TELERAMA : A quoi sert la jupe?
PIERRE BOURDIEU : C'est très difficile de se comporter correctement quand
on a une jupe. Si vous êtes un homme, imaginez-vous en jupe, plutôt courte,
et essayez donc de vous accroupir, de ramasser un objet tombé par terre
sans bouger de votre chaise ni écarter les jambes... La jupe, c'est un
corset invisible, qui impose une tenue et une retenue, une manière de
s'asseoir, de marcher. Elle a finalement la même fonction que la soutane.
Revêtir une soutane, cela change vraiment la vie, et pas seulement parce
que vous devenez prêtre au regard des autres. Votre statut vous est rappelé
en permanence par ce bout de tissu qui vous entrave les jambes, de surcroît
une entrave d'allure féminine. Vous ne pouvez pas courir ! Je vois encore
les curés de mon enfance qui relevaient leurs jupes pour jouer à la pelote
basque.
La jupe, c'est une sorte de pense-bête. La plupart des injonctions culturelles
sont ainsi destinées à rappeler le système d'opposition (masculin/féminin,
droite/gauche, haut/bas, dur/mou...) qui fonde l'ordre social. Des oppositions
arbitraires qui finissent par se passer de justification et être enregistrées
comme des différences de nature. Par exemple, avec " tiens ton couteau
dans la main droite ", se transmet toute la morale de la virilité, où,
dans l'opposition entre la droite et la gauche, la droite est " naturellement
" le côté de la virtus comme vertu de l'homme (vir).
TRA : La jupe, c'est aussi un cache-sexe?
P.B. : Oui, mais c'est secondaire. Le contrôle est beaucoup plus
profond et plus subtil. La jupe, ça montre plus qu'un pantalon et c'est
difficile à porter justement parce que cela risque de montrer. Voilà
toute la contradiction de l'attente sociale envers les femmes : elles
doivent être séduisantes et retenues, visibles et invisibles (ou, dans
un autre registre, efficaces et discrètes). On a déjà beaucoup glosé
sur ce sujet, sur les jeux de la séduction, de l'érotisme, toute l'ambiguïté
du montré-caché. La jupe incarne très bien cela. Un short, c'est beaucoup
plus simple: ça cache ce que ça cache et ça montre ce que ça montre.
La jupe risque toujours de montrer plus que ce qu'elle montre. Il fut
un temps où il suffisait d'une cheville entr'aperçue!...
TRA : Vous évoquez : une femme disant: " Ma mère ne m'a jamais dit
de ne pas me tenir les jambes écartées " et pourtant, elle savait bien
que ce n'est pas convenable " pour une fille "... Comment se reproduisent
les dispositions corporelles ?
P.B. : Les injonctions en matière de bonne conduite sont particulièrement
puissantes parce qu'elles s'adressent d'abord au corps et qu'elles ne
passent pas nécessairement par le langage et par la conscience. Les
femmes savent sans le savoir que, en adoptant telle ou telle tenue,
tel ou tel vêtement, elles s'exposent à être perçues de telle ou telle
façon. Le gros problème des rapports entre les sexes aujourd'hui, c'est
qu'il y a des contresens, de la part des hommes en particulier, sur
ce que veut dire le vêtement des femmes. Beaucoup d'études consacrées
aux affaires de viol ont montré que les hommes voient comme des provocations
des attitudes qui sont en fait en conformité avec une mode vestimentaire.
Très souvent, les femmes elles-mêmes condamnent les femmes violées au
prétexte qu'" elles l'ont bien cherché ". Ajoutez ensuite le rapport
à la justice, le regard des policiers, puis des juges, qui sont très
souvent des hommes... On comprend que les femmes hésitent à déposer
une plainte pour viol ou harcèlement sexuel...
TRA : Etre femme, c'est être perçue, et c' est alors le regard de
I'homme qui fait la femme?
P.B. : Tout le monde est soumis aux regards. Mais avec plus ou moins
d'intensité selon les positions sociales et surtout selon les sexes.
Une femme, en effet, est davantage exposée à exister par le regard
des autres. C'est pourquoi la crise d'adolescence, qui concerne justement
l'image de soi donnée aux autres, est souvent plus aiguë chez les filles.
Ce que l'on décrit comme coquetterie féminine (l'adjectif va de soi
!), c'est la manière de se comporter lorsque l'on est toujours en danger
d'être perçu.
Je pense à de très beaux travaux d'une féministe américaine sur les
transformations du rapport au corps qu'entraîne la pratique sportive
et en particulier la gymnastique. Les femmes sportives se découvrent
un autre corps, un corps pour être bien, pour bouger, et non plus pour
le regard des autres et, d'abord, des hommes. Mais, dans la mesure où
elles s'affranchissent du regard, elles s'exposent à être vues comme
masculines. C'est le cas aussi des femmes intellectuelles à qui on reproche
de ne pas être assez féminines. Le mouvement féministe a un peu transformé
cet état de fait - pas vraiment en France la pub française traite très
mal les femmes ! Si j'étais une femme, je casserais ma télévision !
- en revendiquant le natural look qui, comme le black is beautiful,
consiste à renverser l'image dominante. Ce qui est évidemment perçu
comme une agression et suscite des sarcasmes du genre " les féministes
sont moches, elles sont toutes grosses"…
TRA : Il faut croire alors que, sur des points aussi essentiels que
le rapport des femmes à leur corps, le mouvement féministe n'a guère
réussi.
PB : Parce qu'on n'a pas poussé assez loin l'analyse. On ne mesure pas
l'ascèse et les disciplines qu'impose aux femmes cette vision masculine
du monde, dans laquelle nous baignons tous et que les critiques générales
du " patriarcat " ne suffisent pas à remettre en cause. J'ai montré
dans La Distinction que les femmes de la petite bourgeoisie,
surtout lorsqu'elles appartiennent aux professions de " représentation
", investissent beaucoup, de temps mais aussi d'argent, dans les soins
du corps. Et les études montrent que, de manière générale, les femmes
sont très peu satisfaites de leur corps. Quand on leur demande quelles
parties elles aiment le moins, c'est toujours celles qu'elles trouvent
trop " grandes" ou trop " grosses " ; les hommes étant au contraire
insatisfaits des parties de leur corps qu'ils jugent trop " petites
". Parce qu'il va de soi pour tout le monde que le masculin est grand
et fort et le féminin petit et fin. Ajoutez les canons, toujours plus
stricts, de la mode et de la diététique, et l'on comprend comment, pour
les femmes, le miroir et la balance ont pris la place de l'autel et
du prie-dieu.
Pierre Bourdieu
Le corset invisible.
Entretien avec Catherine Portevin, Télérama
(3), n°2534, 5 août 1998.
Le lien d'origine http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/Btele983.html
D'autres textes dans la suite de cet interview :
1. Pierre Bourdieu : L'homme
décide,la femme s'efface, entretien avec Catherine Portevin,
Télérama n°2532, 22 juillet 1998.
2. Pierre Bourdieu : Il manquera toujours la moustache,
entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°2533, 29 juillet 1998.
3. Pierre Bourdieu : Le
corset invisible, entretien avec Catherine Portevin,
Télérama n°2534, 5 août 1998.
4. Pierre Bourdieu : La
transgression gay, entretien avec Catherine Portevin
et Jean-Philippe Pisanias, Télérama n°2535, 12/08/1998.
5. Pierre Bourdieu : Les
aventuriers de l’île enchantée, entretien avec Catherine
Portevin et Jean-Philippe Pisanias, Télérama n°2536, 19/08/98.
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