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Cours sur les concepts de base de Pierre Bourdieu
Dietmar BRAUN

Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/reserve/sciences-po-sp/bourdieu_concepts.html

Cours concepts de base de Pierre Bourdieu

http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/reserve/default.htm

Un cours sur Bourdieu au sein de Cours de Concepts de base en science politique (CBSP)

(Faculté des sciences sociales et politiques (S.S.P.) de l'Université de Lausanne)

Année académique 1999/2000

Professeur Dietmar BRAUN

Bourdieu

http://www-ssp.unil.ch/~IEPI/CBSP2000/Bourdieu/CoursBourdieu


1. Introduction

2. Classes et espace social

3. Différenciation de la société

4 Le champ

4.1. Le champ en tant que jeu

5. Illusio, libido et habitus

5.1. La vertu est-elle possible?

5.2 L?Etat et le champ politique

6. La politique dans la théorie de Bourdieu

6.1. Le champ politique se constitue dans la distinction entre mandants et mandataires

6.2. Le champ politique est caractérisé par la lutte des mandataires pour la reconnaissance des " profanes " et la recherche du pouvoir

6.3. Comment peut-on mobiliser le soutien des profanes pour accéder aux postes politiques?

7. Conclusion

8. Glossaire


1 Introduction

Aujourd'hui je vais traiter d'un auteur qui poursuit à sa manière la tradition critique de Karl Marx, mais qui a développé une théorie tout à fait différente sous beaucoup d?aspects. Je veux parler du philosophe, anthropologue et sociologue Pierre Bourdieu.

On a déjà dit que l'approche critique est proche de l'approche réaliste dans la mesure où elle développe également une conception conflictuelle de la politique. On a commencé avec Machiavel pour qui le pouvoir politique conféré au prince était la garantie de l'ordre et de la stabilité. Pour Max Weber, on l'a vu, la politique n'est que la lutte pour le pouvoir à travers les partis politiques et les politiciens. Karl Marx prétend que toute la société est impliquée dans une lutte de classes et que la politique n'est qu'une expression de cette lutte de classe. En effet, l'Etat, dit Marx, appartient à la superstructure qui repose sur l'infrastructure que représentent les rapports de production. De plus, Marx pense que l'Etat prend position dans la lutte des classes, c'est-à-dire qu'il n'est pas un arbitre neutre au sein de cette lutte. Il favorise la classe dominante en garantissant les structures et l'organisation du mode de production capitaliste. Ainsi, s'il existe sans doute une certaine autonomie relative de l'Etat, parce que Marx voit également que l'Etat a adopté des lois en faveur de la protection du prolétariat et, par conséquent, contre les intérêts à court terme des entreprises, il était néanmoins convaincu que, à long terme, les structures du capitalisme ne permettraient pas le développement d?un Etat opposé aux intérêts de la bourgeoisie. C'est pourquoi dans une société sans classe ? comme il a prophétisé la société communiste ? l' Etat devient superflu et périt.

Bourdieu intègre des éléments aussi bien de Marx que de Weber (et des auteurs provenant de l'anthropologie comme Lévi-Strauss etc.). Cela indique déjà que, lui aussi, est de l'avis que la politique et l'Etat sont caractérisés avant tout par les phénomènes de pouvoir. Effectivement, il semble, si l'on jette un coup d?oeil superficiel sur ses travaux, que Bourdieu ne dévie pas trop de la conception marxiste. Il utilise par exemple beaucoup la notion de " capital " et de classes comme Marx et il est clair qu'il est de l'avis que toute la société, y compris la politique, est traversée par la lutte entre "dominants et dominés". Il s?agit cependant de s?intéresser plus particulièrement aux différences par rapport à la conception de Marx.

Je vais procéder comme suit :

  • Au début j?aimerais opposer à la notion de classe chez Marx, et le concept d?espace social tel qu'il est développé chez Bourdieu
  • Cela nous amène à la discussion du " champ " et du " capital " comme notions centrales de la théorie de Bourdieu. Et l'on on verra que, contrairement à Marx, le capital de Bourdieu peut prendre plusieurs formes. En discutant ces expressions on développera la compréhension de la conception bourdieusienne de la domination.
  • Enfin, on discutera du pouvoir symbolique et de l'habitus, un aspect de la domination, particulièrement important.
A partir de là l'on devrait avoir les éléments de base de la compréhension de la théorie complexe de Bourdieu. Après cela, l'on se concentrera sur l'analyse développée par Bourdieu du " champ politique " ainsi que, en particulier, sur la relation entre " mandants " et " mandataires ".

2 Classes et Espace Social

Peut-être la différence la plus importante entre Marx et Bourdieu est que Marx appartient à une tradition qui défend l'idée d'une certaine téléologie dans le développement des hommes et femmes ainsi que des sociétés (Aristote, Hegel), alors que Bourdieu est plutôt influencé par la tradition des théories de la différenciation des sociétés (Spencer, Durkheim, Parsons). Si dans ces dernières théories aussi l'on trouve l'idée de l'existence d'un principe qui se réalise sans cesse et qui structure les actions sociales, il n?y a cependant, contrairement au point de vue téléologique, aucune fin à ce développement, pas d'" esprit du monde ", pas de félicité ou encore une société sans classe. Il n?y a pas de telos, mais seulement un principe de structuration de la société. Chez Bourdieu, ce principe c'est la différenciation (ou bien la distinction).

Le " principe générateur " (Raison Pratiques, 54) de la différenciation n'est pourtant pas éloigné de celui de Marx. Marx a en effet conçu la différenciation du pouvoir entre les classes comme facteur générateur du processus historique. Bourdieu s?inspire de cette idée mais il refuse de regarder les classes comme résultat de cette distinction. Il est selon lui faux d?utiliser la notion de classe dans la mesure où cela implique déjà un point de vue " substantialiste "(p. 53), c'est-à-dire la supposition qu'il existe une collectivité qui peut agir ensemble. Marx suppose, nous dit Bourdieu, l'existence réelle de ces classes, une existence réelle qui présuppose un sens commun partagé par les membres de cette classe ainsi qu'une certaine volonté d?agir selon "des objectifs communs" (26). "Les classes sociales n?existent pas", dit-il, "Ce qui existe, c'est un espace social, un espace de différences, dans lequel les classes existent en quelque sorte à l'état virtuel, en pointillé, non comme un donné, mais comme quelque chose qu'il s?agit de faire" (Raisons Pratiques: 28). Il reproche à Marx de faire un "?saut mortel' de l'existence en théorie à l'existence en pratique" (27). Autrement dit, les conditions sociales et/ou économiques nécessaires à l'émergence d'une classe peuvent exister sans que la classe n?existe pour autant parce que, selon Bourdieu, il ne suffit pas pour qu'une classe existe que l'on ait une proximité des conditions sociales et économiques entre des individus ou groupes d?individus. Il faut encore que se développe un processus de mobilisation de ses membres dans l'optique de la lutte contre la ou les classes opposées. Mais un tel processus n?arrive que très rarement. Un des soucis de Bourdieu dans tous ses travaux est justement de montrer pourquoi il est si difficile de former une classe dans la réalité qui soit consciente du fait qu'il existe des rapports de domination > violence symbolique!.

Il vaut mieux selon Bourdieu ne pas commencer à conceptualiser le monde social à partir de catégories ou de notions substantialistes mais au contraire en partant d'une conceptualisation en terme d'espace social qui permette d?appréhender le monde d'une manière relationnelle. Dans un espace social existent tout d?abord des positions occupées par les individus. Les rapports entre les individus sont justement déterminés par l'écart différentiel entre les différentes positions, c'est-à-dire par la position relationnellement différente entre chaque individu au sein d'un espace social. La position est déterminée ? on y reviendra ? par les différentes formes de capital que chaque individu a accumulé au cours de sa vie. C'est là la manière qu'a Bourdieu de conceptualiser la réalité du monde social (idem, 53). On ne le voit pas directement ou empiriquement, on n'est le plus souvent pas même conscient du fait que l'on occupe une position dans l'espace, ceci alors même que notre comportement, toutes les actions des hommes et femmes au sein de la société sont déterminées par leur position dans des espaces sociaux.

Il est important de comprendre ces présupposés de Bourdieu. Il croit que tout ce que nous sommes, ce que nous voulons, ce que nous croyons et ce que nous faisons est déterminé par la structure sociale qui est toujours caractérisée par le principe de la distinction? comparable avec Marx ? entre " dominants et dominés ". Cela nous montre que Bourdieu considère le principe de la différenciation comme un principe de distribution du pouvoir.

On voit dès lors la différence entre Bourdieu et les théories systémiques : les systémistes considèrent la différenciation comme un principe fonctionnel : la différenciation se produit parce que il en découle des avantages pour la modernisation de la société. Pour Bourdieu une telle fonctionnalité n?existe pas : la différenciation c'est de la " distinction sociale " et c'est tout.

Ainsi, les goûts, les intérêts, les préférences dépendent de la position que l'on occupe dans la hiérarchie de l'espace social. Et bien sûr les individus occupant différentes positions sont en lutte les uns face aux autres pour occuper de meilleures positions au sein de l'espace social. Ceux qui sont déjà en haut défendent leur position et ceux qui sont plus bas aspirent à remplacer ceux qui sont en haut. Cet image ressemble un peu celle de Marx. Seulement , ici Bourdieu ne parle pas de classes mais d'individus qui s?opposent. Il est possible que des classes se forment et se mobilisent mais c'est assez rare. Dans la vie quotidienne ce sont les individus qui s?affrontent.

Si l'on comprend cette idée on comprend également pourquoi Bourdieu décrit l'espace social comme un " champ de forces " et un " champ de lutte " (idem, 55). Étant donné que l'espace social est un espace de pouvoir qui est distribué d'une manière asymétrique (pourquoi ? Pas la possibilité d'un équilibre de pouvoir ?) on peut parler de " forces " : chacun a un certain poids dans le " jeu " , poids (capital) qu'il utilise pour améliorer sa position. Et c'est un champ de lutte ? Bourdieu utilise délibérément cette image de guerre ? parce que les individus (agents !) se battent pour une place au soleil (idem, 55). Donc, quand Bourdieu utilise le terme de " champ " cela renvoie à une caractéristique primordiale de l'espace social. Je vais aborder la notion du champ dans un petit moment.

Donc, pour reprendre notre discussion au début ? " classe ou espace social " - on peut dire que chez Bourdieu, le développement de la société ne se réalise pas par l'intermédiaire d?une lutte des classes, comme Marx le disait, mais par une lutte entre dominants et dominés sur plusieurs niveaux de la sociétés ? différenciation ! - ceci sans que cette lutte n?aboutisse à une révolution et à une transformation en une autre société. La lutte entre dominants et dominés a toujours tendance à reproduire les mêmes structures. Il faut maintenant essayer de comprendre pourquoi.

Bourdieu suit Marx en disant que la société capitaliste d'aujourd'hui est un système de domination. Comme chez Marx la notion de domination est utilisée plutôt d'une manière péjorative : c'est la domination de l'un sur l'autre, ce qui n'est pas acceptable d'un point de vue normatif. Weber reste quant à lui assez neutre : il veut décrire comment la domination fonctionne et comment elle peut être légitime. Marx et Bourdieu sont critiques par rapport aux phénomènes de domination existant au sein de la société entre classe bourgeoise et classe ouvrière ou bien entre dominants et dominés. Ils essaient également de comprendre pourquoi les dominés acceptent la domination des autres. Et chez les deux l'idéologie, la superstructure, la socialisation etc. jouent un rôle important. On va le discuter plus tard. Pour Weber il existe la libre acceptation de la domination (croyance en....). Chez Marx et Bourdieu il s'agît toujours d'un acte d?oppression de la part des dominants : si ce n'est pas par la force physique c'est par la force symbolique et idéologique. Pour l'approche critique la domination ne peut jamais être un phénomène juste. Il faut essayer de l'abolir.

La différence entre les deux auteurs : La domination chez Marx est exercée par la classe dominante tandis que chez Bourdieu une telle vision substantialiste n'est pas défendable. Ce sont les structures, c'est-à-dire l'espace social en tant que champ de forces et de lutte, qui forcent les agents à entreprendre des actions qui aboutissent à un phénomène de domination. L?un défend sa position, l'autre veut l'améliorer sans qu'une conscience de classe doive forcément exister. La domination, dit Bourdieu, est " l'effet indirect d'un ensemble complexe d?actions qui s?engendrent dans le réseau des contraintes croisées que chacun des dominants, ainsi dominé par la structure du champ à travers lequel s?exerce la domination, subit de la part de tous les autres " (idem, 57). La domination est un résultat inconscient et non planifié de la structure différenciée de la société.

Pourquoi doit-il toujours exister des dominants et des dominés ? Toujours veut dire dans tous les champs de la société (champ littéraire, scientifique, économique, artistique, journalistique etc.). Chez Marx il est clair que c'est le résultat de la lutte des classes, une notion que Bourdieu ne veut pas reprendre. Chez lui c'est le principe de la différenciation sociale qui est universelle et qui divise chaque champs entre ceux qui ont plus d?espèces différentes de capital ou tout simplement plus de capital global et ceux qui en ont moins.

Je vous fais observer que cette présupposition de l'existence d'une inégalité par rapport au capital ou bien aux instruments de production, est une décision théorique d'une grande importance. Si l'on n?accepte pas l'idée que la différenceentre "dominants et dominés" est le principe de base de l'organisation d'une société, le reste de la théorie de Bourdieu n'est plus défendable. Il y a deux critiques qu'on peut directement mentionner ici: premièrement l'on peut contester l'idée qu'un seul principe d?organisation soit responsable du comportement de tous les acteurs au sein de la société, c?est-à-dire également de tous les secteurs de la société. Il existe en effet d?autres principes pouvant être à la base des structures sociales - comme par exemple la solidarité (cliques) et l'organisation - qui peuvent également réguler le comportement et les interaction des acteurs. Et il y a également d?autres théories - que Bourdieu refuse d?accepter - qui défendent l'idée que les sociétés se développent selon un principe de fonctionnalité, donc avec une division du travail fonctionnelle en faveur du bien-être de tous; c?est-à-dire en dehors de tous conflits impliqués par la notion de la différence à la Bourdieu. C'est la théorie systémique qu'on abordera après celle de Bourdieu.

Je ne veut pas prétendre ici que l'une ou l'autre théorie a raison ou a tort. Je dis seulement que la présupposition de Bourdieu est contestable dans la mesure où elle ne constitue pas la seule possibilité de "construire la société". Deuxièmement je crois que Bourdieu a de la peine à démontrer la prééminence du principe de la différenciation. Un tel principe semble trop schématique et surtout basé sur une compréhension "bipolaire" de l'ensemble des phénomènes sociaux. Cette bipolarité se trouve également chez Marx, de même que dans la théorie systémique de Luhmann. Une telle conception bipolaire risque de trop simplifier les choses pour être capable de rendre compte de la complexité du monde. C'est un moyen intellectuel légitime qui implique cependant une certaine simplification. Mais la question est ici de savoir si la simplification ne déforme pas trop la réalité. Mais arrêtons ici. Je présenterai la partie critique plus tard.

Donc, Bourdieu partage avec Marx la conviction que les sociétés sont caractérisées par le conflit entre possédants et démunis. Mais, tandis que Marx fait découler tous les conflits au sein de la société du conflit de base entre capitaliste et ouvrier, Bourdieu conserve le principe sans pour autant affirmer la prédominance d'un conflit sur un autre. En ce sens-là il ne suit donc pas Marx. Tous les conflits au sein de la société ont des caractéristiques propres et ils suivent des logiques et des règles différentes. Ainsi, seule la "structure de base", la distinction entre dominants et dominés, reste la même.

3 Différenciation de la société

Parlons encore un peu plus précisément de la différenciation dans la conception de Bourdieu. La différence avec la théorie de Marx provient d'une conception de la société un peu différente. Marx, de même que Machiavel et Weber, a établi une distinction entre la société et la politique. Cependant, dans ces théories, la société constituait un phénomène encore assez unifié. Cette théorie a commencé à se transformer au siècle dernier déjà avec Herbert Spencer (1820-1903), dont la théorie a été reprise et développée après la deuxième guerre mondiale, surtout par Talcott parsons. Cette théorie considère la société comme un phénomène hétérogène, compartimenté et divisé. On peut dire que Bourdieu part d'une telle conception de la société comme une société différenciée mais ? comme déjà dit ? il ne reprend pas l'idee de la fonctionnalité du développement.

Les compartiments de la société ? ou, chez Bourdieu, l'espace social - sont les champs où les conflits entre les dominants et les dominés ont lieu. Et les champs s'organisent tous autour d'une logique propre, des règles propres et des hiérarchies spécifiques des espèces de capital. Bourdieu l'a explicité comme suit: (Réponses: 73):

"Dans les sociétés hautement différenciées, le cosmos social est constitué de l'ensemble de ces microcosmes sociaux relativement autonomes, espaces de relations objectives qui sont le lieu d'une logique et d'une nécessité spécifiques et irréductibles à celles qui régissent les autres champs"

On trouve des champs très différents qui se sont ainsi développés sans qu'il soit cependant toujours très compréhensible pourquoi on trouve des champs en certaines matières mais pas en d?autres. Bourdieu ne développe pas de théorie sur les origines des champs - bien qu'on trouve des descriptions des origines des certains champs (par exemple les origines de l'Etat dans " Raisons Pratiques ") - ou de leurs délimitations. Peut-être parce qu'il considère que cela constitue plutôt une question empirique qu'on ne peut pas régler théoriquement. Ainsi il mentionne le champ artistique, le champ économique, le champ politique, le champ religieux, le champ philosophique, le champ de la haute couture etc.

"Suivre sa propre logique" - et pas comme chez Marx la logique prédominante de l'économie - veut dire que les champs (idem: 73)

"obéissent à des logiques différentes : le champ économique a émergé, historiquement, en tant qu'univers dans lequel, comme on dit, "les affaires sont les affaires"...et d?où les relations enchantées de la parenté, de l'amitié et de l'amour sont en principe exclues; le champ artistique, au contraire, s'est constitué dans et par le refus, ou l'inversion, de la loi du profit matériel".

Ce passage est importante parce qu'il montre que Bourdieu ne veut pas réduire toute vie sociale à la seule aspiration économique et la conception de l'homme à un acteur rationnel et calculateur (Raison Pratiques, 158ss.). Son apport ici est qu'il nous montre qu'il y a " autant de formes de libido, autant d?espèces d? "intérêt", qu'il y a de champs " (idem, 160). Etant donné que la société est devenue plus complexe et étant donné qu'il y a des " champs autonomes ", il serait néfaste de ne supposer l'existence que d'un seul principe générateur de pratiques et d'action, l'économie et l'intérêt économique. Il y a des champs où le capital économique et la pensée économique ne jouent pas un rôle central, comme par exemple dans le champ littéraire ou scientifique. " En fait, il existe des univers sociaux dans lesquels la recherche du profit strictement économique peut être découragée par des normes explicites ou des injonctions tacites " (idem, 162). Dans ces champs on trouve justement un " désintéressement " - cela veut dire un non-intérêt aux intérêts économiques ? de la part des acteurs.

Bourdieu nous donne un exemple d'un tel désintéressement en citant Norbert Elias. Celui-ci

" cite l'exemple d'un duc qui avait donné une bourse pleine d?écus à son fils et qui, alors que ce dernier, qu'il interroge six mois plus tard, se vante de ne pas avoir dépensé cet argent, prend la bourse et la jette par la fenêtre. Il lui donne ainsi une leçon de désintéressement, de gratuité, de noblesse....Noblesse oblige, cela signifie que c'est sa noblesse qui interdit au noble de faire certaines choses et lui enjoint d?en faire d?autres. Parce qu'il fait partie de sa définition, de son essence, supérieure, d'être désintéressé, généreux, il ne peut pas ne pas l'être....D?une part, l'univers social exige de lui qu'il soit généreux, d?autre part, il est disposé à être généreux par des leçons brutales comme celle que rapporte Elias, mais aussi par les innombrables leçons, souvent tacites et quasi imperceptibles, de l'existence quotidienne, insinuations, reproches, silences, évitements " (idem).

A partir de là Bourdieu développe les notions de " capital symbolique " et d' " habitus " dont on parlera plus tard. Pour le moment il suffit de voir que le principe générateur de Marx, l'économie, qui provient de sa conception anthropologique de l'homo faber, n'est pas le principe générateur chez Bourdieu.

On va voir que le capital économique garde un rôle prépondérant dans la théorie de Bourdieu, mais il met en lumière le fait que la valeur du capital économique ainsi que la disposition et la définition de l'intérêt de chaque acteur dépend du champ où il agit et de la position qu'il occupe à l'intérieur de ce champ. Pour un écrivain il est plus important d'accumuler du capital culturel et du capital social que du capital économique. Et l'habitus ? expression qu'il faut encore définir ? diffère justement selon les différents champs ainsi qu'en fonction des exigences et des " règles de jeu " en vigueur dans ces différents champs.

La différenciation de la société provoque ainsi une juxtaposition des différentes formes de capital, ainsi que des différentes valeurs des différentes espèces de capital dans chaque champ. Le capital économique ne peut pas avoir la même importance dans tous les champs. Ainsi, l'homme n'est pas seulement un " homo oeconomicus ".

Pour comprendre et visualiser la théorie de la différenciation de Bourdieu il faut prendre le tableau suivant développé par Bourdieu dans son analyse du champ littéraire :

Tableau, p. 11 de Champ littéraire ici

Bourdieu considère l'ensemble de la société comme un " espace social " qui comprend le " champ du pouvoir " à l'intérieur duquel on trouve ? ce qui n'est pas marqué ici ? l'ensemble des différents champs. Ici il discute le champ de production culturelle.

Le " champ du pouvoir " est le lieux de la fixation de la valeur et des taux de change de toutes les différents espèces de capital présentes dans 'espace social. Bourdieu a ici une vue assez économique. Le but est de comprendre que la valeur de chaque espèce de capital dans la société est différente et par là, également la valeur ou bien 'importance de chaque champ ? chaque champ connaissant la prédominance d'une certaine espèce de capital. On ne peut pas comprendre, dit Bourdieu (Raison Pratiques, 56), les actions et les représentations des agents au sein d'un champ " que si l'on prend en compte la position dominée [ou bien dominante] que les champs de production culturelle occupent dans cet espace plus large ".

Au sein du champ du pouvoir se battent ceux qui ont " le capital nécessaire pour occuper des positions dominantes dans les différents champs (économique ou culturel notamment) " (Champ littéraire, 5). Avec la notion de champ du pouvoir, Bourdieu garde une vue totalisante de la société, caractérisée selon lui, au moins d'une part, par la lutte pour le pouvoir au sein d'un champ mais également au sein de l'espace social dans son entier. Les champs sont donc aussi en concurrence les uns avec les autres et chaque acteur, dit Bourdieu, veut revaloriser la valeur relative de sa propre espèce de capital.

Comme chez Marx, donc, la lutte pour des positions privilégiées pénètre toute la société. La différence entre les deux est que Marx part de l'image de deux classes qui s?opposent dont la lutte traverse toute la société. En plus il suppose que la classe dominante est capable de dominer également la superstructure de la société. Bourdieu voit une société différenciée où on ne trouve pas partout des classes réalisées. S'il est vrai que la proximité des positions au sein de l'espace social incitent les agents à agir ensemble, cette proximité de position ne signifie pas encore qu'il y a passage à l'action, cette mobilisation collective manquant souvent de fait. La lutte qui traverse la société met au prise des détenteurs d'espèces différentes de capital et l'issu de la bataille n'est pas encore déterminés a priori.

Néanmoins il est clair selon Bourdieu que les détenteurs du capital économique et politique ont de grands avantages dans cette bataille. Ici il se rapproche quand même de Marx et si l'on regarde la société il n'a peut-être pas tort. La politique possède une forme de " meta-capital " - notion que l'on va discuter plus tard. Et le champ économique a certains avantages du fait de sa valorisation dans la société comme champ le plus important de même qu'à cause des moyens qu'il procure, l'argent, que l'on peut utiliser pour influencer les autres champs dans la société.

Cette réflexion nous montre que l'instrumentalisation de l'Etat par la classe dominante n'est pas possible chez Bourdieu. Si chaque champs a une logique propre que l'appartenance au champ implique de suivre - mais il faut encore déterminer ce que cela veut dire par rapport à la politique -, il est par conséquent difficile d?être influencé par la logique des autres champs. En effet, la politique peut le faire vis-à-vis des autres champs, comme l'explique Bourdieu plus tard, mais justement la politique jouit d'une autonomie propre qui garantit la distinction par rapport à l'économie ou à une classe dominante fictive parce qu'elle a une sorte de "meta-capital", un pouvoir plus grand que les autres systèmes. La loi du profit matériel, si surdéterminante dans la théorie de Marx, devient une logique parmi d?autre chez Bourdieu.

4 Le champ

Avant de discuter plus avant du champ de production culturelle, il s'agit encore de présenter la notion de champ.

Pour Bourdieu la concurrence est la caractéristique principale de l'interaction qui caractérise l'ensemble des champs sociaux. Ici il faut se reporter aux pages 73-75 du livre "Réponses" de Bourdieu qui donne un bref résumé:

En effet, le champ est un espace social ou des acteurs sont en concurrence avec d?autres acteurs pour le contrôle des biens rares et ces biens rares sont justement les différentes formes de capital.

Ce qui est important concernant l'usage de la notion de capital chez Bourdieu c'est qu'il utilise cette notion économique sans que cela implique que toute la société soit structurée par le capital crée par le processus de production économique. Le capital est utilisé de manière essentiellement analogique, parce qu'il a certaines caractéristiques qui sont également présentes dans les autres champs: par exemple, le fait qu'il faille investir pour accumuler du capital. C'est un trait commun à tous les champs: les acteurs qui veulent profiter d'un champ et s?y profiler doivent investir leur temps, leur connaissance, leur travail ou bien leur argent pour obtenir cette "monnaie" ou bien ce "capital" qui est la clé du pouvoir au sein du champ. Comme dans l'économie où la possession d?un capital attribue du pouvoir aux porteurs de ce capital (parce qu'ils peuvent acheter des machines et des ouvriers), le capital des autres champs donne également du pouvoir à ceux qui en sont les détenteurs: plus on a de capital plus on dispose de pouvoir.

Ce qui diffère par rapport à Marx est que chaque champ détermine en vertu de sa structure propre et de ses enjeux particuliers la valeur des différentes espèces de capital. Ce n'est pas l'économie qui est surdéterminante ici. La notion de capital implique également l'existence de stratégies de la part des acteurs et elle implique également, selon Marx, la nécessité des acteurs de continuer à augmenter le capital. C'est peut-être l'aspect le plus important. Si le capital définit la position des acteurs dans un champ et s'il faut investir pour augmenter la rentabilité de son propre capital, le refus d?agir dans ce sens aurait pour conséquence immédiate que la valeur du capital baisserait et l'agent deviendrait de moins en moins important et pourrait même être exclu du champ. Seul ceux qui jouent avec, qui s?efforcent d?augmenter leur capital, restent.

Donc, comme je l'ai dit, ce sont ces caractéristiques du capital économique qui ont incité Bourdieu à généraliser la notion de capital aux autres champs sociaux. C'est une décision conceptuelle qui est discutable. Pour Bourdieu, les champs sont caractérisés par les tentatives incessantes des acteurs d?investir leur capital pour augmenter la rentabilité et, de là, renforcer leur position dans le champ.. Mais, en disant cela il va plus loin que Marx, puisqu'il prend en compte l'existence de plusieurs espèces de capital.

Ici Bourdieu montre qu'il a une conception de l'homme plus complexe que celle de Marx: Ce n'est pas seulement le travail, les avantages matériels qui comptent (homo faber) mais également le statut social, la reconnaissance par les autres qui peut inciter les acteurs à augmenter leur capital. L?exemple le plus cité est justement le champ de production culturelle (avec son sous-champ de production restreinte) où les artistes refusent de poursuivre une logique matérielle ou de profit. Pour eux, la reconnaissance de leur oeuvre, l'autonomie par rapport à l'influence commerciale, la liberté de pensée, sont plus importantes que l'accumulation de capital économique par l'intermédiaire du succès commercial.

Et ici on peut immédiatement reprendre notre tableau d?avant : on voit que Bourdieu fait la distinction à l'intérieur du champ de production culturelle entre le sous-champ de production restreinte (l'art pour l'art) et le sous-champ de grande production (art industriel). On trouve presque toujours chez Bourdieu une lutte entre ces deux " logiques " au sein d'un champ. C'est d'ailleurs important parce que la théorie systémique suppose que chaque champ reste assez autonome et que d?autres logiques ne peuvent pas influencer les actions des agents au sein d'un champ. Chez Bourdieu il y a toujours ceux " à gauche " du champs/ espace social et ceux " à droite ". quelque chose qu'on trouve aussi dans le tableau du livre " La Distinction " (p. 140s.). ( Raisons Pratiques: 21)

Tableau ici

On peut dire que c?est l'opposition de deux formes dominantes ou génériques de capitaux: le capital économique et le capital culturel qui est à la base de la structuration des sociétés. Ainsi, ils influencent plus ou moins fortement la structuration de tous les champs.

Il faut encore distinguer deux critères de positionnement dans un champ et/ou dans l'espace social: le volume globale de capital détermine le positionnement hiérarchique, alors que la structure du capital (la proportion entre les différents types de capitaux, notamment la proportion entre capital économique et culturel) détermine le positionnement sur l'axe horizontal " gauche "/ " droite " d?un champ ou de l'espace social.

Si vous reprenez notre tableau sur le champ de production culturelle vous voyez que l'axe vertical est la distribution du capital global. Ainsi, seuls ceux qui sont détenteurs d'un certain volume de capital peuvent participer au champ du pouvoir, tandis que ceux qui se trouvent en bas de l'échelle sociale sont exclus de la participation. Les détenteurs du capital ont un capital global élevé. Sur l'axe horizontal on trouve donc le poids relatif du capital économique et du capital culturel. En général le capital économique a moins d?importance que le capital culturel au sein du champ de production culturelle. On peut toutefois observer l'existence d'une différenciation au sein même des différents champs de production culturelle entre un sous-champ dominé par la logique de la recherche d'une reconnaissance économique auprès d'un large public et un autre sous-champ dominé par la logique de la recherche de reconnaissance purement artistique auprès des paires. Dans le sous-champ de production restreinte, l'autonomie du champ par rapport à l'influence économique est revendiquée par les agents tandis que le capital économique a plus d?importance dans le sous-champ de grande production. C'est-à-dire que ces agents sont moins attachés à l'indépendance de ce champ.

Bourdieu conceptualise ici l'opposition entre l'avant-garde intellectuel de gauche et ceux qui " dominent le champ économiquement et politiquement " (Champ littéraire, 6). La distinction la plus importante à l'intérieur du champ est selon Bourdieu la " représentation qu'ils se font du succès commercial ou mondain [..] : reconnu et accepté, voire expressément recherché par les uns, il est refusé par les défenseurs d'un principe de hiérarchisation autonome en tant qu'attestation d'un intérêt mercenaire pour les profits économiques et politiques " (idem, 7). C'est pourquoi le champ est divisé entre un

" sous-champ de production restreinte, où les producteurs n'ont pour clients que les autres producteurs, qui sont aussi leurs concurrents les plus directs, et le sous-champ de grande production, qui se trouve symboliquement exclu et discrédité. Dans le premier, dont la loi fondamentale est l'indépendance à l'égard des demandes externes, l'économie des pratiques se fonde, comme dans un jeu à qui perd gagne, sur une inversion des principes fondamentaux du champ du pouvoir et du champ économique. Elle exclut la recherche du profit et elle ne garantit aucune espèce de correspondance entre les investissements et les revenus monétaires ; elle condamne la poursuite des honneurs et des grandeurs temporelles " (idem).

Dans son livre sur la télévision Bourdieu exprime la même pensée par rapport au champ journalistique (Sur la télévision, 83ss.): là on trouve également les agents " purs " et les agents " commerciaux ", " les producteurs les plus sensibles aux séductions des pouvoirs économiques et politiques aux dépens des producteurs les plus attachés à défendre les principes et les valeurs du " métier " (idem, 83). Ces deux groupes sont divisés par des principes de reconnaissance différents : les " purs " cherchent la reconnaissance des pairs tandis que les " commerciaux " cherche la reconnaissance par le plus grand nombre, matérialisée dans le nombre d?entrées, de lecteurs, d?auditeurs ou de spectateurs, donc le chiffre de vente (best-sellers) et le profit en argent, la sanction du plébiscite étant inséparablement en ce cas d'un verdict du marché " (idem. 84). On comprend donc que l'Etat peut jouer un rôle importante pour l'autonomie d'un champ par l'intermédiaire des subsides.

En général on voit donc que Bourdieu construit ici toujours l'opposition entre deux types d?intellectuels, deux types de journalistes qui agissent sur la base de leur capital spécifique : à dominance culturelle ou à dominance économique. Les actions proviennent de la position dans l'espace social qui forment certaines dispositions envers l'un ou l'autre.

Ici la notion de l'homologie est un aspect additionnel qui a une grande importance chez Bourdieu. L?homologie est une construction théorique intéressante qui reprend d'une certaine manière l'idée de Marx sur la classe dominante et dominée sans tomber dans le même piège substantialiste : on trouve dans la société à travers les différents champs des agents avec des " dispositions " et des " intérêts " semblables dans la mesure où l'on peut considérer qu'une prise de position dans un champ est comparable à celle dans un autre champ si elle est situé sur le même point. Cela veut dire que quelqu'un qui a une position dans le champ du pouvoir à droite du champ économique peut avoir des intérêts, des dispositions, des goûts comparables avec quelqu'un situé à une place homologue dans le champ politique ou journalistique dans la mesure où la structure de leur capital se ressemble. On retrouve les mêmes types de dispositions chez ces différents agents.

Pour comprendre ce que Bourdieu veut dire il nous donne un exemple à la page 54: il parle ici de deux journalistes qui luttent au sein du champ journalistique. L?un est journaliste au Nouvel Observateur, un journal de gauche, l'autre au Figaro, un journal de droite.

"le journaliste du Nouvel Obs étant au journaliste du Figaro ce que le lecteur du Nouvel Obs est au lecteur du Figaro, quand il se fait plaisir en réglant ses comptes avec le journaliste du Figaro, il fait plaisir au lecteur du Nouvel Obs, [sans jamais chercher directement à lui plaire]" (idem)

La lutte pour le pouvoir au sein du champ journalistique entre ces deux journaux est donc en même temps une lutte des lecteurs (gauche - droite) dans l'espace social. On trouve dans le champ journalistique des distinctions semblables à celles de la société. C'est cela l'homologie.

Je vous mets en garde contre l'erreur qui consisterait à considérer cette théorie de l'homologie comme similaire à une théorie de la conspiration ou à une théorie de classe. L?homologie est fondée sur la structure et c'est la structure qui pousse les gens à agir comme ils le font. Il ne s'agit pas d'une action volontaire et consciente allant dans un sens ou dans un autre. Les agents sociaux se concentrent sur " leurs activités " déterminées par la logique de " leur " champ, c'est tout. Pour eux, ce qui est déterminant avant tout c'est la lutte au sein d'un champ et non pas de plaire aux lecteurs du journal.

Bourdieu établit le même constat à propos de la relation entre le champ politique et la société (La délégation et le fetichisme politique 1984). Tout ce qui se passe au sein du champ politique, les conflits qu'on trouve, la lutte pour le pouvoir, se trouve engendré par la logique du jeu de pouvoir: le politicien s?inspire d'un problème social parce qu'il pense pouvoir en profiter en terme de position au sein du champ. Les intérêts des mandants sont cependant représentés parce qu'il existe un phénomène d' homologie entre la position d'un acteur au sein du champ politique (Position a) et la position du mandant dans la société (Position A). Donc les deux disposent d'un capital et d'une position homologue dans leurs champs respectifs. Lorsque le mandataire suit ses propres intérêts dans le champ politique il représente en même temps, par homologie, les intérêts de ses mandants, parce qu'il y a une "coincidence structurale" (Délégation: 53). "Les agents qui se contentent d?obéir à ce que leur impose leur position dans le jeu, servent, eo ipso et par surcroit, les gens dont ils se servent et qu'ils sont censés servir" (idem: 54).

La distinction entre droite et gauche dans le champ politique, dont les contenus sont en principe interchangeables, entretient une relation d'homologie avec la structure de différenciations sociales au sein de la société. Mais en principe, la lutte pour le pouvoir ne découle/résulte pas du tout de la différenciation sociale au sein de la société, mais de l' opposition des forces politiques autour des deux pôles au sein du champ politique, et ceci afin d?améliorer sa propre position au sein de ce champ.

Il s'agit encore de plonger plus en détail dans l'analyse du fonctionnement des champs.

4.1 Le champ en tant que jeu

Pour expliquer le fonctionnement du champs Bourdieu utilise la notion de jeu. La raison pour cela est que la notion de jeu exprime le fait que les acteurs sont liés les uns aux autres par le "sens du jeu", par les règles (qui jouent d'ailleurs un rôle sous-estimé dans la théorie de Bourdieu), ainsi que par la concurrence pour l'obtention des biens rares, c'est-à-dire des postes de pouvoir. Les "joueurs" en tant que "detenteurs de capital" jouent le jeu sans toujours être conscients des règles et des présuppositions. Ils croient au jeu, dit Bourdieu. Et il utilise la métaphore du jeu pour expliquer que chaque joueur a des cartes pour jouer le jeu et il a aussi des "atouts" (Réponses: 74) pour gagner. Mais les atouts, qui ne sont qu'une expression pour les espèces de capital, varient selon le champs ou mieux, c'est la hiérarchie des espèces de capital qui varie.

"un capital ou une espèce de capital, c'est ce qui est efficient dans un champ déterminé, à la fois en tant qu'arme et en tant qu'enjeu de lutte, ce qui permet à son détenteur d?exercer un pouvoir, une influence, donc, d?exister dans un champ déterminé, au lieu d?être une simple ? quantité négligeable ?".

Le champs est un espace social caractérisé par des relations et des interactions entre les acteurs (Elias !). La concurrence pour la domination lie les acteurs les uns aux autres et la distribution du capital, la valeur du capital de chacun, la hiérarchie des espèces de capital débouche sur une "configuration relationnelle" tendanciellement en équilibre. Et la dynamique du jeu consiste en des acteurs "augmentant ou conservant "leur capital, leurs jetons",conformément aux règles tacites du jeu et aux nécessités de la reproduction et du jeu et des enjeux" (idem: 75). Cela n?a donc rien de statique: les règles peuvent changer parce que les acteurs peuvent également lutter pour un changement des normes et des règles du jeu afin d?améliorer leur position. Le champs est donc un espace social en mouvement constant ou les positions des acteurs varient selon la valeur de leurs "jetons" et leur habilité à utiliser leur pouvoir.

On a discuté en expliquant la notion d?homologie l'inclination des agents à lutter pour eux même et non pour leur clientèle (le lecteur, l'électeur etc.). Cela revient à ce que l'on a déjà discuté dans le cadre de la présentation de la notion de capital: chacun doit s'investir dans le jeu pour survivre. Le capital a un caractère éphémère : si on ne l'utilise pas il fond, ou s'amenuise.

Cette explication nous montre le caractère contraignant des structures du champ. On n'a pas encore abordé la question des mobiles/motivations des participants, ce qui les pousse à agir, soit la partie subjective de l'action, qui est quand même décisive selon Bourdieu pour comprendre le processus de la reproduction des champs. On va discuter cette question à partir, premièrement des notions d'" l'illusio " et de " libido " et dans un deuxième temps, à partir de la notion clé de la théorie de Bourdieu, soit l'habitus. Le texte qui me semble le plus propice pour discuter ces expression se trouve dans le livre " Raisons pratiques ", chapitre 5.

5 Illusio, libido et habitus

Bourdieu refuse l'idée que le champ est le lieu de la poursuite par des agents d'" intérêts " définis uniquement selon la rationalité de but évoquée par Weber ou par la théorie du choix rationnel. Rationalité n'est pas la notion qu'il faut utiliser pour comprendre les actions des agents dans le champ. Rationalité exprime toujours l'action ciblée, la réflexion sur l'usage des moyens pour arriver aux fins etc. Rien de cela chez Bourdieu. il développe une conception de la participation des individus dans les champs qui va dans la direction d'un " savoir agir sans réfléchir ", d'une complicité entre les dispositions mentales des agents et la structure du champ à travers un processus d?incorporation des structures objectives dans les structures subjectives des individus. Le résultat en est le fameux habitus dont on va parler.

Bourdieu ne nous explique pas les mobiles exacts poussant les agents à participer au jeu que représente le champ. Cela reste peut-être idiosyncratique. Mais une fois que l'on est " dans le jeux ", si l'on entend donc " en être " - ce qui signifie " avoir de l'intérêt pour " (p. 151) ? on doit faire preuve d'une attitude qui s?adapte aux règles du jeu et qui prend " le jeu au sérieux " (idem). Une fois que l'on s'est " investi " dans le jeu ? et c'est cela l' " illusio " - l'on est également " pris par le jeu ". Le fait objectif qu'on a discuté est qu'il faut investir toujours et encore pour rester dans le jeu. Au niveau subjectif, il faut ajouter que les agents développent également un intérêt subjectif dans le jeu, c'est-à-dire une acceptation et une valorisation du jeu. Il faut que la " libido biologique " des hommes et femmes se concentre justement sur les enjeux des différents champs et se transforme en " libido sociale " (idem, 153), orientée vers la logique et les enjeux spécifiques du champ. C'est pourquoi les agents du champ de la noblesse cherchent à préserver et augmenter la reconnaissance et l'honneur dont ils jouissent, les agents du champ économique le profit en terme de capital économique et les scientifiques la re connaissance en terme de publications. Ce sont les structures du champ qui dictent finalement ce que les agents recherchent.

Bourdieu ne parle donc pas d?intérêt égoïste de chaque agent dans le jeu. : la libido est transformable en des attitudes, v?ux et goûts différents selon le champ. Ce qui se passe n'est donc pas une décision consciente : maintenant je vais faire cela ou cela pour poursuivre tel ou tel but. Les agents sont pris par le jeu. Une complicité en grande partie inconsciente se développe entre ce que les agents veulent et ce qui la logique du champ exige d'eux pour survivre au sein du champ.

C'est ici une idée centrale de Bourdieu parce que les conséquences sont dès lors d'une grande importance (idem, 151) : les agents investis dans le jeu développent des structures mentales qui correspondent aux structures du champ. Si non ils ne peuvent pas vraiment maîtriser le champ et arriver en haut du champ. Ce processus de compréhension et d'incorporation des enjeux et des règles du champ transforme également l'acteur mentalement et corporellement. Il fait dès lors partie du jeu pour ainsi dire " corporellement ". Le jeu prend effectivement possession de lui. Et une fois ce processus d?incorporation achevé, il y a une correspondance immédiate entre structures objectives et dispositions mentales des agents. Le résultat en est l'incapacité des agents à se mettre hors du jeu, à l'observer de l'extérieur, à comprendre cette correspondance, cette " complicité ontologique ". Bourdieu le dit comme suit.

" Les jeux sociaux sont des jeux qui se font oublier en tant que jeux et l'illusio, c'est ce rapport enchanté à un jeu qui est le produit d'un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l'espace social. "(idem, 151)

C'est seulement à partir de ce moment que l'on a véritablement un " intérêt " dans le jeu :

" C'est ce que je voulais dire en parlant d?intérêt : vous trouvez importants, intéressants, des jeux qui vous importent parce qu'ils ont été imposés et importés dans votre tête, dans votre corps, sous la forme de ce que l'on appelle le sens du jeu " (idem)

Une fois cette correspondance établie, le champ est stable en tant que champ parce que les acteurs participant au jeu ont tous la même illusio : on joue, on tente de changer les rapports de forces, on bouleverse les relations à l'intérieur du champ sans forcément tenter d'en chager la logique. Même ceux qui veulent révolutionner le champ doivent tout d?abord reconnaître les règles du jeu :

" Vouloir faire la révolution dans un champ, c'est accorder l'essentiel de ce qui est tacitement exigé par ce champ, à savoir qu'il est important, que ce qui s?y joue est asez important pour qu'on ait envie d?y faire la révolution " (idem, 152).

Avec ces explications on a presque déjà tout expliqué ce qu'il faut expliquer par rapport à l'habitus. L?habitus n'est rien d?autre que cette correspondance entre structure mentale et structure objective du champ. Il est le " sens pratique " qui permet la " maîtrise pratique de la logique immanente " de chaque champ (Représentation, 6), les " schèmes mentaux et corporels ". Ce sont les structures cognitives qui nous permettent de percevoir le champ et notre rôle dans le champ. Mais ce qui est important ici c'est que ces structures cognitives, cette matrice, ne sont pas une faculté inhérente à l'espèce humaine (comme chez Kant), mais avant tout une "disposition" qui est formée ou bien qui est fondée sur les structures objectives d'un champ. Il y a une correspondance immédiate, dit Bourdieu, entre les structures mentales, entre les dispositions des individus et la distribution des ressources qui sont disponibles dans un champ, le jeu de pouvoir qui est basé sur la distinction entre dominant et dominé. Plus un agent est doté d'un habitus en phase avec, en adéquation avec, les règles du jeu à l'intérieur du champ, c'est-à-dire également plus il sera doté en capital spécifique au champ, plus il sera en mesure de percevoir adéquatement les enjeux et les ressources du champ et plus il sera capable de se les approprier dans la mesure où il n'aura qu'à se "laisser porter par son habitus" pour occuper les positions dominantes au sein du champ.

Bourdieu met l'accent sur le fait que la plupart de nos actions ne sont pas du tout conscientes mais qu'elles sont engendrées par une disposition inconsciente: on ne réfléchit pas, on ne calcule pas consciemment avant d'agir, mais on agit sur la base de ce qu'on a appris. Et cette connaissance est l'accumulation de toutes les expériences et de toutes les règles structurant le champ qui ont été intériorisées. C'est l'expérience collective qui définit le savoir-faire et qui permet de comprendre comment, par exemple, il faut se comporter pour accumuler du capital dans un champ, pour se faire valoir etc.

La dimension critique de la pensée de Bourdieu est ici que la domination, l'oppression se reproduit justement sur la base de l'habitus. En effet, le processus d'intériorisation (subjective), dans l'habitus, de la structure objective de domination (le champ), ainsi que la correspondance entre ces deux structures qui en découle, contribue à reproduire cette structure de domination en ce qu'elle la fait exister une seconde fois dans les têtes des individus. Ainsi, en développant un habitus dans un champ on apprend également à accepter la structure de domination. On devient une part de cette structure. On partage un "sens commun". Bourdieu le dit comme suit:

"La soumission à l'ordre établi est le produit de l'accord entre les structures cognitives que l'histoire collective et individuelle a inscrites dans les corps et les structures objectives du monde auquel elles s?appliquent: l'évidence des injonctions de l' Etat ne s?impose aussi puissamment que parce qu'il a imposé les structures cognitives selon lesquelles il est perçu" (Raisons Pratiques: 127).

L?accent est donc mis sur l'inconscience de la domination. Il ne s'agit pas là de la "fausse conscience" comme le disait Karl Marx. Ce n'est pas une question de conscience: La domination va au-delà de chaque conscience. Elle envahit nos corps, notre subconscient, nos désirs et nos réactions. Et il est très claire que en ce sens-là, les relations de domination sont très difficiles à changer.

La domination n'est pas la domination d'un classe, c'est la domination de l'ordre existant qui contribue naturellement à la distinction entre ceux qui ont plus de capital et ceux qui ont moins de capital. Mais on ne peut pas " substantialiser " cette domination. Le mécanisme est plus subtil.

5.1 La vertu est-elle possible ?

J'aimerais terminer mon cours sur les notions de base chez Bourdieu on reprenant une question qui a toujours joué un rôle important chez les autres auteurs : est-ce que la vertu joue un rôle chez Bourdieu ? Il donne une réponse dans le même texte que j'ai analysé jusqu'ici (164). Selon Bourdieu la réponse est facile : il est possible d?arriver à la vertu si l'on crée des conditions sociales permettant l'émergence de dispositions " au désintéressement ". Ici le structuralisme de Bourdieu se révèle. Etant donné que les structures sont dans sa théorie le moteur causal, il est clair qu'il faut changer (l'orientation de la poussée du) le moteur afin d'arriver à l'endroit désiré.

" Des lors, la question de la possibilité de la vertu peut être ramenée à la question des conditions sociales de possibilité d?univers dans lesquels des dispositions durables au désintéressement peuvent être constituées et, une fois constituées, trouver des conditions objectives de renforcement constant, et devenir le principe d'une pratique permanente de la vertu " (idem, 164).

La solution de Bourdieu est plus proche d?Aristote que de Weber. Pour Weber c'était la décision de conscience du politicien (éthique de la responsabilité) qui pouvait aboutir à un comportement vertueux. Chez Aristote ce sont les institutions et la socialisation. Pour Bourdieu les structures sociales sont pourtant plus générales que les institutions. Il ne parle presque jamais des institutions. C'est l'ensemble de la logique du champ qu'il faudrait changer pour arriver à un habitus de " désintéressement ".

5.2 L' Etat et le champ politique

Pour comprendre la théorie politique de Bourdieu il faut premièrement, faire la distinction entre Etat et champ politique.

Il faut distinguer le champ politique et l' Etat. Le champ politique est l'arène de confrontation des élites politiques. L'Etat est la forme, l'institution centralisant les moyens, le monopole de l'usage légitime de la violence physique et symbolique. On peut voir que la conception de Bourdieu repose ici sur celle de Weber: Weber définit l'Etat par les moyens dont il dispose (monopole de l'usage de la violence physique légitime), moyens qui le distinguent de toutes les autres associations ou organisations au sein de la société. Bourdieu ajoute simplement plus clairement l'aspect de la légitimité à la définition de l'Etat, ce que Weber n'a pas fait:

"L?Etat est un X (à déterminer) qui revendique avec succès le monopole de 1?usage légitime de la violence physique et symbolique sur un territoire déterminé et sur l'ensemble de la population correspondante" (Bourdieu, Raison Pratique: 107)

Lutter pour le pouvoir politique c'est saisir le droit d?occuper une place favorisée au sein de l'Etat et ainsi de disposer du "meta-capital" de l' Etat.

Bourdieu parle d'un "meta-capital" ou bien d'un "capital étatique". Son explication de l'origine de l'Etat (Raison pratique 101-116) montre qu'il croit que le capital étatique est un mélange de différentes espèces de capital constituant ainsi un capital plus puissant que les autres, une sorte de "meta-capital" qui donne, je cite, "pouvoir sur les autres espèces de capital" dans le champ du pouvoir, c'est-à-dire d?"exercer un pouvoir sur les différents champs et sur les différentes espèces particulières de capital, notamment sur les taux de change entre elles (et, du même coup, sur les rapports de force entre leurs détenteurs)". (109).

Ce passage est intéressant parce qu'il nous montre la valeur de la politique dans la théorie de Bourdieu. Pour lui la politique ou bien l' Etat a une importance centrale au sein de la société, comme pour Aristote, Hannah Arendt, Machiavel et Weber. Bien sur, pour Marx aussi la politique était importante en tant que moyen d?oppression. La politique est, comme dans toutes les approches conflictuelles et critique, le centre du pouvoir dans la société. Bien qu'il y ait une différenciation de la société en plusieurs champs qui suivent leur propres règles et qui ont une certaine autonomie les uns vis-à-vis des autres, la politique a la force d?intervenir et d?influencer les rapports de forces à l'intérieur de ces champs. C'est une conception classique de la politique. Mais il est intéressant de constater que d?autres théories de la différenciation défendent une autre opinion: la théorie systémique de Talcott Parsons - on va la discuter - par exemple assigne une fonction particulière au système politique qui est importante mais qui ne l'est pas significativement plus que les autres fonctions remplies par les autres systèmes. De même, pour Niklas luhmann la politique perd de l'importance dans notre société à cause de l'indépendance croissante des autres systèmes. Malgré son orientation vers la théorie de la différenciation l'approche de Bourdieu reste donc plutôt Weberienne. Le résultat de l'approche de Bourdieu est naturellement que ? étant donné le fort rôle du meta-capital politique dans la société la position des détenteurs du capital politique est renforcé vis-à-vis les détenteurs des autres capitaux. (il est intéressant de remarquer qu'il n?a pas choisi le capital politique pour développer sa distinction horizontale, mais les capitaux culturels et économiques)

Le capital étatique est, je l'ai dit, composé de plusieurs espèces de capital qui sont progressivement monopolisés au cours du temps par l'Etat (Raison Pratiques). Bourdieu n'a pas de théorie propre sur ce processus. Il fait référence à Weber et a Norbert elias pour esquisser le processus historique de la naissance de l'Etat. Bourdieu met seulement l?accent sur des aspects un peu différents de ce processus: il utilise ainsi encore la notion de capital pour démontrer que la dynamique des sociétés est caractérisée par la lutte pour les différentes formes de capital et il souligne, dans le cas de l?Etat, l?importance du capital culturel ou plus précisément du capital informationnel pour nous faire remarquer la fonction idéologique de l'Etat. Ainsi le capital étatique est composé du capital financier, militaire, culturel et juridique qui sont concentrés au niveau de l'Etat (le droit de prélever des impôts; le monopole de la contrainte physique, l?organisation et le contrôle du système scolaire et la juridiction qui, pour Bourdieu, fait partie du monopole de l'Etat comme les écoles). Encore une fois: Bourdieu ne reprend pas l?idée de Marx qui considère que l'Etat est l?instrument du capital. L'Etat, chez Bourdieu est au centre de la société et c'est plutôt lui qui instrumentalise ou bien influence les secteurs de la société comme pour Marx la classe dominante instrumentalise l'Etat. Il utilise les écoles ainsi pour "faire croire en sa véracité et en son autorité" (Répresentation politique: 14). C'est l?aspect de la légitimité, de la violence symbolique. La violence symbolique consiste pour Bourdieu en l?ensemble des processus " idéologiques " qui contribuent à l?acceptation des rapports de domination par les citoyens, c'est-à-dire, les " instruments " symboliques qui permettent de faire " croire " et de profiter d'un capital symbolique, " crédit fondé sur la croyance et la reconnaissance " (Représentation politique : 14). Ce n'est qu'une autre expression pour la légitimité.

Le capital étatique comprend donc les aspects de la force objective et subjective ou bien de la violence objective et subjective.

6 La politique dans la théorie de Bourdieu

Mais penchons-nous maintenant plus spécifiquement sur la théorie politique de Bourdieu. Je base ma lecture surtout sur l?article "La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique" paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales, No. 36-37 de 1981.

6.1 Le champ politique se constitue par la distinction entre mandants et mandataires

Selon Bourdieu les mandants délèguent leur souveraineté aux mandataires qui sont mieux à-même de réaliser les fins des mandants. Pourquoi sont-ils plus capables que les profanes? Parce qu'ils disposent justement d'un capital (culturel, social, économique, symbolique) qui procure l?accès au champ politique comme le temps libre (comparer avec Weber: les journalistes, les avocats qui sont privilégies à cause du temps libre dont ils disposent) ou le capital culturel: en effet, étant donné que l?activité politique consiste surtout à s?engager dans des débats, d?avoir une expérience et un savoir-faire de la discussion et de la persuasion, le capital culturel est un atout nécessaire pour participer au processus politique. Ces deux avantages - qu'on trouve donc également chez Weber dans le cas des journalistes et des avocats qui disposent justement de ces caractéristiques - favorisent certains groupes dans la société et en défavorisent d?autres. Il est clair que Bourdieu est en bonne voie de développer ici une théorie élitiste: La politique est essentiellement l'affaire d'un groupe limité d'individus au sein de la société. Le reste de la population - ceux qui ne disposent pas de ces capitaux - deviennent des "consommateurs" de la politique. Ce sont des "profanes" par opposition aux "professionnels". La distinction sociale fondée sur les capitaux est donc à la base du principe de la délégation et de la représentation.

Mais il faut rester prudent : Bourdieu n?a pas vraiment de théorie de la politique qui prendrait en compte tous les éléments de celle-ci: Il parle ici seulement de la démocratie représentative et pas des autres régimes. Ce qu'il explique est donc limité et concerne le plus souvent la société française. En effet, Bourdieu ne porte pas beaucoup d?attention aux autres pays ou à d'autres régimes. Il traite d'un type de démocratie, la démocratie représentative. Bien sûr, celle-ci est assez répandue. Sa première hypothèse est la suivante: cette forme de démocratie produit un citoyen ressemblant à un "consommateur", qui semble incapable de gérer ses propres affaires. Et cette distinction entre mandants et mandataires donne, bien sur, du pouvoir aux mandataires. La délégation devient une forme de domination.

Ce que Bourdieu veut dire en fait avec sa théorie politique c'est que

  1. nous devons abandonner toutes ces théories de la démocratie qui partent de l'idée d'une identité entre mandants et mandataires, théories où les mandataires ne sont que les délégués qui exécutent les ordres de leurs mandataires. C'est une fiction, dit Bourdieu. Il y a toujours de l?aliénation entre mandants et mandataires à cause des distinctions sociales.
  2. De plus, il refuse également l?idée que les représentants sont des mandataires dotés de la volonté de tout faire pour réaliser le bien-être de la société. Cela aussi est une fiction.
  3. Cela dit, il nous met également en garde contre toute interprétation volontariste qui consisterait à penser que les mandataires ne sont que des hommes de pouvoir développant un certain cynisme de manière à pouvoir se maintenir au pouvoir au détriment des "profanes".
Non, il n?y a que peu de place dans la théorie de Bourdieu pour les "intentions" et la volonté des acteurs. Une grande part est déterminé par la structure et par l?habitus: la délégation devient une forme de domination dans la mesure où c'est la dynamique du champ politique qui force les acteurs à dominer.

6.2 Le champ politique est caractérisé par la lutte des mandataires pour la reconnaissance des "profanes" et la recherche du pouvoir

Une bonne partie de l'aliénation entre mandants et mandataires provient du fait que les représentants en tant que politiciens s'autonomisent de leurs mandataires en même temps qu'ils sont intégrés au jeu politique avec ses règles et sa dynamique particulière. L?enjeu du champ politique c'est la lutte pour le pouvoir étatique au moyen du capital politique disponible dans le champ. Le politicien devient, une fois intégré au champ politique, un "entrepreneur" - ou un "délégué" d'un parti (qui sont eux-mêmes de grands entreprises) - qui doit tout faire pour survivre dans le champ. Je l'ai déjà expliqué lors du dernier cours: il faut investir, il faut se mettre en concurrence avec les autres politiciens, il faut trouver une place favorable à l?intérieur du champ politique, il faut augmenter son capital propre avec tous les moyens disponibles. La logique du champ politique - qui est donc définie par Bourdieu comme une logique de la lutte entre dominants et dominés, comme une concurrence permanente (on ne connaît pas la coopération et la solidarité chez Bourdieu; c'est vraiment une vie assez dure et sans pitié) - force les agents à accepter un certain comportement orienté vers l?accumulation du capital politique et, en même temps, à développer une certaine illusio et un habitus qui permettent de rester dans le jeu.

6.3 Comment peut-on mobiliser le soutien des profanes pour accéder aux postes politiques?

La domination est dépendante de la croyance qu'ont les mandants du fait que leurs mandataires font tout pour eux. Une grande partie des activités politiques sont ainsi concentrées sur la persuasion des citoyens, sur le "faire croire" (pouvoir symbolique) Le mandataire reste dépendant des profanes parce que ce sont les mandants, les électeurs, qui distribuent en partie les ressources, les postes, le capital qu'on peut utiliser à l?intérieur du champ. Ces ressources sont les votes qui décident de la participation au gouvernement ou non. Et le mandataire est dépendant du mandant parce que sans le mandant sa fonction serait abolie. Sans mandant pas de mandataire. Seule la délégation symbolique par les votes, légitime le mandataire pour participer au jeu politique. La mobilisation des profanes appartient donc au jeu politique et est même un fait primordial.

Et comment est-ce que l'on peut mobiliser le soutien des profanes? Il est étonnant de constater que Bourdieu ne pense pas ici à ce que le gouvernement fait, au succès ou aux échecs d'une politique publique par exemple. Il est si obsédé par sa notion de domination qu'il ne peut pas s?imaginer que les citoyens soutiennent un régime volontairement et consciemment parce qu'ils trouvent la performance du gouvernement convaincante. Non, pour Bourdieu, la réponse est située ailleurs. Les politiciens s?efforcent de rassembler les citoyens autour des idées qu'ils produisent. Ce sont des idées en tant que pouvoir symbolique qui contribuent à la différenciation entre dominants et dominés au sein du champ politique. Les partis qui produisent des idées qui mobilisent leurs militants et leurs électeurs de manière suffisante décident de la distribution du pouvoir au sein de la politique.

Mais ce qu'il faut observer encore une fois ici c'est que cet usage du pouvoir symbolique, des stratégies de mobilisation, n'est pas un acte d'une élite qui se moquerait des citoyens et qui jouerait ainsi un jeu cynique avec les citoyens. Non, c'est encore le jeu, la logique du champ, qui force les politiciens à développer la "production idéologique", parce qu'elle est une arme pour lutter au sein du champ politique. Derrière toute action politique on trouve chez Bourdieu la contrainte qui est celle d?augmenter le capital propre pour pouvoir s'imposer dans la lutte interne au champ politique. La mobilisation des masses est un moyen indispensable pour le faire. Et les idées sont un moyen indispensables pour mobiliser les masses. C'est pourquoi les politiciens sont contraints d?utiliser des idées, de la rhétorique. Mais il est clair que, en même temps, ces idées garantissent la croyance en la légitimité des mandataires et en la justification de ce qu'ils font. C'est là justement le présupposé de la mobilisation: il faut croire, il faut avoir confiance en le mandataire, pour lui donner sa voix au moment des élections. Et les idées ont la force de convaincre les citoyens.

Dans un autre texte (Raisons Pratiques: 116), Bourdieu explique cet aspect du pouvoir symbolique, de la légitimité produite par la rhétorique et par les idées politiques à partir de l'exemple central de l'Etat. Il parle de l'Etat en général qui a gagné du pouvoir sur le "marché culturel" à travers sa gestion des écoles. Au moyen des écoles publiques étatiques l'Etat a le pouvoir de façonner les "structures mentales" (p. 114) et de créer "l?identité nationale". A travers l?école et d?autres organes de socialisation, l'Etat peut faire incorporer ses structures (p. 124) et inculquer un sens commun sur la légitimité de sa domination. Il reste toutefois ici plus abstrait et parle de l'"Etat" et pas du champ politique, mais ce qu'il veut dire reste la même chose: la politique a un intérêt ainsi que les moyens pour maintenir la légitimité de l'Etat. Les politiciens y contribuent en raison de leur appartenance au champ politique à travers de la " production idéologique " et l'Etat crée, à travers les agences de socialisation, les conditions sociales de l?acceptation générale de l'ordre établi: l?acceptation de la démocratie représentative comme seul modèle de la politique.

Jusqu'ici on n'a pas parlé - et cela sera ma dernière remarque - du rôle des partis qui sont mentionnés à plusieurs reprises par Bourdieu. Il n'est pas si important de discuter plus particulièrement la question des partis chez Bourdieu parce ses idées suivent presque intégralement celles de Weber: Il est très important d?avoir des partis parce qu'ils stabilisent le capital politique et la croyance. La croyance des mandataires est en principe liée à une personne et est appelée à disparaître avec la disparition de cette personne. Comme on peut l'imaginer, ce n'est pas là une situation qui permet une domination durable. C'est ainsi que l?institutionnalisation de cette croyance dans une organisation aide à stabiliser la domination. Le parti reçoit un pouvoir symbolique général qui perdure même si l'on remplace les personnes. Avec l'apparition des partis, le pouvoir symbolique attaché à la délégation du mandant au mandataire se concentre sur les partis. Et ce sont ces partis qui après délèguent ce capital aux politiciens sous la forme de postes. Les partis sont des "appareils de mobilisation", plus puissants que le politicien individuel. Et le processus de développement des "fonctionnaires de parti" mentionné par Weber est également décrit par Bourdieu:

"Plus le processus d?institutionnalisation du capital politique est avancé, plus la conquête des " esprits " tend à se subordonner à la conqu?été des postes et plus les militants, liés par le seul dévouement à la ?cause?, reculent au profit des ?prébendiers?, comme les appelle Weber, sortes de clients, durablement liés à l?appareil par les bénéfices et les profits qu'il leur assure ..." (Représentation: 20).

Donc, les politiciens ne sont plus des mandataires directs, ils n'ont plus la fonction de maintenir la confiance des citoyens. C'est maintenant le parti qui jouit de la croyance des citoyens et qui est responsable pour son maintien. Le politicien ne reçoit qu'un "capital délégué" par le parti, sous forme de postes ainsi que l'ordre d?entreprendre tout ce qui est dans l?intérêt du parti. Mais - encore une fois - ce sont des idées que Weber a déjà développées et que Bourdieu reprend.

7 Conclusion

Bourdieu a développé une théorie assez complexe et riche. C'est surtout une théorie globale de la société. La politique joue un rôle important, mais il est clair que Bourdieu n'a pas consacré beaucoup de temps à l'élaboration d'une véritable théorie de la politique qui renferme tous les aspects de la vie politique. C'est peut-être là déjà un premier point de critique: ce qui manque évidement dans l?explication c'est le rôle des institutionspolitiques ou, de manière plus générale, une discussion du rôle des institutions dans la politique. Bourdieu explique les origines de l' Etat comme un processus de concentration des espèces de capital, il insiste sur la fonction unifiante de la violence symbolique à travers les écoles et il explique la configuration du mandat. Celle-ci est certainement importante dans les démocraties représentatives mais elle n'est qu'une partie des relations possibles entre Etat et société. Il ne discute pas, par exemple, de l?output du système politique, des problèmes qui en découlent, et leur importance pour la légitimité de l' Etat. Son attention est focalisée sur l?input, le processus de la formation d'une volonté politique et sur la manière d?influencer le soutien des citoyens au moyen de la production des images et des stratégies rhétoriques. Si l'on se rapporte à une distinction fameuses de la légitimité de David Easton, entre le soutien spécifique et le soutien diffus, Bourdieu traite du dernier et pas du tout du premier. Ce sont les aspects du soutien durable qui font partie de la socialisation, du subconscient, de l?adhésion traditionnelle aux institutions etc. et qui jouent un rôle dans la théorie de la légitimité de Bourdieu. Il néglige l?aspect du soutien spécifique qui peut être également très important pour la stabilisation de la domination politique si l'on pense à l?Europe de l?Est où l'on trouve peu de régimes dotés d'un soutien bien ancré dans le passé. Ici tout ce qui compte c'est la performance économique et sociale des gouvernements, le succès immédiat. Bourdieu n?a pas d?explication pour cette forme de domination là, fondée sur le soutien spécifique.

Il est donc sélectif par rapport à la relation entre Etat et société et il est sélectif par rapport aux objets d?analyse: ce sont les acteurs, leur capital, les idées et le pouvoir qui jouent un rôle dans la théorie de Bourdieu. Les institutions figurent comme des facteurs dépendants comme, par exemple, les écoles. Bourdieu ne distingue pas de régimes politiques qui institutionnaliseraient d?autres formes de domination, ni ne fait de distinctions entre les différents systèmes politiques démocratiques qu'on connaît. Cela est bien compréhensible, dans la mesure où son niveau d?abstraction est d'un côté, relativement limité, puisqu'il ne parle que de la démocratie qu'il connaît le mieux, c'est-à-dire la France, et qu'il est, d'un autre côté, beaucoup plus élevé puisqu'il ne s?intéresse pas du tout aux effets des différentes institutions, mais essentiellement à la question de la domination en général. Et dans ce cas, des différences entre institutions telles que, par exemple, le présidentialisme, le semi-présidentialisme et le parlementarisme, la participation des associations dans le processus législatif, la structure du système partisan, etc., ne sont que des conditions "secondaires" de l'analyse du jeu de pouvoir.

Ces institutions ne changent rien au fait que le mécanisme politique est avant tout une aliénation et une domination de la politique sur les "profanes". Mais cette décision théorique n'est pas sans conséquence puisqu'elle ne permet pas de voir que des institutions différentes produisent souvent des résultats différents quant à la relation entre politiciens/partis et citoyens et qu'elles sont susceptibles de certainement restreindre la possibilité d'aliénation des politiciens face à leur base. Un bon exemple peut être ici la Suisse avec sa démocratie directe et son système de milice. Dans ce cas, l'on n'évite pas non plus la création d'une classe politique mais cette classe politique est moins détachée du citoyen et moins une classe politique en soi : les membres de la classe politique changent souvent. Le mécanisme de l?investissement et de la rentabilité ainsi que de l?habitus semble d'être moins important en Suisse.

Bourdieu ne voit - et c'est le deuxième point de la critique - que la dimension de la domination dans la relation entre mandataires et mandants. Son préjugé concernant cette relation est une vue d?en haut vers le bas focalisée sur la domination et la manipulation des mandants (Sewell 1992). Bourdieu ne voit que la manière dont les mandataires "manipulent" la relation avec les mandants. Les mandants restent des objets passifs. Ceci résulte de sa décision d?introduire la distinction entre les possédants des moyens de production (les mandataires) et les démunis (les mandants). Ces derniers sont réduits, par conséquent, au statut de consommateurs. C'est pourquoi ils ne jouent aucun rôle dans la théorie de Bourdieu. Mais on peut bien sur défendre l'idée opposée que les citoyens ne sont pas tous des consommateurs. Il existe beaucoup d'hommes et de femmes qui aspirent à une vie politique, qui s?intéressent à la politique dans les journaux, dans les clubs, dans les partis comme militants, dans des mouvements sociaux et en bien d'autres lieux encore. Bourdieu ne prend pas en compte ce que l'on appelle "la société civile" comme facteur important qui contredit la thèse de la passivité des citoyens. La politique est aussi le résultat des actions de l?extérieur, des revendications des citoyens et du lobbying. Ce que l'on constate en prenant en compte la "société civile", c'est que tous les acteurs qui exercent une certaine pression sur la politique ne font pas immédiatement partie du champ politique. Ces acteurs restent étroitement liés à la société et ont développé une certaine adhésion idéologique à la société. Cette pression d?en bas est supprimée dans la théorie de Bourdieu. Et c'est dommage parce que avec la société civil la distinction rigide entre champ politique et société soit attenué.

Mais on peut également rediscuter l?autre côté. Pourquoi les politiciens ne devraient-ils pas avoir des liens étroits avec les citoyens? Pourquoi ne se comporteraient-ils pas comme des porte-paroles des citoyens? Bourdieu ne voit que la logique du pouvoir caché, de l'autonomisation des politiciens face aux citoyens au moment de l'engagement dans la politique. Toutefois, sous certaines conditions stipulées et institutionnalisées il est tout à fait compréhensible que les politiciens se sentent responsables et obligés d?agir en faveur de leur clientèle. Ce n'est pas toujours une question d?homologie. Pour Bourdieu un tel choix n'est cependant pas possible parce qu'il ne reconnaît pas la possibilité des acteurs au sein du champ politique de prendre des décisions en dehors de la logique propre du champ qui est la logique du pouvoir. Il ne reconnaît pas le rôle de normes morales ni de relations sociales qui puissent pousser des acteurs à ne pas se consacrer entièrement au pouvoir. Chez Bourdieu, l?acteur ou bien l?agent du champ politique est une marionnette de son désir de pouvoir. Bien sur, Bourdieu dirait que ce n'est pas une question de volonté ou de désir puisque ce sont les circonstances qui forcent les acteurs à accepter une telle attitude. Je le lui accorderait peut-être si l'on partait de l?idée que tous les politiciens sont dépendants de la carrière politique, de la politique comme métier (même si l'on pourrait rediscuter cela). Mais, comme j'ai déjà expliqué dans le cours sur Weber: la plupart des politiciens ne sont pas des professionnels, surtout pas en Suisse, et ils ne sont pas totalement dépendants de la politique. Cela crée des possibilités d?agir différemment. En plus, il y a des politiciens qui entrent dans la politique justement pour réaliser certaines idées et pas pour conquérir des positions importantes dans la politique.

Il est opportun ici de comparer également son interprétation du charisme avec celle de Weber. Pour Bourdieu le charisme n'est qu'une autre forme de la domination qui est utilisée à court terme pour exercer du pouvoir. Pour Weber aussi le charisme est sans doute une forme de domination. Pourtant il explique clairement que les politiciens charismatiques dotés d'un sens de la responsabilité, d'un coup d?oeil et de la passion disposent de la possibilité de gérer la communauté politique d'une manière fructueuse et dirigée contre les désirs de pouvoir des partis. Pour Weber des personnes indépendantes et au-dessus de la lutte de pouvoir peuvent exister et le semi-présidentialisme de Weber et de Charles de Gaulle sont des exemples de création d'une institution pour ces personnes.

Donc, ce que je veux dire ici, c'est que Bourdieu néglige la volonté des mandataires, leurs possibilités de se soustraire du jeu de pouvoir et la liaison souvent étroite entre mandataires et mandants.

J'ai quelque peu de mal à comprendre pourquoi la domination politique semble être quelque chose à condamner. Cela dépend évidement du critère que l'on utilise. Je suppose que Bourdieu utilise le critère de l?égalité d?accès au champ politique ainsi que celui de l'inégalité de chances à l'intérieur du champ politique même. En ce sens-là on peut dire que l'on trouve bien sûr une inégalité dans toutes les démocraties: ce sont, il est vrai, souvent des groupes privilégiés - mais pas toujours - avec un capital culturel (moins avec un capital économique, c'est dépassé) important et un capital social, mais aussi - et cela Bourdieu l'a oublié - dotés de certaines facultés susceptibles de permettre de faire de la politique et une volonté de participer. Pas tous les citoyens ne veulent ou ne peuvent participer. On choisit donc ses représentants selon des critères qui promettent une bonne représentation de ses propres intérêts. Une certaine inégalité lors de ce choix me semble indispensable. D'ailleurs: derrière cette revendication d'une égalité d?accès on trouve un modèle de la démocratie assez idéaliste et contestables: à savoir que le parlement devrait être un reflet de la structure de la population. On peut discuter de savoir si c'est souhaitable ou réalisable.

Il existe donc de la domination dans le sens où certains groupes sont favorisés ou bien dotés de facultés et d'un capital acquis et ont ainsi plus de chance de participer à la politique que d?autre: cela est vrai. Mais ce qui est également important est ce que ces groupes font avec le pouvoir. Encore une fois: Bourdieu ne voit pas du tout qu'il y aussi d?autres instruments à disposition de l' Etat à côté de la violence physique et symbolique: il laisse de côté la politique publique et c'est justement au moyen de la politique publique qu'on peut atteindre des fins politiques matérielles. Et il est tout à fait possible que ces groupes utilisent leur pouvoir pour promouvoir les intérêts de leur clientèle. Bourdieu semble également aller dans le même sens: même si ce n'est pas le produit de la conscience, les structures ont pour effet que les politiciens se rendent compte des besoins des citoyens. L?homologie structurale, dit Bourdieu, a pour effet que les politiciens prennent en compte les intérêts des citoyens lorsqu'ils défendent leurs propres intérêts ("se servir en servant"). Je dirais que si un système politique est capable de satisfaire les besoins de la clientèle, c'est un système de domination qui est assez acceptable - même si le résultat positif n'est pas le résultat d'un volonté consciente des politiciens. Donc d'un point de vue matériel le système de domination d?aujourd'hui ne fonctionne en toute apparence pas si mal, et ceci certainement d'autant plus si on le compare avec d'autres systèmes. Mais, pour Bourdieu la question de l?inégalité semble être plus importante et c'est pourquoi il attaque le système.

Laissez-moi encore discuter deux points. Le premier point est consacré à la décision de Bourdieu de travailler avec une analogie s?appuyant sur le marché. Par cette analogie il dévoile clairement son inspiration tirée des théories de l?échange (Mauss) et de Karl Marx. Il utilise souvent les catégories économiques comme " augmenter le capital, investir, gagner plus de pouvoir, plus de rentabilité, avoir plus de statut social etc. " J'ai dit avant que son modèle de l?homme est plus complexe que celui de Karl Marx, mais pourtant on peut dire qu'il existe une certaine tendance à réduire/limiter les facultés et les capacités d'action des hommes dans la théorie de Bourdieu parce que Bourdieu suppose que les hommes et femmes ont toujours essayé de maximiser leur pouvoir (comme dans la théorie économique). Bien sur, selon lui, ce sont les circonstances qui forcent les hommes à se comporter comme cela, mais cela limite quand même les possibilités du comportement humain. Et Bourdieu ne peut plus observer ou bien expliquer des comportements différents comme la solidarité, la coopération, le refus de participer aux jeux de pouvoir, etc.

Le dernier point de critique concerne la liberté d?agir des hommes et femmes conférée dans la théorie de Bourdieu. J'ai déjà abordé ce point à plusieurs reprises. Le point de critique est ici que Bourdieu développe un concept qui ne laisse aucune marge de manoeuvre aux acteurs. Ainsi, le concept d'habitus développé par Bourdieu est un peu ambigu: d'un côté il insiste sur la spontanéité des hommes et des femmes en refusant toute caricature structuraliste, c'est-à-dire toutes les théories qui ne voient dans les hommes que des marionnettes de la structure. Les hommes et les femmes peuvent, selon lui, être inventifs, il peuvent agir, développer des stratégies etc. En ce sens-là il réagissent spontanément. De l'autre coté, la disposition à agir est prédéterminée justement par les structures existantes. Elle se forme selon les rapports de force objectifs. En ce sens-là elle est le reflet des structures objectives. Et parce que les hommes et femmes utilisent les dispositions - elles sont mêmes les outils d?observation et d?interprétation du monde - nos actions sont limitées par ces dispositions qui, à la fin, nous incitent à confirmer les rapports de domination existants.

Une théorie que je trouve plus convaincante est l?approche de March et Olsen (1984) qui distingue entre un comportement de routine (et cela va dans la direction de Bourdieu), d'un comportement rationnel: les acteurs décident, en fonction des situations, à l?aide d'une réflexion sur l?efficacité de leurs actions etc. Bourdieu veut en tout cas éviter la supposition d'une tel décision rationnelle. Pour lui les hommes et femmes ne sont pas calculateurs. Mais en niant cette possibilité il prive les hommes et femmes de la possibilité de développer une certaine autonomie vis-à-vis des structures contraignantes. Dans sa théorie les hommes et femmes agissent en tant que marionnettes des structures existantes. On termine chez Bourdieu avec un monde qui est " over-socialised ".

Dernière remarque: Je trouve que Bourdieu annonce un monde assez triste et une théorie assez pessimiste. Il met l?accent sur les faiblesses de la structure capitaliste et les rapports de forces qui aboutissent à n?en pas douter à des inégalités quant au pouvoir social et politique. Il révèle très bien que le pouvoir peut exister dans le monde sans que nous soyons conscients de ce fait. Mais il est trop négatif, je trouve, quant aux possibilités de changer le monde. Si l'on ne partage pas son structuralisme on peut découvrir des acteurs sociaux qui sont tout à fait capables et à mêmes d?influencer le processus politique et de changer ces inégalités. L' Etat et la politique restent chez lui des facteurs très importants dans la société. Pour lui ils sont des facteurs qui contribuent à la domination et à l?oppression. Comme Karl Marx, il sous-estime les possibilités des groupes dominés d?utiliser l'Etat et la politique afin de contribuer également à l'émergence d'un monde acceptable et paisible.

8. GLOSSAIRE

Capital (social):

"Le capital social est la somme des ressources, actuelles ou virtuelles, qui reviennent à un individu ou à un groupe du fait qu'il possède un réseau durable de relations, de connaissances et de reconnaissances mutuelles plus ou moins institutionnalisées, c'est-à-dire la somme des capitaux et des pouvoirs qu'un tel réseau permet de mobiliser. Il faut admettre que le capital peut prendre un diversité de formes si l'on veut expliquer la structure et la dynamique des sociétés différenciées". (Réponses, p.95)

Capital étatique (ou méta-capital):

"En fait, ce que l'on rencontre concrètement [lorsque l'on analyse ce que l'on appelle l'"Etat"], c'est un ensemble de champs bureaucratiques ou administratifs à l'intérieur desquels des agents ou des groupes d'agents gouvernementaux ou non-gouvernementaux luttent en personne ou par procuration pour cette forme particulière de pouvoir qu'est le pouvoir de régler une sphère particulière de pratiques (...) par des lois, des règlements, des mesures administratives (subventions, autorisations, etc.), bref, tout ce qu'on met sous le nom de politique (policy). L'Etat serait ainsi, si l'on veut garder à tout prix cette désignation, un ensemble de champs de forces où se déroulent des luttes ayant pour enjeu (en corrigeant la formule célèbre de Max Weber) le monopole de la violence symbolique légitime: le pouvoir de constituer et d'imposer comme universel et universellement applicable dans le ressort d'une nation, c'est-à-dire dans les limites des frontières d'un pays, un ensemble commun de normes coercitives. (...)

La notion d'Etat n'a de sens que comme désignation sténographique (mais à ce titre très dangereuse) de ces relations objectives entre des positions de pouvoir (de différents types) qui peuvent s'inscrire dans des réseaux (networks) plus ou moins stables (d'alliance, de clientèle, etc.) et de manifester dans des interactions phénoménalement très différentes allant du conflit ouvert à la collusion plus ou moins dissimulée" (Réponses, pp.86-87).

Capital symbolique

"(...) idée que les luttes pour la reconnaissance sont une dimension fondamentale de la vie sociale et qu'elles ont pour enjeu l'accumulation d'une forme particulière de capital, l'honneur au sens de réputation, de prestige, et qu'il y a donc une logique spécifique de l'accumulation du capital symbolique comme capital fondé sur connaissance et la reconnaissance (...). (Choses dites, p.33)

"forme que revêtent les différentes espèces de capital lorsqu'elles sont perçues et reconnues comme légitimes" (Choses dites, p.152).

"Le capital symbolique n'est pas autre chose que le capital économique et culturel lorsqu'il est connu et reconnu, lorsqu'il est connu selon les catégories de perception qu'il impose (...)" Choses dites, p.160).

"Le capital symbolique, c'est n'importe quelle propriété (n'importe quelle espèce de capital, physique, économique, culturel, social) lorsqu'elle est perçue par des agents sociaux dont les catégories de perception sont telles qu'ils sont en mesure de la connaître (de l'apercevoir) et de la reconnaître, de lui accorder valeur" (Raisons pratiques, p.116).

Champ:

"Les champs se présentent à l'appréhension synchronique comme des espaces structurés de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui peuvent être analysées indépendamment des caractéristiques de leurs occupants (en partie déterminées par elles). Il y a des lois générales des champs (...) ce qui fait que le projet d'une théorie générale n'est pas insensé et que l'on peut se servir de ce que l'on apprend du fonctionnement de chaque champ particulier pour interroger et interpréter d'autres champs. Un champ (...) se définit entre autres choses en définissant des enjeux et des intérêts spécifiques, qui sont irréductibles aux enjeux et aux intérêts propres à d'autres champs (...) et qui ne sont pas perçus de quelqu'un qui n'a pas été construit pour entrer dans ce champ (...). Pour qu'un champ marche, il faut qu'il y ait des enjeux et des gens prêts à jouer le jeu, dotés de l'habitus impliquant la connaissance et la reconnaissance des lois immanentes du jeu, des enjeux, etc." (Questions de sociologie, pp.113-4).

"En termes analytiques, un champ peut être défini comme un réseau ou une configuration de relations objectives entre des positions. Ces positions sont définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu'elles imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation actuelle et potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir (ou de capital) dont la possession commande l'accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ et, du même coup, par leurs relations objectives aux autres positions (domination, subordination, homologie, etc.). Dans les sociétés hautement différenciées, le cosmos social est constitué de l'ensemble de ces microcosmes sociaux relativement autonomes, espaces de relations objectives qui sont le lieu d'une logique et d'une nécessité spécifiques et irréductibles à celles qui régissent les autres champs". (...) On peut comparer le champ à un jeu (bien que, à la différence d'un jeu, il ne soit pas le produit d'une création délibérée et qu'il obéisse à des règles ou, mieux, des régularités qui ne sont pas explicitées et codifiées). On a ainsi des enjeux qui sont, pour l'essentiel, le produit de la compétition entre les joueurs; un investissement dans le jeu, illusio: les joueurs sont pris au jeu, ils ne s'opposent, parfois férocement, que parce qu'ils ont en commun d'accorder au jeu, et aux enjeux, une croyance (doxa), une reconnaissance, qui échappe à la mise en question (les joueurs acceptent, par le fait de jouer le jeu, et non par un "contrat", que le jeu vaut la peine d'être joué, que le jeu en vaut la chandelle) et cette collusion est au principe de leur compétition et de leurs conflits". (Réponses, pp.72-73)

Classes:

"(...) l'erreur théoriciste que l'on trouve chez Marx consisterait à traiter les classes sur le papier comme des classes réelles, à conclure de l'homogénéité objective des conditions, des conditionnements, donc des dispositions, qui découlent de l'identité de position dans l'espace social, à l'existence en tant que groupe unifié, en tant que classe. La notion d'espace social permet d'échapper à l'alternative du nominalisme et du réalisme en matière de classes sociales: le travail politique destiné à produire des classes sociales en tant que corporate bodies, groupes permanents, dotés d'organes permanents de représentation, de sigles, etc. a d'autant plus de chances de réussir que les agents qu'il veut rassembler, unifier, constituer en groupe, sont plus proches dans l'espace social (donc appartiennent à la même classe sur le papier)" (Choses dites, pp.133-4).

Distinction et espace social:

"Le titre même de l'ouvrage [La Distinction] est là pour rappeler que ce que l'on appelle communément distinction, c'est-à-dire une certaine qualité, le plus souvent considérée comme innée (on parle de distinction naturelle), du maintien et des manières, n'est en fait que différence, écart, trait distinctif, bref, propriété relationnelle qui n'existe que dans et par la relation avec d'autres propriétés.

Cette idée de différence, d'écart, est au fondement de la notion même d'espace, ensemble de positions distinctes et coexistantes, extérieures les unes aux autres, définies les unes par rapport aux autres, par leur extériorité mutuelle et par des relations de proximité, de voisinage ou d'éloignement et aussi par des relations d'ordre, (...).

L'espace social est construit de telle manière que les agents ou les groupes y sont distribués en fonction de leur position dans les distributions statistiques selon les deux principes de différenciation qui, dans les sociétés les plus avancées, comme les Etats-Unis, le Japon ou la France, sont sans nul doute les plus efficients, le capital économique et le capital culturel. Il s'ensuit que les agents ont d'autant plus en commun qu'ils sont plus proches dans ces deux dimensions et d'autant moins qu'ils sont plus éloignés." (Raisons pratiques, p.20).

Habitus:

"Système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leurs buts sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement "réglées" et "régulières" sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre". (Le sens pratique, pp.88-89).

"Une des fonctions de la notion d'habitus est de rendre compte de l'unité de style qui unit les pratiques et les biens d'un agent singulier ou d'une classe d'agents (...). L'habitus est ce principe générateur et unificateur qui retraduit les caractéristiques intrinsèques et relationnelles d'une position en un style de vie unitaire, c'est-à-dire un ensemble unitaire de choix de personnes, de biens, de pratiques.

Comme les positions dont ils sont le produit, les habitus sont différenciés; mais ils sont aussi différenciants. Distincts, distingués, ils sont aussi opérateurs de distinction: ils mettent en oeuvre des principes de différenciation différents ou utilisent différemment les principes de différenciation communs.

Les habitus sont des principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives -ce que mange l'ouvrier et surtout sa manière de le manger, le sport qu'il pratique et sa manière de la pratiquer, les opinions politiques qui sont les siennes et la manière de les exprimer diffèrent systématiquement des consommations ou des activités correspondantes du patron d'industrie; mais ce sont aussi des schèmes classificatoires, des principes de classement, des principes de vision et de division, des goûts, différents." (Raisons pratiques, pp.22-23)

Homologie structurale

"L'homologie peut-être décrite comme une ressemblance dans la différence. Parler d'homologie entre le champ politique et le champ littéraire, c'est affirmer l'existence de traits structuralement équivalents -ce qui ne veut pas dire identiques- dans des ensembles différents" (Choses dites, p.168).

Illusio:

"J'ai introduit la notion d'intérêt en m'appuyant sur weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd'hui utiliser le terme illusio puisque je parle toujours d'intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. (...) Pour comprendre la notion d'intérêt, il faut voir qu'elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d'indifférence. (...) L'illusio est l'opposé de l'ataraxie: c'est le fait d'être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Etre intéressé, c'est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d'être poursuivis" (Réponses, pp.91-2).

Libido

"Libido serait aussi tout à fait pertinent pour dire ce que j'ai appelé illusio, ou investissement. Chaque champ impose un droit d'entrée tacite: "Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre", c'est-à-dire que nul n'entre ici s'il n'est prêt à mourir pour un théorème. (...) Il y a autant d'espèces de libido qu'il y a de champs: le travail de socialisation de la libido étant précisément ce qui transforme les pulsions en intérêts spécifiques, intérêts socialement constitués qui n'existent qu'en relation avec un espace social au sein duquel certaines choses sont importantes et d'autres indifférentes (...). (Raisons pratiques, p.153)

Violence symbolique:

"La violence symbolique, c'est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s'appuyant sur des "attentes collectives", des croyances socialement inculquées. Comme la théorie de la magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d'appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir" (Raisons pratiques, p.190).