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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2008/03/BONELLI/15662
Opérations policières à grand spectacle, inflation
de la vidéosurveillance : à la veille des élections
municipales françaises, les politiques publiques de lutte
contre la délinquance prétendent « restaurer
l’autorité ». Depuis 2001, au moins treize textes
de loi ont renforcé l’arsenal juridique destiné
à combattre l’« insécurité ».
Les réformateurs sociaux, quant à eux, avaient compris
dès la fin du XIXe siècle qu’un maintien durable
de l’ordre impose l’amélioration des conditions
d’existence.
Si l’on en juge par le nombre de candidats, de gauche comme
de droite, qui ont axé leur campagne sur la mise en place
de caméras de vidéosurveillance ou d’une police
municipale, il semblerait que la « sécurité
des biens et des personnes » occupe une place importante dans
les élections municipales des 9 et 16 mars 2008. En la matière,
c’est surtout sur le terrain de la « restauration de
l’autorité » que les élus municipaux sont
mis à contribution, notamment depuis la loi relative à
la prévention de la délinquance du 5 mars 2007 (1).
Au point que certains d’entre eux s’inquiètent
du rôle de maire Fouettard que l’on veut leur faire
endosser.
Depuis la fin des années 1990, la « crise de l’autorité
» est en effet devenue un lieu commun pour expliquer les problèmes
de violence ou de délinquance de la société
française. C’est même l’un des thèmes
favoris de M. Nicolas Sarkozy, qui déclarait en février
2007 : « A bas l’autorité ! C’était
cela le programme de Mai 68. A bas l’autorité ! Le
moment était venu de vivre sans contrainte et de jouir sans
entrave. A bas l’autorité ! C’était, prétendaient-ils,
la condition de la libération de l’homme aliéné
par le travail, par la vie en société, par l’économie,
par son éducation et même par sa famille. A bas l’autorité
! Cela voulait dire : l’obéissance de l’enfant
à ses parents, c’est fini ! Démodé !
La supériorité du maître sur l’élève,
c’est fini ! Ringard ! la soumission à la loi, c’est
fini ! Dépassé ! le pouvoir de police, c’est
fini ! Enfin ! (...) la morale, c’est fini ! (...), la politesse,
la courtoisie, le respect pour la personne âgée, pour
la femme ! C’est fini (2) ! » Il n’est pas le
seul : M. Gérard Larcher, ministre délégué
à l’emploi, au travail et à l’insertion
professionnelle des jeunes du gouvernement Villepin, analysait les
troubles d’octobre-novembre 2005 comme la conséquence
d’une absence de repères liée à la polygamie
des familles africaines. Et on ne compte plus le nombre d’intellectuels
qui évoquent la « crise du modèle parental maghrébin
(3) » et appellent la République à réapprendre
à punir.
Généralement, ces visions oscillent entre une version
conservatrice (l’incapacité des familles populaires
et/ou migrantes à élever leurs enfants) et une version
misérabiliste (les pères « humiliés »
et donc démissionnaires). Mais elles convergent vers une
nécessaire intervention des pouvoirs publics pour restaurer
une autorité parentale dont le délitement serait responsable
de bien des maux. Or aucune de ces approches ne permet réellement
de comprendre quelles sont les conditions pratiques dans lesquelles
cette autorité s’exerçait hier et s’exerce
aujourd’hui.
Pendant longtemps, c’est bien davantage le travail non qualifié
que l’action de leurs familles qui a discipliné les
fractions les plus turbulentes des classes populaires. Pour les
« blousons noirs », les « loubards », l’entrée
à l’usine servait en effet de phase transitoire entre
la « culture de rue » propre à leur sociabilité
juvénile et une culture ouvrière qui allait devenir
la leur. L’atelier, en intégrant largement les normes
et les valeurs de ces jeunes, tout en posant une limite claire entre
l’acceptable et l’inacceptable, a longtemps fonctionné
comme une véritable institution de « normalisation
». Et ce d’autant plus qu’il offrait des possibilités
de se projeter dans l’avenir. En effet, la prévisibilité
qu’induisait le statut ouvrier permettait de fonder une famille,
de faire des « projets », d’achats, de vacances,
de logement, etc. En un mot, de « se ranger ».
Conflits de voisinage, débrouille quotidienne
Un des effets paradoxaux de la flexibilisation des statuts professionnels,
de la montée de la précarité et de l’accroissement
des inégalités économiques que l’on observe
depuis le début des années 1980 est qu’elles
réintroduisent de manière automatique, et sans doute
inévitable, des formes d’indiscipline présentes
dans les débuts de la révolution industrielle. En
effet, l’indétermination quant à l’avenir
enferme les individus dans un présent qui s’accommode
de l’ensemble des occasions qui se présentent, licites
ou pas.
Mais, à la différence du XIXe siècle, où
cette situation était généralisée dans
les milieux populaires, les désordres urbains, la petite
délinquance ou plus généralement la «
débrouille » quotidienne sont aujourd’hui d’autant
plus mal perçus qu’ils matérialisent une césure
entre les « vieux ouvriers » et les « jeunes sans
affectation » scolaire ou professionnelle. Sous le double
effet de leur vulnérabilisation sociale et de leur vieillissement,
les premiers voient en effet s’affaiblir le contrôle
qu’ils pouvaient exercer sur les seconds, même lorsque
ceux-ci sont leurs propres enfants. L’occupation des espaces
publics, les conflits de voisinage, la fréquence de comportements
qui achoppent avec leurs propres normes du quartier leur rappellent
à chaque instant ce renversement des rapports de forces.
Tout cela provoque, selon les cas, des tentatives de départ
du quartier, un repli sur l’espace domestique, voire des appels
aux pouvoirs publics pour restaurer leur autorité.
C’est sur ce terrain que va se déployer le «
tournant sécuritaire » des principaux partis de gouvernement,
de droite comme de gauche. Confrontés à une augmentations
des tensions au niveau local, prenant acte d’une érosion
régulière de leurs résultats électoraux
dans les milieux populaires et d’une croissance simultanée
du Front national (au moins jusqu’à 2007), nombre de
dirigeants politiques sont arrivés à la conclusion
qu’ils ne pourraient « reconquérir » ces
électorats que par un durcissement de leurs politiques de
sécurité. Leurs analyses reposent sur le présupposé
d’une « personnalité autoritaire » des
classes populaires (4). Cette philosophie implicite suppose que
ces dernières seraient plus fermées par rapport aux
minorités avec lesquelles elles vivent, plus soumises à
l’autorité et plus répressives que les autres
groupes sociaux. Ces assertions ont été depuis longtemps
invalidées par les sciences sociales, sans que cela interrompe
leur réitération et nuise à leur impact politique.
Il est en effet bien plus facile de croire que les milieux populaires
demandent plus de fermeté envers les « délinquants
», les « familles monoparentales » ou les «
immigrés » que de penser les compétitions dans
lesquelles ils sont engagés quotidiennement. Ce sont pourtant
ces concurrences – sur le marché de l’emploi
non qualifié, celui du logement social, des prestations familiales
–, dans un contexte de précarisation généralisée,
qui permettent de comprendre des tensions qui seront verbalisées
sous des formes « racistes » ou « sécuritaires
».
De là les mesures qui renforcent le spectre des interventions
policières, judiciaires ou morales. Non seulement la police
et la justice doivent désormais réguler des comportements
qui ne leur incombaient pas auparavant, mais l’« autorité
parentale » est devenue un objet de politique publique. Des
conseils « pour les droits et devoirs des familles »
au chantage aux prestations sociales, il s’agit d’amener
(ou de contraindre) les familles à juguler l’indiscipline
de leurs enfants.
Or ce nouveau paternalisme autoritaire mérite attention.
Il y a plus d’un siècle, la révolution industrielle
posa en effet des problèmes similaires. L’exode rural
important, la concentration physique dans les villes de travailleurs
déracinés détruisirent les formes traditionnelles
de contrôle, basées sur la proximité et la personnalisation
de l’autorité. Les principales préoccupations
des élites politiques et sociales furent donc de créer
une discipline au travail ainsi que d’essayer d’enrayer
simultanément les désorganisations générées
par le développement économique (surpopulation des
villes, délinquance, alcoolisme, etc.) et la montée
des revendications socialistes soucieuses de bouleverser l’ordre
social.
Il s’agissait d’abord de faire en sorte que les ouvriers
viennent travailler. Cette question inséparablement pratique
et morale est au fondement des campagnes contre l’alcoolisme,
qui en Angleterre déboucheront sur la fermeture des pubs
à partir de 23 heures, ou en France sur la prohibition de
l’absinthe et la construction médico-morale de sa dangerosité.
Mais il fallait également s’assurer qu’ils travaillent
correctement. Le contrôle des temps et des rythmes de travail
a été l’un des vecteurs majeurs pour encadrer
les conduites non seulement dans l’usine, mais aussi à
l’extérieur (5). Il fallait fixer la main-d’œuvre
qualifiée, restreindre au maximum l’oisiveté
(« mère de tous les vices ») et l’imprévoyance
liées à l’intermittence du travail. De là
toutes les tentatives de limiter la mobilité des ouvriers,
soit de manière coercitive (c’est le cas de l’instauration
du livret ouvrier), soit en s’engageant sur le long terme
(les contrats à durée indéterminée correspondent
à ce cas de figure). L’octroi de ces statuts, introduisant
pour la première fois une prévisibilité dans
le monde ouvrier, contribua à discipliner leurs conduites,
d’autant plus qu’ils étaient adossés au
développement de politiques sociales.
Pour nombre de réformateurs sociaux, ces dernières
apparurent comme un instrument privilégié d’acquisition
d’habitudes « morales » – avant tout la
responsabilité et la « prévoyance » –
pour les classes populaires, qu’ils reliaient à l’amélioration
de la justice sociale (6). Comme l’indiquait Jules Siegfried
(1837-1922), en préfigurant les premiers logements sociaux
: « Voulons-nous faire à la fois des gens heureux et
de vrais conservateurs ; voulons-nous combattre en même temps
la misère et les erreurs socialistes ; voulons-nous augmenter
les garanties d’ordre, de moralité, de modération
politique et sociale ? Créons des cités ouvrières
(7) ! »
Cette double dimension d’amélioration des conditions
de vie et de maintien de l’ordre social explique le succès
des politiques sociales, renforcé après la seconde
guerre mondiale par la montée du dirigisme d’Etat,
par l’existence d’un mouvement ouvrier fort et structuré,
et par la croissance économique encadrée par les gouvernements.
Nous n’en sommes plus là. La crise économique,
les mutations du capitalisme postfordiste adossées aux programmes
de réforme libérale de l’Etat ont largement
redéfini, sans doute sans le vouloir, les conditions de cette
discipline. Et, de la même manière que les réformateurs
sociaux du XIXe siècle essayaient d’asseoir un nouvel
ordre social, les réformateurs sécuritaires du début
du XXIe siècle recherchent dans l’extension de l’intervention
policière, judiciaire et du contrôle, les moyens de
contrarier les effets des dérégulations multiples
qui affectent les classes populaires. Théorie de la «
vitre brisée (8) », couvre-feux pour les mineurs, vidéosurveillance,
arrêtés antimendicité, mais aussi responsabilisation
des parents, ne sont rien d’autre que des exemples de ces
nouvelles technologies de gouvernement dont on attend qu’elles
garantissent une paix sociale.
Or il est peu probable que ces types de discipline puissent fonctionner.
On sait depuis Max Weber que l’assise de l’autorité
est proportionnelle à sa légitimité auprès
de ceux sur lesquels elle s’exerce, c’est-à-dire
aux contreparties qu’elle est capable de leur procurer (9).
Il semble donc un peu vain d’attendre de ces technologies
qu’elles garantissent l’ordre, simplement en exacerbant
les différences entre « bons » et « mauvais
» citoyens, et en insistant sur la « responsabilité
individuelle » de chacun.
Au contraire, tensions et désordres résultent directement
des contradictions inscrites au cœur même des modèles
de développement qui ont étés choisis depuis
une trentaine d’années. Contradictions dans lesquelles
les efforts des uns pour assurer l’ordre sont détruits
par l’organisation du désordre des existences voulu
par d’autres. Insécurité physique et insécurité
existentielle sont indissociables. En d’autres termes, c’est
à partir d’une réflexion sur les conditions
nouvelles d’existence des classes populaires que l’on
peut se donner les moyens d’instaurer un ordre social plus
harmonieux, et sûrement pas en jouant du spectre de la perte
d’autorité, vieille figure imposée de la rhétorique
conservatrice. Mais, malgré les similitudes, ce n’est
pas M. Sarkozy qui proclamait : « Notre jeunesse est mal élevée,
elle se moque de l’autorité et n’a aucune espèce
de respect envers les anciens. Nos enfants aujourd’hui ne
se lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce,
ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu
de travailler », mais le philosophe grec Socrate, au Ve siècle
avant notre ère...
Laurent Bonelli.
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