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Révolte des banlieues Les raisons d’une colère
Par Laurent Bonelli

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2005/12/BONELLI/12993


C’est sur le terrain sécuritaire que le gouvernement français exploite la récente révolte des banlieues. Outre la condamnation expéditive de centaines de jeunes à de la prison ferme et l’annonce de l’expulsion d’un certain nombre d’étrangers, il a fait approuver par l’Assemblée nationale la prorogation de trois mois de l’état d’urgence. Pis, dans sa loi antiterroriste, M. Nicolas Sarkozy met l’accent sur le développement de la vidéosurveillance, de la conservation des connexions Internet, des contrôles administratifs et des sanctions pénales. Cette avalanche d’atteintes aux libertés n’est certainement pas de nature à répondre à la crise. Il n’y a pas d’ordre civique dans le désordre social (lire « Casser l’apartheid à la française », « Comment la droite américaine exploitait les émeutes », « Un « New Deal » pour l’école » et « Dépeçage des libertés publiques »).

Des milliers de voitures brûlées, des équipements collectifs (écoles, crèches, gymnases) détruits, l’instauration de l’état d’urgence, près de 4 700 personnes interpellées, plus de 400 condamnées à de la prison ferme (au 25 novembre) : le bilan des troubles qui ont secoué la France de la fin octobre à la mi-novembre 2005 est lourd en termes matériels, humains et psychologiques. Mais que s’est-il passé ?

De nombreux commentateurs français comme étrangers s’accordent pour déceler dans cette crise les prodromes de l’effondrement de notre société sous les coups de ceux qu’ils présentent alternativement comme des « hordes de loups », les « ennemis de notre monde » ou comme l’avant-garde éclairée d’un sous-prolétariat « postcolonial ». Ils insistent tour à tour sur la fin du « modèle français », le « développement d’une société parallèle placée en dehors des lois de la République » ou la « crise de la civilité urbaine ». Avant d’énoncer ces grandes généralités conformes à leurs intérêts politiques et sociaux, ces observateurs auraient été inspirés de s’en tenir plus modestement aux préceptes de base d’analyse de l’action collective. Pour comprendre ces désordres, il convient en effet de revenir sur leurs conditions sociales, les raisons de leur déclenchement et leur caractère contingent (les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets).

En toile de fond de ces violences figure d’abord une crise de reproduction des milieux populaires, qu’ont affectés en profondeur les conséquences de la crise économique amorcée dans la seconde moitié des années 1970 et les transformations induites par le passage à un modèle postfordiste de production. Automatisation, informatisation et délocalisations ont généré un chômage de masse, qui s’est conjugué avec la généralisation du recours aux intérimaires et aux emplois temporaires. Ces deux facteurs ont accru la précarisation des conditions des milieux populaires, que l’avènement d’une société salariale (basée sur la croissance économique et un Etat social fort) avait contribué à réduire (1).

Ce phénomène touche particulièrement les jeunes. Dans les quartiers qui ont fait l’actualité ces dernières semaines, les données de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) indiquent des taux de chômage considérables pour les 15-24 ans : 41,1 % dans le quartier de la Grande-Borne, à Grigny (contre 27,1 % pour la commune) ; 54,4 % à la Reynerie et Bellefontaine, à Toulouse (28,6 %) ; 31,7 % à l’Ousse-de-Bois, à Pau (17 %) ; 37,1 % dans le grand ensemble de Clichy-sous-Bois - Montfermeil (31,1 %) ; 42,1 % pour Bellevue, à Nantes - Saint-Herblain (28,6 %)...

Cette déstabilisation salariale n’a pas eu que des effets économiques : elle a également bouleversé les repères des jeunesses populaires. En effet, elle réintroduit une indétermination quant à l’avenir, qui, en interdisant aux individus de faire des projets à long terme (immobiliers, matrimoniaux, de loisir), les enferme dans le présent et dans une débrouille quotidienne perméable aux petites déviances.

Espoirs déçus d’ascension sociale

Dans le même temps, la massification de l’enseignement a prolongé dans le système scolaire des adolescents qui en auraient été exclus, les amenant pour un temps à nourrir des espoirs d’ascension sociale qui les éloignent encore du monde ouvrier de leurs parents (2). Espoirs rapidement déçus d’ailleurs, puisque l’école ne transforme pas les hiérarchies sociales. Ce désenchantement a eu pour conséquences la banalisation des chahuts, des provocations, et surtout le retrait du système scolaire : le pourcentage de personnes sans qualification atteint 30 % à 40 % dans les quartiers déjà cités, contre 17,7 % en moyenne nationale.

Il faudrait enfin ajouter les effets des politiques urbaines de ces vingt dernières années, qui – sans en faire des ghettos – ont concentré dans un certain nombre de quartiers périphériques des familles nombreuses, souvent déracinées et subissant de plein fouet les formes de précarité existentielle décrites précédemment (3).

Cette crise des milieux populaires est donc profondément sociale. Elle s’est traduite à la fois par le déclin de leurs formes collectives d’organisation (syndicats, partis politiques) et par une exacerbation des concurrences en leur sein (entre « Français » et « étrangers », mais aussi entre « ouvriers à statut » et « intérimaires à vie »). Elle génère un malaise profond et un repli sur l’espace domestique, lequel, à partir du début des années 1990, sera interprété par les hommes politiques comme une « demande de sécurité » de cette partie de leurs électeurs.

Cette relecture des rapports sociaux comme question de sécurité est au principe de l’évolution des stratégies policières. A partir de cette période, la priorité a été donnée à une police d’intervention plutôt qu’à une police d’investigation ou, comme feignent de le croire les responsables socialistes, à une police de proximité. Le développement des brigades anticriminalité (BAC) est le fait le plus significatif de ce processus, que certains policiers n’hésitent pas à dénoncer comme une « militarisation » de leur métier.

Fortement dotées en matériels offensif et défensif – flash-balls et récemment Taser (armes non létales à décharge électrique) –, ces unités préfèrent le « saute dessus » à l’enquête. Ce qui, dans un contexte politique insistant sur la « reconquête des quartiers », réduit la plupart de leurs interventions quotidiennes à une répression sans délit, à des contrôles sans infraction, générant des tensions. Aux attroupements de jeunes et aux caillassages répondent, du côté policier, d’inutiles vérifications d’identité à répétition, des humiliations, parfois des coups et de fréquentes mises en cause pour « outrages » et « rébellion ».

Les priorités données à l’intervention sur l’investigation se reflètent fidèlement dans les statistiques policières. Alors que les faits constatés par les services de police et de gendarmerie doublent entre 1974 et 2004, le nombre de personnes interpellées pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS) est multiplié par 39 ; pour infraction à la législation sur les étrangers (ILE), par 8,5... Dans le même temps, les taux d’élucidation (affaires résolues/faits constatés) régressent fortement, passant de 43,3 % à 31,8 %. Ce qui, en d’autres termes, veut dire que l’activité policière se concentre sur des petits délits dont la constatation résulte de la présence policière dans la rue, ainsi que de l’intensification du contrôle de certains groupes sociaux (4). Cette intensification est largement responsable de la détérioration des relations entre l’institution et ces groupes, et alimente les violences dites « urbaines ». On oublie en effet trop souvent que l’ordre comme le désordre sont des coproductions dans lesquelles les institutions de sécurité occupent un rôle tout aussi important que les publics auxquels elles sont confrontées.

Entre la dégradation économique, sociale et morale des milieux populaires, laminés par trente ans de politiques libérales, et les stratégies policières – mais aussi sociales – mises en place pour contrôler leurs enfants (5), les raisons pour que les banlieues explosent ne manquent pas. On pourrait même se demander pourquoi elles n’explosent pas plus souvent.

L’élément déclencheur de la série de violences qui ont touché la France, à la fin octobre 2005, est la mort tragique de deux adolescents (et la blessure grave d’un troisième) qui cherchaient à échapper à un contrôle, à Clichy-sous-Bois. La colère et l’indignation dans le quartier ont débouché sur des affrontements avec les forces de l’ordre, des incendies de voitures, de mobilier urbain, et des destructions diverses. Comme d’habitude, pourrait-on dire.

Un mode ordinaire de protestation

Les « experts ès violences urbaines » tendent en effet à passer très rapidement sous silence la responsabilité policière dans la genèse de violences collectives. L’ancienne commissaire des renseignements généraux Lucienne Bui Trong le rappelle malgré elle, lorsqu’elle reconnaît que la police est impliquée – directement ou indirectement – dans le déclenchement d’un tiers des 341 émeutes recensées par son service entre 1991 et 2000 (6). A quoi il faudrait ajouter les décisions de justice, et les crimes commis par des vigiles et par des particuliers.

De ce point de vue, les événements de Clichy-sous-Bois ne se distinguent pas de leurs tragiques précédents, mais ils ont connu une diffusion à laquelle il faut réfléchir. D’abord, cette extension s’accompagne d’un changement de nature. Comme le constatait M. Jean-Claude Delage, secrétaire général adjoint du syndicat policier Alliance : « Au début, c’était l’affrontement avec la police ; aujourd’hui, on est plutôt dans des petites équipes qui font un peu de la guérilla urbaine sans affronter directement les forces de l’ordre (7). » La diminution de ces confrontations tient au fait qu’en dehors du contexte émotionnel lié au décès d’un proche (familier, copain, connaissance) les conditions ne sont pas réunies pour que des dizaines voire des centaines d’individus affrontent les forces de l’ordre.

La colère observée à Clichy, comme d’ailleurs dans d’autres villes lors de drames similaires, dépasse largement les « jeunes ». Elle est partagée par un grand nombre d’adultes et de familles, qui, s’ils ne participent pas aux affrontements, disent les comprendre. Ce qui est profondément différent dans une situation où un drame est vécu à distance. Dans ce cas, les mobilisations ne peuvent être le fait que de petits groupes d’interconnaissance et prennent d’autres formes. Les incendies de voitures en sont une.

Cette pratique ne date pas de l’automne 2005 : 21 500 voitures ont été brûlées en 2003 (soit en moyenne 60 par nuit), le plus souvent en dehors de violences collectives. Si les motivations sont diverses (destruction de véhicules volés, différends familiaux, escroquerie aux assurances...), il n’en reste pas moins que, dans certains quartiers, cette pratique est commune. Faciles à mettre en œuvre et spectaculaires, les incendies (de voitures, mais surtout de conteneurs poubelles) tendent à devenir, pour les plus jeunes, un mode ordinaire de protestation – l’un des seuls qui, dans un contexte de désorganisation et de relégation politique, soient laissés à ces populations pour se faire entendre.

En effet, l’accès à des formes pacifiées de mobilisation, qui marque l’appartenance aux cercles légitimes de représentation, reste inégal selon les groupes sociaux. L’usage de ces répertoires d’action publiquement disqualifiés ne doit pas se confondre avec la délinquance. Certains individus impliqués dans les récents désordres ont, ont eu ou auront des comportements délinquants. Mais ces derniers sont indépendants des dynamiques observées ces dernières semaines et de leurs manifestations. C’est notamment ce qui explique que la majorité des personnes déférées devant les tribunaux n’ait pas de passé judiciaire.

Le recours à une violence incendiaire, nourrie par des années de dégradation sociale, économique et de durcissement du contrôle, a trouvé des ressorts pour se déployer dans la radicalité du discours du ministre de l’intérieur et dans la caisse de résonance qu’ont constituée les médias, télévisés notamment. Le mélange de mépris social et de virilité guerrière dont M. Nicolas Sarkozy a fait montre lors de ses déclarations publiques a attisé les troubles. Il a cristallisé les humiliations et les rancœurs localement accumulées, en leur donnant une cible commune. Fervent partisan du rapport de forces, le ministre entendait sans doute de la sorte tirer des bénéfices politiques de sa fermeté, en même temps que briser ce qu’il percevait comme des résistances à sa politique d’ordre. Ce calcul peut être juste à court terme, mais il a accru l’intensité des violences et laissera dans la mémoire collective des cités des traces indélébiles dont il est impossible d’anticiper les effets. Quant à l’influence des médias, elle fut également prépondérante.

A l’instar des assemblées générales de grévistes, qui commencent toujours par l’énumération des autres dépôts, universités ou établissements entrés dans le mouvement, toute mobilisation locale tire une bonne part de son efficacité de la dynamique collective dans laquelle elle s’inscrit. Qui, dans ce cas, a été admirablement relayée par la presse, cartes enflammées et « palmarès » de destructions à l’appui. Plus qu’une logique d’imitation nourrie par la volonté de faire « mieux » que la cité voisine, le traitement des informations relatives à la crise a synchronisé, homogénéisé et diffusé des répertoires d’action violente, et ainsi accrédité la fiction d’un mouvement national.

Ces principes de base de la sociologie de l’action collective permettent de comprendre la dynamique de la crise, et invalident définitivement les théories sur sa manipulation par des islamistes radicaux ou des groupes criminels organisés. Ces élucubrations reflètent au mieux l’incapacité de leurs auteurs à comprendre la situation, au pire une manipulation cynique destinée à justifier la perte de contrôle et/ou des mesures radicales pour y faire face.

Car c’est sans doute là que réside l’un des risques majeurs des récents événements. De la même manière que le rejet du traité constitutionnel européen a été immédiatement réinterprété par nos gouvernants comme la volonté de davantage de dérégulation, les troubles de l’automne 2005 vont servir de prétexte à de nouvelles régressions sociales. L’apprentissage à 14 ans, la fin probable du collège unique et l’accélération de la flexibilisation de l’emploi non qualifié sont les réponses qui ont déjà été avancées pour répondre aux incertitudes des jeunesses populaires. Le durcissement policier et judiciaire, dont on a décrit les effets funestes pour la cohésion sociale et l’ordre public, devrait être renforcé. Le chantage aux prestations sociales, dont certains élus rêvaient depuis longtemps, a repris de la vigueur, et les rapports les plus réactionnaires (comme le rapport Benisti ou celui de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale [Inserm] sur les « troubles des adolescents ») sont revenus à l’ordre du jour, pour présenter comme pathologiques les comportements décrits comme « antisociaux » des enfants des familles modestes et/ou immigrées.

Désarroi de la gauche

Ce mouvement tire parti de la structure de la compétition politique. Le gouvernement, en jouant sur les concurrences internes des classes populaires (« ceux qui réussissent » contre « ceux qui ne veulent pas s’en sortir », les « victimes » contre les « auteurs », les « Français » contre les « familles polygames »), va exploiter les désordres actuels, pour briser tant les protections sociales et salariales que les formes désordonnées de résistance à l’ordre inégalitaire qu’il défend. Ceci devrait obliger une gauche politiquement conséquente à se saisir de cette occasion pour avancer un projet de transformation à même de combler les fissures creusées dans les milieux populaires par trente ans de révolution conservatrice.

Les cafouillages du Parti socialiste sur le prolongement de l’état d’urgence, l’incapacité du Parti communiste ou des formations d’extrême gauche à porter une alternative auprès de ceux qui tendent à devenir les « nouvelles classes dangereuses » ou à intégrer leurs spécificités montrent que l’on n’en prend pas le chemin. Et, dans ce cas, les « solutions » apportées à la crise ne feront que renforcer les raisons qui en sont à l’origine. La reconstruction de solidarités effectives est plus que jamais nécessaire. C’est en effet l’organisation autour d’objectifs politiques communs d’individus de statuts professionnels, confessionnels et d’origines différents qui leur a permis d’améliorer leur destin collectif, et d’arracher des conquêtes sociales que les libéraux et leurs serviteurs s’acharnent chaque jour à détruire, dans les banlieues et ailleurs.

Laurent Bonelli.

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(1) Cf. Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 1999.

(2) Lire Stéphane Beaud et Michel Pialoux, « La troisième génération ouvrière », Le Monde diplomatique, juin 2002.

(3) Voir notamment Observatoire des zones sensibles, rapports 2004 et 2005, Editions de la DIV, Paris.

(4) Avec l’abandon corrélatif de la répression de toutes les formes de délinquance complexe, comme le reconnaît le « Rapport au garde des sceaux sur la politique pénale menée en 1999 », Direction des affaires criminelles et des grâces, avril 2000, p. 27.

(5) Lire « Une vision policière de la société », Le Monde diplomatique, février 2003.

(6) Lucienne Bui Trong, Les Racines de la violence. De l’émeute au communautarisme, Audibert, Paris, 2003, p. 63 et suivantes.

(7) France-Culture, 9 novembre 2005.