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Origine : http://sociotoile.net/
Roger Chartier : Cela ne doit pas être très facile d’être
sociologue parce que quand on regarde justement la manière dont ton
travail est reçu, il y a un lot de contradictions formidables qui
viennent sous les plumes et dans les esprits et qui d’ailleurs
m’ont effrayé un peu à propos de cet entretien. Est-ce que la
sociologie c’est fait pour démobiliser les masses ou désespérer
Billancourt ? Est-ce que c’est à la fois une écriture illisible,
tellement complexe qu’on ne peut pas la pénétrer et qui ne serait
pas un message particulièrement clair et pour certains trop subversif ?
Et enfin, finalement, comment la sociologie peut prétendre - on en
a l’impression parfois - à être une sorte de science dominante,
alors qu’il me semble que parce que tout ce que tu dis tu la
déconstruis en tant que discipline ? Donc c’est peut-être
par toutes ces contradictions qu’on peut engager cet entretien
parce que ça met en jeu finalement : qu’est-ce que c’est
que la sociologie ; qu’est-ce que c’est qu’être
sociologue et le rapport à d’autres qui, comme les historiens
auquels j’appartiens, se trouvent confrontés à ce monstre multiforme
et finalement un peu inquiétant ?
Pierre Bourdieu :
Je pense que la sociologie dérange et le sentiment un peu obsidional
que je pourrais éprouver en tant que sociologue est malgré tout
neutralisé par la contradiction même des attaques. Je pense en
particulier que les accusations de type politique dont la sociologie
est l’objet ont au moins cette vertu d’être contradictoire
et de ce fait, elles permettent de vivre. Bon, il est vrai que
la sociologie n’est pas toujours facile à vivre.
Roger Chartier :
Oui, parce qu’on a l’impression que c’est une
discipline qui par l’effort de réflexivité qu’elle
apporte sur les autres, en même temps, implique celui qui la produit
dans le champ même qu’il est en train de décrire et que,
par là, elle n’est pas facile à vivre non seulement parce
qu’elle renvoie aux autres une image que peut-être ils ne
supportent pas mais aussi parce qu’elle implique celui qui
la produit dans l’analyse elle-même.
Pierre Bourdieu :
J’ai l’expérience d’une situation, lorsque par
exemple je vais parler de sociologie à des non-sociologues, à
des non-professionnels, je suis toujours partagé entre deux stratégies
possibles ; la première qui consiste à présenter la sociologie
comme discipline académique comme s’il s’agissait
d’histoire ou de philosophie et dans ce cas, j’obtiens
un accueil intéressé mais précisément académique ; ou bien
je cherche à exercer l’effet spécifique de la sociologie ;
c’est à dire, je cherche à mettre mes auditeurs en situation
d’auto-analyse et à ce moment là je sais que je m’expose
à devenir le bouc-émissaire, finalement, de l’assistance.
Par exemple, j’ai eu une expérience il y deux ans à Bruxelles
quand j’étais allé à la Philharmonique de Bruxelles invité
par un responsable d’une association - Les amis de la philarmonique
de Bruxelles - qui, très gentillement mais un peu naïvement m’avait
demandé de venir exposer mes visions, mes représentations de l’art,
de la sociologie de la musique, etc, etc. Et, jusqu’au dernier
moment, je m’en rappelle très bien, dans la voiture où nous
partions dans la nuit, etc, etc, je lui disais : vous ne
vous rendez pas compte ; vous me faites faire quelque chose
d’épouvantable et ça va être dramatique ; il y aura
des incidents ; je vais me faire insulter. Il pensait que
j’avais comme ça le trac ordinaire du conférencier. Et ensuite
ce que je craignais est arrivé ; ça a été un véritable happening
et pendant huit jours on a parlé que de ça dans le milieu intellectuel
à Bruxelles et un de mes amis a entendu dire par un des participants
que, depuis les surréalistes, il n’avait jamais entendu
un débat aussi mouvementé et extraordinaire qu’à cette occasion.
Or, j’avais dit des choses tout à fait anodines, euphémisées,
neutralisées ; j’avais pris des précautions ;
j’avais en point de mire dans l’assistance une vielle
dame très bien habillée avec son sac à mains sur les genoux, un
petit peu comme au Collège de France ; bon... et j’avais
un souci extrème de ne pas être choquant un seul instant ;
donc, j’euphémisais un maximum. Malgré ça, je pense que
la vérité sociologique - enfin, je mets vérité ... mon éditation
marque des guillemets - mais la vérité sociologique a une telle
violence qu’elle blesse ; elle fait souffrir et du
même coup les gens se libèrent de cette souffrance en la reprojetant
sur celui qui apparemment la cause...
Roger Chatier :
C’est la différence sans doute entre l’histoire qui
parle de mort et peut-être de l’ethnologie qui parle de
sujets qui ne sont que très rarement ou, dans des circonstances
uniquement exceptionnelles, mis en confrontation avec les discours
qui parlent d’eux-mêmes.
Pierre Bourdieu :
Là encore, je peux répondre par un exemple. C’est une adecdote
que je trouve assez drôle. Un de mes collègues au Collège de France
qui est un membre éminent de l’institut me disait que mes
travaux avaient suscité certaines résistances chez certains des
membres de l’institut, même des résistances certaines...
Et parmi mes travaux, le plus choquant était un article que j’ai
publié sous le le titre Les catégories de l’entendement
professoral en mettant beaucoup d’ironie - alors ça
c’est une parenthèse mais très souvent j’écris les
choses en riant ; malheureusement, il n’y a pas de
signe pour exprimer le rire ; c’est une des grosses
lacunes de la symbolique graphique - donc, j’avais donné
ce titre Les catégories de l’entendement
professoral et dans cet article j’analysais d’une
part, les appréciations données par un professeur de Cagne de
Fénelon à propos des dissertations de ses élèves et, d’autre
part, les nécrologies d’anciens élèves de l’école
Normale Supérieure. Et cet éminent collègue, au demeurant égyptologue,
me dit : vous savez tout de même vous avez pris pour objet
des nécrologies. Je lui dis : mais enfin mon cher collègue
comment vous pouvez me dire ça quel est votre objet sinon des
nécrologies. Autrement dit, ça, je pense ça fait très bien sentir
l’écart entre la sociologie et l’histoire. Beaucoup
de choses qui sont accordées comme allant de soi à l’historien,
qui sont même considérées comme des prouesses ; si, par exemple,
un historien découvre des relations cachées, des liaisons, comme
nous disons, entre tel personnage historique et tel autre personnage
historique ; bon, on le loue et on voit ça comme une découverte.
Alors que si je publiais par exemple le dixième de ce qu’il
faudrait dire pour comprendre le fonctionnement de l’univers
universitaire, le champ académique, je serais considéré comme
un délateur monstrueux. Et d’autre part, la distance temporelle
a une vertu que tout le monde connaît, de neutralisation, etc.
Mais dans le cas la sociologie, nous sommes toujours sur des terrains
brûlants et les choses dont nous débattons sont vivantes, ne sont
pas mortes et enterrées...
Roger Chartier :
Oui c’est pour ça qu’on avait pensé que cet entretien
pouvait être centré autour des effets politiques du travail intellectuel
et en prenant le cas de la sociologie essayer de voir comment
peut-être s’est déplacé dans la scène intellectuelle française
la figure de l’intellectuel - en gros, en partant d’une
figure un peu prophétique, messianique, dénonciatrice à un niveau
macroscopique de la société globalement ; peut-être le nom
de Sartres pourrait emblématiser ce type de discours, le Sartres
de l’après-guerre - vers un travail qui est un travail d’un
autre ordre. Il y a une formule de Foucault que je trouve toujours
très frappante ; il disait que son travail finalement, c’était
d’écailler quelques évidences, quelques lieux communs. Il
me semble que il y a une assez grande proximité sur ce plan là ;
c’est presque une formule que tu pourrais reprendre à ton
compte.
Pierre Bourdieu :
Tout à fait. Je pense que c’est un des points d’accord
total. D’une part, la répudiation de la grande figure de
l’intellectuel total, comme je l’appelle, dont l’incarnation
par excellence est Sartres, c’est à dire l’intellectuel
qui remplit un rôle prophétique. Max Weber dit que le prophète
est celui qui répond totalement à des questions totales, à des
questions de vie ou de mort, etc. Et je pense que le philosophe
dans son incarnation sartrienne est une figure prophétique, au
sens rigoureux du terme ; c’est à dire qui répond globalement
à des problèmes existentiels, vitaux, politiques, etc, etc. Ca,
je pense que pour notre génération, en partie, parce que nous
étions un peu accablés et fatigués par ce rôle total, il est inconcevable
de chausser les bottes de Sartres ; et je pense que, pour
parodier la formule De Malraux, nous voulons donner la monnaie
de l’absolu ; c’est à dire, on ne peut plus répondre
à tout ; il faut répondre à des questions partielles, délibérément
constituées comme partielles mais y répondre complètement, enfin
aussi complètement que possible dans l’état des instruments
de connaissance ; et cette sorte de redéfinition minimisante
de l’entreprise intellectuelle est je crois très importante
parce que c’est un progrès dans le sens d’un plus
grand sérieux à la fois intellectuel et politique. Alors là, c’est
ce que j’ajouterai peut-être par rapport à Foucault ;
j’ai une conception assez militante de la science, ce qui
ne veut pas dire engagé du « tout ». Enfin, je pense
que la science sociale, qu’elle le sache ou non, qu’elle
le veuille ou non, répond à des questions extrêmement importantes ;
en tout cas, elle les pose et elle a le devoir de les poser mieux
qu’elles ne se posent dans le monde social ordinaire. Par
exemple, mieux qu’elles ne se posent dans le milieu des
journalistes, mieux qu’elles ne se posent dans le milieu
des essayistes, mieux qu’elles ne se posent dans le milieu
de la fausse science.
Roger Chartier :
Tu es pas sur un terrain un peu dangereux là avec la notion de
science ? J’ai lu quelque part qu’on parlait
de jdanovisme new look, non ? Comment est-ce qu’on
peut-constituer la définition de ce qu’on entend par science
sans retomber dans des errements qui distinguaient sans aucune
ambiguité... parce qu’une autorité avait en charge cette
distinction : la science de la non science ?
Pierre Bourdieu :
Oui, justement, là, je pense que c’est un des grands malentendus
entre moi même et beaucoup de mes contemporains, disons de ma
génération, qui sont nés à la vie intellectuelle et politique
à l’époque précisément du jdanovisme - et qui à l’époque
étaient jdanoviens alors que j’étais antijdanovien, je crois
que c’est une coupure importante - qui croient reconnaître
dans le travail que fait la sociologie ce qui se pratiquait sous
le nom de science au temps du stalinisme et, en particulier, cette
coupure entre science et idéologie que je n’ai jamais reprise
à mon compte, que je conteste radicalement, qui est une coupure
mystique et qui a été reprise, c’est pas par hasard, par
les philosophes et jamais par les scientifiques, les praticiens
de la recherche ; cette coupure était tout à fait analogue
à celle qu’on trouve dans les discours religieux et prophétiques ;
elle permettait de séparer le sacré et le profane ; c’est
à dire les sacrés et les profanes. Ca, je trouve ça détestable ;
je pense qu’on est fondé à parler de science même si notre
science est inchoative, débutante, balbutiante, etc. Il y a malgré
tout une séparation de nature entre l’effort scientifique
que fait l’historien, l’ethnologue, le sociologue
ou l’économiste et ce que fait par exemple le philosophe.
Nous travaillons à être vérifiables ou falsifiables. Je peux évoquer
une expérience radiophonique ; un jour que je venais de discuter,
tu étais d’ailleurs là, avec Levy-Leboyer, je venais de
discuter de son dernier livre sur le patronat, je ne ne me rappelle
plus si c’était hors antenne ou in ; et il m’a
dit : vous savez mon cher collègue, j’ai regardé votre
enquête, j’ai pris vos chiffres, j’ai refait vos statistiques
et nous ne sommes pas d’accord. Alors j’ai dit :
comment est-ce possible, comment avez-vous fait. Et il me dit :
je n’ai pas réintroduit les banquiers. Alors nous avons
discuté sur la construction d’objet : est-ce qu’on
peut étudier le patronat sans y introduire les banquiers. C’est
un problème de discussion scientifique et cela étant dit, il pouvait
refaire ses statistiques et retrouver les mêmes résultats que
moi. Bon, alors voilà le genre de choses qui, me semble-t-il,
me permette de parler de science étant entendu que quand je dis
science je dis qu’on peut me réfuter avec des arguments
scientifiques. Mais jusqu’à présent, c’est encore
à faire. Alors j’en profite pour dire ça parce que j’y
tiens beaucoup ; jusqu’à présent j’ai été l’objet
d’attaques mais jamais de réfutations au sens rigoureux
du terme ; je dirais qu’une des raisons de ma tristesse,
c’est que dans le champ intellectuel français, j’ai
beaucoup d’ennemis mais je n’ai pas d’adversaires,
c’est à dire des gens qui feraient le travail nécessaire
pour poser une réfutation. Alors, je sais qu’en pareil cas
on me répond mais ça c’est totalitaire parce que vous êtes
irréfutable ; pas du tout, pour me réfuter il faut se lever
de bonne heure ; il faut travailler. Bon c’est un peu
arrogant mais bon...
Roger Chartier :
non, non, acceptons le travail (rire). Je crois qu’il y
a dans ce travail, pour revenir à notre point de départ, cette
manière d’écailler les certitudes pour reparler comme Foucault.
Il y a une phrase que tu emplois dans Questions
de sociologie qui est à peu près parallèle, c’est :
détruire les automatismes verbaux et mentaux. Ce travail vise
à rendre problématique ce qui apparaît comme donné de soi ou allant
de soi dans le monde social ; toutes ces coupures qu’on
donne sur le mode de la nature : ça ne peut pas être autrement ;
ça a toujours été comme ça. Je crois qu’un des actes les
plus aigus de la recherche, c’est de montrer que c’est
construit, que c’est au milieu d’enjeux, que ça dépend
de rapports de force, etc. Et c’est de ce point de vue là
d’ailleurs que, en dehors des sociologues, les historiens
et d’autres peuvent avoir cette lecture de ton travail à
la fois d’adhésion et de critique, de distance et de respect ;
je crois que c’est un peu le sens de cet entretien qui va
se dérouler sur plusieurs séquences. Le point de cet écaillement
des certitudes dans ce domaine là - un des lieux où, je crois,
tu l’as mené le plus avant - c’est sur ce problème
des frontières, le problème des partages, des découpages. Et ici
on peut dire aussi qu’école a été faite parce que les historiens
se sont confrontés à ce qui paraissait comme des catégories allant
de soi. Je vais prendre des exemples ; à un moment donné
on peut croire que la coupure entre les jeunes et les vieux, ça
appartient à la nature ; il y a effectivement des gens qui
sont jeunes et des gens qui sont vieux ; ou bien des frontières
dans des régions, il y a clairement des limites administratives
et territoriales qui font que l’on est dans la France du
midi ou dans la France du nord ; ou les groupes sociaux,
il y a objectivement des catégories ; l’INSEE en produit
tous les jours et d’autres instituts ; ils produisent
des grands classements qui fait qu’il y a des classes moyennes,
des patronats, des salariés, etc. Je crois que sans me tromper
que c’est là ce qu’il faut construire dans sa dynamique
historique : pourquoi tel découpage et à qui il sert...
Pierre Bourdieu :
Je suis tout à fait d’accord avec ce que tu viens de dire
et je pense qu’un des apports de mon travail et c’est
pourquoi j’ai toujours été très surpris quand il est décrit
comme dogmatique, terroriste, etc a été de retourner sur la science
elle-même le regard scientifique. Par exemple, au lieu d’utiliser
sans hésitations ni réflexions les classifications professionnelles,
de les prendre pour objet d’analyse. Le paradoxe, c’est
que, par exemple, les historiens - bon, je pense que nous avons
la meilleure école historique du monde ; c’est pas
un compliment verbal - reste que les historiens sont souvent d’une
naiveté extraordinaire dans l’utilisation des catégories.
Par exemple, on peut faire des statistiques longitudinales comparant
le statut des médecins depuis le 18ème siècle jusqu’à nos
jours - j’invente peut-être l’exemple - sans se dire
que la notion même de médecin est une construction historique
qui n’a pas cessé de changer. Autrement dit, ce sont les
catégories mêmes avec lesquelles on construit l’objet historique
qui devraient être l’objet d’une analyse historique.
La même chose à propos des termes mêmes avec lesquels nous parlons
de la réalité. Par exemple, on parlera de politique ; LA
politique ; c’est tout à fait une notion historiquement
constituée, qui s’est constituée très très récemment ;
l’univers de ce que j’appelle le champ politique,
c’est une invention de pratiquement le 19ème siècle. Bon,
là on pourrait discuter ; je ne veux pas m’aventurer
trop ; je suis en face d’un historien redoutable ;
mais je pense que toutes ces notions, tous les mots, les concepts
que nous employons pour penser l’histoire sont historiquement
constitués et bizarrement, par exemple, les historiens sont sûrement
les plus portés à l’anachronisme parce que, soit pour faire
moderne, soit pour rendre leur travail plus intéressant, soit
par négligence, ils emploieront des mots actuellement en cours
pour parler de réalités dans lesquelles ces mots n’avaient
pas cours ou bien avaient un autre sens, voilà des exemples. Je
pense que cette réflexivité est extrêmement importante.
Roger Chartier :
Ce que tu dis là pour la diachronie, c’est à dire sur le
long terme, on pourrait le dire aussi dans le monde social contemporain ;
les mêmes mots peuvent être employés par différents groupes, différents
milieux et n’ont pas le même sens. Et un des pièges de cette
sorte de nominalisme qui consiste à parler en termes de catégories
qui seraient valables pour tous ou reprenons l’exemple du
politique ; je crois que l’un des points intéressants,
c’est de montrer comment la construction même de ce qui
est politique est la chose la moins partagée du monde. Je crois
que c’est un des points qui t’a oppposé aux sondeurs
ou aux statisticiens quant à la pertinence de tous ces sondages
dont on nous abreuve à longueur de journée en essayant de montrer
que les non-réponses ou que même des réponses qui, si elles sont
formulées à partir de lieux sociaux différents, ont des sens absolument
incompatibles les uns avec les autres.
Pierre Bourdieu :
Je pense que cette sorte d’anachronisme chez les historiens
prend chez les sociologues la forme d’un ethnocentrisme
de classe ; c’est à dire qu’ils tendent à universaliser
le cas particulier : je prends mes propres catégories de
pensée, mes principes de classement, mes taxinomies, mes divisions,
en masculin/féminin, chaud/froid, sec/humide, haut/bas, classes
dominées/classses dominantes, etc et je les universalise. Dans
le cas de l’anachronisme ou l’ethnocentrisme, dans
tous les cas, c’est le fait de ne pas interroger ses propres
systèmes d’interrogation. Si j’avais un modèle théorique,
ce serait le modèle kantien qui consiste à soumettre à la critique
réflexive les instruments avec lesquels on pense la réalité. Dans
mon travail sur les catégories de l’entendement professoral,
j’essayais de déterminer les oppositions que les professeurs
emploient pour évaluer un travail d’un élève ou pour évaluer
leur collègues disparus ; ces catégories de perception donc
sont celles avec lesquelles ils évalueront aussi un livre ;
ce sont celles qu’ils vont employer inconsciemment pour
lire les livres dans lesquels j’analyse ces catégories.
Par exemple, on dira - un des obstacles de lecture à la sociologie
- que la sociologie est vulgaire. Je reprends le vieux vocabulaire
de Ciceron ; il parlait de philosophia plebeia ; c’est
pas parce qu’elle parle du peuple que la sociologie est
vulgaire ; c’est parce qu’elle est au plus bas
dans la hiérarchie des sciences ; elle parle aussi du peuple
plus que d’autres ; on pourra revenir sur ce point.
Ces catégories de pensée profondément intériorisées sont liées
à la hiérarchie des disciplines dans le système scolaire ;
les disciplines pures comme les mathématiques qui sont plus « haut »
que les diciplines impures, comme la chimie ou a fortiori la géologie ;
de même que la philosophie est plus « haut » que la
géographie ; ces oppositions sont extrêmement structurantes
et elles déterminent même les choix des oeuvres ; c’est
à dire ce qu’on publie, ce sur quoi on écrit, l’ambition ;
ce qui veut dire que plus on est d’une origine sociale élevée
et plus on a une consécration scolaire grande plus on prendra
des sujets vastes, mondiaux, oeucuméniques, théoriques, etc, etc.
Voilà toutes ces choses que les intellectuels devraient objectiver,
qui manipulent la pensée des intellectuels. Quelqu’un qui
dévoile tout ça, non pas du tout pour embêter les autres mais
pour se contrôler lui-même dérange.
Roger Chartier :
Je dirais : se dérange aussi lui-même parce que l’écriture
devient aussi extrêmement tendue, extrêmement complexe. Si on
pense en historien à partir de ce que tu as dit sur cette tension
entre les mots qui peuvent rester comme des invariants et puis
des notions qui sont construites, soit chronologiquement, soit
socialement de manière extrêmement diverse, qu’est ce qu’on
fait ? Il y a plusieurs choix possibles ; je crois qu’aucun
n’est vraiment satisfaisant. Soit on redouble et toute une
partie de l’école historique française a essayé d’écrire
l’histoire dans les catégories, dans le langage même des
temps et des hommes dont ils faisaient l’histoire ;
ce qui a un effet de répétition. Soit on traduit, à l’autre
extrême ; c’est à dire que tout est transposé d’un
domaine dans l’autre : on peut dire que Paul Veyne
quand il veut expliquer le monde romain pour montrer la différence
radicale traduit tout et c’est comme ça que dans un langage
très moderne sont données des réalités qui deviennent très familières
mais justement, par cet effet de familiarité forcé, je crois qu’il
espère montrer leurs différences. On essaie de faire fonctionner
un concept qui peut être né à un moment donné dans une circonstance
historique particulière sur d’autres réalités, pour le mettre
à l’épreuve, mais aussi pour faire voir d’une manière
nouvelle cette réalité ancienne. Je prendrai un exemple ;
on a publié, sous la direction de Duby et de malheureusement maintenant
décédé Aries, cette histoire de vie privée ; il est clair
que ce concept de la vie privée ne peut pas être construit comme
absolument contemporain de la période du Moyen-âge ou du 16ème
siècle ; c’est un concept qui a ou bien des définitions
antérieures : c’est un concept du droit romain ;
ou bien des définitions postérieures : la famille, l’intimité
réduite du 19ème siècle focalisant toute l’affectivité sur
la famille. Bon, on a quand même pris le parti et le pari de le
faire fonctionner sur une très longue période de temps pour essayer
de mettre à l’épreuve des réalités historiques pour les
faire surgir de manière nouvelle et, en même temps, pour instrumentaliser
le concept, pour montrer à la fois ses limites, sa pertinence.
En tous les cas, c’est un choix extrêmement difficile ;
je suppose que pour le sociologue, sur le monde social contemporain,
c’est le même problème ; beaucoup de l’attention
qu’on a pu voir dans ton écriture, parfois de son obscurité,
parfois de sa complexité, est lié à ça. Comment on peut rendre
cette variation derrière le stable nominalement ?
Pierre Bourdieu :
Oui, tout ce que tu as dit en tant qu’historien, je pourrais
le signer en tant que sociologue ; j’allais dire a
fortiori parce que très souvent - je reviendrai à cette opposition
entre le passé et le présent - le présent, ce n’est pas
le présent temporel ; c’est ce qui est encore suffisamment
vivant pour être enjeu de luttes. Et à ce moment là, par exemple,
la révolution française peut-être très présente. Bon, mais nous,
nous sommes toujours dans le vivant et ce dont nous parlons est
toujours enjeu de lutte ; donc les mots mêmes que nous utilisons
pour parler de ce dont nous parlons sont des enjeux de lutte,
sont employés différemment par les agents politiques. Par exemple,
un des principes de la lutte politique, c’est de lutter
pour les mots communs : qui est républicain ; tout le
monde est républicain ; en période d’élection ce sera
la discipline républicaine, la solidarité républicaine, etc, etc ;
tout le monde est au centre. Bref, il y a des mots dont on sait
qu’ils doivent leur prix dans la lutte au fait qu’ils
sont enjeu de lutte. Et nous pour parler de ces luttes et dans
tous ces univers que j’appelle des champs, des petites arènes
où on joue à des choses différents - ça va être le scientifique,
le champs politique ou le champ des historiens, le champ des sociologues,
etc, etc - il y aura comme ça des mots-clé pour lesquels on se
bat. Alors, comment décrire tout ça : il y une arme, c’est
le guillemet. Et bachelard disait magnifiquement à propos des
sciences de la nature mais c’est a fortiori vrai des sciences
sociales ; il dit : la science, ce sont des guillemets.
Alors je dis la même chose mais en faisant sentir que ce n’est
pas moi qui parle, que je marque une distance d’objectivation.
Alors ça, c’est une chose qui crée des malentendus dans
ce que je dis. Lorsque le dis que les classes dominées préfèrent
Dalida - l’exemple n’est pas bon ; il faudrait
peut-être des exemples meilleurs - mais on pense que je le pense.
Par exemple, dans le domaine de la culture, j’enregistre
comme un fait qu’il y a des oeuvres culturelles qui sont
plus légitimes que d’autres. Il se trouve que très souvent
ce sont les oeuvres que j’aime le mieux mais, cela dit,
je ne porte pas un jugement de valeur. Essayez par exemple de
mettre sur le marché scolaire un éloge de Dalida ; vous aurez
zéro ; alors que si vous mettez un éloge minable de Jean-Sébastien
Bach, vous aurez la moyenne. Et ça c’est très très mal compris ;
c’est un des points de distance qui est lié aux guillemets.
Alors, ensuite, le problème de l’écriture ; c’est
un cauchemar et très souvent j’ai des problèmes parce que
les gens pensent que j’impose en quelque sorte une orthodoxie...
Roger Chartier :
Si j’ai une minute, ce que je voudrais dire, c’est
que le rapport du sociologue à son travail et à son écriture et
autant que je connaisse la schizophrénie correspond tout à fait
à la situation de la schizophrénie.
Pierre Bourdieu :
Oui, il faut dire quelque chose ou faire quelque chose et au moment
où on le dit ou on le fait, dire qu’on ne fait pas ce qu’on
fait, ce qu’on dit et, dans un troisième discours, dire
encore qu’on ne fait pas ce qu’on vient de dire qu’on
fait, etc. Il y a une série de niveaux de discours qui rendent
le langage impossible si bien que, par exemple, une part de ce
que j’ai fait pourrait se résumer par le slogan marxiste
le plus stupide : la culture dominante est la culture de
la classe dominante. En fait, je peux dire que tout mon travail
est construit contre cette phrase qui à la fois dit et ne dit
pas et, en même temps, il n’invalide pas cette phrase parce
qu’en gros ça reste vrai mais tellement en gros que c’est
faux. On pourrait faire la même analyse pour la notion d’idéologie ;
la notion d’idéologie est évidemment l’instrument
de luttes ; l’idéologie, c’est la science des
autre ; c’est la pensée des autres, etc. Et en même
temps le fait d’avoir dit qu’il y a de l’idéologie ;
c’est à dire des discours qui sont produits par quelqu’un
à partir de l’effort pour légitimer sa propre position,
etc, etc, c’était une conquête scientifique importante.
Cela dit, mon travail a été construit à 90% contre cette notion
d’idéologie et tout le travail pour parler du pouvoir symbolique,
de domination symbolique, de méconnaissance, etc, en y introduisant
un tas de choses qui pourraient être décrites comme un peu compliqué,
etc, etc, était nécessaire pour conserver une coupure, un acquis
souvent d’ailleurs lié au marxisme dans sa forme originaire
et combative. Il a fallu à la fois conserver et détruire d’où
un effort extrêmement difficile qui se retrouve à la fois dans
le langage, dans la construction même des phrases ; c’est
un discours qui charrie un méta-discours disant constamment attention
à ce que vous lisez. Et malheureusement, je n’ai pas obtenu
de mes contemporains la lecture que j’attendais. je l’obtiens
mais pas du tout parmi les gens qui écrivent dans les journaux.
Cet entretien a été diffusé sur
France Culture dans le cadre de l’émission Les
chemins de de la connaissance
Vous pouvez l’écouter dans son intégralité (avec bien
d’autres choses encore) sur le site « pirate » Là-bas
si j’y suis
Il a été retranscrit par Sociotoile
(Ouf !)
Toute retranscription, aussi fidèle soit-elle, comporte forcément
une part d’arbitraire, ne serait-ce qu’au niveau de
la ponctuation. Il est parfois aussi nécessaire de modifier légèrement
la syntaxe des phrases, de retirer certains mots ou expressions
en vue de ne pas gêner la lisibilité de l’entretien.
Pierre Bourdieu - A l’illusion messianique, il faut
substituer des espérances rationnelles modérées
Retranscription d’un entretien avec l’historien Roger
Chartier diffusé dans "Les chemins de la connaissance"
(Partie 2 - 1988)
Roger Chartier : « Tout progrès de la connaissance
de la nécessité est un progrès de la liberté
possible » : ca, c’est une phrase toi dans toujours
Questions de sociologie. Il me semble qu’on peut par là
ouvrir un deuxième domaine dans lequel il y a rupture à
travers ce travail par rapport au rôle classique dévolu
aux intellectuels. On peut dire finalement que pendant longtemps
le rôle des intellectuels était d’essayer d’inculquer
aux dominés le discours qu’ils devaient tenir sur leurs
propres conditions, donc de leur imposer ce discours qu’ils
ne pouvaient pas constituer par eux-mêmes mais que d’autres
savaient pour eux. Il me semble que dans la perspective qui est
la tienne et qui a cette capacité heuristique de faire penser
dans d’autres domaines que le domaine de la sociologie, le
projet est tout autre : c’est de donner des outils permettant
de démonter les mécanismes de domination qui fonctionnent
sous les espèces de la division naturelle, normale, ancestrale.
Il y a presque un projet de reprise de possession de l’individu
par lui-même ; ce qui , je crois, est assez contraire avec
une image très stéréotypée de ce travail
qui est montré comme des contraintes contre lesquelles on
ne pourrait rien, broyant les individus et ne leur donnant aucune
place.
réalisme rêveur ou rêve réaliste
?
Pierre Bourdieu : Si je voulais répondre
en une phrase à ce que tu viens de dire, je dirais que nous
naissons déterminés et nous avons une petite chance
de finir libres. Nous naissons dans l’impensé et nous
avons une toute petite chance de devenir des sujets. Et ce que je
reproche à ceux qui invoquent à tout va la liberté,
le sujet, la personne, etc., c’est d’enfermer les agents
sociaux dans l’illusion de la liberté qui est une des
voies à travers lesquelles s’exerce le déterminisme.
De toutes les catégories sociales, la plus inclinée
à l’illusion de la liberté est la catégorie
des intellectuels. C’est en ce sens que Sartres a été
l’idéologue des intellectuels, c’est à
dire celui qui a entretenu l’illusion de l’intellectuel
« sans attaches, ni racines », comme disait Manheim,
l’illusion de l’auto-conscience, l’illusion que
l’intellectuel peut maîtriser sa propre vérité.
Et je pense que dans le refus forcené que certains opposent
à la philosophie, dans la haine qu’ils opposent à
la sociologie, il y a ce refus de découvrir l’intellectuel
enchaîné dans des déterminismes : ceux qui tiennent
aux catégories de pensée, aux structures mentales,
aux adhérences et aux adhésions universitaires qui
sont d’ailleurs beaucoup plus déformatrices que les
adhésions politiques. Je pense que les universitaires sont
beaucoup plus menés par les intérêts académiques
que par les intérêts politiques, etc. Autrement dit,
je pense que c’est à condition de s’approprier
les instruments de pensée et aussi les objets de pensée
que l’on reçoit que l’on peut devenir un petit
peu le sujet de ses pensées ; c’est à dire on
ne naît pas le sujet de ses pensées, on devient le
sujet à condition, entre autres choses - je pense qu’il
y a d’autres instruments ; il y a aussi la psychanalyse, etc.
- de se réapprorier la connaissance des déterminismes.
Je pense que je fais exactement le contraire de ce qu’on me
fait dire.
Roger Chartier : Oui, mais à ce moment
là est-ce qu’on n’arrive pas devant cette sorte
d’effrayant paradoxe qui consiste à dire que tu écrirais
pour ceux qui ne peuvent te lire et qu’en même temps
tu serais lu par ceux qui ne veulent pas te comprendre ?
Pierre Bourdieu : Oui, je pense qu’ils ne
peuvent pas me comprendre parce qu’ils ne veulent pas me comprendre.
J’ai évoqué tout à l’heure le texte
de Deguy La haine de la philosophie qui, pour moi, a quelque chose
de pathétique. C’est un texte qui est un document extraordinaire
sur la souffrance que peut provoquer la culture et que peut provoquer
l’analyse au sens de socio-analyse : l’analyse du rapport
à la culture qui rend tous les hommes cultivés. Toute
la souffrance de Deguy, je la connais. Et si on avait lu La distinction
jusqu’au bout au lieu de la réduire à de simplifications
absurdes, on aurait vu dans un post-scriptum où je me réfère
à Proust que j’évoque à la fois les jouissances
spécifiques que donne le rapport à la culture et les
souffrances spécifiques que procure le désenchantement
culturel. Proust, qui était un admirable sociologue avait
dit avant moi mais dans son langage - c’est à dire
que personne ne l’a entendu - ce que dit La distinction
Roger Chartier : Pourquoi est-ce que c’est
à partir de La distinction publiée en 1979 que ces
mécanismes de rejet, de réfutation par la réduction
à quelques slogans se mettent en place ? Les travaux antérieurs
sur le système scolaire pouvaient avoir des adhésions
ou des refus mais ne déchaînaient pas le même
type de réactions : au contraire, on pouvait discuter la
notion de reproduction ; il pouvait y avoir des contre-sens sur
la démonstration ; c’étaient des travaux qui
ont été fondateurs de la sociologie historique de
l’éducation proposant des outils, des méthodes
qu’il fallait en tant qu’historien expérimenter
sur un terrain qui était construit de manière tout
à fait différente. Mais pourquoi La distinction -
parce que finalement ce débat très violent - le mot
« débat » n’est pas juste d’ailleurs
puisqu’il ne s’agit pas vraiment d’un lieu de
discussion mais d’une forme de rejet - mais pourquoi avec
La distinction ?
Pierre Bourdieu : Je crois que la culture dans
nos sociétés est un des lieux du sacré : la
religion culturelle est devenue pour certaines catégories
sociales - dont les intellectuels - le lieu des convictions les
plus profondes, des engagements les plus profonds. Par exemple,
la honte de la gaffe culturelle est devenue l’équivalent
du pêché. je pense que l’analogie avec la religion
peut-être poussée très loin. Alors qu’aujourd’hui,
une analyse de sociologie religieuse peut être poussée
très loin, comme celle sur les évèques ; elle
ne touche personne même pas les évèques. J’ai
eu d’éminents évèques pour élèves
qui auraient pu, pas pu, dû écrire ce que j’ai
écrit sur les évèques. La sociologie de la
culture se heurte à des résistances fantastiques.
Et le travail d’objectivation qui a été fait
sur la religion : personne ne peut contester qu’il y a une
certaine corrélation entre la religion que l’on a acquise
dans sa famille et la religion que l’on professe ; on ne peut
pas nier qu’il y ait une transmission de père en fils
des convictions religieuses, que quand cette transmission disparaît,
la religion disparaît. Bon, quand on le dit sur la culture,
on enlève à l’homme cultivé un des fondements
du charme de la culture, à savoir l’illusion de l’innéité,
l’illusion charismatique : c’est à dire j’ai
acquis ça par moi-même, à la naissance comme
une espèce de miracle. Alors, toutes ces choses là
expliquent la violence des résistances. Ce qui est très
étonnant, c’est que finalement ma conviction, c’est
que la sociologie est une manière de prolonger la philosophie
par d’autres moyens. Si je voulais donner une généalogie
glorieuse à la sociologie, je dirais qu’au fond le
premier sociologue est Socrate. Alors là, les philosophes
vont être furieux parce qu’ils revendiquent ce père
fondadeur. Et en fait, c’est évidemment quelqu’un
qui descendait dans la rue poser des questions, qui allait demander
à un Général ce que c’est que le courage,
qui allait demander à Euthyphron, un homme pieux ce que c’est
que la piété, etc. Il faisait des enquêtes dans
une certaine mesure d’une part. Et d’autre part pour
évoquer ce que tu disais à l’instant sur la
lutte contre les représentations, c’est quelqu’un
qui se battait à longueur de temps contre l’équivalent
de mes adversaires aujourd’hui - non pas de mes adversaires
mais de mes ennemis ou en tout cas ceux que je combats scientifiquement
- c’est à dire des sophistes : des gens qui parlent
à la fois d’un irréel en faisant croire qu’il
est réel, mettent le réel à distance par un
nuage de mots qui impressionne, etc., etc. Si je revendique cette
autorité, ce n’est pas simplement un coup stratégique
pour m’approprier un ancêtre noble. Par exemple, tout
le travail que je fais contre les doxosophes : c’est un nom
que j’ai emprunté à Platon ; c’est un
magnifique mot ; doxa veut dire en grec à la fois opinion,
croyance et aussi représentation, semblant, faux-semblant,
etc., etc. et sophos veut dire celui qui connaît ; les doxosophes,
ce sont à la fois les savants de l’apparence et les
savants apparents. Pour moi, les gens qui produisent des sondages
sont l’équivalent des sophistes aujourd’hui,
c’est à dire des gens à qui on accorde de l’argent
- bon les sophistes se faisaient payer ; Socrate n’était
guère payé, etc. - des honneurs, des profits, des
profits matériels, des profits symboliques, etc, pour produire
un faux semblant sur le monde social dont tout le monde sait au
fond qu’il est faux mais qui a pour lui une force extraordinaire
qui tient à ce que, au fond, les gens ne veulent pas savoir
la vérité. J’en viens à la vaie réponse
; le problème du sociologue, c’est qu’il essaie
de dire des choses que personne ne veut savoir et surtout pas ceux
qui le lisent. Et du coup, cela fait douter de la légitimité
de mon existence de sociologue et de la fonction du travail scientifique
: est-ce qu’il est bon de dire ce qu’il en est de la
légitimité du monde social ? Est-ce qu’un monde
social qui se connaîtrait lui-même serait vivable ?
Je pense que oui ; je pense que beaucoup de souffrance, beaucoup
de misère - qui sont toujours oubliées par la grande
déploration marxiste - seraient formidablement atténuées
ou transformées ou annulées si une plus grande connaissance
de ce qu’il en est de la culture, de ce qu’il en est
de la religion, de ce qu’il en est du travail, etc., bon...
Roger Chartier : Mais est-ce qu’on n’est
pas là du côté d’une sorte d’utopisme
: comment assurer la divulgation de ces outils qui peuvent permettre
de prendre conscience des déterminations et partant, qui
peuvent permettre de laisser la place à la petite marge de
liberté ? Est-ce qu’il y a pas aussi un risque de populisme,
c’est à dire de considérer qu’il faut
rompre avec tout le savoir immédiat ou tout une culture héritée
pour lui substituer des outils d’analyse rationnelle qui décapent,
qui démontent, qui déconstruisent ce qui fait la réalité
elle-même ?
Pierre Bourdieu : Oui, il y a deux choses ; le
populisme, c’est une chose ; et par ailleurs, cette sorte
de radicalisme décapant, c’est une autre chose. Cela
ne va pas nécessairement de paire. Pour ce qui est du populisme,
je ne crois avoir laissé planer la moindre équivoque.
Là encore, je pourrais employer la métaphore socratique
: Socrate interroge mais il ne prend pas pour argent comptant ce
qu’on lui répond. Et le sociologue sait très
bien que, en toute bonne foi, les gens qui produisent des réponses
ne disent pas nécessairement la vérité. Et
tout son travail consiste à construire les condtions de l’élaboration
de la vérité à partir de l’observation
des comportements, à partir des discours, à partir
des écrits, etc., etc. Bon, ça s’est une chose.
Et a fortiori il n’est dans l’état d’esprit
d’aucun sociologue. Si, il y toujours quelques imbéciles
pour croire que le peuple dit plus vrai que les autres. En fait,
le peuple étant particulièrement dominé, il
est particulièrement dominé par les mécanismes
symboliques de domination. Par exemple, où ça a été
particulièrement à la mode dans la période
où la gauche était au pouvoir : on pense qu’en
en mettant un micro devant la bouche d’un mineur, on va recueillir
la vérité sur les mineurs. En fait, on recueille des
discours syndicaux des 30 années précédentes
et quand on pratique avec un paysan on recueille des discours d’instituteurs.
L’idée qu’on pourrait retrouver une espèce
de lieu originaire dans le monde social, que ce soient les intellectuels,
que ce soit le prolétariat,etc., etc., est une des mystiques
qui ont à la fois permis aux intellectuels de se donner le
moral mais sur la base d’une auto-mystification dramatique.
Alors donc, le sociologue écoute, interroge, fait parler
mais il se donne aussi les moyens de soumettre à la critique
tout discours. Ca va de soi dans la profession mais je pense que
c’est pas su à l’extérieur. Deuxième
problème : est-ce que cette science destructrice des idées
reçues - et c’est là d’ailleurs que la
sociologie est très très proche de l’écriture
de gens comme Flaubert ; l’analogie est fantastique ; ce qui
fait problème pour moi, c’est qu’on ne s’en
aperçoive pas, qu’on dise Bourdieu déteste Flaubert
alors que pour moi c’est pareil - cette science peut-elle
échapper elle-même à cette mise en question
? Elle objective toute chose, est-ce qu’elle peut s’objectiver
elle-même ? Et si elle s’objective, est-ce qu’elle
ne détruit pas ses fondements ? C’est un vieil argument
aussi vieux que la science sociale et je m’étonne que,
sauf dans les classes de terminale, on ose encore le formuler dans
un débat scientifique. Mais enfin bon, il faut quand même
y répondre : l’historien étant lui-même
dans l’histoire, est-ce qu’il y a une science historique
; le sociologue étant lui-même dans la société,
est-ce qu’il y a un science sociologique, etc. Là,
je pense que la réponse est possible ; seulement, ça
prend un peu de temps. J’essaie d’argumenter en deux
phrases. Je pense que le discours sociologique s’engendre
dans un espace qui est lui-même un espace social, un champ
scientifique où il y a des luttes, des concurrences, etc.
et comme dans les sciences de la nature, un certain progrès
vers plus de connaissance est possible à travers la lutte
entre les gens qui cherchent à s’approprier la connaissance
du monde social à condition que cette lutte soit soumise
à des règles minimales de dialogues réglés.
Autrement dit, à condition que tous les coups ne soient pas
permis. Par exemple, à condition qu’on ne puisse pas
liquider un argument scientifique par un argument politique ; on
peut pas tuer un théorème en disant il est de droite
; or, on peut tuer une théorie ou un argument sociologique
en disant : il est de droite. Un champ scientifique relativement
autonome, capable d’établir des vérités
provisoires justiciables de vérifications est un champ dans
lequel ce genre de coup n’est plus possible. Malheureusement,
ce n’est pas le cas ; les sociologues ont du mal à
garder leur univers contre l’irruption d’arguments de
préau.
Roger Chartier : la question n’est peut-être
pas sur le plan d’une dissertation de terminale...
Pierre Bourdieu : Mais c’est pas à
toi que je pensais du tout ; tu le sais bien (rire)
Roger Chartier : Tu es de ceux qui ont fait connaître
en France le travail de ce sociologue anglais Richard Hoggart qui
avait écrit, dans les années 50, un livre magnifique
La culture du pauvre qui essayait de montrer que, par rapport à
tous les discours dominants projetés en masse et à
l’époque dans une proportion moins grande que maintenant
par la culture de masse, les journaux, la télévision,
la radio, que tous ceux qui étaient soumis à ces messages,
loin d’en être complètement abrutis, complètement
dominés, complètement anhilés avaient toujours
cet espace pour ce qu’il appelait une attention oblique, une
adhésion à éclipses. Est-ce que tu ne crois
pas que les outils du discours critique que le sociologue voudrait
donner comme arme pour cette reprise de possession de ceux qui sont
dans l’attitude la plus dominée ne risquent pas à
leur tour aussi d’apparaître comme quelque chose qui,
projeté de l’extérieur, serait aussi soumis
à la même adhésion à éclipses
et la même attention oblique ? C’est à dire que
finalement ce qui appartiendrait à la sphère de la
critique des conditions de domination pourraient aussi apparaître
comme appartenant à cette sphère même et être
un instrument qui ne serait pas différencié. Comment
l’articulation entre ce savoir spontané sur le monde
social et qui est sans doute fait de ces attitudes de défiance
et de défense peut être pénétré
par une réflexion critique et des outils qui permettraient
normalement de prendre distance ?
Pierre Bourdieu : Encore une fois, je sens deux
questions. Je crois que ce que la sociologie, en tout cas telle
que je la conçois, produit : ce sont des instruments d’auto-défense
contre l’agression symbolique, conte la manipulation symbolique,
etc., c’est à dire essentiellement contre les producteurs
professionnels de discours. Et il évident que le sociologue
ne peut pas compter, je l’ai dit plusieurs fois, sur les producteurs
symboliques, c’est à dire sur les journalistes, sur
les évèques, les professeurs, sur les philosophes,
enfin, sur tous les gens qui font profession de parler et de parler
du monde social. Puisqu’une part considérable de son
travail consiste à mettre en garde contre la rhétorique
du discours ordinaire sur le monde social, le discours des demi-habiles.
Le problème est que les instruments que produit le sociologue
sont interceptés par ceux qui s’en servent et, très
souvent, la sociologie entre dans par exemple... il y a tout une
part de la publicité, tout une part du marketing... Par exemple,
on pourrait prendre à la télévision une soirée
électorale et en faire une analyse terrible mais peut-être
impubliable parce que ça serait considéré comme
une démolition criminelle ; ça serait le professeur
de science politique qui vient commenter le journaliste qui vient
commenter l’homme politique, chacun luttant non pas pour avoir
le dernier mot mais pour être en position de méta-discours
par rapport au précédent. J’emploie une métaphore
qui est très amusante ; c’est dans une expérience
célèbre de Kellog qui travaillait sur les singes.
Un jour, il met une banane en l’air hors de portée
du singe ordinaire ; ils essayaient tous de sauter puis Sultan qui
est le plus malin attrape une petite guenon, la met dessous, grimpe
dessus puis attrape la banane. Ensuite tous les singes sont là
avec une patte en l’air pour monter sur l’autre mais
personne ne veut plus ; tout le monde ayant compris qu’il
ne faut pas se laisser monter dessus, personne ne veut plus être
dessous. Si maintenant on regarde un débat de télévision
de soirée électorale, et bien voilà, ce sont
des gens qui ont la patte en l’air pour monter mais pour avoir
quoi, pour être celui qui fait du méta : je vais vous
dire ce que c’est que de dire ce que vous dites. Vous avez
l’historien - je ne vais pas le nommer mais tout le monde
le connaît - viendra dire : oui, si nous comparons les statistiques,
il apparaît que ce qui peut apparaître comme une victoire
n’est pas une victoire mais c’est plutôt une une
défaite jusqu’à un certain point, etc., etc.
Et ensuite un autre montera sur lui. Alors énoncer ce genre
de mécanismes aurait un effet formidable. Mais qui aurait
intérêt à le diffuser ? Il va être intercepté,
pour employer la métaphore du rugby, avant d’arriver
à l’aile. Et comme tu disais tout à l’heure,
les gens qui auraient intérêt à entendre ces
choses là ont une chance infime. Cela dit, ils ont des systèmes
de défense spontanés ; ils ont des instruments - qu’il
ne faut pas sous-estimer - passifs mais aussi actifs. Par exemple,
à propos de la participation proposée par De Gaulle,
un mot extraordinaire que j’ai entendu de la bouche d’un
ouvrier de Renault : « Ah oui, la participation c’est
"prête moi ta montre et je te donne l’heure"
» ; c’est même (rire) : « Donne moi ta montre
et je te donne l’heure ». Alors, c’est pas une
analyse politique et pour développer ce qui est contenu dans
cette espèce de message métaphorique, parabolique,
etc., il faudrait des heures d’analyse. Mais bon, il y a des
formes de défense. Si les instruments de défense que
produit la science avancée et les instruments de défense
spontanée arrivaient... c’est à dire si on avait
des rugbymen qui ont vu au magnétoscope le match et qu’ils
peuvent en tirer partie, on aurait un changement profond de la vie
politique. On rendrait la vie impossible aux sophistes ; simplement,
c’est pas demain la veille parce que pour le moment les sophistes
contrôlent la transmission.
Roger Chartier : c’est pour ça que
tu avais soutenu la candidature de Coluche ?
Pierre Bourdieu : Ce n’est pas sans lien
; je pense que la candidature de Coluche était une candidature
tout à fait sérieuse parce qu’elle mettait en
question en pratique par la dérision, etc., sans aucun apport
poujadiste... Alors ça, c’est une chose tout à
fait étonnante, voilà, un exemple de défense...
Il y a eu des articles très savants dans Le monde (ton ironique)
pour dire : c’est la renaissance du poujadisme, etc. Moi,
j’avais des statistiques ; je savais que Coluche avait des
bases sociales qui étaient l’opposé absolu des
bases ordinaires du poujadisme, c’est à dire les intellectuels,
les jeunes gens qui ont des titres scolaires supérieurs aux
positions qu’ils ont pu obtenir avec, etc., etc., c’est
à dire la base traditionnelle du gauchisme. L’intérêt
de Coluche, c’est qu’il faisait en pratique des happening
critiques. Je vais employer une image plus noble aux antipodes dans
l’espace hiérarchiseé de la culture, c’est
Karl Kraus. Personne ne l’a lu en France mais tout le monde
sait qu’il faut lire Karl Kraus. Donc je vais me servir de
cet effet de légitimité (rire). Karl Kraus, c’est
quelqu’un, un intellectuel professionnel qui a passé
sa vie à faire au fond l’inverse de ce que faisait
Sartres. Il a passé sa vie à faire des happening.
Il faisait des choses magnifiques et si j’avais le temps je
ferais ça, il faisait des fausses pétitions sur la
base des sentiments de la bienséance sociale qui anime les
intellectuels. Par exemple aujourd’hui, ce serait la défense
des homosexuels, contre le sida, etc. Il faisait une fausse pétition
signée des noms les plus célèbres de l’époque
et les gens n’osaient pas démentir. Après il
révélait qu’il avait tout inventé, que
les gens n’avaient pas signé. Cet homme a passé
sa vie à faire sur le mode coluchien, par des happening théâtraux,
des soirées bordéliques à mettre en question
tout cet univers de sophistes pour faire diffuser cette sorte de
défense pratique.
Roger Chartier : Oui, mais enfin, on va encore
dire que tu cherches le bâton pour te faire battre...
Pierre Bourdieu : Il est évident que ça doit beaucoup
à mon tempérament, moi, que j’appellerais l’habitus.
Enfin, bon... Ce que je pense - là j’ai présenté
la forme exagérée pour prolonger la question - c’est
qu’il y a place pour un utopisme rationnel, c’est à
dire qu’on a le droit à une part d’utopie dans
les limites du possible. Et je crois qu’un bon usage de la
sociologie comme instrument de transformation du monde social, ça
serait de définir les limites de ce qu’on peut faire
et d’aller aussi loin que possible au-delà de ses limites
avec une toute petite chance de réussir.
Roger Chartier : Est-ce qu’une de ses limites
n’est pas cette phrase de Descartes que tu emploies quelque
part : « Qui accroît sa science accroît sa douleur.
», c’est à dire que finalement cette mise à
nu de tous ces mécanismes, à partir du moment où
on a renoncé à l’idée qu’il pouvait
se transformer en une sorte d’espérance du grand soir,
en une sorte de messianisme qui subvertirait l’ensemble du
monde social et le recrérait sur des bases nouvelles est
plus source d’une sorte de désespérance que
d’un grand projet politique, parce qu’une autre des
ruptures avec cette figure traditionnelle, intellectuelle, au moins
celle sortie de la seconde guerre mondiale, c’est cette perte
d’illusion quant à l’accumulation progressive
de ces frustrations dans une sorte de mouvement cumulatif qui entraînerait
la grande rupture. Plus personne n’y croit. Donc, à
partir de ce moment là , ce travail de mise à nu non
accompagné de l’espérance messianique n’est-il
pas cet accroissement sans fin de la douleur et n’est-ce pas
là un autre des obstacles plus fondamental que celui opposé
par les écrans que tu as décrit ?
Pierre Bourdieu : Je pense que l’espérance
messianique est un des grands obstacles aux transformations. A cette
illusion messianique, il faut substituer des espérances rationnelles
tout à fait modérées qui étaient discréditées
comme réformistes, comme des compromissions, etc. Je pense
qu’il y a des formes très très radicales. Je
pense que si tous les intellectuels travaillaient dans l’espace
qui les concerne pour faire advenir un tout petit peu plus de transparence,
un peu moins d’auto-mystification, etc, ça serait un
grand changement. Pour prendre un exemple très simple, s’il
y avait une commission juridiquement garantie de sociologues, de
juristes, etc ; pour le contrôle du bon usage des sondages,
ça serait un progrès dans le sens de la démocratie,
voilà. Or, ça, c’est quelque chose qu’on
considérera comme indigne d’être revendiqué.
Ou bien, il faut s’occuper du Vietnam, c’est à
dire des choses qui sont totalement hors de portée, qui,
comme le disent les stoïciens, ne dépendent pas de nous.
Ce qu’il faut voir, ce sont les choses qui dépendent
de nous et qui sont au fond beaucoup plus importantes qu’on
ne le croit. Par exemple, tout ce qui est de la mystification produite
par les intellectuels. Bon, ça, ça dépend de
nous. C’est pourquoi la critique de l’illusion intellectuelle
qui est de notre ressort est - c’est pas du tout que ce soit
le « tout » de l’action politique - sans doute
le plus important de ce que nous pouvons faire. Il y a beaucoup
d’autres choses à faire mais ce qui dépend de
nous c’est quand même ça.
Cet entretien a été diffusé sur France Culture dans le cadre
de l’émission Les
chemins de de la connaissance
Vous pouvez l’écouter dans son intégralité (avec bien d’autres
choses encore) sur le site « pirate » Là-bas
si j’y suis Il a été retranscrit par Sociotoile
(Ouf !)
Toute retranscription, aussi fidèle soit-elle, comporte forcément
une part d’arbitraire, ne serait-ce qu’au niveau de
la ponctuation. Il est parfois aussi nécessaire de modifier légèrement
la syntaxe des phrases, de retirer certains mots ou expressions
en vue de ne pas gêner la lisibilité de l’entretien.
Origine : http://sociotoile.net/
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