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Féminisme ou marxisme ?
Bourdieu et Delphy sur l'oppression des femmes


Aujourd’hui, les femmes ne sont plus cantonnées dans le rôle de mère ou de femme au foyer car elles travaillent de plus en plus. Mais excepté dans les foyers les plus riches, c’est toujours elles qui s’occupent des tâches domestiques et des enfants. Elles effectuent 90 % du travail domestique. Et moins de 5 % des hommes participent à ce travail.

Au milieu des années 60, Christine Delphy, sociologue, féministe, a commencé à étudier la nature et la fonction du travail domestique.
Son ouvrage est un recueil d’articles qu’elle a publié dans les années 70. Il débute par ce qu’elle considérait alors comme le refus du PCF et de l’extrême gauche de traiter de manière sérieuse et théorique l’oppression des femmes. Ce refus était d’autant plus dramatique que, jusqu’en 1965, un mari en France pouvait s’opposer à ce que sa femme ait un emploi !

La critique de Delphy est simple : “L’oppression des femmes est vue comme une conséquence secondaire à (et dérivée de) la lutte des classes telle qu’elle est définie actuellement — c’est-à-dire de la seule oppression des prolétaires par le Capital.” (p. 32)
Il ne faut sous-estimer ni le poids écrasant que conservait à l’époque le PCF sur la vie intellectuelle ni le fait que l’analyse morte et réductrice de la “lutte des classes” version stalinienne traitait pas ses questions. Il ne faut pas sous-estimer non plus à quel point sa politique réformiste le rendait aveugle à l’oppression des femmes.

Delphy montre clairement l’écart qui sépare les positions de Lénine et celles du PCF. Alors que Lénine prône le partage des tâches domestiques, le PCF prétend qu’il s’agit “d’une conception limitée de l’égalité”. Tandis que Lénine évoque le besoin de transformer la “petite économie domestique [en] grande économie socialiste”, c’est-à-dire aller vers la socialisation du travail domestique, le PCF, lui, explique qu’il faut “faciliter la tâche de mère de famille à la travailleuse” et “mettre à la disposition de tous les foyers les appareils ménagers en mesure aujourd’hui d’aboutir à la mécanisation des travaux domestiques.”

Pour Delphy, l’oppression des femmes n’est pas le produit de la société de classe en générale, ni du capitalisme en particulier.
Elle résulterait plutôt d’un système qu’elle nomme patriarcat, c’est-à-dire la domination des femmes par les hommes qui caractérise les sociétés industrielles :
“On constate l’existence de deux modes de production dans notre société : la plupart des marchandises sont produites sur le mode industriel ; les services domestiques, l’élevage des enfants et un certain nombre de marchandises sont produites sur le mode familial. Le premier mode de production donne lieu à l’exploitation capitaliste. Le second donne lieu à l’exploitation familiale, ou plus exactement patriarcale.” (p. 46).

Delphy prétend utiliser “le cadre global de l’analyse marxiste, comme il est évident dans l’importance que je donne aux modes de production dans l’organisation sociale” (p. 23-24) ; il est pourtant clair qu’en voulant surmonter l’impasse théorique et politique représentée par le PCF, Delphy a rejeté les bases du marxisme. N’est pas marxiste qui parle des classes ou du capitalisme.
Le problème fondamental c’est que Delphy a tout bonnement tort. Car quel est le rôle de la famille dans la production ?

D’abord, il ne suffit pas de suggérer qu’il y aurait “deux modes de production” dans la société actuelle. Au lieu d’isoler la famille du reste de la production, il s’agit de l’intégrer dans un système qui fonctionne comme totalité, et dont les parties sont liées entre elles.
Delphy a beau montrer qu’environ 50 % des heures travaillées sont des heures de travail domestique, et donc qu’elles sont impayées, on ne peut pas mettre pour autant sur un pied d’égalité le travail domestique et le travail pour la production de marchandises.
L’organisation et la réalisation des tâches domestiques dépendent de l’existence préalable de la production industrielle, de ses produits et de son impact sur la division du travail.

En ce sens, que Delphy le veuille ou non, le mode de production capitaliste est prépondérant dans les sociétés capitalistes par rapport au travail domestique, tout comme il est prépondérant sur la production petite bourgeoise.
Ensuite, à cause de cette division fondamentale de la société en classes, on ne peut comparer une famille prolétarienne et une famille bourgeoise. Delphy ne peut l’ignorer — ses premières études ont été faites sur la transmission du patrimoine — la famille bourgeoise a pour fonction fondamentale et comme origine la transmission des biens, de la propriété.

Pour les travailleurs, par contre, la famille est le principal lieu où la force de travail est reproduite. Elle sert à la fois à la restauration quotidienne de chaque prolétaire et à la production et l’éducation des prochaines générations de travailleurs.
Le travail nécessaire à la reproduction de la force de travail ne fait pas partie de la production socialisée. La partie ménagère de ce travail domestique est effectuée de façon prépondérante par les femmes, pour laquelle elles ne reçoivent aucun paiement direct.

Mais comme le souligne Delphy, on ne saurait identifier le travail domestique avec les seules tâches ménagères. L’entretien et l’éducation des enfants font aussi partie de ce travail, et ces tâches sont aussi effectuées par les hommes (même si les femmes s’occupent toujours des tâches les plus répétitives, etc.). Or, ce travail effectué par les hommes n’est pas payé non plus.

Delphy souligne qu’en parlant des femmes comme d’une “classe”, elle parle “d’une classe sociale et non d’une classe biologique. Il peut très bien y avoir des hommes biologiques dans cette classe : les cadets, les vieux, les enfants, etc. constituent une classe parce qu’ils ont le même rapport de production, c’est-à-dire la même façon de gagner leur vie.” (p. 259)
S’il est vrai qu’un homme dans un foyer donné tire avantage du travail domestique effectué par sa femme (parce qu’il n’a pas à le faire lui-même), cela ne veut pas dire que les hommes en tant que classe exploitent les femmes en tant que classe.

Ils ne possèdent pas le produit de ce travail ; ils ne peuvent pas l’échanger ; ils ne peuvent pas le matérialiser sous forme d’argent. Leur rapport avec le travail domestique n’est pas celui d’une classe.
Qui plus est on peut être sûr que, pour Delphy, même le mari qui bricole et qui s’occupe des enfants sera toujours un membre de la classe dominante.

Et pourtant, il participe au même type de travail que sa femme. Qui le paie ?

On ne peut le comprendre qu’en replaçant la famille dans son contexte social, dont le rôle fondamental pour le capitalisme est celui de la reproduction de la force de travail.
Aucun travail domestique n’est payé directement, qu’il soit effectué par un homme ou une femme. Mais tout ce travail est payé indirectement par les capitalistes à travers les salaires qui servent au renouvellement de la force de travail et dont dépendent également les femmes au foyer.

Et l’on voit là l’absurdité de la position de base de Delphy : si le travail domestique n’était pas payé à la personne qui le fournit, cette personne, tout simplement, mourrait.

Par contre, en intégrant le travail domestique et la famille dans la société toute entière, ce qui était non-payé devient payé, et ce qui était incompréhensible devient compréhensible.

Cette même approche nous permet de comprendre que l’oppression de la femme n’est pas le produit du capitalisme en soi, mais plutôt le produit de la société de classes. Loin d’être la conséquence de la société industrielle, les éléments de l’oppression dénoncés par Delphy sous le nom de “patriarcat” sont communs à toutes les sociétés où il existe un surproduit divisé selon des lignes de classe.
Cela démontre que la lutte contre l’oppression des femmes et celle contre le capitalisme vont de pair. Comme le slogan de mai 68 le dit fort justement, il n’y aura pas de socialisme sans la libération des femmes et pas de libération des femmes sans le socialisme.

Delphy serait en désaccord, sans doute. En partie parce que, malgré sa proclamation d’un “féminisme matérialiste”, sa méthode est idéaliste. Comme elle le rappelle dans son introduction, son approche a été caractérisée dès le début par la “théorie de la connaissance située” qui “a pour conséquence de relativiser la connaissance, et de miner la base des revendications d’autorité — de magistère — des scientifiques.” (p. 26)

Sauf que précisément l’objectif fondamental de toute étude matérialiste est d’arriver à une description scientifique de la réalité. Et s’il n’y a pas de science, parce que “toute connaissance est relative”, comment être matérialiste ? Et, avant tout, pourquoi appuyer une connaissance contre une autre ?

Le dernier ouvrage de Pierre Bourdieu parlant de la domination masculine ne fait qu’effleurer la question du travail domestique, sans être plus convaincant que celui de Delphy. Bourdieu ne met pas clairement en avant le rapport entre l’oppression des femmes et la production. Sociologue réputé, notamment pour ses sorties contre le néo-libéralisme et en faveur du mouvement de novembre-décembre 1995, Bourdieu cherche à expliquer “la domination masculine” par ce qu’il appelle “l’économie des biens symboliques”, c’est à dire l’idéologie.

Comme d’habitude, son langage est confus et emberlificoté :
“Les changements visibles qui ont affecté la condition féminine masquent la permanence des structures invisibles que seule peut porter au jour une pensée relationnelle capable de mettre en relation l’économie domestique, donc la division du travail et des pouvoirs qui la caractérise, et les différents secteurs du marché du travail (les champs) où les hommes et les femmes sont engagés.” (p.113)
A l’inverse de Delphy, Bourdieu refuse “d’appréhender à l’état séparé (...) la distribution entre les sexes des tâches, et surtout des rangs, dans le travail domestique et non-domestique” c’est-à-dire indépendamment d’une relation à l’économie.

Pour Bourdieu, “les structures invisibles” doivent se comprendre en relation avec la division du travail. Certes.
Mais parler de relation ce n’est pas expliquer la nature de celle-ci, ni expliquer les causes de la domination masculine. Sous un navrant verbiage mi-philosophique, mi-sociologico-littéraire Bourdieu qui se veut pratique et politique, ne parvient qu’à une seule chose : des conclusions vagues et le plus souvent banales.

“Seule une action politique prenant en compte réellement tous les effets de domination qui s’exercent à travers la complicité objective entre les structures incorporées (...) et les structures des grandes institutions où s’accomplit et se reproduit non seulement l’ordre masculin mais aussi tout l’ordre social (...) pourra, sans doute à long terme, (...) contribuer au dépérissement progressif de la domination masculine.” (p.124-125)
Mais d’où vient cette domination masculine ? Quel genre d’action politique sera nécessaire pour la déraciner ?

Sur ce plan, au moins, Delphy a la vertu de la clarté. Pour elle, “l’ennemi principal”, ce sont les hommes et elle appelait à la lutte
révolutionnaire contre le patriarcat. Elle a totalement tort.

En revanche, même en décortiquant la prose de Bourdieu, on ne décèle pas une vision claire de la nature de l’oppression des femmes et encore moins les moyens de la combattre.

Féminisme ou marxisme ?
Bourdieu et Delphy sur l'oppression des femmes

Christine Delphy. L’ennemi principal : 1. Économie politique du patriarcat. Éditions Syllepse, 1998. 294 p.

Pierre Bourdieu. La domination masculine. Seuil, 1998. 142 p.



Publié en Février 2002 sur le site de Pouvoir Ouvrier

Le lien d'origine : http://www.pouvoir-ouvrier.org/theorie/femmes.html