Via la pdg et l´infirmière, le sociologue explique comment
les femmes se plient aux codes d´un monde d´hommes:
celui du travail.
Comment les femmes se débrouillent-elles avec le pouvoir, fonction
masculine par excellence? Pdg ou ministre, ou, à l´inverse,
infirmière ou secrétaire, y aurait-il des positions plus
"naturelles" que d´autres? Où l´on
resitue à sa juste place le débat sur la parité
en politique. Où l´on comprend pourquoi la féminisation
de certaines professions n´est pas forcément le signe d´une
victoire féminine contre la domination masculine, puisque lesdites
professions- l´enseignement, certaines professions médicales,
certains secteurs du journalisme, par exemple- s´en retrouvent
dévalorisées.
TELERAMA : On dit souvent qu´une femme qui obtient un poste de
pouvoir a dû fournir davantage de gages de son excellence qu´un
homme. Comme si elle devait compenser par mille atouts un handicap rédhibitoire.
PIERRE BOURDIEU : En effet, les femmes qui accèdent aux positions
dominantes sont "sursélectionnées": il
faut plus de qualités professionnelles pour être pdg quand
on est une femme que quand on est un homme. Et il faut aussi plus d´avantages
sociaux initiaux parce qu´on ne peut pas cumuler les handicaps.
Donc, elles sont presque nécessairement plus qualifiées
que les hommes qui occupent des postes équivalents, et d´origine
plus bourgeoise. Cela vaut pour les ministres aussi! Ce qui, d´ailleurs,
n´est pas sans poser de problèmes dans le débat
sur la parité en politique: on risque de remplacer des
hommes bourgeois par des femmes encore plus bourgeoises. Si du moins
on se dispense de faire ce qu´il faudrait pour que cela change
vraiment: par exemple, un travail systématique, notamment
à l´école, pour doter les femmes des instruments
d´accès à la parole publique, aux postes d´autorité.
Sinon, on aura les mêmes dirigeants politiques, avec seulement
une différence de genre.
TRA : C´est pourquoi vous appelez la revendication de la parité
en politique "un combat convenable".
P.B. : Oui, parce que, comme chaque fois que l´on recourt au système
des quotas, c´est mieux que rien, mais cela ne va pas profondément
transformer ce qu´il y a dans la tête des gens. Certaines
évolutions s´imposent facilement parce qu´elles sont
conformes aux attentes inscrites dans les structures: les femmes
ont conquis sans peine les fonctions de "présentation"
à la télévision ou à la radio. Rôles
qui ne sont pas si différents de ceux que leur donne la publicité.
Mais pourquoi, soit dit en passant, ne s´insurge-t-on jamais contre
le fait qu´il n´y a pas un seul (ou si rare) présentateur
télé noir ou beur?
Les changements actuels du système scolaire seront peut-être
producteurs de nouvelles femmes politiques: c´est peut-être
dans les sections sciences sociales de l´enseignement secondaire
ou supérieur que les jeunes femmes sont en train d´acquérir
les outils qui leur permettront d´emmerder réellement les
hommes sur le terrain de la politique. Mais ça prendra du temps,
et ce n´est pas par décret que l´on bouleversera
tout cela.
TRA : Pour revenir à la femme pdg, quelles sont les stratégies,
souvent inconscientes, mises en oeuvre pour lui dénier la légitimité
à exercer le pouvoir?
P.B. : Ce sont des milliers de petits détails, tous fondés
sur le postulat qu´une femme au pouvoir, une femme qui commande,
cela ne va pas de soi, ce n´est pas "naturel". Dans
la définition d´une profession, il y a aussi tout ce qui
lui est conféré par la personne qui l´exerce. Si
c´est fait pour un homme à moustache et que l´on
voit arriver une petite minette en minijupe, ça ne va pas!
Il lui manquera toujours la moustache, la voix grave et forte qui convient
à une personne d´autorité: "Parlez plus
fort, on ne vous entend pas!", quelle femme n´a pas
essuyé cette réflexion dans les réunions de travail?
La définition tacite de la plupart des positions de direction
implique un port de tête, une manière de poser la voix,
l´assurance, l´aisance, le "parler pour ne rien dire",
et si on arrive avec un peu trop d´intensité, de sérieux,
d´anxiété, c´est inquiétant. Les femmes,
sans toujours l´analyser, le ressentent, et souvent dans leur
corps, sous forme de stress, de tension, de souffrance, de dépression.
TRA : Et il va de soi qu´une femme qui a de grosses responsabilités
professionnelles doit sacrifier autre chose.
P.B. : Un certain féminisme a concentré ses critiques
sur l´espace domestique, comme si le fait que le mari fasse la
vaisselle suffisait à annihiler la domination masculine. Beaucoup
de phénomènes ne se comprennent que si l´on met
en relation ce qui se passe dans l´espace domestique avec ce qui
se passe dans l´espace public. On dit bien que les femmes font
deux journées de travail; c´est la façon simple
d´expliquer le problème. C´est plus compliqué.
Dans l´état actuel, la plupart des conquêtes féminines
dans l´espace domestique doivent être payées par
des sacrifices dans l´espace public, dans la profession, dans
le travail, et inversement. Si donc on fait l´économie
d´analyser cette articulation entre les deux espaces, on se condamne
à des revendications partielles, qui peuvent aboutir à
des mesures d´apparence révolutionnaires et sont en fait
conservatrices. Tous les mouvements de dominés - la décolonisation,
les mouvements sociaux - ont ainsi souvent obtenu des bénéfices
aux effets pervers.
TRA : Par exemple?
P.B. : Tout ce dont on dit : "Après, ça a été
récupéré." Souvent, c´est le résultat
de revendications construites selon les principes dominants. La parité
en est un exemple. Dans ce cas, on me répond : alors, s´il
faut tout changer, on ne peut plus bouger! Non! Il faut
juste savoir que ce que l´on fait n´est pas exactement ce
que l´on croit qu´on fait!
TRA : A l´opposé de la pdg, qui exerce un "métier
d´homme", prenons l´infirmière. Pourquoi et
comment est-ce un "métier de femme"?
P.B. : Votre question me rappelle la réflexion, splendidement
tautologique, d´une adolescente que j´interrogeais : "De
nos jours, il n´y a pas beaucoup de femmes qui font des métiers
d´homme!" Les métiers de femme sont, par définition,
conformes à l´idée que l´on se fait de la
femme, donc, ce sont les moins "métiers" des métiers.
Parce que les vrais métiers sont des métiers d´homme.
Un métier de femme, c´est un métier féminin,
donc subordonné, souvent mal payé, enfin, c´est
une activité où la femme est censée exprimer ses
dispositions "naturelles" ou considérées comme
telles.
Dans des statistiques pour les Etats-Unis, qui classaient les professions
selon le taux de féminisation, l´infirmière venait
tout en haut de la liste (l´infirmière pour enfants serait
encore plus haut). Elle remplit en effet toutes les propriétés
: les soins, l´attention, le dévouement, l´oblation,
etc., c´est le métier de femme par excellence. D´autant
plus qu´il s´exerce dans un milieu extrêmement masculin.
Les hôpitaux, surtout en France, sont encore dominés par
une vision militaire du monde, un modèle très hiérarchique.
La visite du "patron" est un rituel où s´étale
cette hiérarchie. Exactement comme un général qui
passe ses troupes en revue. Le patron est ce personnage central, total,
entouré de femmes, comme il convient selon les lois de la distinction
sociale. Plus on est socialement haut, plus on a de femmes à
sa disposition (le taux d´employées de maison à
Paris est évidemment fonction de la richesse des quartiers),
"disposition" étant d´ailleurs entendu à
tous les sens du terme.
Les aptitudes féminines, socialement constituées, sont
entretenues par les structures. Ce service d´hôpital en
est une. Malgré la féminisation des professions médicales,
qui est, là aussi, très différenciée:
chez les pédiatres, les gynécologues, mais pas chez les
chirurgiens.
TRA : La coordination des infirmières, qui s´est formée
en 1991 pour une série de revendications et qui a duré
jusqu´en 1995, ne fut-elle pas aussi un mouvement de femmes?
P.B. : Pas vraiment. Je le trouve intéressant parce que c´était
le premier mouvement auto-organisé, indépendant des instances
syndicales. Ce qui est dû à l´élévation
du niveau d´instruction des infirmières. Mais, malgré
ce niveau élevé, la frontière entre les professions
d´infirmière et de médecin reste très brutale.
Personne n´a jamais imaginé de formation interne qui permette
à une infirmière de devenir médecin, même
médecin de ville. Ce sont deux carrières qui n´ont
rien en commun. Un peu comme dans les métiers du livre entre
les typographes et les clavistes. Pour cela aussi, c´est une profession
significative où se voit le mieux la domination masculine dans
le travail.
TRA : Est-ce qu´être féminine pour une femme pdg,
c´est la même chose que pour une secrétaire?
P.B. : Non, sûrement pas. Les limites sont liées à
la fonction. La pdg doit être beaucoup moins féminine que
la secrétaire, ou plutôt elle doit l´être tout
à fait autrement: féminine mais pas trop, elle doit
affirmer son autorité tout en gardant sa féminité,
par exemple en se soumettant aux contraintes vestimentaires auxquelles
les hommes aussi sont soumis (les coupes strictes, les couleurs sobres),
mais avec un rappel suffisant des marques féminines (la jupe,
le maquillage léger et le bijou discret, etc.). La soumission
étant inscrite, on l´a vu, très profondément,
dans le rôle féminin, sexuel notamment, la soumission professionnellement
exigée de la secrétaire ne fait pas problème. Elle
se double souvent d´une soumission inconsciente plus totale, d´attente
d´une relation quasi amoureuse (ou maternelle). Il existe quelques
travaux qui montrent les ambiguïtés du rôle de secrétaire
(ceux de Pinto pour la France). Mais, malheureusement, la tendance,
sur ces terrains-là, est plutôt à la dénonciation,
qui limite la compréhension. Le fait d´être dominé
n´est jamais une garantie de lucidité sur la domination.
TRA : Mais vous dites pourtant que le dominé est plus lucide?
P.B. : Sans doute, il est plus lucide sur le dominant, il sait voir
ses faiblesses, mais il ne l´est pas nécessairement sur
les effets que produit sur lui-même la domination. Et ceux qui
arrivent à cette lucidité sont souvent perçus par
leurs congénères comme des traîtres, qui vendent
la mèche en révélant une domination que l´on
préfère se cacher. Moi, je crois que la vérité
est toujours bonne à dire. Il n´y a rien de pire que d´entretenir
des mystifications sur les rapports de domination.
Propos recueillis par Catherine Portevin
La Domination masculine, de Pierre Bourdieu. Ed. du Seuil, 140 p., 85
F.
Télérama n° 2533 - 1 août 1998
Le lien d'origine http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/