|
Origine http://www.sociotoile.net/article51.html
Roger Chartier : Je crois qu’un des problèmes auquel
tu te confrontes et qui est aussi partagé par les historiens
est ce que tu as appelé « la genèse au sein
des individus biologiques des structures mentales », c’est
à dire finalement comment les sujets, les agents sociaux
incorporent un certain nombre de structures qui ensuite guident
leurs comportements, leurs modes de conduites, la hiérarchie
de leurs choix, leurs goûts. Et c’est aussi pour essayer
de comprendre cette incorporation des structures mentales dans des
individus biologiques - qui ont quelque chose en commun d’appartenir
à une même espèce - que tu as essayé
de proposer une notion opératoire - qui n’est peut-être
pas traditionnelle au moins dans un état récent des
sciences sociales - qui est la notion d’habitus. Ca peut paraître
un peu barbare ce concept, ce mot. Pourquoi l’employer ? Et
d’où vient-il finalement ? Est-ce que c’est quelque
chose que tu as forgé ? Ou est-ce en rapport avec une autre
tradition - celle-ci plus ancienne que le vocabulaire employé
par exemple dans l’histoire des mentalités et dans
les premières formes des Annales - que tu as situé
ce projet ?
Pierre Bourdieu :
La notion d’habitus est une très vieille notion puisqu’elle
remonte à Aristote, traverse Saint-Thomas, etc. Mais je pense
que la perspective généalogique n’apporte rien
sur un concept. L’usage scientifique d’un concept suppose
une maîtrise pratique et théorique des usages antérieurs
et de l’espace conceptuel dans lequel le concept emprunté
a été utilisé. Et en fait, à partir
de cette maîtrise de l’espace on peut avoir une ligne
théorique comme on a une ligne politique à partir
d’une intuition des espaces politiques différents à
travers lesquels les constantes structurales se maintiennent. La
notion d’habitus, telle qu’on la trouve chez Aristote,
chez Saint-Thomas ou au-delà, chez des gens aussi différents
que Husserl, Mauss, Durkheim, Weber..., dit finalement quelque chose
de très important : les sujets sociaux ne sont pas des esprits
instantanés. Autrement dit, pour comprendre ce que quelqu’un
va faire, il ne suffit pas de connaître le stimulus ; il y
a au niveau central un système de dispositions, c’est
à dire des choses qui existent à l’état
virtuel et qui vont se manifester en relation avec une situation.
C’est un débat extrêmement compliqué mais
la notion d’habitus a plusieurs vertus. Elle est importante
pour rappeler que les agents ont une histoire, qu’ils sont
le produit d’une histoire individuelle, d’une éducation
associée à un milieu et d’une histoire collective
et qu’en particulier les catégories de pensée,
les catégories de l’entendement, les schèmes
de perception, les systèmes de valeurs sont le produit d’incorporation
de structures sociales. Je vais prendre un exemple qui est un peu
compliqué mais qui, je crois, fera bien comprendre. J’ai
étudié tout à fait récemment les choix
des élèves qui, après le bac, vont s’orienter
dans cet espace extrêmement compliqué aujourd’hui
qu’est le système de l’enseignement supérieur.
Il faut imaginer ça comme une espèce de forêt
: il y en a qui vont partir à gauche, d’autres à
droite, il y en a qui vont se perdre dans des méandres, des
labyrinthes... J’ai étudié comment les gens
choisissent : pourquoi les uns vont plutôt vers l’Ecole
Normale, les autres plutôt vers l’école Polytechnique,
vers l’ENA, etc. J’ai été amené
à dire sur la base de données empiriques que tout
se passe comme si les agents sociaux, dans ce cas particulier les
aspirants étudiants, avaient intériorisé une
structure d’opposition qu’est la structure d’opposition
objective de cet espace dans lequel ils vont rentrer, c’est
à dire en gros entre HEC et l’Ecole Normale, d’un
côté les affaires et de l’autre, les choses intellectuelles.
Ils ont donc des systèmes de préférence qui
sont acquis dans leur famille : on trouvera plutôt des fils
de profs à l’Ecole Normale et plutôt des fils
de commerçants à HEC.
Dans cette alternative, le choix qui est très structurant
dans la mentalité moderne est art/argent, désintéressé/intéressé,
pur/impur, esprit/corps... C’est cette opposition tout à
fait fondamentale qui va déterminer les préférences
en matière d’automobiles, en matière de journaux
lus, en matière de vacances, de rapports au corps, de sexualité,
etc. Cette opposition, qui existe dans l’objectivité
sous forme de distributions, de pratiques, sous forme de structures
de distributions de produits..., va être intériorisée
sous forme d’un système de préférences
: entre une position intéressante intellectuellement mais
peu payée et une position économiquement très
payante mais perçue comme non intéressante intellectuellement,
si je suis fils de professeur, je choisirai la première.
Voilà un exemple où une structure objective devient
une structure subjective, une catégorie de perceptions et
d’appréciations, un système de préférences.
Roger Chartier : C’est là où la discussion
du point de vue des historiens peut entrer. En travaillant avec
cette notion, il y a une première question qui peut se poser,
celle que Panovski posait lorsqu’il étudiait les homologies
entre les formes d’architecture et les formes de la pensée
: quel est le lieu, la matrice sociale qui permet cette inculcation
de dispositions suffisamment stables pour fonctionner dans des champs
d’application extrêmement divers ? Est-ce qu’on
peut lire ce que tu as fait plutôt en penchant du côté
d’une incorporation très originelle en quelque sorte
? Et il y a dans certains des textes, en particulier dans le livre
Le sens pratique l’idée que les choses se jouent très
tôt et que la prime enfance peut être le moment décisif
de cette sorte de transmission de la structure sociale à
l’intérieur des individus avant même le maniement
du langage, avant même la pensée rationnelle et maîtrisée.
Ou bien est-ce que tu crois que les dispositifs institutionnels,
par exemple l’école à laquelle tu as donné
tant de temps et tant d’études, viennent ajouter, renforcer,
corriger ce qui pourrait être la première incorporation
au niveau de ce rapport de gestes, de comportements qui passe par
le non-dit ? Je crois qu’il y a là un grand débat
puisque c’est celui qui pose la question de l’importance
relative de structures institutionnelles d’un côté
et de l’autre côté, tout ce qui passerait par
ce voir-faire et ce ouï-dire qui est celui d’une matrice
même des comportements au sein de la plus petite des cellules
sociales, c’est à dire celle de la famille nucléaire
: parents/enfants.
Pierre Bourdieu : Un préalable à la réponse.
Je vais saisir l’occasion pour faire voir à quel point
l’opposition individu/société sur laquelle repose
toute une série de débats actuels est absurde. La
société - faire une phrase dont le sujet est la société
c’est s’engager à faire du no sens mais je suis
obligé de parler comme ça pour aller vite - existe
de deux façons : elle existe dans l’objectivité
sous formes de structure sociales, de mécanismes sociaux,
par exemple les mécanismes de recrutement des grandes écoles,
les mécanismes du marché, etc., et elle existe aussi
dans les cerveaux, c’est à dire dans les individus
; autrement dit la société existe à l’état
individuel, à l’état incorporé. Autrement
dit, l’individu biologique socialisé, c’est du
social individué. Cela dit, cela ne veut pas dire que le
problème du sujet des actions ne se pose pas : est-ce que
le sujet est conscient ou non ? Et là, on reviendrait au
problème que tu poses de la genèse de l’individu,
des conditions sociales d’acquisition, des structures fondamentales
de préférence, est-ce que les jeux sont faits très
tôt... C’est un problème extrêmement compliqué.
Je pense qu’il y a une irréversibilité relative
pour une raison logique et assez simple : toutes les stimulations
externes, les expériences seront à chaque moment perçues
à travers des catégories déjà construites.
Donc, il y a une espèce de fermeture. Je pense que, par exemple,
le vieillissement peut être défini comme une sorte
de fermeture progressive de ses structures. La personne qui vieillit
est une personne qui précisément a des structures
mentales de plus en plus en plus rigides, donc de moins en moins
élastiques par rapport aux stimulations, aux sollicitations,
etc. Ceci est en place très tôt. Par exemple, l’opposition
masculin/féminin. Une psychologue que j’ai entendue
dans une communication magnifique à Chicago a fait des travaux
expérimentaux sur l’apprentissage des différences
entre les sexes. C’est extraordinaire de voir que dans les
nursery schools, avant 3 ans, les garçons et les filles apprennent
comment se conduire les uns envers les autres. Ces mécanismes
sont mis en place très tôt. Si on pense que les mécanismes
de la division du travail sexuel sont très fondamentaux -
par exemple, pour la politique, toutes les oppositions politiques
sont des oppositions sexuelles : soumission/domination, dessus/dessous,
etc. -, on a tendance à penser que les premières expériences
sont très fortes. Cela dit, un très grand psycho-sociologue
russe qui s’appelle Vygotsky - qui s’inspire de Piaget
mais introduit une dimension socio-génétique - essaie
d’analyser l’effet propre de l’enseignement scolaire.
Il dit des choses tout à fait passionnantes. Il prend l’exemple
du langage qui peut être généralisé :
les enfants arrivent à l’école sachant leur
langue ; pourtant, ils apprennent la grammaire. Un des effets majeurs
de l’école serait le passage de la pratique à
une méta-pratique. Donc, l’habitus, ce n’est
pas un destin ; ce n’est pas un fatum comme on me le fait
dire ; c’est un système de dispositions ouvert qui
va être constamment soumis à des expériences
et du même coup transformé par ces expériences.
Cela dit, je vais tout de suite corriger : il y a une probabilité
que les gens aient des expériences conformes aux expériences
qui ont formé leur habitus. Cela dit - je suis un peu long
mais je crois que c’est important pour lever les malentendus
- je vais dissiper une autre difficulté : l’habitus
ne se révèle - c’est un système de virtualité
- qu’en référence à une situation. Contrairement
à ce qu’on me fait dire, c’est dans la relation
avec une certaine situation que l’habitus produit quelque
chose. il est comme un ressort mais il faut un déclencheur.
Selon la situation, l’habitus peut faire des choses inverses.
je vais prendre un exemple concernant mon travail sur les évêques.
Les évêques sont des gens qui vivent très vieux
et dans la synchronie, j’avais des gens côte à
côte de 35 ans et de 80 ans, donc des gens qui avaient été
constitués comme évêques dans des états
du champ religieux tout à fait différents qui étaient
devenus évêques en 33, en 36, en 45 et en 80. J’avais
l’origine sociale ; j’avais des fils de nobles par exemple
; les fils de nobles qui dans les années 30 auraient fait
baiser leurs anneaux aux fidèles dans les paroisses dans
une tradition aristocratique quasi féodale que Duby évoque
dans ces livres sont aujourd’hui avec le Saint-Denis, c’est
à dire des évêques rouges, radicaux. Si on comprend
bien ce qu’est un habitus, on comprend que le même habitus
aristocratique de distance au moyen, au trivial, au petit bourgeois
puisse produire l’inverse dans des situations inverses. Autrement
dit, c’est l’habitus qui constitue la situation et c’est
la situation qui constitue l’habitus. C’est une situation
extrêmement complexe : selon l’habitus que j’ai,
je verrai ou je ne verrai pas les mêmes choses dans la même
situation. Et voyant ou ne voyant pas cette chose, je serai incité
par mon habitus à faire ou ne pas faire certaines choses.
Autrement dit, c’est une relation extrêmement complexe
mais que, je crois, toutes les notions ordinaires - sujet, conscience,
etc. - ne permettent pas de penser.
Roger Chartier : Est-ce que tu crois qu’il y a un maniement
historien possible de cette notion ? En t’écoutant,
on est frappé par les parentés et les différences
avec un autre des auteurs qui emploie la notion d’habitus
assez familièrement et fréquemment qui est Norbert
Elias, lui aussi sociologue, lui aussi historien en un sens. Plusieurs
historiens dont je suis ont essayé de prolonger, de manier
cette réflexion pour essayer de comprendre comment sur un
procès de longue durée les catégories du mental
mais plus profondément toute l’économie psychologique
des individus a pu être modifiée avec cette idée
qu’on peut historiciser l’objet que désigne la
psychanalyse. Est-ce que tu crois que c’est une perspective
possible ? Elle introduit une notion de processus qui est une notion
avec laquelle tu ne travailles pas ordinairement, ton travail portant
sur des habitus qui se développent et engendrent des appréciations,
des perceptions et des actions dans un moment donné, dans
un champ donné. Est-ce que ça veut dire par là
que tu récuses comme étant un peu téléologique,
trop macroscopique une telle perspective écrasant en quelque
sorte la complexité de la réalité ? Ou est-ce
que c’est simplement parce que les objets sur lesquels tu
travailles, même s’ils ont une dimension historique,
ne prétendent pas à la très longue durée
puisque par définition ils se situent dans des champs, c’est
à dire dans des espaces qui à un moment donné
sont constitués comme unifiés par des enjeux, par
des positions, et par des places.
Pierre Bourdieu : C’est une question extrêmement difficile.
C’est vrai que j’ai une sorte de suspicion, de défiance
méthodique ou méthodologique à l’égard
des grandes lois tendancielles qui ont fleuri dans le marxisme et
dans le post-marxisme et qui, je crois, sont toujours la tentation
à la fois des historiens et de certains sociologues. Un des
réflexes professionnels que j’essaie d’inculquer,
c’est la défiance à l’égard des
comparaisons du type avant/après : est-ce qu’avant
45 le système scolaire était plus démocratique
ou moins démocratique par exemple. Les gens s’empaillent
pour des faux problèmes sans voir qu’on a affaire à
deux structures complètement différentes dans lesquelles
les taux de représentation des fils d’ouvriers qu’on
absolutise n’ont pas du tout le même sens. Je prêche
beaucoup la défiance à l’égard de ces
comparaisons et a fortiori des grandes lois tendancielles, le processus
de rationalisation chez Weber ou ce processus, dont Elias a développé
un certain aspect, de monopolisation par l’Etat de la violence
physique. Parce que je pense effectivement qu’il y a le danger
de téléologie, parce qu’il y a aussi la tendance
à transformer du descriptif en explicatif. Je pense aussi
à la notion d’enfermement chez Foucault. Ce sont des
notions qui me mettent un peu en état de malaise. Ayant dit
cela, je dirai que la problématique d’Elias est au
fond celle qui m’est la plus sympathique parmi ces problématiques
parce qu’effectivement il prend pour base d’une psychologie
sociale historique évolutive un grand processus réel
qui est la constitution d’un Etat qui monopolise d’abord
la violence physique et j’ajoute la violence symbolique, toutes
les formes d’autorité. Le système scolaire,
par exemple, c’est un énorme progrès dans le
sens de la monopolisation du droit de dire qui est intelligent et
qui est bête. Ce processus ne peut pas ne pas avoir des effets
sur ce que j’appellerai les habitus, sur ce que les historiens
appellent d’un mot un peu mou et dangereux [1] les mentalités.
Maintenant, plus précisément, il y a une autre question
qui est celle des conditions sociales de la constitution de censures.
Je crois qu’un travail de recherche - et là encore
une fois, Elias l’esquisse magnifiquement bien à propos
de l’exemple du sport - serait d’analyser avec des indicateurs
indirects comme le sport l’état de la licéité
de la violence dans une société déterminée.
Là, je pense que c’est un très bon programme
étant entendu que la violence devrait être étudiée
sous toutes ses formes : la violence physique, la violence symbolique,
l’insulte. Les travaux de Claverie et Lamaison sont très
intéressants à ce titre ; ils montrent que dans les
sociétés paysannes un certain type de violence était
toujours présent et qu’on ne peut pas comprendre un
certain nombre de mécanismes si on ne voit pas que la violence
physique et symbolique... Même chose pour la Kabylie, on ne
peut absolument pas comprendre toute la civilisation de l’honneur
si on ne sait pas que ce sont des sociétés dans lesquelles
une insulte implique qu’on risque sa vie. Par exemple, je
pense que la vie des intellectuels serait totalement transformée
s’ils risquaient leur vie à chaque fois qu’ils
insultent quelqu’un.
Roger Chartier : On peut peut-être rester un moment sur
l’exemple du sport qui permet de comprendre ce qui est important
dans ce travail de type psycho-sociologique, c’est à
dire les conditions de possibilité au niveau de l’habitus
qui rendent possibles une confrontation sans destruction, un affrontement
sans que la vie soit en jeu. En même temps, cet exemple permet
de bien mettre en place ce qu’est la notion même de
champ qui est l’autre grande dimension puisque le fonctionnement
d’un habitus, comme tu l’as dit, ne dépend pas
seulement de sa nature intrinsèque ; il dépend du
lieu dans lequel il s’exerce ; et si le champ a changé,
le même habitus produit des effets différents. Cette
notion de champ, je crois qu’elle est aussi ce qui permet
de penser la discontinuité ; on retrouverait un peu le problème
du nominalisme, c’est à dire qu’il faut bien
dans la langue scientifique ou non avoir des mots pour désigner
des espaces, des lieux. Ces mots peuvent être apparemment
stables mais derrière cette stabilité, ce qui est
important, ce sont les configurations spécifiques qui les
visent. On peut prendre l’exemple de la politique en montrant
comment il y a toujours de la politique mais la politique telle
que nous l’entendons renvoie à un certain moment la
constitution d’un certain type d’enjeux, peut-être
à un certain fonctionnement du débat... Et dans le
cas du sport, même chose, on peut dire que depuis les Mayas
jusqu’à aujourd’hui, il y a des exercices physiques
et pourtant ce que l’on peut définir comme l’espace
du sport n’est pas depuis les Mayas, il est à un certain
moment. Donc je crois que c’est là où l’histoire
et la sociologie se mêlent complètement : c’est
l’analyse des conditions d’émergence de ces espaces
relativement unifiés ou suffisamment unifiés pour
permettre que l’on puisse y désigner des positions
occupées par des acteurs, ces positions dépendant
à la fois des acteurs et en même temps les modelant.
Pierre Bourdieu : C’est là encore ce qui me rapproche
et me sépare d’Elias. Je crois qu’Elias est plus
sensible à la continuité que moi. Par exemple, dans
le cas du sport, il me paraît dangereux de faire comme tant
d’historiens du sport une généalogie continue
depuis les jeux olympiques de l’antiquité jusqu’aux
jeux olympiques d’aujourd’hui. Il y a une continuité
apparente qui masque une formidable rupture au dix-neuvième
siècle avec les boarding schools, avec le système
scolaire, avec la constitution d’un espace sportif... Autrement
dit, il n’y a rien de commun entre les jeux rituels comme
la soule et le football. C’est une coupure totale. Et le problème
serait le même - et c’est là que ça devient
plus étonnant - si on part des artistes. On a envie de dire
que Michel-Ange et Jule II c’est la même chose que Pissaro
et Gambetta. En fait, il y a des discontinuités formidables
et il y a une genèse de la discontinuité. C’est
là que ça devient intéressant. Dans le cas
du sport, la discontinuité est assez brutale : en liaison
avec les internats, etc.
Roger Chartier : oui, la charnière dix-huitième/dix-neuvième
en Angleterre.
Pierre Bourdieu : Oui, alors que pour le champ artistique, on
a l’impression que c’est un univers qui n’en finit
pas de se constituer. Ca commence au quattrocento, peut-être
avant, puis peu à peu on invente la signature de l’artiste
; on invente l’évaluation de l’oeuvre selon des
critères autres que le prix de la peinture... Et il faut
arriver pratiquement jusqu’à Manet à la révolution
impressionniste pour que le champ artistique commence à fonctionner
vraiment en tant que tel [2]. Là j’y vais fort mais
c’est pour choquer l’historien, je pense que c’est
un anachronisme de dire que Michel-Ange est un artiste. Bien sûr
les historiens ne sont pas naïfs et se posent le problème
mais ils le posent en termes à mon avis naïfs : à
quel moment passe-t-on de l’artisan à l’artiste
? On ne passe pas de l’artisan à l’artiste ;
on passe d’un univers dans lequel on a des gens qui produisent
selon des normes qui sont celles de l’économie à
un univers isolé à l’intérieur du domaine
économique qui est un univers économique renversé
où on produit par exemple sans marché, où pour
produire, il faut avoir assez de capital pour tenir en sachant qu’on
ne vendrait pas un seul produit de toute sa vie ; ce qui a été
le cas de la plupart des poètes à partir de Mallarmé.
Il faudrait développer l’analyse plus longuement mais
lorsque nous projetons rétrospectivement le concept d’artiste
ou d’écrivain sur les périodes antérieures
à 1880 en gros, nous commettons des barbarismes absolument
fantastiques... Et du coup nous ne voyons pas des problèmes
de genèse d’un personnage mais de genèse d’un
espace dans lequel ce personnage peut exister en tant qu’artiste.
[1] Il se réfère ici à l’expression
« mentalités primitives ».
[2] Il ajoute : "Je pense que dans le domaine de la littérature
on pourrait faire la même chose : paradoxalement avant Flaubert,
il n’y avait pas d’artistes."
A propos de cet entretien :
- Il a été diffusé sur France Culture dans
le cadre de l’émission Les chemins de de la connaissance
- Vous pouvez l’écouter dans son intégralité
(avec bien d’autres choses encore) sur le site "pirate"
Là-bas si j’y suis
- A chaque partie de l’entretien a été attribué
un titre. A noter que celui-ci N’A RIEN D’OFFICIEL même
s’il est tiré du propos même de Bourdieu.
- Aller plus loin : partie 1 partie 2 partie 3 partie 5
Réalisée par Sociotoile (ouf !). Toute transcription,
aussi fidèle soit-elle, comporte forcément une part
d’arbitraire, ne serait-ce qu’au niveau de la ponctuation.
Il est parfois aussi nécessaire de modifier légèrement
la syntaxe des phrases, de retirer (voire d’ajouter) certains
mots ou expressions en vue de ne pas gêner la lisibilité
de l’entretien. N’hésitez pas à faire
part de vos remarques à l’adresse mentionnée
en bas de page.
|
|