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Origine : http://www.sociotoile.net/article12.html
Pierre Boudieu - Objectiver le sujet de l’objectivation
Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, Paris, 2001,
pp. 173-184 Mis en ligne le mardi 13 avril 2004
La réflexivité n’est pas la seule manière de sortir de la contradiction
qui consiste à revendiquer la critique relativisante et le relativisme
quand il s’agit des autres sciences, tout en restant attaché à une
épistémologie réaliste. Entendue comme le travail par lequel la
science sociale, se prenant elle-même pour objet, se sert de ses
propres armes pour se comprendre et se contrôler, elle est un moyen
particulièrement efficace de renforcer les chances d’accéder à la
vérité en renforçant les censures mutuelles et en fournissant les
principes d’une critique technique, qui permet de contrôler plus
attentivement les facteurs propres à biaiser la recherche. Il ne
s’agit pas de poursuivre une nouvelle forme de savoir absolu, mais
d’exercer une forme spécifique de la vigilance épistémologique,
celle-là même que doit prendre cette vigilance sur un terrain où
les obstacles épistémologiques sont primordialement des obstacles
sociaux. La science la plus sensible aux déterminismes sociaux peut
en effet trouver en elle-même les ressources qui, mises en oeuvre
comme dispositif (et disposition) critique, peuvent lui permettre
de limiter les "effets " des déterminismes historiques et sociaux.
Pour être en mesure d’appliquer à leur propre pratique les techniques
d’objectivation qu’ils appliquent aux autres sciences, les sociologues
doivent convertir la réflexivité en une disposition constitutive
de leur habitus scientifique, c’est-à-dire une réflexivité réflexe, capable d’agir non ex post, sur l’opus
operatum, mais a priori, sur le modus operandi (disposition qui interdira par exemple d’analyser les différences
apparentes dans les données statistiques à propos de différentes
nations sans interroger les différences cachées entre les catégories
d’analyse ou les conditions de la collecte des données liées aux
différentes traditions nationales qui peuvent être responsables
de ces différences ou de leur absence).
Mais ils doivent préalablement échapper à la tentation de sacrifier
à la réflexivité que l’on pourrait appeler narcissique, non seulement parce qu’elle se limite bien souvent à un retour
complaisant du chercheur sur ses propres expériences, mais aussi
parce qu’elle est à elle-même sa fin et ne débouche sur aucun effet
pratique. Je rangerais volontiers dans cette catégorie, malgré les
contributions qu’elle peut apporter à une meilleure connaissance
de la pratique scientifique par elle-même, la réflexivité telle
que la pratiquent les ethnométhodologues, qui doit sa séduction
spéciale aux airs de radicalité qu’elle se donne en se présentant
comme une critique radicale des formes établies de la science sociale.
Pour tenter de dégager la logique des différents « jeux de
codage » (codinggames), Garfinkel et Sachs (1986) observent
deux étudiants chargés de coder selon des instructions standardisées
des dossiers de patients d’un hôpital psychiatrique. Ils recensent
les « considérations ad-hoc » que les codeurs ont adoptées
pour réaliser l’ajustement entre le contenu des dossiers et la feuille
de codage, notamment des termes rhétoriques comme « etc., let
it pass, unless », et ils remarquent qu’ils utilisent leur
connaissance de la clinique à l’intérieur de laquelle ils travaillent
(et, plus largement, du monde social) pour faire ces ajustements.
Tout cela pour conclure que le travail scientifique est plus constitutif
que descriptif ou constatif (ce qui est une façon de mettre en question
la prétention des sciences sociales à la scientificité).
Des observations et des réflexions telles que celle de Garfinkel
et Sachs peuvent avoir au moins pour effet d’arracher les statisticiens
ordinaires à leur confiance positiviste dans des taxinomies et des
procédures routinisées. Et on voit tout le parti qu’une conception
réaliste de la réflexivité peut tirer d’analyses de cette sorte,
que j’ai d’ailleurs beaucoup pratiquées, et depuis longtemps. Cela,
à condition de s’inspirer d’une intention qu’on pourra appeler réformiste,
dans la mesure où elle se donne explicitement pour projet de chercher
dans la science sociale et dans la connaissance qu’elle peut procurer,
notamment à propos de la science sociale elle-même, de ses opérations
et de ses présupposés, des instruments indispensables à une critique
réflexive capable de lui assurer un degré supérieur de liberté à
l’égard des contraintes et des nécessités sociales qui pèsent sur
elle comme sur toute activité humaine.
Mais cette réflexivité pratique ne prend toute sa force que si
l’analyse des implications et des présupposés des opérations routinières
de la pratique scientifique se prolonge dans une véritable critique
(au sens de Kant) des conditions sociales de possibilité et des
limites des formes de pensée que le savant ignorant de ces conditions
engage sans le savoir dans sa recherche et qui réalisent à son insu,
c’est-à-dire à sa place, les opérations les plus spécifiquement
scientifiques, comme la construction de l’objet de la science. Ainsi
par exemple, une interrogation vraiment sociologique sur les opérations
de codage devrait s’efforcer d’objectiver les taxinomies que mettent
en oeuvre les codeurs (étudiants chargés de coder les données ou
auteurs responsables de la grille de codage) et qui peuvent appartenir
à l’inconscient anthropologique commun, comme celles que j’ai découvertes
dans un questionnaire de l’IFOP en forme de « jeu chinois »
(analysé en annexe de La Distinction - 1979), ou à un inconscient
scolaire, comme les « catégories de l’entendement professoral »
que j’ai dégagées des jugements formulés par un professeur pour
justifier ses notes et ses classements ; et qui, dans les deux
cas, peuvent donc être rapportées à leurs conditions sociales de
production.
C’est ainsi que la réflexion sur les opérations concrètes de codage,
celles que j’opérais moi-même dans mes enquêtes, ou celles qu’avaient
opérées les producteurs des statistiques que j’étais amené à utiliser
(notamment les enquêtes de l’INSEE), m’a conduit à rapporter les
catégories ou les systèmes de classement utilisés aux utilisateurs
et aux concepteurs de ces classements et aux conditions sociales
de leur production (notamment leur formation scolaire), l’objectivation
de cette relation donnant un moyen efficace d’en comprendre et d’en
contrôler les effets. Par exemple, il n’est pas de plus parfaite
manifestation de ce que j’appelle la pensée d’État que les catégories
de la statistique d’État qui ne révèlent leur arbitraire (d’ordinaire
masqué par la routine d’une institution autorisée) que lorsqu’elles
sont mises en déroute par une réalité « inclassable » :
comme ces populations nouvellement apparues, à la frontière incertaine
entre l’adolescence et l’âge adulte, en liaison notamment avec l’allongement
des études et la transformation des coutumes matrimoniales, et dont
on ne sait plus si elles sont faites d’adolescents ou d’adultes,
d’étudiants ou de salariés, de mariés ou de célibataires, de travailleurs
ou de chômeurs. Mais la pensée d’État est si puissante surtout dans
la tête des savants d’État issus des grandes écoles d’État, que
la déroute des routines classificatoires et des compromis qui permettent
d’ordinaire de les sauver, comme tous les équivalents des « let
it pass » du codeur américain, regroupements, recours à des
catégories fourre-tout, construction d’indices, etc., n’aurait pas
suffi à déclencher une mise en question des taxinomies bureaucratiques,
garanties par l’État, si nos statisticiens d’État n’avaient pas
eu l’occasion de rencontrer une tradition réflexive qui n’avait
pu naître et se développer qu’au pôle de la science « pure »,
bureaucratiquement irresponsable, des sciences sociales.
À quoi il faut ajouter, pour achever de marquer la différence
avec la réflexivité narcissique, que la réflexivité réformiste n’est
pas l’affaire d’un seul et qu’elle ne peut s’exercer pleinement
que si elle incombe à l’ensemble des agents engagés dans le champ.
La vigilance épistémologique sociologiquement armée que chaque chercheur
peut exercer pour son propre compte ne peut être que renforcée par
la généralisation de l’impératif de réflexivité et la divulgation
des instruments indispensables pour lui obéir, seule capable d’instituer
la réflexivité en loi commune du champ, qui se trouverait ainsi
voué à une critique sociologique de tous par tous capable d’intensifier
et de redoubler les effets de la critique épistémologique de tous
par tous.
Cette conception réformiste de la réflexivité peut, en chaque
chercheur et, a fortiori à l’échelle d’un collectif comme une équipe
ou un laboratoire, être au principe d’une sorte de prudence épistémologique qui permet d’anticiper les chances probables d’erreur
ou, plus largement, les tendances et les tentations inhérentes à
un système de dispositions, à une position ou à la relation entre
les deux. Par exemple, quand on a lu le travail de Charles Soulié
(1995) sur le choix des sujets de travaux (mémoires, thèses, etc.)
en philosophie, on a moins de chances d’être manipulé par les déterminismes
liés au sexe, à l’origine sociale et à la filière scolaire, qui
orientent communément les choix ; ou de même, quand on connaît
les tendances du « miraculé » à l’hyperidentification
émerveillée au système scolaire, on est mieux préparé à résister
à l’effet de la pensée d’École. Autre exemple : si, à la manière
de Weber parlant de « tendances du corps sacerdotal »,
on parle de tendances du corps professoral, on peut augmenter ses
chances d’échapper à la plus typique d’entre elles, l’inclination
au biais scolastique, destin probable de tant de lectures de lector, et de regarder tout à fait autrement une généalogie, construction
scolastique typique qui, sous apparence de livrer la vérité de la
parenté, empêche de resaisir l’expérience pratique du réseau de
parenté et des stratégies destinées par exemple à l’entretenir.
Mais on peut aller au-delà de la connaissance des tendances les
plus communes et s’attacher à connaître les tendances propres au
corps des professeurs de philosophie, ou, plus précisément, des
professeurs de philosophie français, ou, plus précis encore, des
professeurs français formés dans les années 1950, et se donner ainsi
quelques chances d’anticiper des destins probables et de les éviter.
De même, la découverte du lien entre les couples épistémologiques
décrits par Bachelard et la structure dualiste des champs incline
à se défier des dualismes et à les soumettre à une critique sociologique
et pas seulement épistémologique. Bref, la socioanalyse de l’esprit
scientifique telle que je l’évoque, me paraît être un principe de
liberté, donc d’intelligence.
Une entreprise d’objectivation n’est scientifiquement contrôlée
qu’en proportion de l’objectivation que l’on a fait préalablement
subir au sujet de l’objectivation. Par exemple, lorsque j’entreprends
d’objectiver un objet comme l’université française dans lequel je
suis pris, j’ai pour objectif, et je dois le savoir, d’objectiver
tout un pan de mon inconscient spécifique qui risque de faire obstacle
à la connaissance de l’objet, tout progrès dans la connaissance
de l’objet étant inséparablement un progrès dans la connaissance
du rapport à l’objet, donc dans la maîtrise du rapport non analysé
à l’objet (la « polémique de la raison scientifique »
dont parle Bachelard suppose presque toujours une mise en suspens
de la polémique au sens ordinaire). Autrement dit, j’ai d’autant
plus de chances d’être objectif que j’ai plus complètement objectivé
ma propre position (sociale, universitaire, etc) et les intérêts,
notamment les intérêts proprement universitaires, liés à cette position.
[Pour donner un exemple de la relation « dialectique »
entre l’autoanalyse et l’analyse qui est au coeur du travail d’objectivation,
je pourrais raconter ici toute l’histoire de l’enquête qui a conduit
à Homo academicus (1984) - malheureusement, je n’ai pas
eu le « réflexe réflexif » de tenir un journal d’enquête
et je devrais travailler de mémoire. Mais, pour prolonger l’exemple
du codage, j’ai découvert par exemple qu’il n’existait pas de critères
de la qualité scientifique (à l’exception des distinctions comme
les médailles d’or, d’argent ou de bronze, trop rares pour pouvoir
servir comme critère de codage efficace et pertinent). J’ai donc
été conduit à construire des indices de reconnaissance scientifique
et, du même coup, obligé de réfléchir non seulement sur le traitement
différent que je devais accorder aux catégories « artificielles »
et aux catégories déjà constituées dans la réalité (comme le sexe),
mais aussi sur l’absence même de principes de hiérarchisation spécifique
dans un corps littéralement obsédé par les classements et les hiérarchies
(par exemple entre les agrégés, les bi-admissibles, les admissibles,
les certifiés, etc.). Ce qui m’a amené à inventer l’idéée de système
de défense collectif, dont l’absence de critères de la « valeur
scientifique » est un élément, et qui permet aux individus,
avec la complicité du groupe, de se protéger contre les effets probables
d’un système de mesure rigoureux de la « valeur scientifique » ;
cela sans doute parce qu’un tel système serait tellement douloureux
pour la plupart de ceux qui sont engagés dans la vie scientifique
que tout le monde travaille à faire comme si cette hiérarchie n’était
pas évaluable et que, dès qu’un instrument de mesure apparaît, comme
le citation index, on peut le rejeter au nom de divers arguments,
comme le fait qu’il favorise les grands laboratoires, ou les anglo-saxons,
etc.. À la différence de ce qui se passe quand on classe des coléoptères,
on classe en ce cas des classeurs qui n’acceptent pas d’être classés,
qui peuvent même contester les critères de classe ou le principe
même du classement, au nom de principes de classe dépendant eux-mêmes
de leur position dans les classements. On voit de proche en proche,
cette réflexion sur ce qui n’est, au départ, qu’un problème technique,
conduit à s’interroger sur le statut et la fonction de la sociologie
et du sociologue, et sur les conditions générales et particulières
dans lesquelles peut s’exercer le métier de sociologue.]
Faire de l’objectivation du sujet de l’objectivation la condition
préalable de l’objectivation scientifique, c’est non seulement essayer
d’appliquer à la pratique scientifique les méthodes scientifiques
d’objectivation (comme l’exemple de Garfinkel), mais c’est aussi
mettre au jour scientifiquement les conditions sociales de possibilité
de la construction, c’est-à-dire les conditions sociales de la construction
sociologique et du sujet de cette construction. [Ce n’est pas par
hasard que les ethnométhodologues oublient ces deux moment, puisque,
s’ils rappellent que le monde social est construit, ils oublient
que les constructeurs sont eux-mêmes socialement construits et que
leur construction dépend de leur position dans l’espace social objectif
que la science doit construire.]
Pour récapituler, ce qu’il s’agit d’objectiver, ce n’est pas l’expérience
vécue du sujet connaissant, mais les conditions sociales de possibilité,
donc les effets et les limites, de cette expérience et, entre autres,
de l’acte d’objectivation. Ce qu’il s’agit de maîtriser, c’est le
rapport subjectif à l’objet qui, lorsqu’il n’est pas contrôlé, et
qu’il oriente les choix d’objet, de méthode, etc., est un des facteurs
d’erreur les plus puissants, et les conditions sociales de production
de ce rapport, le monde social qui a fait la spécialité et le spécialiste
(ethnologue, sociologue ou historien) et l’anthropologie inconsciente
qu’il engage dans sa pratique scientifique.
Ce travail d’objectivation du sujet de l’objectivation doit être
mené à trois niveaux : il faut d’abord objectiver la position
dans l’espace social global du sujet de l’objectivation, sa position
d’origine et sa trajectoire, son appartenance et ses adhésions sociales
et religieuses (c’est le facteur de distorsion le plus visible,
le plus communément perçu et, de ce fait, le moins dangereux) ;
il faut objectiver ensuite la position occupée dans le champ des
spécialistes (et la position de ce champ, de cette discipline, dans
le champ des sciences sociales), chaque discipline ayant ses traditions
et ses particularismes nationaux, ses problématiques obligées, ses
habitudes de pensée, ses croyances et ses évidences partagées, ses
rituels et ses consécrations, ses contraintes en matière de publication
des résultats, ses censures spécifiques, sans parler de tout l’ensemble
des présupposés inscrits dans l’histoire collective de la spécialité
(l’inconscient académique) ; troisièmement, il faut objectiver
tout ce qui est lié à l’appartenance à l’univers scolastique, en
portant une attention particulière à l’illusion de l’absence d’illusion,
du point de vue pur, absolu, « désintéressé ». La sociologie
des intellectuels fait découvrir cette forme particulière d’intérêt
qu’est l’intérêt au désintéressement (contre l’illusion de Tawney,
Durkheim, et Peirce) (Haskell, 1984)
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