans ses examens, une fonction primordiale à l'autoperpétuation et à l'auto­protection du corps que servaient, de façon plus déclarée, les examens de l'Université médiévale, tous définis par référence à l'entrée dans le corps ou dans le cursus qui y donne accès, baccalauréat (forme inférieure de l'inceptio), licentia docendi et maîtrise, marquée par l'inceptio, cérémonie introduisant dans la corporation en qualité de maître (La résistance devant toute tentative pour dissocier le titre sanc­tionnant l'achèvement d'un cycle d'études du droit d'entrée dans le cycle supérieur procède, comme on le voit dans la querelle du bacca­lauréat, d'une représentation du curriculum conçu comme trajectoire unilinéaire qui, en sa forme accomplie, s'achèverait dans l'agrégation ; le refus indigné de décerner des « titres au rabais » qui tend, depuis peu, à emprunter le langage technocratique de l'adaptation de l'Univer­sité aux débouchés, peut s'allier sans peine à l'idéologie traditionaliste qui prétend étendre à tout certificat d'aptitude les critères de la garan­tie proprement universitaire, pour sauvegarder les moyens de créer et de contrôler les conditions de la « rareté » universitaire.

La prééminence de la voie royale est si forte que toutes les carrières universitaires et nombre de carrières qui ne la suivent pas jusqu'au bout ne peuvent, dans cette logique, se définir qu'en termes de privation : un tel système est donc particulièrement apte à produire des « ratés », condamnés par l'Université qui les a condamnés à entretenir un rapport ambivalent avec elle.). Il suffit d'observer que la plupart des systèmes universitaires ont plus complètement rompu avec la tradition médiévale que le système français ou tel autre système comme celui de l'Autriche, de l'Espagne ou de l'Italie qui ont connu comme lui l'influence pédagogique des Jésuites, pour saisir le rôle joué par les collèges du XVIIIe siècle : doté par les Jésuites de moyens particulièrement efficaces d'imposer le culte scolaire de la hiérarchie et d'inculquer une culture autarcique et coupée de la vie, le système d'enseignement français a pu accomplir sa tendance générique à l'autonomisation jusqu'à subordonner tout son fonctionnement aux exigences de l'autoperpétuation (C'est sans doute à l'enseignement des jésuites que se rattachent la plupart des différences systématiques entre le « tempérament » intellectuel des pays catholiques qui ont été marqués par son influence et celui des pays protestants. Comme le fait remarquer E. Renan, « l'Université de France a trop imité les jésuites, leurs fades harangues et leurs vers latins ; elle rappelle trop les rhéteurs de la décadence. Le mal français, qui est le besoin de pérorer, la tendance à tout faire dégénérer en déclamation, une partie de l'Université l'entretient par son obstination à mépriser le fond des connaissances et à n'estimer que le style et le talent » (E. Renan, op. cit., p. 79).

Ceux qui rattachent directement les caractéristiques dominantes de la production intellectuelle d'une nation aux valeurs de la religion dominante, par exemple l'intérêt pour les sciences expérimentales ou l'érudition philologique à la religion protestante ou le goût pour les belles-lettres à la religion catholique, omettent d'analyser l'effet proprement pédagogique de la retraduction opérée par un type déterminé d'organisation scolaire. Lorsque Renan voit dans « l'enseignement pseudo-humaniste » des Jésuites et dans « l'esprit littéraire » qu'il encourage un des traits fondamentaux du mode de pensée et d'expression des intellectuels français, il met en lumière les conséquences qu'a entraînées dans la vie intellectuelle de la France la coupure opérée par la révocation de l'édit de Nantes qui brisa le mouvement scientifique commencé dans la première moitié du XVIe siècle et « tua les études de critique historique » : « L'esprit littéraire étant seul encouragé, il en résulta une certaine frivolité. La Hollande et l'Allemagne, en partie grâce à nos exilés, eurent presque le monopole des études savantes. Il fut décidé dès lors que la France serait avant tout une nation de gens d'esprit, une nation écrivant bien, causant à merveille, mais inférieure pour la connaissance des choses et exposée à toutes les étourderies que l'on n'évite qu'avec l'étendue de l'instruction et la maturité du jugement » (Renan, op. cit., p. 79).

Et cette tendance à l'autonomisation a trouvé les conditions sociales de son plein accomplissement dans la mesure où elle a rencontré les intérêts de la petite bourgeoisie et des fractions intellec­tuelles de la bourgeoisie qui trouvaient dans l'idéologie jacobine de l'égalité formelle des chances le renforcement de leur impatience exacerbée de toutes les espèces de « favoritisme » ou de « népotisme », et dans la mesure aussi où elle a pu s'appuyer sur la structure centralisée de la bureaucratie étatique qui, en appelant la prolifération des examens et concours nationaux, soumis à correction extérieure et anonyme, offrait à l'institution scolaire la meilleure occasion de se faire reconnaître le monopole de la production et de l'imposition d'une hiérarchie unitaire ou, au moins, de hiérarchies réductibles au même principe (Dans le domaine de l'enseignement aussi, l'action centralisatrice de la Révolution et de l'Empire prolonge et achève une tendance qui s'était déjà amorcée sous la Monarchie : outre le Concours général qui, créé dès le XVIIIe siècle, porte à l'échelle nationale la compé­tition qui se déroulait dans chaque collège de Jésuites et consacre leur idéal humaniste des belles-lettres, l'agrégation, rétablie par le décret de 1808, avait été créée dès 1766, dans une forme et avec une signification très proche de celles qu'elle a aujourd'hui. Si de tels faits et, plus généralement, tout ce qui relève de l'histoire propre du système d'enseignement, sont presque toujours ignorés, c'est qu'ils démentiraient la représentation commune qui, réduisant la centralisation universitaire à un aspect de la centralisation bureaucratique, veut que le système français doive ses caractéristiques les plus signi­ficatives à la centralisation napoléonienne :
oubliant tout ce que le système d'enseignement doit à sa fonction propre d'inculcation, on méconnaît les fondements et les fonctions proprement pédagogiques de la standardisation du message et des instruments de sa transmission (homogénéisation pédagogique qui peut être décelée même dans les systèmes les plus décentralisés administrativement comme le système anglais par exemple) ; plus subtilement, on s'interdit de saisir la fonction et l'effet proprement pédagogiques de la distance savamment cultivée à l'égard de la bureaucratie universitaire qui sont partie intégrante de toute pratique pédagogique et tout particulièrement de la pédagogie traditionnelle à la française . ainsi par exemple, les libertés affichées et factices avec les programmes officiels ou les désaveux ostentatoires de l'administration et de ses disciplines et plus généralement tous les procédés qui consistent à tirer des effets charismatiques du mépris de l'intendance ne sont autorisés et favorisés par l'institution que parce qu'ils contribuent à l'affirmation et à l'imposition de l'autorité péda­gogique nécessaire à l'accomplissement de l'inculcation en même temps qu'ils permettent aux enseignants d'illustrer au moindre coût le rapport cultivé à la culture.).

Dans le système français, le concours est la forme achevée de l'examen (que la pratique universitaire tend toujours à traiter comme un concours) et le concours de recrutement des professeurs du secondaire, l'agrégation, constitue, avec ces concours de recrutement anticipé que sont le Concours général et le concours d'entrée à l'École normale supérieure, la triade archétypale où l'Université se reconnaît tout entière et dont tous les concours et tous les examens ne sont que des émanations plus ou moins lointaines ou des copies plus ou moins déformées (« Je me souviens avoir dit le futur général de Charry en lui rendant un devoir : Voilà une copie digne de l'agrégation » (R. Blanchard, Je découvre l'Université, Paris, Fayard, 1963, p. 135). La prétention du corps universitaire à imposer la reconnaissance universelle de la valeur des titres universitaires et, en particulier, la suprématie absolue de ce titre suprême qu'est l'agrégation ne se voit jamais aussi bien que dans l'action des groupes de pression dont la Société des agrégés n'est que l'expression la moins clandestine et qui ont réussi à assurer à ce titre, strictement scolaire, une reconnaissance de fait sans commune mesure avec sa définition de droit. La rentabilité professionnelle des titres d'agrégé et d'ancien élève de l'École normale supérieure s'affirme dans tous les cas, fort nombreux, où ils sont pris pour critères officieux de cooptation : parmi les titulaires de chaires ou de maîtrises de conférences des facultés des lettres près de 15 % (sans parler des assistants et maîtres-assistants, soit 48 % du corps ensei­gnant) ne détiennent pas le doctorat, grade théoriquement exigé, alors qu'ils sont pratiquement tous agrégés et pour 23 % d'entre eux normaliens. Si l'homo academicus par excellence est le normalien-agrégé-docteur, c'est-à-dire le professeur de la Sorbonne actuel ou potentiel, c'est qu'il cumule tous les titres définissant la rareté que l'Université produit, promeut et protège.

Ce n'est pas un hasard non plus si c'est à l'occasion de l'agrégation que, comme emportée par sa tendance à reinterpréter la demande extérieure, l'institution universitaire peut aller jusqu'à nier le contenu même de cette demande : il n'est pas rare que, pour prévenir la menace éternelle de la « baisse de niveau », le jury d'agrégation oppose l'impératif de « la qualité » à la nécessité, ressentie comme ingérence profane, de pourvoir tous les postes offerts et instaure en quelque sorte, par la comparaison avec les années précédentes, un concours des concours capable de livrer l'étalon ou, mieux, l'essence de l'agrégé - quitte à se refuser les moyens, revendiqués par ailleurs, de perpétuer l'Université réelle au nom des exigences de l'auto­perpétuation de l'Université idéale (Le souci de maintenir et de manifester l'autonomie absolue des hiérarchies scolaires s'exprime par mille indices, qu'il s'agisse de la tendance à accorder une valeur absolue aux notes décernées (avec l'usage, poussé jusqu'à l'absurde, des décimales) ou de la tendance constante à comparer les notes, les moyennes, les meilleures copies et les plus mauvaises, d'une année à l'autre.

Soit par exemple ce propos faisant suite, dans le Rapport de l'agrégation de grammaire féminine de 1959 (p. 3), à un tableau du nombre des postes offerts, des admissibles et des admises de 1955 à 1959 (où l'on voit que le nombre des admises est à peu près toujours inférieur de moitié au nombre des postes mis au concours) et des moyennes, calculées à la deuxième décimale, de la première admissible, de la dernière admissible, de la première agrégée et de la dernière agrégée : « Nous ne saurions dire que les épreuves de ce concours laissent une impression exal­tante (...). Le concours de 1959 n'a pas manqué de nous offrir des textes savoureux de savoir ou de culture; les chiffres mêmes dessinent pourtant une pente qui ne laisse pas d'émouvoir (...). Les moyennes de la dernière admissible et de la dernière admise n'ont pas connu, depuis 1955, de point aussi bas (...). Imposé par le malheur des temps, l'allongement des listes (des admises) ne nous a paru légitime qu'en raison d'une crise de recrutement qui n'affecte pas seulement la France métropolitaine (...). Il est à craindre que dans son jeu cruel la loi de l'offre et de la demande n'entraîne une certaine dégradation du niveau, susceptible d'altérer l'esprit même du second degré ». Il serait facile de multiplier les citations de textes analogues à celui-ci, dont chaque mot est gros de toute l'idéologie universitaire.).

Pour comprendre complètement la signification fonctionnelle de l'agrégation, il faudrait replacer cette institution dans le système des transformations qu'ont subies les examens ou, plus exactement, le système qu'ils constituent : s'il est vrai que, dans un système scolaire dominé par la fonction d'autoperpétuation, le grade par excellence correspond à l'examen qui donne accès en qualité de maître à l'ordre d'enseignement le plus représentatif de la profession, c'est-à-dire l'enseignement secondaire, il s'ensuit que, en chaque conjoncture historique, c'est à l'examen occupant la position la plus à même de symboliser cette fonction qu'échoit, dans les faits comme dans l'idéologie, la valeur positionnelle d'examen par excellence, soit successivement dans l'histoire de l'Université, le doctorat, la licence et enfin l'agrégation qui, malgré la prééminence apparente du doctorat, doit à ses relations avec l'enseignement secondaire et à son caractère de concours de recrutement non seulement sa charge idéologique mais aussi son poids dans l'organisation des carrières et, plus généralement, dans le fonctionnement de l'Université (Durkheim attirait déjà l'attention sur « cette singularité de notre pays » : tant par les formes d'organisation qu'il imposait que par l'esprit qu'il diffusait, l'enseignement secondaire a dès l'ori­gine « plus ou moins absorbé en lui les autres degrés de l'enseignement et a tenu presque toute la place » (E. Durkheim, L'évolution pédago­gique en France, I, op. cit., p. 23-24, 137 et passim). Tout se passe comme si le système scolaire avait utilisé les possibilités nouvelles que lui offrait chaque nouvel état du système des examens, né de la duplication d'un examen existant, pour y exprimer la même signification objective.

Tenir l'état actuel de l'Université pour l'aboutissement contingent d'une succession d'événements disparates et discontinus où seule l'illusion rétrospective ferait aper­cevoir l'effet d'une harmonie préétablie entre le système et le legs de l'histoire, ce serait ignorer ce qu'implique l'autonomie relative du système d'enseignement : l'évo­lution de l'Ecole dépend non seulement de la force des contraintes externes mais aussi de la cohérence de ses structures, c'est-à-dire tant de la force de résistance qu'elle peut opposer à l'événement que de son pouvoir de sélectionner et de réinterpréter les hasards et les influences conformément à une logique dont les principes généraux sont donnés dès le moment où la fonction d'inculcation d'une culture héritée du passé est prise en charge par une institution spécialisée servie par un corps de spécialistes. Ainsi, l'histoire d'un système relativement autonome se présente comme l'histoire des systématisations que le système fait subir aux contraintes et aux innovations de rencontre conformément aux normes qui le définissent en tant que système (Cette analyse du système français ne prétend pas à autre chose qu'à mettre en lumière une structure particulière des facteurs internes et externes qui permet de rendre raison, dans le cas particulier, du poids et des modalités de l'examen. Il faudrait étudier comment, dans d'autres histoires nationales du système universitaire, des configurations différentes de facteurs définissent des tendances ou des équi­libres différents.).


LA LUTTE FÉMINISTE AU COEUR DES COMBATS POLITIQUES
De la domination masculine
PIERRE BOURDIEU(Sociologue. Professeur au Collège de France)
Le Monde diplomatique - Août 1998

Le lien d'origine : http://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/BOURDIEU/10801