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Origine :
http://www.conflits.org/index1818.html?langue=fr
Après les attentats spectaculaires et meurtriers du 11 septembre
2001 aux Etats-Unis, puis ceux du 11 mars 2004 à Madrid,
les services de renseignement occidentaux ont vu leur rôle
et leur poids s’accroître dans la lutte contre le radicalisme
musulman. A partir d’une enquête portant sur les services
français, espagnols et britanniques, cet article analyse
les évolutions de leurs missions et de leurs analyses de
cette question. Rompant avec une approche mécaniste, qui
verrait dans la transformation de ces missions le simple fruit d’une
« adaptation » à de nouvelles menaces, il montre
que leur nature et leur forme résultent à la fois
de l’évolution de l’activité des groupes
clandestins et de leur perception ; des effets de la permanence
des grilles d’analyse des services de renseignement qui avaient
été forgées sur d’autres terrains ; et
du travail perpétuel de relégitimation que ces services
vont mener auprès de certains secteurs de l’appareil
d’Etat. Il contribue de la sorte à éclairer
certains aspects souvent méconnus des modes pratiques de
régulation de la violence politique dans les démocraties
occidentales.
1La sanglante litanie des attentats perpétrés aux
Etats-Unis le 11 septembre 2001, à Madrid le 11 mars 2004,
et à Londres le 7 juillet 2005 a propulsé la lutte
anti-terroriste au rang de priorité de l’ensemble des
dirigeants des pays occidentaux. Les différents gouvernements
ont de la sorte rivalisé de déclarations de fermeté
et de propositions de réorganisation de leurs forces de sécurité,
sommées de mieux coopérer et d’être plus
efficaces dans leur lutte contre le radicalisme islamiste. Dans
le même temps, de nouvelles structures de collaboration, d’échange
ou de prospective virent le jour au sein des principales organisations
internationales, ou intensifièrent leur activité.
L’urgence et l’ampleur de cette « nouvelle menace
» renforcèrent le rôle des services de renseignement,
perçus comme les seuls à même de prévenir
les conséquences de ce qui allait dès lors être
qualifié d’« hyper-terrorisme », de «
nouveaux réseaux de terreur » ou de « terrorisme
messianique ». Nombre de mesures législatives et de
restrictions des libertés furent d’ailleurs adoptées
pour faciliter leur travail et assouplir les cadres juridiques qui
l’encadraient.
2Pour autant, l’observation des pratiques et des interactions
au sein du petit monde des professionnels de l’anti-terrorisme
amène à relativiser ce type de vision fonctionnaliste
action/réaction, de même que les viriles invectives
de nombre de ministres de l’Intérieur1. En effet, la
lutte contre le « terrorisme » s’inscrit dans
la durée, et résulte de multiples transactions entre
les gouvernements, les agences de renseignement et les groupes clandestins,
dans lesquelles chacun fait jouer ses intérêts politiques
ou organisationnels, et tente d’imposer sa « vérité
». C’est ainsi que pour comprendre les mécanismes
et les enjeux de cette lutte, il faut analyser la nature et l’évolution
des relations d’interdépendances entre ces différents
univers sociaux, en même temps que les contraintes –
internes et externes – auxquelles ils sont soumis.
3L’enquête présentée ici porte sur six
services de renseignement. Deux français : Renseignements
Généraux (RG) et Direction de la Surveillance du Territoire
(DST) ; deux britanniques : Security Service (ex MI5) et Special
Branch du Metropolitan Police Service de Londres (SO12), et deux
espagnols : Comisaría General de Información (CGI)
et Centro Nacional de Intelligencia (CNI), qui prend la suite en
2002 du Centro Superior de Información de la Defensa (CESID)2.
Elle visait à analyser les évolutions des missions
des différents services après les attentats du 11
septembre aux Etats-Unis, et la manière dont ils percevaient
l’islamisme radical. Elle repose sur des entretiens, de la
littérature grise, des mémoires d’agents ou
de directeurs des services, ainsi que sur une série de sources
secondaires, comme des auditions et des rapports parlementaires3.
4Elle n’est pas exhaustive, car définir les institutions
en charge du renseignement est toujours problématique. L’indétermination
fonctionnelle qui entoure leurs missions, leurs objectifs et leurs
champs de compétences rend caduque toute tentative de clarification
définitive. Les divisions institutionnelles des services
: civil/militaire ; interne/externe ; politique/criminel ; etc.
s’avèrent le plus souvent fluctuantes et sujettes à
de nombreux empiètements de territoires4. Des polices à
statut militaire, comme la gendarmerie nationale française
ou la guardia civil espagnole consacrent une bonne partie de leur
activité au renseignement. Il en va de même pour les
douanes, ou pour certains services liés à l’armée,
comme la Direction Générale de la Sécurité
Extérieure (DGSE), la Direction du Renseignement Militaire
(DRM), ou la Direction de la Protection et de la Sécurité
de la Défense (DPSD) en France, ou le Defense Intelligence
Staff (DIS) en Grande-Bretagne.
5Ce parti-pris est d’abord le fruit de contraintes pratiques
: l’investigation a été menée dans le
cadre d’une recherche collective financée par la commission
européenne (ELISE, European Liberty and Security) d’une
durée de trois ans qui ne permettait pas d’étendre
le champ d’étude, a fortiori sur trois pays. Il résulte
également du constat qu’en matière de radicalisme
musulman, les services étudiés semblaient être
les plus investis, tant en termes de moyens (humains et matériels)
que de connaissances.
6Cette enquête s’inscrivait d’emblée
à rebours de toute une littérature qui fait des attaques
du 11 septembre une sorte d’année zéro de la
lutte anti-terroriste, suivant en cela les travaux de Graham T.
Allison5, qui montrent ce que les visions institutionnelles des
problèmes doivent à des routines organisationnelles
qui leur préexistent et qui se réactivent à
la faveur de situations nouvelles. Elle cherchait plutôt à
percevoir les continuités et la permanence de certaines catégories
d’analyse qui avaient été forgées sur
d’autres terrains. Elle rompt de la sorte avec une approche
mécaniste, qui verrait dans la transformation des missions
des services de renseignement le simple fruit d’une «
adaptation » à de nouvelles menaces. Elle insiste au
contraire sur l’importance tant des jeux bureaucratiques et
politiques, que de l’histoire incorporée de chaque
institution dans l’élaboration de catégories
d’appréhension de questions émergentes. Comme
le rappelle Murray Edelman, les bureaucraties ont tendance «
à construire les problèmes comme justifications des
solutions qu’elles proposent »6. Ce qui concrètement
signifie que la nature et la forme de ces tâches nouvelles
résultent à la fois de transformations des contextes
nationaux et international (et notamment de l’évolution
des groupes clandestins et des formes de violence politique) ; des
effets de la permanence des grilles d’analyse des services
de renseignement et du travail perpétuel de relégitimation
qu’ils vont mener auprès de certains secteurs de l’appareil
d’Etat.
Autorités politiques, services de renseignement
et régulation de la violence politique
7Les réactions des gouvernements aux attentats du 11 septembre
2001 et du 11 mars 2004 ne surgissent pas ex-nihilo de l’événement.
Elles s’inscrivent dans une histoire longue et singulière
des relations qu’ils entretiennent avec les différentes
formes de violence politique auxquelles ils ont été
confrontés, et dont il faut reconstituer l’économie
générale.
8D’abord, parler de « violence politique » et
non de « terrorisme » permet d’éviter les
impasses auxquelles conduit immanquablement l’usage de ce
terme politiquement et moralement connoté. En effet, «
terrorisme » ne décrit pas une réalité
objective, qui s’imposerait à tous. L’armée
allemande utilisait ce terme pour parler pour les résistants
français, la Russie le fait pour les combattants tchétchènes
et la Colombie pour les FARC, la Turquie pour le PKK, etc. Dans
le même registre, Yasser Arafat était considéré
comme un « terroriste », jusqu’à ce qu’il
devienne président de l’autorité Palestinienne,
de même que le Front de libération national (FLN) algérien,
avant d’accéder au pouvoir après l’indépendance.
D’ailleurs, aucun groupe clandestin ne se revendique comme
tel préférant selon les cas « combattants de
la liberté », « nationalistes », «
avant-garde du prolétariat », « soldats de l’Islam
», etc. L’apposition du label « terrorisme »
– comme d’ailleurs celui de « bandit » –
n’est de la sorte qu’un instrument ordinaire de délégitimation
de certains mouvements et de leurs revendications, un instrument
de négation de la nature politique du conflit7.
9C’est notamment ce qui explique l’impossibilité
d’arriver à une définition unanime dans le temps
et dans l’espace du « terrorisme » et le traitement
différentiel dont bénéficient les groupes clandestins.
Il est intéressant à cet égard de noter que
la liste « des personnes, groupes ou entités terroristes
» définies par l’Union européenne –
alors sous la présidence espagnole – après le
choc du 11 septembre 2001, commence par une liste nominative d’individus
soupçonnés d’appartenir à Euskadi Ta
Askatasuna (ETA)8… Les négociations visant à
établir ce genre de listes sont lourdes d’enjeux, en
ce qu’elles engagent l’ensemble des signataires à
lutter contre des groupes qui ne constituaient pas toujours des
priorités, ou avec lesquels ils entretenaient des relations
de non-agression. La position française sur la question basque
a longtemps été l’objet de doléances
de la part des policiers espagnols, au même titre que la tolérance
britannique pour l’islamisme radical, de la part des services
français. Chaque Etat définit de la sorte des modalités
différentes de régulation de la violence politique.
Celles-ci intègrent successivement ou simultanément
non-intervention, négociation, pression, répression
policière, voire action militaire.
10La forme de ces réactions d’Etat dépend à
la fois de l’histoire de ces relations, des évolutions
des rapports de forces politiques entre les parties en présence
et de l’évaluation de l’ampleur de la menace
que font peser les mouvements clandestins sur l’ordre social
et politique.
11C’est ainsi qu’en France, la violence des groupes
nationalistes corses, pourtant responsables de centaines d’attentats
à l’explosif (l’île en a connu 1815 entre
1993 et 1998), visant des bâtiments publics (trésoreries,
locaux des douanes et des impôts, etc.), voire les services
de police et de gendarmerie (les locaux de la brigade de Pietrosella
ont par exemple été totalement détruits par
une attaque en 1997) ne déclenche pas les mêmes interventions
policières et judiciaires que celle liée aux groupes
radicaux musulmans9. C’est aussi en vertu de l’histoire
– coloniale et post-coloniale – que les services français
ont longtemps accordé plus d’attention aux groupes
islamistes armés engagés dans le conflit algérien
qu’aux autres. Ceci transparaît dans les propos de Pierre
de Bousquet de Florian, actuel directeur de la Direction de la Surveillance
du Territoire (DST) quand il expliquait en septembre 2002 que :
« La France ne paraît pas être la priorité
de Al-Qaida. (…) Le danger, c’est qu’il y a aujourd’hui
un vrai rapprochement entre le groupe salafiste pour la prédication
et le combat [GSPC] qui agit en territoire algérien et les
gens d’Al-Qaida. (…) Ce rapprochement peut constituer
une menace : l’amalgame mêlant une vieille idée
de la France coloniale, la mauvaise opinion qu’ont un certain
nombre de jeunes Français d’origine maghrébine
de la situation au Proche Orient, une éventuelle guerre contre
l’Irak est potentiellement explosif »10.
12De la même manière, au moins jusqu’aux attentats
du 11 mars 2004, les services de renseignement espagnols restaient
en pratique largement focalisés sur ETA, qu’ils tiennent
pour responsable de 817 assassinats – dont 478 au sein des
forces armées ou des corps de police – entre 1968 et
2003, et de plusieurs centaines d’attentats. Les chiffres
sont d’ailleurs éloquents, puisque sur les 500 agents
de la Comisaría General de Información (CGI), un dixième
seulement s’occupait de « terrorisme international ».
C’est aussi ce qui explique en partie que les soupçons
aient été initialement dirigés vers l’organisation
basque. Comme l’indiquait rétrospectivement Ignacio
Astarloa, secrétaire d’Etat à la sécurité
du gouvernement du parti populaire : « ce jour là,
ceux que nous craignions réellement, c’était
ETA »11.
13Les postures que vont adopter les différents gouvernements
face à des actions radicales dépendent de la sorte
largement de l’histoire de la régulation de la violence
politique et de l’évaluation qu’ils font de la
vulnérabilité présente.
14Elles sont également contraintes par la nécessité
dans laquelle se trouvent les autorités politiques de rassurer
leurs concitoyens, pour éviter le déclenchement de
ce qu’elles nomment la « psychose terroriste ».
La lutte anti-terroriste s’inscrit en effet dans des temporalités
longues et demeure par définition discrète, puisqu’il
s’agit de reconstituer des réseaux et d’en comprendre
le fonctionnement. Elle s’accompagne donc souvent de mesures
visibles – et fortement publicisées – qui montrent
que l’on fait quelque chose en matière de terrorisme.
En France, l’activation du plan Vigipirate à son niveau
maximum après le 11 septembre 2001 répondait à
cette double logique de prévention d’actes terroristes
et d’affichage de la réponse politique. Le déploiement
de militaires et la multiplication des contrôles dans le métro,
dans les gares ou les aéroports, visait à rendre plus
difficile un potentiel attentat, mais surtout montrait que l’Etat
avait pris au sérieux la menace et déployait des moyens
pour y répondre. Peu importe, d’ailleurs, si les résultats
de cette opération se sont davantage traduits par l’augmentation
des arrestations d’étrangers en situation irrégulière
que par un quelconque succès en matière anti-terroriste.
Le déploiement de chars à l’aéroport
londonien d’Heathrow, en février 2003, procède
de la même dynamique.
15La relation terroriste se définit de la sorte par une
interdépendance stratégique (un « échange
de coups », cher à Thomas C. Schelling12) entre gouvernements
et groupes clandestins, arbitrée par la publicité
de certains actes et déclarations de chacun des acteurs.
Les annonces de fermeté font de la sorte écho à
la violence spectaculaire (les attentats par exemple), alors même
que les modalités de sortie de crise reposent autant sur
l’action policière que sur le maintien ou la reconstruction
d’un dialogue impliquant des engagements réciproques.
Des mesures discrètes de clémence pour des activistes
emprisonnés à la modification d’une posture
politique ou diplomatique, le spectre des dispositions pour ramener
le calme est très vaste. Et c’est autant la subtilité
de cet équilibre que le niveau auquel se prennent ces décisions
politiques qui expliquent qu’au-delà des déclarations
volontaristes sur la coopération internationale, les problématiques
nationales priment largement13.
16Pour autant, cette relation s’étend au-delà
du triptyque gouvernements / groupes clandestins / opinion publique,
souvent évoqué. Elle inclut également les services
de renseignement, dont on aurait tort de penser qu’ils ne
sont qu’un simple instrument entre les mains des autorités
politiques. La question de ces relations occupe une place importante
dans la littérature consacrée au sujet, qu’elle
soit savante, journalistique ou indigène. Les interprétations
balancent entre un pôle « dénonciateur »,
qui fait des services de surveillance un véritable Etat dans
l’Etat et un pôle « instrumental », leur
assignant un rôle de simple outil au service de la décision
politique. Les tentatives les plus intéressantes pour dépasser
ces oppositions et rendre compte des évolutions historiques
de la place des services au sein d’un même Etat proviennent
de travaux comme ceux de William W. Keller ou de Peter Gill14. Ce
dernier propose par exemple de saisir les relations entre Etat et
services de renseignement au travers des notions d’autonomie
et de pénétration. L’autonomie renvoie à
l’indépendance des agences vis-à-vis des influences
extérieures pour ce qui concerne leurs politiques et leurs
pratiques ; la pénétration concerne la variété
des techniques par lesquelles elles contrôlent et surveillent
les autres agences et la société en général.
L’interaction entre ces deux axes permet ainsi de définir
des types idéaux de relations, qui vont de l’Independant
Security State (forte autonomie et pénétration) au
Domestic Intelligence Bureau (faible autonomie et pénétration),
en passant par la Political Police (autonomie et pénétration
moyennes). Pour autant, si ces travaux permettent de penser des
formes d’autonomies institutionnelles, ils restent prisonniers
d’une vision trop unifiée de l’Etat, qu’ils
ne pensent pas comme des groupes dotés de formes de ressources
symboliques particulières, en concurrence pour dire et faire
l’Etat au nom de l’Etat. Comme l’indique Bernard
Lacroix : « l’Etat n’existe que sous l’espèce
des luttes dans l’Etat, mais aussi autour de l’Etat
pour la maîtrise de son autorité et de son crédit
»15. Et c’est justement dans ces luttes que va s’inscrire
et se légitimer le travail de renseignement.
17En effet, l’anti-terrorisme ne constitue pas la seule source
de légitimité des services de renseignement. Celle-ci
est avant tout la contrepartie de la production d’informations
« pertinentes » dans le champ politique, à l’aune
desquelles on va jauger leurs performances et leur « utilité
». Si dans le spectre de leurs activités, les priorités
varient selon les contextes et les configurations locales, les services
de renseignement collectent toutes les informations qu’ils
pensent pouvoir être – un jour – utiles aux autorités.
Leur travail consiste de la sorte à fournir aux gouvernements
des renseignements permettant d’anticiper l’apparition
et l’évolution d’une crise, ou plus largement
de savoir ce qui se passe, se dit et se fait dans certains secteurs
déterminés de la vie sociale et politique. Cette production
de ressources dans le jeu politique intérieur vaut également
dans les relations internationales, où elles peuvent servir
de monnaie d’échange ou de gages de bonne volonté.
Comme l’expliquait l’un de mes interlocuteurs des Renseignements
Généraux :
« On s’occupe également de groupes qui pourraient
porter atteinte aux relations diplomatiques de la France. C’est
ainsi par exemple que sur pression du Quai d’Orsay, qui répondait
lui même à des pressions des autorités péruviennes,
on a mis le paquet sur les militants de Tupac Amaru en France, lors
de la prise d’otages de l’ambassade du Japon à
Lima [décembre 1996]. On les a surveillés, écoutés,
on est allé leur parler, etc. C’est la même chose
lors de la venue à Paris du président iranien [octobre
1999]. On savait parfaitement qu’il ne courrait aucun danger
de nature terroriste. Ça n’a pas empêché
(...) une rafle de grande ampleur chez les opposants au régime.
Ce sont des mesures à très forte visibilité
politique, rien d’autre… Mais c’est important
». [Entretien, mars 2000].
18Si les autorités politiques sont les premières
bénéficiaires de ces renseignements, ils concernent
également une partie de l’opposition et la presse.
De ce point de vue la politique des fuites constitue un mode ordinaire
de légitimation des services de renseignement auprès
d’agents sociaux officiellement non destinataires de leurs
informations. Le secret qui entoure ces dernières renforce
considérablement leur force, en leur conférant une
« vérité » qui n’a rien à
voir avec leur véracité ou leur justesse. C’est
avant tout leur qualité de ressource protégée
dans le champ politique qui fonde leur autorité. Comme le
signale Alain Dewerpe : « Dans le régime d’opinion
publique, l’usage du secret s’inscrit, en le révélant,
dans le rapport entre des agents qui y possèdent les compétences
d’une participation active et ceux qui, dépourvus de
compétences, sont réduits à une participation
passive ; et l’état actuel du champ, en organisant
ces relations, renvoie aux modes de structuration de l’accès
au savoir politique et, partant, à la mise en réserve
de ce savoir, en d’autres termes, à la genèse
historique du secret comme forme et enjeu de la domination politique
dans le régime de la publicité contemporaine »16.
19Cette légitimité leur confère une autonomie
organisationnelle, qui se traduit par un renoncement – implicite
le plus souvent – du personnel politique au contrôle
au jour le jour de leurs activités. L’absence de commissions
parlementaires de contrôle (en France), ou les multiples dérogations
qui limitent leur action (en Grande-Bretagne et en Espagne) sont
éloquentes à cet égard. Cette autonomie relative
définit l’espace d’activité des services
de renseignement, bien au-delà de leurs missions «
officielles ». En effet, leur rôle d’intermédiaires
entre les pouvoirs institués et groupes contestataires ne
se borne pas, loin s’en faut, à celui de simples exécutants.
Le travail de prévention, d’anticipation, de négociation,
voire dans certains cas de déstabilisation qu’ils conduisent
influe tant sur les stratégies de ces groupes que sur celles
des autorités. Les services de renseignement ne se limitent
pas toujours à la collecte d’informations. De la disqualification
publique de certains groupes, au sabotage de leurs actions ou à
la destruction de leurs leaders – morale, symbolique et dans
certains cas physique – en passant par la démoralisation
des militants ou l’exacerbation des tensions internes, les
stratégies visant à contrer des mouvements sociaux
ou politiques sont nombreuses17. Dans le cas des Renseignements
Généraux français, ce fut même l’objet
exclusif de certaines sections, aux méthodes discrètes
et parfois illégales, comme la section manipulation, le groupe
des enquêtes réservées, ou de cellules opérationnelles
plus informelles18. En Espagne, il faut rappeler l’épisode
des Groupes Anti-terroristes de Libération (GAL), qui assassinèrent,
avec la complicité du CESID et de la guardia civil, des réfugiés
basques en France à la fin des années 1980, ou en
Grande-Bretagne, les polémiques autour de la participation
des services de renseignement – et notamment de la Force Research
Unit (FRU) – à l’élaboration des pratiques
de shoot to kill destinées à éliminer des militants
présumés de l’IRA19.
20Les services de renseignement occupent de la sorte une place
particulière dans la structuration et la régulation
des échanges politiques au sein même des régimes
démocratiques. Ils sont à la fois un vecteur –
partiellement autonome – de l’exercice de la violence
d’Etat et des gardiens de l’ordre politique. Par leurs
activités, ils participent en effet à la structuration
de l’économie générale de la contestation,
ce qui fait d’eux des agents de la gestion négociée
des règles du désordre20. Plus encore, par les informations
qu’ils collectent, les catégorisations et les mises
en forme qu’ils opèrent, ils participent à la
clôture du jeu politique. En effet, en qualifiant ou disqualifiant
certains groupes, sur la base de leurs propres appréciations,
les services de renseignement leur permettent ou non d’y participer.
Il importe donc de s’intéresser aux principes de production
de leurs visions du monde social, historiquement et institutionnellement
constituées.
Missions, logiques et savoirs des services de renseignement
21Au-delà de leurs différences nationales et de priorités,
les agents des services de renseignement partagent certaines manières
de percevoir le monde social. Ceci pourrait surprendre, compte tenu
de l’hétérogénéité de leurs
statuts et de leurs compétences : certains sont policiers
(Renseignements Généraux [RG] et Direction de la Surveillance
du Territoire [DST] en France, Comisaría General de Información
[CGI] en Espagne, Special Branch en Grande-Bretagne), alors que
d’autres proviennent des universités ou des écoles
militaires (Security Service en Grande-Bretagne, partie du Centro
Nacional de Intelligencia [CNI] en Espagne) ; certains ont des aptitudes
judiciaires qui leur permettent de mener des opérations coercitives
(DST, Special Branch et CGI), quand d’autres limitent généralement
leur activité à la collecte et à l’analyse
d’informations (RG, Security Service et CNI). L’ensemble
de ces différences, reposant sur des socialisations professionnelles
distinctes plaide pour une variété de matrices de
perception, d’appréciation et d’actions irréductibles
les unes aux autres.
22Et pourtant. L’ensemble de ces professionnels partage
une croyance fondamentale dans le renseignement, c’est-à-dire
dans un certain nombre d’enjeux fondamentaux liés à
l’existence même de l’activité. Ceci implique
une illusio commune, (ie. la croyance que le jeu vaut la peine d’être
joué), souvent perçue négativement par leurs
collègues d’autres services21, de même qu’une
complicité objective sous-jacente à tous les antagonismes
(un accord sur les désaccords).
23Le renseignement est en effet un champ partiellement autonome,
qui impose aux agents qui y sont engagés la détention
d’une forme de capital spécifique22. Ce capital consiste
en des savoir-faire, des techniques et en un ensemble de croyances
propres, historiquement constitués et sédimentés
dans les services, qui se transmettent aux nouveaux entrants et
sont la condition de leur participation au jeu.
24Il se traduit par la place centrale qui est accordée aux
rapports de forces politiques et suppose que les systèmes
de perception et les principes d’action des agents de renseignement
s’opposent à ceux issus du monde judiciaire, pour qui
le rapport au droit (à la loi) est central. Des autorités
de tutelle (gouvernement/magistrat) aux cibles de l’activité
(politique/criminel), en passant par les modes opératoires
(prévention et pro-activité/répression), tout
sépare ces deux activités. Même dans le cas
où ces agents sont des policiers, on s’aperçoit
que ce qui les éloigne de leurs collègues des services
de police judiciaire ou des polices urbaines est bien plus qu’une
différence de missions. Les travaux que j’ai menés
en France sur les carrières des membres des Renseignements
Généraux montrent de la sorte une remarquable permanence
dans l’institution et un faible taux de passage vers les autres
métiers policiers23. Ils vont ainsi intérioriser des
univers de pratiques et de routines bureaucratiques qui se caractérisent
par un intérêt pour le jeu politique, une maîtrise
pratique de ses enjeux et par un attachement à l’ordre
légitime et à sa conservation. Ces dispositions antisubversives
sont une importation des logiques du soupçon, propres aux
policiers en général24, dans l’activité
politique et expliquent la récurrence des visions en termes
de « complot » et de « manipulation ».
25L’une des manifestations les plus claire de ces dispositions
est le degré d’organisation que les services de renseignement
prêtent à leurs adversaires dans leurs rapports et
leurs synthèses. Ils ont tendance à voir derrière
la moindre initiative locale un élément d’une
stratégie politique globale, et à considérer
des groupes ou des individus autonomes comme les agents d’une
organisation occulte et structurée. Yves Bertrand, (directeur
des Renseignements Généraux français de 1992
à 2004) commentait de la sorte la surveillance des discours
tenus dans les mosquées :
« Nous avons, par exemple, été particulièrement
vigilants après les attentats du 11 septembre 2001. Nombre
d’observateurs s’attendaient à des dérapages
nombreux (…) curieusement, les responsables des mosquées
et des associations ont très bien contrôlé leurs
troupes ; ce qui, d'ailleurs, n'est pas pour nous rassurer. Cela
signifie que le tissu associatif, qui est très dense, fonctionne
à merveille (…) que la communauté est très
bien contrôlée par ces associations »25.
26Dans ce type d’analyse, le calme est pire que la tempête,
car il dissimulerait quelque chose de plus inquiétant. Au
prisme de cette vision menaçante du monde et de la prédominance
donnée au caché sur le visible, la réprobation
quasi unanime de ces actes sanglants devient ainsi une préoccupation
supplémentaire, qui constitue une nouvelle justification
de leur travail de surveillance. Parlant de la contre-subversion
aux Etats-Unis, Michael Rogin montre la double fonction de ses discours
inquiets : « donner corps à ses propres angoisses tout
en y trouvant l’occasion de donner libre cours à des
désirs interdits. En effet, la diabolisation de ses adversaires
vient en quelque sorte légitimer l’usage par elle des
armes mêmes qu’elle leur attribue, mais au nom, cette
fois de la nécessité supérieure de mettre en
échec les plans de la subversion »26. Cette rivalité
mimétique explique la surévaluation systématique
des capacités de leurs adversaires, et les plaidoyers constants
pour la limitation des libertés individuelles et collectives,
censées les favoriser. C’est ainsi que les services
de renseignement opèrent la confusion perpétuelle
entre le techniquement possible et le socialement probable. Par
exemple, les risques d’utilisation d’armes de destruction
massive (nucléaires, chimiques ou bactériologiques)
par des groupes radicaux n’apparaissent pas sous leur regard
comme une éventualité soumise à conditions
(politiques notamment), mais comme la prochaine étape. Jorge
Dezcallar de Mazarredo, directeur du CNI jusqu’en 2004, expliquait
de la sorte : « maintenant, rien n’est comme avant.
Nous sommes devant un nouveau Hiroshima en puissance, avec la différence
que n’importe quel fanatique illuminé peut appuyer
sur le bouton »27.
27Ces visions découlent autant des dispositions spécifiques
des agents de renseignement, et de leurs routines bureaucratiques
que d’une volonté de « grandir » la menace,
qui assure de fortes rétributions matérielles et symboliques.
C’est ce que signalait un ancien directeur de la DST au sujet
de l’Islam :
« Le contre-espionnage classique était la raison de
vivre de la DST. Les agents de ces services ont cherché à
se reconvertir en trouvant une menace aussi globale que le communisme,
et c’est ainsi qu’on est passé des intégrismes
à la menace islamiste ». [Entretien, avril 2000].
28Il ne s’agit pas pour autant de cynisme. Les agents des
services de renseignement ressemblent à bien des égards
au magicien décrit par Marcel Mauss, qui « ne peut
pas être conçu comme un individu agissant par intérêt,
pour soi et par ses propres moyens, mais comme une sorte de fonctionnaire
investi par la société, d’une autorité
à laquelle il est engagé à croire lui-même.
(…) Il a tout naturellement l’esprit de sa fonction,
la gravité d’un magistrat ; il est sérieux,
parce qu’il est pris au sérieux et il est pris au sérieux
parce qu’on a besoin de lui »28.
29Ils sont d’autant plus pris au sérieux qu’ils
appartiennent à un champ de production restreint qui a le
quasi-monopole de la production de cette forme particulière
de bien symbolique qu’est l’interprétation de
la « menace ». Le secret qui entoure les informations
qu’ils obtiennent et produisent constitue en effet une ressource
protégée, garantie par une position d’autorité
dans l’Etat, qui ne s’expose qu’au jugement de
leurs pairs. Ce qui les place d’emblée hors de l’alternative
du vrai et du faux. Et ce n’est pas tant la pertinence de
leurs analyses qui fonde leur validité auprès de certains
secteurs du monde politique et des médias que les flux transactionnels
de longue durée qu’ils entretiennent avec ces univers.
C’est également la raison pour laquelle la réfutation
fréquente par les faits de leur vision apocalyptique du monde
n’ébranle pas la confiance qui leur est portée.
Confiance, qui vient en retour légitimer et durcir leurs
modes d’interprétation.
30Si les agents des services de renseignement partagent des formes
de conceptions communes du monde, ils n’en sont pas moins
engagés dans des luttes pour conserver ou subvertir les rapports
de force au sein du champ du renseignement. C’est ainsi que
les actions – notamment violentes – des groupes clandestins
constituent autant d’occasions de réévaluer
la place et l’importance de chaque agence en faisant valoir
ses propres analyses. En France, la DST, qui a de plus en plus de
fonctionnaires implantés à l’étranger
et assure des missions de contre-espionnage, a tendance à
relier systématiquement tout acte terroriste à des
commanditaires étrangers, là où les RG cherchent
des causes et/ou des réseaux plus hexagonaux. L’affaire
Khaled Kelkal est particulièrement emblématique de
ce phénomène. Ce jeune Français de Vaulx-en-Velin
fut impliqué dans les attentats de 1995, avant d’être
abattu par les gendarmes. La DST en fit un agent de réseaux
étrangers opérant sur le territoire (le GIA algérien),
alors que les RG tentèrent de resituer l’affaire dans
le cadre de la cité où elle est née, pour montrer
les risques de radicalisation de jeunes Français issus de
l’immigration. Au-delà des principes de production
de ces analyses, les concurrences bureaucratiques sont réelles.
Il en va de la légitimité des services, voire de leurs
budgets de fonctionnement.
31Dans le cas des réseaux islamistes radicaux trans-nationaux,
ce type d’oppositions se reproduit. La DST va insister sur
le caractère « international » de Al-Qaida et
les liens entre des groupes disséminés dans différents
Etats, alors que les RG vont davantage s’intéresser
aux risques qui pèsent sur les communautés musulmanes
françaises. Comme le soulignait l’un de mes interlocuteurs
:
« Il existe à la fois une proximité géographique
et une proximité d’origine entre les groupes à
risques et les jeunes des banlieues. Leur instrumentalisation est
limitée, mais elle existe. Elle nous préoccupe à
plusieurs niveaux : d’abord, ces groupes se financent par
des trafics, des vols, bref du droit commun dans lesquels sont impliqués
des jeunes des cités. Ensuite, ceux-ci récupèrent
une partie du discours anti-français des islamistes, qui
pourrait à terme permettre le développement de groupes
terroristes autonomes, qui n’existent toutefois pas aujourd’hui.
Enfin, nous sommes préoccupés par la diffusion du
savoir-faire terroriste dans les banlieues. Les stages que suivent
certains gamins, en Bosnie ou ailleurs, les publications qui circulent,
etc. leur apprennent comment fabriquer des bombes ou des cocktails
Molotov, au point que de plus en plus de jeunes savent comment faire…
». [Entretien, avril 2000].
32On retrouve d’autres types d’oppositions en Grande-Bretagne
en fonction des affiliations des différents services. Le
Security Service, relié de facto au Premier ministre est
de la sorte plus sensible aux discours politiques sur la «
menace islamiste » que le Special Branch qui dépend
des pouvoirs locaux et reste soucieux de préserver l’équilibre
entre les communautés. C’est ainsi que si le premier
est prêt à donner des signes forts pour « casser
les réseaux », le second reste plus circonspect. L’assaut
de la mosquée de Finsbury Park, le 20 janvier 2003, illustre
bien ces antagonismes. Pour le Security Service (et le gouvernement),
il s’agissait de faire un exemple en montrant – notamment
aux tabloïds, particulièrement offensifs sur ce thème
– qu’il n’existait aucun lieu hors de contrôle
des autorités, alors que le Special Branch craignait que
l’opération n’envoie un signal très négatif
à la communauté musulmane, pour des résultats
judiciaires très aléatoires.
33Les positions institutionnelles et les concurrences entre services
de renseignement les poussent donc à produire des discours
différents sur la « menace terroriste », mais
tous accréditent l’idée d’une dangerosité
de certaines branches de l’Islam et de leurs adeptes.
L’islam comme menace globale
34Après le 11 septembre 2001, les différents gouvernements
ont pris soin de dissocier Islam et terrorisme, en expliquant que
la lutte contre le premier n’était pas une lutte contre
le second. Pour cela, ils opérèrent une distinction
entre « bons » et « mauvais » musulmans,
les premiers étant « loyaux » envers leurs pays
d’accueil, alors que les autres sont censés en contester
l’ordre social. Comme l’indique Richard Johnson : «
Il y a seulement deux types de musulmans dans ces discours : les
bons musulmans loyaux [ie. loyaux envers l’Etat] et les mauvais
musulmans, qui ne saluent pas le drapeau »29. Cette césure
va épouser presque parfaitement la distinction entre les
pôles traditionaliste (plutôt ethnico-national) et fondamentaliste
(à prétention plus universaliste). Et c’est
ce dernier qui va particulièrement attirer l’attention
des services de renseignement.
35La surveillance des communautés musulmanes et notamment
des lieux de cultes, des leaders et des associations religieuses
ne date pas des attentats contre le World Trade Center et le Pentagone.
Elle constitue l’une des routines du contre-espionnage. En
effet, les services de renseignement d’un certain nombre de
pays d’émigration ont depuis longtemps utilisé
les infrastructures religieuses pour contrôler leurs exilés.
C’est particulièrement vrai en France pour les services
marocains et algériens, mais ça vaut également
en Espagne. Comme l’indiquait Jorge Dezcallar de Mazarredo,
ancien directeur du CNI, au sujet des prêches donnés
dans les mosquées de son pays :
« C’est quelque chose que nous suivons avec attention.
(…) Les mosquées sont un champ d’information
privilégié pour des pays tiers, qui tentent de les
pénétrer pour contrôler les colonies d’immigrants
de certaines nationalités. Nous savons quels sont les plus
agressifs et quels sont les plus religieux. Ou ceux qui interfèrent
dans les sujets politiques, puisqu’il y en a également
»30.
36Ce type de surveillance va donc se développer à
mesure que grossissent les communautés en provenance notamment
des anciens empires coloniaux. En France, il est lié au processus
de sédentarisation progressive des travailleurs immigrés
(en partie dû à l’arrêt officiel de l’immigration
de travail en 1974). En Grande-Bretagne, il vient de l’afflux
de réfugiés pakistanais, ou de frères musulmans
pourchassés dans les anciennes colonies britanniques qui
donnent naissance, à la même période, au Londonistan.
En Espagne, le processus est plus récent, même si l’université
de Grenade, qui accueille depuis de longues années des étudiants
en provenance d’Afrique du nord, a toujours été
sous surveillance.
37Mais l’intérêt des services de renseignement
pour les communautés musulmanes va prendre une tournure assez
différente à la suite d’un certain nombre d’évènements
internationaux liés à l’islamisme politique.
En France, les principales étapes du développement
des sections spécialisées ont été la
révolution iranienne de 1979, la situation au Moyen Orient
et les attentats du réseau Fouad Ali Saleh de 1985-1986 et
surtout la situation algérienne après juin 1991, qui
devait déboucher sur une nouvelle vague d’attentats
en 1995. Ils vont de la sorte concentrer leur attention sur les
activités des groupes clandestins musulmans (les groupes
islamistes armés [GIA] algériens surtout), que ce
soit pour contrer leurs velléités d’actions
violentes sur le territoire, ou pour perturber le travail logistique
qu’ils peuvent y mener (propagande, recrutement, circuits
de financement, etc.).
38Les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, du 11 mars
2004 en Espagne et ceux du 7 juillet 2005 en Angleterre ont modifié
brutalement les modes historiquement constitués de régulation
de la violence politique, auxquels les services de renseignement
étaient habitués.
39C’est d’abord l’irruption brutale en temps
de paix, sur le territoire d’Etats occidentaux d’une
violence létale ayant occasionné un nombre de victimes
inconnu jusqu’alors. Ces massacres créaient un effet
de seuil sans commune mesure avec les actions radicales antérieures.
Mais au-delà de leur ampleur, ces attentats subvertissent
le nomos – c’est-à-dire le principe de vision
et de division fondamental qui est caractéristique de chaque
espace social31 – du champ politique. Les groupes qui en sont
à l’origine ne s’appuient pas sur des bases et
des revendications nationalistes, ou de classe. Ces deux schèmes
de classement structuraient largement la violence politique dans
les démocraties occidentales, et continuent de le faire dans
de nombreux conflits, y compris dans ceux impliquant des mouvements
radicaux musulmans (en Palestine, ou en Tchétchénie
par exemple). Les mouvements se réclamant de Al-Qaida ne
semblent en effet avoir d’autres velléités que
la construction de ce que Farhad Khosrokhavar appelle une néo-umma
guerrière, reposant sur « la haine de l’Occident,
la mythification de la communauté islamique d’origine,
la volonté de restaurer l’islam dans sa splendeur de
jadis et la promotion de la mort en martyr dans le djihad »32.
Cette incertitude quant aux finalités ressort clairement
dans les propos d’Eliza Manningham-Buller, directrice générale
du Security Service, quand elle explique que :
« Nous sommes entrés dans une nouvelle période
de l’histoire du terrorisme. Moins régionale et nationale,
cette nouvelle phase est caractérisée par un terrorisme
suicidaire, des attentats menés par des terroristes qui cherchent
à infliger volontairement des dommages massifs à des
civils et qui appartiennent à des groupes qui n’ont
aucun intérêt à la négociation »33.
40Cette transformation des cadres mentaux de la mobilisation pose
aux services de renseignement des difficultés intellectuelles
pour comprendre – et pouvoir anticiper – des actions
qui répondent à d’autres logiques que celles
auxquelles ils étaient accoutumés. Non seulement,
les groupes qui en sont responsables semblent faire fi des traditionnels
processus politiques de négociation, mais leur autonomie,
tant tactique que stratégique, et leur absence de base territoriale
ou sociale compliquent largement la construction de cet échange.
A la différence d’autres groupes clandestins, pour
lesquels ils avaient des interlocuteurs identifiables – liés
aux mouvements eux-mêmes, à des vitrines politiques,
ou à des gouvernements leur apportant leur soutien –
ce type de radicalisme musulman apparaît pour les agences
de renseignement comme un « ennemi anonyme et sans visage
»34. La lutte anti-terroriste tend de la sorte à se
limiter à sa dimension coercitive, les agences de renseignement
voyant dans la neutralisation des réseaux le seul moyen d’empêcher
leur passage à l’acte. De là, les plaidoyers
pour la mise en place de moyens d’exception, qu’ils
soient policiers ou judiciaires, et l’attention soutenue portée
aux communautés musulmanes nationales, qui restent toujours
suspectes de faire primer une identité « islamique
» sur une identité nationale et de constituer une «
cinquième colonne » du terrorisme.
41Les services de renseignement vont d’abord contrôler
des fonctions ou des lieux. En utilisant des méthodes de
travail dites de « milieu fermé » (écoutes,
filatures, traitement d’agents, etc.), ils vont ainsi surveiller
les mosquées, les prêches, les associations culturelles,
etc., c’est-à-dire tous les espaces où ils pensent
pouvoir trouver des « intégristes ». Comme l’indiquait
l’un de mes interlocuteurs de la direction centrale de Renseignements
Généraux :
« Notre travail consiste à faire du travail opérationnel
sur des gens dans des mosquées. (…) On nous reproche
d’avoir une vision sécuritaire de l’Islam. Ce
que je dis toujours, c’est je ne suis pas musulman. Je n’ai
pas étudié la culture musulmane. Je la connais un
peu, empiriquement par mon travail. Je suis donc incapable de juger
ce qu’est un bon musulman. (…) Que les musulmans pratiquent
leur religion, c’est normal et c’est très bien.
Par contre, je suis capable de dire si des gens représentent
un trouble à l’ordre public. Ça c’est
mon métier. Et comme un acte terroriste doit être commandé
par une Fatwah, délivrée par quelqu’un d’habilité
à le faire, on s’intéresse à ceux qui
ont ce pouvoir ». [Entretien, avril 2000].
42Ils vont de la sorte être attentifs à l’activité
des institutions et des groupes musulmans, ainsi qu’à
leurs rapports de force internes et à leurs évolutions.
Pour les services de renseignement, c’est en effet la capacité
« de se cacher en pleine lumière, d’être
vu mais pas remarqué »35, qui caractérise les
membres de ces groupes radicaux. Il s’agit alors de repérer
qui, dans les communautés musulmanes, est susceptible de
rejoindre leurs rangs. Ce travail va passer par l’élaboration
de « profils », de « figures » typiques.
C’est l’objet des méthodes proactives, qui visent
« à partir de corrélations statistiques établies
sur des trajectoires individuelles, à produire un dispositif
d’information orienté vers l’action répressive,
capable d’anticiper en amont de la commission d’une
infraction ou d’un délit, le comportement probable
d’individus aux propriétés similaires »36.
Fondant leur travail sur des études de cas d’individus
impliqués dans des actions clandestines, les services de
renseignement vont élaborer des trajectoires sociales modales
et apporter une vigilance particulière aux activités
de ceux qui répondent à ces propriétés.
C’est ainsi qu’une origine étrangère (et
particulièrement d’un pays musulman), un niveau d’études
relativement élevé, la fréquentation de telle
ou telle association ou mosquée (« fondamentaliste
» ou « salafiste » surtout), des voyages fréquents,
une rupture professionnelle et des séjours à l’étranger
(à Londres notamment), etc. déclenchent presque automatiquement
l’attention des agences de renseignement.
43La suspicion est encore plus grande pour les « convertis
». Cette figure de l’européen rallié à
l’Islam concentre l’ensemble des propriétés
de la « dangerosité », telle que les services
de renseignement la définissent. Comme l’indiquait
Yves Bertrand, ancien DCRG :
« La dangerosité, (…) c’est le clandestin.
Le clandestin, ce sont les réseaux. Je rappelle que la France
a été le premier pays touché par les attentats
terroristes au milieu des années 1990. Nous avons découvert
à cette occasion (…) le phénomène des
convertis (…) et leur importance au sein de ces réseaux.
Les convertis jouaient et jouent toujours le rôle que jouaient
les Français qui étaient dans le Front de libération
nationale [FLN] ; les ‘porteurs de valise’, comme on
les appelait. En fait, ils étaient bien plus importants que
de simples porteurs de valise. J’établis cette comparaison
non pas sur un plan idéologique mais pour montrer comment
cela fonctionne »37.
44Ce n’est pas tant le potentiel de radicalité des
convertis – lié à la conversion récente
et aux surenchères qui peuvent l’accompagner –
qui inquiète les membres des services de renseignement que
leur appartenance à la communauté nationale, dans
laquelle ils se fondent. L’image des porteurs de valise –
outre qu’elle montre la persistance des schémas issus
de la colonisation – est intéressante, puisqu’elle
devient la métaphore de l’ennemi invisible, qui bénéficie
de tous les avantages que procure la nationalité (libre circulation,
protection juridique, facilités administratives, etc.), et
les retourne contre les intérêts de l’Etat qui
les lui a concédés.
45En même temps qu’ils essaient de neutraliser les
membres des groupes radicaux, les services de renseignement tentent
de démanteler leurs réseaux de soutien, qu’ils
supposent être implantés dans les quartiers comportant
une forte proportion d’immigrés, en provenance de pays
majoritairement musulmans. C’est ainsi, par exemple, qu’ils
surveillent les proches des individus soupçonnés de
prendre part à des actions radicales. Comme l’expliquait
Pierre de Bousquet de Florian, directeur de la DST :
« Nous travaillons aussi beaucoup sur les entourages. Certains
activistes, sans jamais avoir habité en France ou avec peu
de liens ici, peuvent y avoir des attaches : un cousin ou un copain,
une sœur et un beau-frère. Sans parler de réseau
organisé, ils peuvent bénéficier de complicités
plus ou moins volontaires, de solidarités amicales ou familiales
susceptibles de déboucher sur des aides logistiques »38.
47Or, il importe d’être particulièrement prudent.
La situation de disqualification sociale dans laquelle sont un certain
nombre de jeunes des quartiers populaires des grandes métropoles
occidentales les conduit à reconstruire et à «
bricoler » des identités – religieuses notamment
– visant à restaurer des formes de dignité40.
Leur apparente radicalité (dans le discours notamment) n’a
pourtant rien à voir avec celle des groupes clandestins.
De même, les travaux sur des individus qui sont entrés
dans l’action violente insistent sur la singularité
des trajectoires et des histoires de vie plutôt que sur une
« carrière » systématique41. Le profilage
et les interprétations que celui-ci autorise font fi des
modalités et des motivations différentielles de l’engagement
religieux et agrègent cette hétérogénéité
en une même catégorie « menaçante ».
Ils jettent le soupçon sur une bonne partie de la communauté
musulmane, en reliant tout élément, fait ou activité
culturelle et religieuse à la potentialité terroriste.
48Ces schèmes interprétatifs opèrent la confusion
entre la radicalité des groupes de type Al-Qaida, l’image
d’une religion conquérante, homogène et guerrière,
menaçante pour l’occident, construite dans certains
cénacles stratégistes42 et la montée en puissance
(même si elle reste relative) des revendications liées
à l’exercice du culte musulman et le renouvellement
des organisations religieuses, au sein des pays occidentaux43. Ces
glissements vont accréditer simultanément les thèses
de la dangerosité extrême de l’islam et jeter
le doute sur la loyauté des communautés d’immigrés,
censées fonctionner comme des « réservoirs terroristes
». Ils autorisent de la sorte des généralisations
hâtives. Ainsi, le commissaire français Richard Bousquet
affirme par exemple que : « le vivier humain que peuvent fournir
nos quartiers en difficulté à l’islamisme radical
est toujours aussi grouillant de ‘beurs’ réislamisés
et de convertis frottés de délinquance prêts
à se lancer dans l’aventure terroriste au signal d’un
cerveau du djihad international »44. Cette suspicion généralisée
pour les étrangers n’est pas sans rappeler le mythe
de la cinquième colonne45 et de l’ennemi intérieur.
Elle déborde même largement le cadre du terrorisme,
pour devenir une menace à la cohésion nationale.
49La lutte contre la « menace terroriste » ne borne
pas le travail de surveillance des services de renseignement. Dans
le cas français, ils portent également une attention
particulière aux groupes musulmans prosélytes, tels
que la Jama’a at-Tabligh, par exemple. Par des écoutes
téléphoniques, ils savent que certains de leurs militants
ont reçu des injonctions les enjoignant de prêcher
dans les quartiers populaires, sur le thème de l’exclusion
sociale et économique des adolescents qui s’y trouvent.
Ce que confirment leurs observations. Ils constatent également
le rôle que peuvent jouer certains groupes ou leaders religieux
dans l’apaisement des tensions d’un quartier et l’influence
modératrice qu’ils peuvent avoir sur les comportements
« déviants » des plus jeunes. Ne pouvant toutefois
mesurer l’impact direct de ce discours sur les adolescents
et les jeunes adultes des quartiers populaires, ils vont recourir
à la notion vague de « communautarisme » (parfois
d’« arabité »), censée menacer l’unité
républicaine, en exaltant une identité « musulmane
». Le flou de cette catégorie permet à la fois
de réactiver l’image de l’intégration
républicaine, liée au modèle historique de
développement de l’Etat, et caractérisée
notamment par la centralisation et l’effacement des différences
régionales et culturelles. Elle permet également de
rappeler à l’ordre tout ce qui semble contester ce
modèle de référence. Passé au prisme
des dispositions antisubversives des agents des services de renseignement,
le communautarisme devient de la sorte un ensemble cohérent,
doté d’organisations centrales et avançant masqué,
dont les finalités politiques doivent être mises en
lumière. Interrogé par des parlementaires sur le foulard
dit « islamique », Yves Bertrand (DCRG) expliquait de
la sorte :
« A mon avis, ils testent nos capacités à réagir
et cherchent d’autres domaines. (…) Je pense que des
orientations sont données et, qu’au-delà de
l’école, le monde du travail pris au sens large est
maintenant visé, avec, comme cibles, certaines catégories
de personnel. Ils ne vont pas s’en prendre, bien évidemment,
aux ingénieurs. Pour l’instant, ils s’en prennent
à des catégories de personnel plus modeste. Je pense,
par exemple, aux manutentionnaires, (…) aux jeunes filles
caissières dans les supermarchés »46.
50Menace violente pour la société ou danger pour
la république, l’Islam fondamentaliste apparaît
donc sous l’œil des services de renseignement comme problématique
a priori. Pour eux, il cumule en effet une dimension trans-nationale
(cohérent avec la manipulation étrangère),
de fortes communautés implantées dans les Etats occidentaux,
mais occupant des positions basses dans les hiérarchies sociales,
et une idéologie hostile à l’ordre social et
politique dominant. Cet Islam se présente de la sorte comme
un projet global de subversion susceptible de se substituer au communisme,
frappé par les restructurations du capitalisme post-fordiste
et l’effondrement de l’URSS. Il prend sa place dans
le discours de pouvoir et de normalisation décrit par Michel
Foucault, et dans lequel la société « sera menacée
par un certain nombre d’éléments hétérogènes,
mais qui ne lui sont pas essentiels, qui ne partagent pas le corps
social, le corps vivant de la société, en deux parties,
mais qui sont en quelque sorte accidentels. Ce sera l’idée
d’étrangers qui se sont infiltrés, ce sera le
thème des déviants qui sont les sous-produits de cette
société »47. De là, les discours sur
l’altérité irréductible des musulmans
(comme hier, des classes dangereuses), la focalisation sur les convertis
et le renforcement du contrôle policier.
51La rencontre de cette suspicion généralisée
avec les moyens de la lutte anti-terroriste a produit des effets
néfastes pour les libertés individuelles, que le 11
septembre 2001 est encore venu aggraver. La France s’est dotée
au moment des attentats de 1986 d’une législation spécifique
en matière de lutte contre le terrorisme. Celle-ci repose
sur la concentration des outils anti-terroristes entre les mains
d’une section du parquet de Paris (14ème section),
d’un cabinet de juges d’instruction spécialisés
et d’une unité de police judiciaire : la direction
nationale anti-terroriste (DNAT). Cet ensemble cohérent vanté
par les policiers pour son « efficacité » a déjà
fait l’objet de très nombreuses critiques, tant de
la part des magistrats que des défenseurs des droits de l’Homme48.
Outre les problèmes liés à la centralisation,
elles portent surtout sur l’usage systématique de deux
incriminations floues – « l’association de malfaiteurs
» et « en vue d’une entreprise terroriste »
– dans les procédures. Ces incriminations permettent
en effet d’utiliser ce que les professionnels appellent la
stratégie du « filet », ou du « coup de
pied dans la fourmilière ». Elle consiste à
arrêter de manière extrêmement large des individus
dont on pense qu’ils peuvent être liés d’une
manière ou d’une autre à des réseaux
radicaux. Elle repose sur la croyance en sa capacité à
déstabiliser des réseaux, et à mettre à
mal une logistique. Et peu lui importe si une bonne partie des prévenus
est ensuite innocentée après avoir passé un
ou deux ans en détention préventive. En règle
générale, en matière de terrorisme «
islamiste », le rapport entre le nombre d’arrestations,
le nombre d’inculpations et de culpabilités avérées
apparaît totalement disproportionné.
52Les attentats du 11 septembre 2001, par l’émotion
qu’ils ont suscitée et le prétexte qu’ils
ont représenté, n’ont fait que renforcer ces
procédures. En France, le vote successif de la loi relative
à la sécurité quotidienne (31 octobre 2001),
de la loi pour la sécurité intérieure (12 février
2003) et de la loi portant adaptation de la justice aux évolutions
de la criminalité (11 février 2004) ont accru les
pouvoirs de police et diminué le rôle de la défense.
De la même manière, en Grande-Bretagne, la promulgation
de l’Anti-terrorism, Crime and Security Act, en décembre
2001, a permis la mise en détention illimitée de personnes
suspectes d’être des terroristes internationaux, sans
que leur culpabilité n’ait été juridiquement
établie (voir encadré ci-dessous).
Du coupable au suspect
La législation antiterroriste britannique adoptée
en 2000 et modifiée en décembre 2001 (Anti-Terrorism
Crime and Security Act) a permis l’incarcération illimitée,
sans inculpation ni jugement d’étrangers soupçonnés
de terrorisme, mais qui refusaient d’être expulsés,
ou ne pouvaient l’être49. 17 personnes ont de la sorte
été emprisonnées – dont huit pendant
trois ans – dans la prison de haute sécurité
de Belmarsh, à Londres. Le 16 décembre 2004, ces mesures
ont été déclarées illégales par
les plus hauts magistrats britanniques. Les Law Lords les estimaient
en effet contraire aux « instincts et aux traditions du peuple
du Royaume-Uni » et discriminatoires, puisqu’elles ne
touchent que les étrangers.
La réponse du gouvernement de Tony Blair ne se fit pas attendre.
Le 26 janvier 2005, le ministre de l’Intérieur, Charles
Clarke, abolit la distinction nationaux/étrangers, en proposant
que tous les individus soupçonnés par le Security
Service (MI5), d’être ou d’avoir été
lié à des activités terroristes, mais pour
lesquels il n’existe pas de preuves recevables en justice
soient soumis à une série de contrôles (Control
Orders). Le suspect peut ainsi se voir imposer – pour une
durée de 12 mois, renouvelable à volonté –
un couvre-feu, une assignation à résidence, un «
marquage » (un bracelet électronique) et des restrictions
d’accès aux communications, comme Internet ou le téléphone.
Toute violation de l’un de ces contrôles est considérée
comme un délit et peut être punie d’une peine
allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement.
La violente opposition des parlementaires à ce projet obligea
le gouvernement à accepter que ces contrôles soient
approuvés préalablement par un juge et ne relèvent
pas simplement de la compétence des autorités politiques.
Mais l’essentiel demeure. La revendication des députés
de l’obligation d’avancer des preuves et pas de simples
soupçons pour priver un individu de ses libertés fondamentales
est restée lettre morte. Et c’est la philosophie qui
sert de colonne vertébrale au Prevention of Terrorism Act
adopté le 11 mars 2005. Elle n’est pas nouvelle. Elle
marque déjà l’ensemble des mesures en vigueur
pour lutter contre les comportements « anti-sociaux »
des jeunesses populaires. Le Anti-Social Behaviour Order (ASBO)
permet en effet d’imposer des restrictions, comme celles de
fréquenter un quartier, d’emprunter les transports
publics, d’utiliser un téléphone portable, etc.
à des adolescents qui n’ont pas commis de délit,
mais dont les comportements sont « susceptible d’effrayer,
d’alarmer ou de tourmenter » le voisinage… Toute
infraction à ces contrôles est punie par la loi, et
le plus souvent par la prison. Ces contrôles sont si drastiques
que plus d’un tiers des mesures prononcées jusqu’ici
a donné lieu à des poursuites pénales…
La « guerre à l’incivilité » et
la « guerre au terrorisme » du gouvernement empruntent
ainsi la même voie : rendre la vie impossible à certains
individus et les enfermer dès qu’ils contreviennent
à l’encadrement draconien auquel ils sont soumis au
quotidien. Ces sacrifices des libertés individuelles sont
justifiés au nom de l’urgence et de l’ampleur
des « menaces » qui pèseraient sur la société.
Ils sont l’aboutissement d’un fantasme sécuritaire
qui fait des suspects des coupables, dépourvus des droits
élémentaires de se défendre et innocents jusqu’à
ce que l’on ait pu prouver le contraire.
53L’ensemble de ces mesures renforce le petit monde des professionnels
de l’anti-terrorisme et les transactions collusives50 qui
les lient. C’est-à-dire qu’au-delà d’une
stricte évolution du droit, elles confortent et légitiment
un univers de pratiques profondément illibérales,
mais peu contestées, qui constituent de véritables
poches d’exceptionnalisme enchâssées au cœur
des régimes libéraux. Yves Bertrand, l’ancien
directeur des RG expliquait à ce sujet :
« Il existe toujours un conflit entre l’efficacité
policière et le respect des libertés. Cela dit, la
défense des libertés n’est invoquée que
lorsque les attentats ont cessé depuis un certain temps.
Dans les périodes d’attentats, tout le monde est heureux
de profiter d’un dispositif policier et judiciaire (…)
permettant de rétablir le calme »51.
54Certes. Mais le sacrifice des libertés au nom de l’anti-terrorisme
ne va pas de soi. Quels que soient les actes commis par un individu,
c’est précisément la capacité à
garantir une égalité juridique et une justice équitable
qui fondent les Etats de droit. Le recours aux mesures, voire aux
pratiques d’exception a toujours eu des conséquences
funestes pour les sociétés qui y ont consenti. Roy
Jenkins, le secrétaire d’Etat britannique responsable
du Prevention of Terrorism Bill réinstaurant largement les
pouvoirs d’exception en Irlande du Nord en 1974, indiquait
de la sorte :
« A l’époque, comme tout le monde, je pensais
que ces pouvoirs étaient justifiés, et je le pense
encore. Mais je pensais qu’ils seraient temporaires et qu’au
bout des deux ans prévus, on reviendrait à la normale,
c’est-à-dire à la protection des libertés.
Je suis horrifié maintenant de savoir que ces pouvoirs exceptionnels
sont toujours en vigueur et si on me l’avait dit à
l’époque j’aurais refusé de le croire,
et si je l’avais cru, j’aurais refusé de les
appliquer »52.
55Son confrère italien Francesco Cossiga, ministre de l’Intérieur
lors des années de plomb signalait quant à lui :
« Je fais mon mea-culpa. On en est au culte de la délation,
à la canonisation des collaborateurs de justice [les «
repentis »]. Et c’est en partie de ma faute... Chaque
soir je fais un acte de contrition pour avoir contribué,
dans les années soixante-dix, à l’expansion
de cette manière de rendre la justice. Alors j’étais
en guerre, mais c’est là un cancer qui tue le système
judiciaire. (…) La justice italienne est entièrement
faite de rumeurs, bavardages, délations... Je pense présenter
une proposition de loi pour changer les choses : Je prends les règles
de l’Inquisition de Torquemada, et je les traduis en italien
d’aujourd’hui. Il y a là plus de garanties que
dans notre code de procédure pénale... »53.
56Ces opinions convergentes de promoteurs de mesures d’exception
justifiées par la lutte contre le « terrorisme »
sont à méditer. Elles sont hélas d’une
criante actualité.
Notes
1En France, on pense au fameux « il faut terroriser les terroristes
» prononcé par Charles Pasqua, lorsqu’il était
ministre de l’Intérieur, au sujet des nationalistes
corses
2. MMFrançois Thuillier, Fernando Reinares et Antonio Diaz
m’ont beaucoup éclairé sur les situations britannique
et espagnoleQu’ils en soient ici chaleureusement remerciés.
3. Sur les problèmes de sources concernant les services
de renseignement, voir ma contribution au State of the art Challenge,
accessible sur www.libertysecurity.org
4Dobry M., « Le renseignement dans les démocraties
occidentalesQuelques pistes pour l’identification d’un
objet flou », Les cahiers de la sécurité intérieure,
n°30, 4ème trimestre 1997, pp53-85.
5. Allison G.T., Essence of Decision, Explaining the Cuban Missiles
Crisis, 2ème éd., Longman, 1999.
6Edelman M., Pièces et règles du jeu politique, Paris,
Seuil, 1991, pp53 et suivantes.
7Tilly C., « Terror, Terrorism, Terrorists », Sociological
Theory, 22/1, mars 2004, pp5-13.
8. « Position commune du Conseil du 27 décembre 2001
relative à l’application de mesures spécifiques
en vue de lutter contre le terrorisme » (2001/931/PESC), Journal
officiel des Communautés européennes, 28 décembre
2001, L 344/95-96.
9. Les données sur la Corse sont issues du rapport de MRaymond
Forni, La sécurité: un droit pour les Corses, un devoir
pour l’Etat, (n°1918), Assemblée nationale, novembre
1999.
10Le Monde, 12 septembre 2002.
11. Audition devant la commission parlementaire du 11M, 18 novembre
2004.
12. Schelling T.C., Stratégie du conflit, Paris, PUF, 1986.
13. Sur ces processus, concernant les attentats de 1986 en France,
voir Duclos L.-J., « Les pouvoirs publics et la campagne terroriste
moyen-orientale : France 1986 », Etudes polémologiques,
n°49, 1/1989, pp75-109.
14. Keller W.W., The Liberals and JEdgar HooverRise and Fall of
a Domestic Intelligence State, Princeton, Princeton University Press,
1989 ; et Gill P., Policing PoliticsSecurity Intelligence and the
Liberal Democratic State, Londres, Frank Cass Editor, 1994
15. Lacroix B., « Pour une science politique réflexiveEnjeux
et usages de la référence à Norbert Elias »,
Tumultes, n°15, octobre 2000, p195.
16. Dewerpe A., EspionUne anthropologie historique du secret d’Etat
contemporain, Paris, Gallimard, 1984, p14
17. Voir notamment Marx G.T., UndercoverPolice Surveillance in
America, Berkeley, University of California Press, 1988.
18. Pour des descriptions par des anciens policiers des RG, voir
par exemple Dufourg J.M., Section manipulation, de l’antiterrorisme
à l’affaire Doucé, Paris, Laffont, 1991 ; et
Rougelet P., RG, la machine à scandales, Paris, Albin Michel,
1997.
19. Voir sur ces sujets Guittet E.-P., Raison et déraison
d'Etat : les GAL (Grupos Antiterroristas de Liberacion) 1983-1987,
mémoire de DEA, Université Paris X-Nanterre, 2000
; et Bigo D., Guittet E.-Pet Smith A., « La participation
des militaires à la sécurité intérieure
: Royaume Uni, Irlande du Nord », Cultures et Conflits, n°56,
2004, pp11-34.
20. Palidda S., Polizia postmodernaEtnografia del nuovo controllo
sociale, Milan, Feltrinelli, 2000.
21. Ces désaccords sur la nature de l’activité
policière apparaissent clairement dans les commentaires portés
sur les autres servicesUn commissaire de sécurité
publique fustigeait de la sorte l’activité de ses collègues
des RG qu’il considérait comme une majorité
« de feignants, dont l’activité essentielle est
de fréquenter les réceptions et les cocktails »
[Entretien, janvier 1999]L’un de ses homologues des RG répondait
quant à lui aux critiques de la police judiciaire sur les
montées en généralité qu’il opérait
dans les notes transmises à sa direction centrale en disant
: « ils ne comprennent pas ce qu’on fait, mais la police
judiciaire est de toute façon allergique aux concepts »
[Entretien, mai 1999]
22. Sur les caractéristiques des champs, voir notamment
Bourdieu P., « Quelques propriétés des champs
», in Questions de sociologie, Paris, Editions de minuit,
1984, pp113 et suivantes ; et du même auteur, Esquisse d’une
théorie de la pratique, Paris, Seuil 2000, pp25 et suivantes
23. Bonelli L., « Formation, conservation et reconversion
de dispositions antisubversivesL’exemple des renseignements
généraux », in Tissot S(dir.), Reconversions
militantes, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005.
24. Monjardet D., Ce que fait la policeSociologie de la force publique,
Paris, La Découverte, 1996, p. 151.
25. Audition de MYves Bertrand, directeur central des Renseignements
Généraux, 9 juillet 2003, Rapport de MJean-Louis Debré
sur la question du port des signes religieux à l'école,
(n° 1275) Assemblée nationale, décembre 2003Nous
soulignons.
26. Voir Rogin M., Les démons de l’Amérique,
Paris, Seuil, 1998, pp17-18.
27. Dezcallar de Mazarredo J., « Lucha contra el terrorismo
internacional », El noticiero de las ideas, n°13, Enero-Marzo
de 2003.
28Mauss M., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1999 [1950],
p89.
29. Johnson R., « Defending Ways of LifeThe (Anti)-Terrorist
Rhetorics of Bush and Blair », Theory, Culture & Society,
2002, vol.19, n°4, pp211-231.
30. El País, 28 avril 2002.
31. Bourdieu P., Propos sur le champ politique, Lyon, Presses Universitaires
de Lyon, 2000, p. 63.
32Khosrokhavar F., Les nouveaux martyrs d’Allah, Paris, Flammarion,
2003, p250.
33. « Global Terrorism: Are we meeting the challenge? »,
lecture at City of London Police Headquarters, 16 octobre 2003.
34. Dezcallar de Mazarredo J., « Lucha contra el terrorismo
internacional », opcit.
35. Manningham-Buller E., « Global Terrorism: Are we meeting
the challenge? », opcit
36. Bigo D., « La recherche proactive et la gestion du risque
», Déviance et Société, décembre
1997, vol21, n°4, pp423-429.
37. Audition de MYves Bertrand, directeur central des Renseignements
Généraux, 9 juillet 2003, Rapport de MJean-Louis Debré
sur la question du port des signes religieux à l'école,
op. cit.
38. Libération, 6 décembre 2002.
39. Rogin M., « La répression politique aux Etats-Unis
», Actes de la recherche en sciences sociales, n°120,
décembre 1997, pp32-44.
40. Voir Césari J., Musulmans et républicainsLes
jeunes, l’islam et la France, Bruxelles, Complexe, 1998 ;
et Sayad A., La double absenceDes illusions de l’émigré
aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999.
41. Beaud S., Masclet O., « Un passage à l’acte
improbable ? Notes de recherche sur la trajectoire sociale de Zacarias
Moussaoui », French Politics, Culture and Society, vol20,
n°2, été 2002 ; Khosrokhavar F., Les nouveaux
martyrs d’Allah, opcit., pp271 et suivantesDans un autre registre,
voir Leveau R., « Réflexions sur le non-passage au
terrorisme dans l’immigration maghrébine en France
», Etudes polémologiques, n°49, 1/1989, pp141-156.
42Voir notamment Huntigton S., The Clash of Civilizations and Remaking
of World Order, New York, Simon and Schuster, 1996Pour une critique
radicale des conditions d’élaboration et de réception
de cette thèse, voir le numéro spécial de Cultures
& Conflits, « Troubler et inquiéterLes discours
du désordre international », n°19/20, automne-hiver
1995.
43. Césari J., Musulmans et républicains…,
opcit.
44. Bousquet R., Insécurité : les quartiers de tous
les dangers, Paris, L’Harmattan, 1998, p151
45. Par exemple, la revue militaire Le Casoar (n°142, juillet
1996, p.24) décrivait ainsi la situation des quartiers à
forte concentration de populations d’origine immigrée
: « les liens conservés par ces immigrés avec
leur pays d’origine peuvent les rendre sensibles aux appels
de ces derniers à l’occasion de différends éventuels
avec la notreLes fameuses cinquièmes colonnes, évoquées
à l’occasion de maints conflits passés seraient
ainsi déjà en place ».
46Audition de MYves Bertrand, directeur central des Renseignements
Généraux, 9 juillet 2003, Rapport de MJean-Louis Debré
sur la question du port des signes religieux à l'école,
op. citJe souligne.
47Foucault M., Il faut défendre la sociétéCours
au collège de France 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997,
p70.
48Voir notamment Syndicat de la magistrature, « A quoi peuvent
bien servir des juges antiterroristes ? », Justice, n°146,
novembre 1995, pp3-6 ; et Fédération Internationale
des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH), France : la porte
ouverte à l’arbitraireRapport d’une mission internationale
d’enquête en France sur l’application de la législation
anti-terroriste, concernant particulièrement les conditions
de détention provisoire et l’exercice des droits de
la défense, Hors série de la Lettre bimensuelle de
la FIDH, n° 271, janvier 1999.
49. Guild E., « Agamben face aux jugesSouveraineté,
exception et antiterrorisme », Cultures & Conflits, L’Harmattan,
n°51, automne 2003, pp127-156.
50. Dobry M., Sociologie des crises politiques, Paris, FNSP, 1986,
pp110 et suivantes.
51Audition de MYves Bertrand directeur central des Renseignements
Généraux, 29 juin 1999, Rapport de MRaymond Forni,
La sécurité : un droit pour les Corses, un devoir
pour l’Etat, op. cit., p167.
52. Jenkins R., A Life at the Centre, Macmillan, Londres, 1991,
p397 et suivantes.
53La Stampa, 19 avril 1995Cité par Ielmini C., Le Léviathan
et le Terroriste, Paris, L’esprit frappeur, 2005.
Cultures & Conflits n°58 (2005) pp.101-129
Laurent Bonelli, « Un ennemi « anonyme et sans visage
». Renseignement, exception et suspicion après le 11
septembre 2001 », Cultures & Conflits, 58, été
2005, [En ligne], mis en ligne le 10 octobre 2005. URL : http://www.conflits.org/index1818.html..
Auteur Laurent Bonelli
Laurent BONELLI, Groupe d’Analyse Politique, Université
Paris X-Nanterre. Il est chargé de recherches au Centre d’Etudes
sur les Conflits et membre de l’équipe française
des programmes européens ELISE et CHALLENGE.
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