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Origine : http://www.conflits.org/index957.html
« Et la répression, aussi cruelle que la récession
»
La Rumeur, L'ombre dans la mesure, EMI music France 2002
« L'explosion » de l'insécurité dans
les banlieues françaises est devenue un sujet incontournable
du débat politique, électoral et médiatique.
Les discours inquiets ou alarmistes, les dossiers spéciaux
et les reportages spectaculaires se succèdent et se multiplient
reléguant au second plan des pans entiers de l'actualité
sociale et politique du pays. Analystes, « experts »
et essayistes de la sécurité prophétisent sur
fond de cartes exponentielles de la délinquance, l'avènement
de zones de « non-droit » aux mains de délinquants
toujours plus jeunes, plus récidivistes et plus violents,
alors que les différents partis politiques, toutes tendances
confondues, invoquent la « demande de sécurité
» de leurs électeurs pour réclamer une action
plus énergique de la police et de la justice. Depuis le milieu
des années 1990, la sécurité urbaine est de
la sorte devenue l'une des principales priorités des différents
gouvernements, qui y consacrent des moyens importants, matériels
et législatifs.
Pour comprendre cette inflation extraordinaire du thème
de la sécurité dans notre société, il
importe d'analyser la configuration - comme l'entend Norbert Elias1
- dans laquelle elle prend sens, c'est-à-dire de restituer
l'ensemble des chaînes d'interdépendance qui relient
entre eux de multiples agents sociaux appartenant à des univers
aussi différents que la police, la politique, la presse,
l'université, l'entreprise, etc. Ceci implique dès
lors de mettre à jour les équilibres fluctuants des
tensions et des relations de pouvoir entre ces différents
protagonistes, en insistant sur leur historicité et les visions
du monde qu'elles véhiculent. En effet, un « problème
social » n'existe pas en lui-même : il suppose pour
accéder à ce statut un véritable travail social.
Toute transformation sociale ne devient pas un problème social
et rendre visible une situation particulière « suppose
l'action de groupes socialement intéressés à
produire une nouvelle catégorie de perception du monde social
afin d'agir sur ce dernier »2. Ce qui revient à dire
qu'aux changements objectifs, sans lesquels le problème ne
se poserait pas, s'ajoute un travail spécifique d'énonciation
et de formulations publiques, c'est-à-dire une entreprise
de mobilisation qu'il faut à chaque fois questionner et mettre
à jour. C'est ce que je me propose de faire ici, en reliant
les transformations morphologiques des quartiers populaires français,
aux évolutions des modes d'appréhension de la «
violence » des adolescents de ces quartiers et les effets
de l'engagement sans cesse accru des forces de police dans la résolution
de ces « désordres urbains ».
Dégradation sociale et désaffiliation
L'expression « quartiers populaires » fait essentiellement
référence aux grands ensembles des périphéries
urbaines appelés en France « banlieues » et,
dans une moindre mesure, aux quartiers anciennement ouvriers que
l'on retrouve au centre des grandes villes.
Ces quartiers ont connu entre les années 1960 et aujourd'hui
de grandes évolutions. Construits entre les années
1950 et les années 1970, ces grands ensembles aux noms évocateurs
de « cité des 4000 » (pour 4000 logements) à
la Courneuve, « cité des 3000 » à Aulnay
sous bois, etc. visaient à apporter une réponse rationnelle
et planifiée à la question du logement et plus largement
au développement urbain. Ils étaient destinés
à résorber les taudis, nombreux à cette époque,
à améliorer la condition des familles « modestes
» et à rapprocher les travailleurs de leurs usines3.
Ces efforts pour « loger le peuple » sont en effet à
mettre en parallèle avec l'augmentation des effectifs ouvriers
qui passent de 6.485.000 en 1954 (33,2% de la population active)
à 8.191.000 en 1975 (37,2%) avec une croissance de 1% par
an entre 1954 et 1978. En 1974, la concentration de la main d'œuvre
dans les grandes usines a atteint son zénith, avec 2.600.000
de postes d'ouvriers non qualifiés de type industriel4. Si
la vision rétrospective de cette période tend à
la faire apparaître comme un âge d'or qu'elle ne fut
sans doute pas5, elle n'en représente pas moins une période
de progrès social pour nombre de familles ouvrières
françaises qui pouvaient enfin accéder au confort
(eau courante, électricité, etc.) et pour qui l'avenir
semblait enfin ouvert.
Le départ progressif des ménages les plus aisés
qui accèdent à la propriété, l'arrivée
de familles immigrées et la précarisation de ceux
qui restent sous l'effet de la crise économique vont profondément
modifier la morphologie sociale de ces quartiers.
D'abord, sous l'effet des politiques libérales en matière
de logement promues durant les années 1970 (aide à
la pierre), les couches les plus favorisées de ces quartiers
(principalement les ouvriers qualifiés [OQ]) les ont progressivement
désertés pour faire construire des pavillons dans
les multiples lotissements qui fleurissent en France à cette
époque6. Ce mouvement, qui s'inscrit dans la continuité
de leur ascension sociale et résidentielle, est à
la fois une cause et une conséquence de l'évolution
des cités HLM. D'un côté, ce dépeuplement
est en partie motivé par l'arrivée de familles immigrées
(algériennes et marocaines surtout), relogées par
les préfectures7. En effet, malgré leurs conditions
précaires d'habitat, ces populations étaient, dans
les années 1970-80, largement tenues à l'écart
du parc social. Ce n'est qu'au prix d'une politique préfectorale
volontariste qu'elles purent y accéder, accélérant
le départ des OQ et des classes moyennes : les bâtiments
qui se vident sont d'abord ceux qui ont servi à leur relogement.
Dans l'autre sens, les conséquences - économiques
notamment - de la vacance des immeubles qu'entraînent ces
départs vont amener les bailleurs sociaux (privés
ou municipaux) à ouvrir le parc HLM à des familles
qu'ils refusaient jusque-là. Ils vont de la sorte transformer
la composition sociale et communautaire de ces quartiers, précipitant
par là même les départs et renforçant
la concentration8.
A la même époque, la crise économique a durement
frappé les emplois industriels (particulièrement non
qualifiés) qui occupaient la majorité des habitants
de ces zones : les entreprises ont fait d'importants efforts d'automatisation
et les fabrications consommatrices de main-d'œuvre peu qualifiée
ont été supplantées par les importations en
provenance de pays du sud. Entre 1975 et 1999, le nombre d'ouvriers
non qualifiés passe au niveau national de 3.840.000 à
2.163.000, soit une diminution de 44%. Les emplois non qualifiés
qui disparaissent sont concentrés dans la production industrielle.
Dans les secteurs du textile, de la confection, du travail du bois,
et du travail du cuir, les trois quarts des emplois d'ouvriers non
qualifiés ont ainsi disparu en vingt ans9. Cette situation
concerne particulièrement les immigrés. En 1999, on
comptait 2.100.000 actifs immigrés (8,1% de l'ensemble des
actifs). Alors que les ouvriers représentent 26,3% de la
population active, ce taux est de 44,1% chez les immigrés.
Il monte même à 58,2% pour les Marocains et à
48,7% pour les Algériens. Les proportions sont plus élevées
encore au niveau de l'emploi ouvrier non qualifié (9,2% de
la population active), qui occupe 19,1% des immigrés ; 31%
des Marocains et 21,5% des Algériens10.
Les transformations induites par le passage à un modèle
post-fordiste de production vont très largement déstructurer
le monde ouvrier traditionnel. Le chômage de masse et la précarisation
de l'emploi non qualifié vont en effet y réintroduire
une insécurité et une imprévisibilité
que l'avènement d'une société salariale (basée
sur la croissance économique et un état social fort)
avait largement réduite. Cette désobjectivation du
salariat va simultanément déstabiliser les stables
et créer de la désaffiliation.
Déjà avant 1975, le chômage des ouvriers était
supérieur à celui des autres catégories sociales.
Les ouvriers subissaient, plus directement que les autres salariés,
les conséquences des transformations de l'appareil de production.
Avec la crise, le chômage a fortement augmenté et notamment
celui des travailleurs les plus âgés. Les employés
et les ouvriers sont les catégories socioprofessionnelles
les plus touchées. En 1999, les taux de chômage de
ces catégories sont supérieurs à 14%, et pour
les immigrés, ils sont supérieurs à 21%.
Ensuite, les transformations industrielles et notamment la production
à flux tendu va généraliser le recours aux
intérimaires et aux emplois temporaires. En 1995, 14% des
ouvriers, 25% des ouvriers non qualifiés ont un contrat à
durée limitée : intérim, apprentissage, contrat
à durée déterminée ou stage en entreprise.
La proportion de tels emplois n'est que de 9% parmi l'ensemble des
salariés11. En mars 2001, 17 % des salariés non qualifiés
sont en CDD, en intérim, ou en stage contre 7 % des salariés
plus qualifiés. En 1982, les formes particulières
d'emploi étaient essentiellement des CDD et ne concernaient
que 4% des emplois non qualifiés. Si les CDD et les stages
se sont développés de façon assez uniforme
dans toutes les professions non qualifiées, les contrats
d'intérim sont spécifiques du monde ouvrier. En mars
2001, le taux d'intérim dépasse souvent les 10% au
sein des professions d'ouvriers non qualifiés12. On assiste
ainsi simultanément dans ces quartiers à une baisse
du niveau d'activité (nombre de gens occupant un emploi)
et à une précarisation générale des
statuts.
Ces phénomènes, qui modifient radicalement la structure
sociale des classes populaires, ont également des conséquences
symboliques : c'est toute l'économie politique des signes
et des schèmes cognitifs qui structuraient leur rapport au
monde qui se transforme. On ne peut de la sorte pas comprendre les
évolutions de ces milieux sans envisager dans le même
temps ces deux dimensions. Ceci est particulièrement nécessaire
lorsque l'on veut penser la question des « déviances
» juvéniles. D'un côté, celles-ci se redéfinissent
sous l'effet des transformations de l'accès à l'emploi
non qualifié, des modes de reproduction et de contrôle
antérieurs ; de l'autre, c'est la toile de significations
dans laquelle elles étaient prises (et notamment l'idée
« qu'il faut que jeunesse se passe ») qui se délite.
La « violence » de fractions des jeunes des classes
populaires ne constitue pas un phénomène nouveau :
il faut se rappeler des agressions perpétrées par
les groupes de blousons noirs des années 1960, ou les loubards
des années 197013. Pour autant, ses modes de régulation,
de même que sa perception se modifient largement. En effet,
l'errance dans l'espace public propre à ces adolescents,
qui se traduisait par une série de comportements «
déviants » (violences verbales et physiques, petits
vols, dégradations, etc.) prenait le plus souvent fin par
l'intégration dans les fractions les plus déqualifiées
du prolétariat industriel. Et loin de s'opposer à
la culture de l'atelier, les valeurs dont ils étaient porteurs
(virilité, violence, anti-autoritarisme, etc.) y trouvaient
un réceptacle favorable. Il suffit de penser à la
virilité des ateliers14, à la lutte contre le «
petit chef », le contremaître. Ces valeurs nourrissaient
même parfois l'action syndicale et politique. Au fil des années
l'intégration professionnelle s'accompagnait du passage à
un mode de vie plus conforme (« se ranger »), sans que
s'opère réellement de rupture normative.
Aujourd'hui ces mêmes jeunes ne peuvent plus s'insérer
dans un monde qui a largement décliné15, pas plus
qu'ils ne peuvent occuper les nouveaux emplois sous-qualifiés
auxquels leur absence de qualification les voue objectivement. En
effet, ceux-ci se développent exclusivement dans les services16.
Et s'il est exact de dire que le travail d'un caissier de supermarché
est un travail à la chaîne, il diffère profondément
de ce dernier par l'introduction du client, qui impose des formes
de civilité et de comportements « normalisés
» (docilité, politesse, voire déférence17)
qui s'opposent aux valeurs de la rue. La différence sexuelle
sur ce marché est d'ailleurs particulièrement manifeste.
Les filles, socialisées différemment et poussées
par le contrôle social familial élargi à quitter
le plus rapidement la sphère domestique18 adoptent beaucoup
plus volontiers ces manières d'être, qui leur permettent
de mieux réussir scolairement et professionnellement que
leurs homologues masculins. Dans ce contexte de concurrence entre
les groupes pour l'occupation de ces emplois non qualifiés,
les jeunes garçons porteurs de valeurs qui fonctionnent comme
un véritable stigmate social sont particulièrement
désavantagés.
Dans le même temps, la massification de l'enseignement en
France a prolongé dans le système scolaire des groupes
sociaux qui en auraient été exclus. En les écartant
provisoirement des activités productives et en les coupant
du monde du travail, l'école rompt la naturalité de
la reproduction ouvrière fondée sur l'adaptation anticipée
aux positions dominées, et les incline au refus du travail
manuel et de la condition ouvrière19. Les adolescents des
quartiers de relégation sont de la sorte maintenus à
l'école, tout en étant voués, par leur défaut
de capital culturel, à un échec scolaire à
peu près certain. Le hiatus entre l'avenir possible (entretenu
par les discours sur la « démocratisation » scolaire)
et l'avenir probable (dont ils font directement ou indirectement
l'expérience) sape les fondements de l'autorité des
enseignants. Cette illusion promotionnelle, dont parlent Sandrine
Garcia et Franck Poupeau, c'est-à-dire le discours visant
à reporter sur l'école les espoirs de promotion sociale,
rend en effet l'école détestable aux yeux de ceux
qui attendent d'elle ce qu'elle ne peut justement pas leur fournir
(ou alors, seulement au rabais) : un travail, une place dans la
société, une identité sociale. L'autonomie
relative du système d'enseignement n'implique pas en effet
qu'il puisse éradiquer les inégalités puisqu'il
ne fait que les retraduire scolairement20. Cette illusion déçue
s'est traduite par une banalisation de violences concrètes
et quotidiennes - particulièrement au collège - qui
expliquent que des agents, véritablement débordés
dans leur travail, soient réceptifs à des formes de
soutien, policier notamment, qu'ils récusaient auparavant.
Exclus ou en sursis dans le monde scolaire, surnuméraires
dans un marché du travail auquel ils participent par intermittence,
ces adolescents sont - pour une part non négligeable - ceux
que Robert Castel appelle des « désaffiliés
», ces « inutiles au monde, qui y séjournent
sans vraiment y appartenir. Ils occupent une position de surnuméraires,
en situation de flottaison dans une sorte de no man's land social,
non intégrés et sans doute in-intégrables (…).
Ils ne sont pas branchés sur les circuits d'échanges
productifs, ils ont raté le train de la modernisation et
restent sur le quai avec très peu de bagages »21.
Ils tendent à se refermer - pour des temps et selon des
modalités variables - sur un groupe de pairs avec qui ils
partagent la même indignité sociale, culturelle et
professionnelle. Le groupe les protège de la sorte des rappels
à l'ordre des diverses institutions (école, missions
locales, etc.), des autres adolescents (ceux qui ont un travail,
réussissent scolairement) ou des jeunes filles (que la scolarisation
prolongée « rend plus sensibles à la séduction
qu'exerce la détention de capital culturel et/ou du capital
économique et qui les détourne des charmes 'naturels'
de la force physique et de la virilité »22). S'y bricole
une identité faite de valeurs et de normes communes (musicales,
vestimentaires, linguistiques, culturelles23) qui valorise les solidarités
spatiales (plus que communautaires) autour du quartier, voire même
de la cage d'escalier. Ces sociabilités mouvantes dessinent
un monde de l'errance immobile en bas des tours, de l'ennui (omniprésent
dans les chansons de rap), de la « glande », des anecdotes
cent fois racontées, déformées et amplifiées,
des rumeurs, mais aussi celui d'une conscience de l'injustice nourrie
par le racisme, les contrôles policiers à répétition,
l'humiliation des pères, etc. A l'instar des sous-prolétaires
algériens décrits par Pierre Bourdieu, le rapport
au temps de ces adolescents ou jeunes adultes est celui de l'immédiateté
et de la débrouille quotidienne24 : contrats d'intérim
(bâtiment, manutention, sécurité, etc.) ; travail
au noir et business, terme suffisamment flou pour caractériser
un ensemble d'actions qui vont de l'échange non marchand
de biens contre services, au petit deal, ou au recel. Ces pratiques
sont à la fois des pratiques dominées (notamment parce
qu'elles sont définies en négatif et tendent à
fonctionner sur l'inversion du stigmate) et partiellement autonomes
en ce sens qu'elles constituent des tentatives sans cesse renouvelées
pour sauver symboliquement son honneur, ou gagner le respect25.
Dans des milieux populaires aujourd'hui traversés par des
compétitions et des concurrences pour l'accès à
des ressources rares - le travail non qualifié, le logement,
les prestations sociales, etc. - qui exacerbent les tensions en
leur sein, ces comportements achoppent vivement avec les systèmes
normatifs des ouvriers précarisés et « prisonniers
» de cités dont ces jeunes incarnent de manière
particulièrement visible - et bruyante - le déclin
collectif26. L'occupation permanente de l'espace public par ceux
que Norbert Elias et John L. Scotson appellent la minorité
des pires27 rappelle à chaque instant la perte de statut
social et de la fierté ouvrière afférente,
vestiges d'un monde industriel en déclin. Elle génère
un repli sur l'espace domestique et un malaise profond qui sera
enregistré de manière tronquée par les sondeurs
comme le « sentiment d'insécurité ». Ce
malaise est redoublé par la disparition symbolique du groupe
ouvrier en tant que groupe plus ou moins unifié et doté
de porte-parole. En effet, l'individualisation de la condition salariale,
en défaisant structuralement ce groupe, a détruit
les dynamiques collectives au principe de son existence politique28.
(Dé)politisations populaires
L'observation des résultats électoraux dans les quartiers
populaires français fait apparaître un désintérêt
de plus en plus marqué pour les compétitions politiques.
En témoignent les taux massifs d'abstention que l'on y observe
et qui s'éloignent significativement des moyennes locales
ou nationales. Henri Rey montre de la sorte dans une étude
qu'il a menée dans 32 quartiers en convention politique de
la ville que les taux d'abstention y sont de 52,1% en moyenne, soit
20 points de plus que la moyenne29. Certains quartiers de Seine-Saint-Denis
dépassent quant à eux les 70% d'abstention, auxquels
il faut ajouter 20 à 30% d'étrangers non communautaires
qui n'ont pas le droit de vote et un bon nombre de non inscrits
sur les listes électorales.
Il serait ambitieux de vouloir dresser ici une analyse exhaustive
de la politisation populaire, ce qui ne va pas sans poser des problèmes
épistémologiques30 (qu'est-ce qu'un comportement «
politique » ?) et demanderait une étude spécifique.
Je me contenterai donc de suggérer quelques pistes en les
reliant aux transformations morphologiques et sociales que j'ai
décrites. J'aborderai successivement le militantisme communiste,
la participation de la première génération
d'immigrés à la politique et le rapport des jeunes
sans avenir aux enjeux politiques.
Le parti communiste français (PCF) a longtemps tiré
sa force de la chaîne de structures d'encadrement, qui partait
de la vie la plus quotidienne des milieux populaires (dans les immeubles,
les quartiers, les usines, etc.), pour arriver jusqu'aux pôles
de pouvoir, locaux (municipalités) ou nationaux (parlement).
Il assurait de la sorte une transmutation de faits sociaux (liés
à l'expérience quotidienne) en faits politiques. De
plus, en promouvant des cadres ouvriers, il donna longtemps l'image
d'une unité représentants/représentés
qui lui permit de revendiquer avec un certain succès le statut
de « parti de la classe ouvrière », particulièrement
bien implanté dans les bastions industriels du pays31. Le
chômage massif d'une part, l'individualisation et la précarisation
des statuts d'autre part vont toucher durement le PCF, au moment
même où sa clientèle privilégiée
(les ouvriers qualifiés) quitte les quartiers HLM pour s'établir
dans des pavillons. Fragilisés dans leurs fiefs traditionnels
alors que s'amplifient les désordres urbains (à Vaulx
en Velin par exemple), les communistes vont se crisper sur la défense
de ceux qui sont les plus proches de l'identité de classe
qu'ils défendent, c'est-à-dire les ouvriers à
statut (souvent français), opposés aux jeunes sans
avenir professionnel (souvent d'origine étrangère).
Ce hiatus va bloquer l'intégration de jeunes cadres issus
des cités (et notamment du monde associatif) dans le parti32.
La conséquence en sera une coupure entre communistes et jeunes
des quartiers, qui se traduit au mieux par de l'indifférence
au pire par de l'hostilité. Comme le soulignait un membre
du bureau national du PCF :
« Avant, les loubards, on ne les comprenait pas non plus,
mais comme il y en avait toujours un ou deux qui collaient des affiches
pour nous, ils avaient au moins conscience qu'on était de
leur côté.
Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Pour ces jeunes on ne représente
plus rien ». [Entretien, mars 2002].
Si le Parti a longtemps fonctionné comme une instance de
socialisation politique des milieux populaires, il ne remplit plus
ce rôle dans les cités périphériques
françaises.
Les relations qu'entretiennent les immigrés maghrébins
à la politique ont elles aussi été profondément
transformées à la faveur des restructurations industrielles
et de l'établissement durable en France. Pour les premières
générations, exclues de la participation au jeu politique
français ce rapport restait schématiquement structuré
autour de deux pôles : la politique du pays d'origine et les
luttes sociales dans les usines ou les foyers. L'intérêt
des travailleurs immigrés pour la politique dans leur pays
d'origine était lié aux luttes pour l'indépendance
(FLN algérien par exemple) en même temps qu'à
la perspective de rentrer au pays. Au fur et à mesure que
s'éloigne la perspective du retour33 et que s'éteignent
les feux de la décolonisation, cet intérêt s'estompe
peu à peu, de même d'ailleurs que la force des organisations
qui le portaient. Le second pôle de politisation des travailleurs
immigrés en France s'est structuré lors des conflits
sociaux et syndicaux. Leur concentration au plus bas de l'échelle
sociale (comme OS) les a fragilisés. Premières victimes
des restructurations qui les privent de leur emploi, ils vont de
surcroît voir se déliter la fragile solidarité
des travailleurs français avec qui ils entrent en concurrence,
dans cette période de raréfaction des postes. Les
grandes grèves des OS des usines Peugeot et Citroën
entre 1982 et 1984 et la position plus qu'ambiguë de la CGT
lors de ces conflits illustre bien ce phénomène.
La socialisation politique de leurs enfants va emprunter d'autres
chemins que ceux du syndicalisme ouvrier, du militantisme communiste
ou des luttes de libération. Sans statut dans le monde du
travail (intérimaires à vie, jeunes n'ayant jamais
travaillé, etc.), précarisés dans le monde
industriel (CDD, rotation rapide d'un poste à l'autre, horaires
décalés) ces jeunes peuvent difficilement connaître
une insertion syndicale de type traditionnel. Il faut des conjonctures
très particulières (comme la grève des travailleurs
de Mc Donald à Paris en 2002) pour qu'ils accèdent
à cet univers revendicatif, avec ses règles et ses
codes. Il en va de même dans l'univers politique institué.
Coupés, on l'a vu du parti communiste, ils ne se rapprochent
pas davantage de ses concurrents. Le caractère lointain et
abstrait des enjeux, l'absence de militants connus et reconnus dans
leur quartier ne permettent pas de renverser leur sentiment d'incompétence
politique collectif, et se traduisent dans la plupart des cas, par
une position de retrait, d'indifférence, voire de méfiance.
L'invective d'un jeune homme de Dammarie les Lys, lors d'un forum
sur les violences policières quelques semaines après
les élections présidentielles des 2002, à un
parterre de militants associatifs, syndicaux et politiques résume
bien cette coupure :
« Vous avez tous voté Chirac au deuxième tour
! Vous êtes contents, c'est la démocratie ! Mais moi
Le Pen, je m'en fous. Il ne m'a jamais rien fait Le Pen ! C'est
pas lui qui tue nos frères ! Ceux qui tuent nos frères,
c'est Chevènement, c'est Sarkozy »34.
Nombreux sont d'ailleurs ceux qui ne sont pas inscrits sur les
listes électorales. Enfin, peu d'adolescents de seconde génération
sont au fait des luttes politiques qui secouent le pays de leurs
parents. C'est d'ailleurs ce qui explique leur faible attirance
pour les groupes d'opposition qui peuvent exister en France, et
particulièrement pour les groupes radicaux35. Les difficultés
qu'ils éprouvent par exemple à parler de la situation
algérienne expliquent pour partie le déplacement de
l'engagement - notamment chez les filles - sur la question palestinienne.
La solidarité avec les Palestiniens - qui se traduit par
la création de comités, l'organisation de débats,
d'expositions, de manifestations - s'explique, outre le travail
d'entrepreneurs de mobilisation, par un sentiment diffus d'homologie
de situation entre les Palestiniens là-bas et les jeunes
immigrés ici : discrimination, racisme, contacts répétés
avec les forces de l'ordre, etc. Ces derniers éléments
sont fondamentaux pour comprendre les mobilisations que l'on observe
depuis vingt ans dans ces quartiers. En effet, c'est autour de ces
différents thèmes, qui renvoient à des questions
de police et de justice, que se sont organisées les plus
grandes manifestations politiques de ces populations.
De la marche pour l'égalité et contre le racisme
(1983) à la création des jeunes arabes de Lyon et
de banlieues (JALB) ou au mouvement de l'immigration et des banlieues
(MIB), les « bavures » policières, les crimes
racistes, la double peine ou les suicides en prison ont été
le dénominateur commun de l'engagement36. Ceci n'a rien de
surprenant, le militantisme en milieu populaire reposant sur l'expérience
quotidienne plutôt que sur des cadres abstraits. Ce rapport
au politique d'adolescent(e)s ou de jeunes adultes ne trouve toutefois
que rarement des débouchés dans les arènes
de la politique, dont ils ne partagent ni le langage, ni les principes
de vision et de division du monde. La relation qui se noue alors
entre professionnels et profanes repose simultanément sur
un déni du politique pour les mobilisations qui remettent
en cause le plus radicalement les règles du jeu ou les clivages
légitimes, et sur la valorisation des initiatives les plus
conformes. C'est ainsi que les mobilisations contre les violences
policières par exemple, sont le plus souvent renvoyées
à des registres explicatifs émotionnels ou instrumentaux37,
alors que celles contre la « violence » en général
trouvent un écho favorable au niveau institutionnel38. Mais
ce déni du politique dépasse largement la sphère
des autorités locales et se retrouve avec la même acuité
au sein des groupes ou des partis qui seraient objectivement les
plus proches de ces populations. N'empruntant ni le vocabulaire,
ni les thématiques, ni les registres d'action, ne partageant
pas la même histoire des luttes que l'extrême gauche,
les mobilisations de ces quartiers sont renvoyées à
l'infra-politique, au spontané, voire pire, au « communautarisme
». Les échecs répétés des mouvements
d'extrême gauche pour mener des actions autonomes dans ces
quartiers, de même que leurs réticences à s'engager
dans une lutte aux côtés d'associations confessionnelles
montrent combien les économies symboliques qui structurent
ces militantismes sont différentes, et la communication difficile.
Les récents débats autour de la participation au forum
social européen de Saint-Denis d'associations comme les jeunes
musulmans de France, ou les querelles autour du soutien aux jeunes
filles voilées exclues des établissements scolaires
soulignent clairement ce malaise.
L'effondrement des structures de représentation des milieux
populaires, leur désintérêt croissant pour la
politique instituée et la disqualification dans l'espace
politique légitime des luttes qu'ils peuvent mener constituent
des facteurs clés pour comprendre l'évolution des
catégories d'appréhension publique de la vie quotidienne
des cités et le glissement vers une conception sécuritaire
des rapports sociaux. En effet, ils font de ces univers, des univers
objet, c'est-à-dire des univers qui ne sont plus en capacité
de produire - avec une chance minimale de succès - une représentation
d'eux-mêmes dans les luttes symboliques pour la division du
monde. Ceci laisse le champ libre des représentations (politiques,
médiatiques, institutionnelles, voire académiques)
fortement marquées par un ethnocentrisme social qui s'ignore39.
Appréhendant alternativement les milieux populaires sous
l'angle du « manque », du « déficit »
ou au contraire de « l'immoralité » et de la
« dangerosité », ces représentations font
l'économie des rapports de forces structurant la production
de normes et peuvent dès lors prétendre les imposer
par le renforcement du contrôle et des structures de «
normalisation ».
Des causes sociales du crime à la responsabilité
individuelle du délinquant
Contrairement à ce que pourraient suggérer des formes
de visions spontanées, les transformations morphologiques
et sociales des quartiers populaires ne suffisent donc pas à
expliquer mécaniquement l'intérêt croissant
d'une fraction de la classe politique pour les « problèmes
des banlieues », pas plus qu'elles ne permettent de comprendre
les évolutions de leur mode de prise en charge publique.
Il faut pour cela s'intéresser aux logiques endogènes
du champ politique de même qu'aux relations qu'entretient
ce dernier avec les médias et les professionnels de la sécurité.
L'attention des hommes politiques pour les questions de délinquance
est récente. Elle date de la fin des année 1970, où
sous le label « d'insécurité » s'opère
pour la première fois - avec le rapport Peyrefitte notamment40
- une séparation entre le « crime » et la «
peur du crime ». Cette rupture est décisive dans la
mesure où les politiques, s'ils ne peuvent rien faire contre
la délinquance (qui reste de la responsabilité exclusive
de la police et de la justice), peuvent agir sur le « sentiment
d'insécurité » de leurs administrés.
C'est le point de départ de la spécialisation de certains
élus et de la constitution de ce thème en bien politique.
Les rodéos automobiles et les affrontements avec la police
de groupes de jeunes des Minguettes et de Vénissieux, durant
l'été 1981, sont de la sorte souvent présentés
comme la première manifestation importante de l'intérêt
des pouvoirs publics pour les problèmes des cités
périphériques. Les principales mesures prennent tout
leur sens dans un contexte d'alternance (la victoire de François
Mitterrand et de la gauche) et de relève du personnel politique.
S'accordant sur l'idée que ces désordres sont induits
par des causes sociales comme la précarité, le chômage
ou la dégradation physique de l'habitat populaire, les politiques
menées vont porter sur le développement social des
quartiers, la prévention de la délinquance, l'amélioration
du bâti et l'insertion des jeunes. Elles sont pour l'essentiel
regroupées sous le label générique de politiques
de la Ville et donneront lieu à la création à
la fin de la décennie d'une Délégation Interministérielle
à la Ville (DIV) et d'un ministère de la Ville. Elles
reflètent en cela les sensibilités d'une gauche garante
de la liberté, opposée à une droite historiquement
partisane de la sécurité.
Pour autant, la question urbaine ne constitue pas à cette
période une priorité de l'action gouvernementale et
va échoir à des agents en position de relatif déclassement
au sein des nouvelles élites d'Etat. Les différentes
institutions de la politique de la Ville, leurs bailleurs (comme
la Caisse des dépôts et consignations) et les expertises
qu'elles vont mobiliser vont attirer des agents issus de la nébuleuse
« modernisatrice »41. Largement impliquées dans
les transformations de l'Etat dans l'après guerre, ces élites
politico-administratives, dont les figures éponymes en politique
furent respectivement Pierre Mendès-France et Michel Rocard
arrivent au pouvoir dans une situation très marginale au
sein du parti socialiste, par rapport aux autres courants, comme
le CERES par exemple42. Elles vont donc se replier sur des chantiers
périphériques de l'action gouvernementale et notamment
la Ville. Important sur ce terrain leurs principes de rationalité
et de rationalisation de l'Etat (logiques de projet, de territoire,
de partenariat, etc.), elles vont jouer un rôle important
dans la construction de catégories cognitives du problème,
qui vont largement structurer son appréhension publique43.
Ces approches, qui prennent le contre-pied des analyses en termes
de domination et insistent sur les « handicaps » individuels
des territoires et des populations, vont largement dépolitiser
ce thème et poser les bases du consensus politique postérieur.
Elles prennent toute leur mesure au début des années
1990, à la faveur de l'attention croissante portée
par les médias aux embrasements sporadiques des banlieues44
et des transformations des relations entre hommes politiques et
médias, dans le travail de définition symbolique des
« problèmes sociaux »45. C'est alors que les
désordres urbains accèdent au statut de bien politique
sur lequel vont s'opposer les professionnels de la politique. Et
paradoxalement, les profits symboliques attachés à
ce thème vont échapper à ceux qui avaient contribué
à le faire émerger.
La victoire des partis de droite en 1993, marque un premier infléchissement
: les problèmes des banlieues deviennent une question de
police et de développement économique. Comme l'indique
le premier rapport parlementaire sur la politique de la Ville, présenté
par Gérard Larché, un sénateur de droite avant
l'alternance : « il n'est pas étonnant (…) que
la politique dite 'de la Ville', incriminant les erreurs de l'urbanisme
et de l'aménagement, fermant encore trop les yeux sur des
dérives sociales inacceptables, noyée par la bureaucratie
et préoccupée d'abord par ses retombées médiatiques
aboutisse aujourd'hui à un constat d'échec. A force
d'accuser le béton de tous les maux, on a trop oublié
les hommes. Or, sans responsabilisation des individus (…)
il ne sera pas possible de restaurer l'équilibre - dans la
différence assumée - de nos villes » 46. Cette
responsabilisation de l'individu - liée à la doxa
conservatrice - est au cœur des mesures gouvernementales :
la loi d'orientation et de programmation sur la sécurité
intérieure (LOPS), adoptée en 1995, vise à
renforcer et à durcir la répression de la petite délinquance,
alors que les différentes mesures de politique de la Ville
insistent sur le développement par l'économie (zones
franches, emplois aidés, etc.).
Le retour au pouvoir du parti socialiste en juin 1997, confirme
cette évolution. Dans les concurrences internes au parti,
les « modernisateurs » ont perdu toute l'influence politique
qu'ils avaient conquise dans les années 1980-1990 et ce sont
d'autres groupes qui vont se saisir de la question urbaine, devenue
une question centrale. Les luttes politiques étant indissociablement
liées à des luttes pour la définition du monde
social, l'affaiblissement du rôle de ces élites d'Etat
s'accompagne du déclin de leurs conceptions. L'approche urbaine
globale qu'ils défendaient cède la place à
une vision plus directement centrée sur la sécurité
urbaine, érigée au rang de seconde priorité
du gouvernement après l'emploi. Il n'y a d'ailleurs pas de
ministre de la Ville dans le premier gouvernement Jospin. Il ne
sera nommé qu'un an plus tard, en mars 1998, et restera condamné
à une quasi inexistence tant symbolique que matérielle
face à ses collègues de l'Intérieur et de la
Justice. Les responsables socialistes insistent dès lors
sur l'idée que « la première cause du crime
serait le criminel lui-même ». C'est pour les partis
de gauche, la fin de l'idée qu'il y a des causes sociales
au crime : « on sait que la délinquance n'a aucune
nature sociale et qu'elle relève de la responsabilité
individuelle de chacun » rapportait ainsi Christophe Caresche,
député socialiste de Paris47. Ces schémas présupposent
alors que les adolescents des quartiers populaires auraient fait
le choix facile, rationnel et durable d'un système de valeurs
« délinquantes » contre celui de valeurs «
conventionnelles », où le travail reste central.
Il importerait alors de renchérir le coût de l'acte
pour le délinquant en élevant la punition. Comme le
déclarait Julien Dray, secrétaire national du Parti
socialiste chargé de la sécurité, aux rencontres
nationales sur la sécurité (Evry, 27 octobre 2001)
: « référons nous, pour une fois, aux préceptes
des économistes néo-classiques : pour l'homo-œconomicus
rationnel, le prix de la possible punition doit excéder les
bénéfices attendus du délit ». Ces conceptions
insistent de la sorte sur la poursuite systématique de tous
les délits et infractions. Jacques Chirac, président
de la République déclarait ainsi : « nous avons
des quantités de délinquants, notamment de jeunes
délinquants qui n'ont même pas le sentiment de faire
mal et qui agressent, il n'y a aucune suite donnée. Il est
donc indispensable que l'on retienne le principe que toute agression,
tout délit doit être sanctionné au premier délit
»48. L'effacement des oppositions droite/gauche dans la manière
d'appréhender les illégalismes populaires et l'accent
mis sur la responsabilité individuelle transforment l'économie
de la punition. Ils sont le fruit d'une restructuration des processus
disciplinaires antérieurs qui valide et autorise des systèmes
de savoirs spécifiques.
Ces savoirs, essentiellement de type « béhavioriste
», mettent l'accent sur les comportements « déviants
», « antisociaux » et sur les « incivilités
» des jeunes des quartiers populaires, dont ils font la cause
de « l'insécurité » et le point de départ
de « carrières » délinquantes49. Fortement
influencés par les travaux de J.Q. Wilson et G. Kelling aux
Etats-Unis, et notamment leur théorie des Broken windows50
(de la vitre cassée), ils insistent sur un continuum délinquant,
qui partant d'actes insignifiants conduirait à la commission
d'actes beaucoup plus graves, s'il n'était pas réprimé
à temps. Après avoir servi de base à la réforme
de zero tolérance de Rudolph Giuliani à New York et
s'être acclimatés au Royaume-Uni avec les lois de Law
and Order de Tony Blair, ces conceptions s'actualisent en France
de manière particulièrement radicale dans la notion
de « violences urbaines », qui conduiraient graduellement
de faits aussi hétérogènes que le vol de voiture,
la dégradation d'une boîte à lettre, et l'impolitesse,
à la criminalité organisée ou au terrorisme
islamiste51.
Les multiples réfutations scientifiques ou empiriques de
ces approches52 ne les empêchent pas de s'imposer dans le
monde politique. Ce succès tient à la configuration
dans laquelle ces conceptions s'inscrivent, à la position
de ceux qui les énoncent et à la philosophie implicite
qu'elles véhiculent.
D'abord, elles interviennent dans un contexte de déclin
des expertises alternatives, qu'elles soient politiques (PCF, organisations
de quartier et/ou issues de l'immigration) ou qu'elles émanent
d'autres institutions, comme les services de prévention sociale,
frappés de plein fouet par les conséquences de la
désaffiliation. Cet affaiblissement autorise un renouvellement
des cadres cognitifs de la question sociale, sous l'action d'agents
intéressés à produire de nouvelles catégories
plus conformes à leurs visions et à leurs intérêts.
Ensuite, ces théories bénéficient de la légitimité
et des positions d'autorité de ceux qui les portent. Occupant
simultanément ou successivement des positions dans les champs
académique (par des enseignements universitaires - notamment
dans des DESS ou des DU spécialisés en sécurité
- par des publications d'ouvrages, etc.) ; politique (comme militants,
membres de cabinets ministériels, conseillers techniques,
etc.) ; administratif (par la participation aux écoles de
formation, à des missions techniques, des rapports, etc.)
et médiatique (comme experts mobilisés pour donner
du sens, de la hauteur, à des séries de faits divers),
ces agents multi-positionnés bénéficient des
légitimités croisées de ces différents
univers sociaux, qui tendent à fonctionner comme un multiplicateur
de capital symbolique. Ils contribuent de la sorte à la mise
en circulation et à la diffusion de nouvelles grilles d'analyse
bien au-delà de leur espace d'élaboration53. Enfin,
en enfermant les causes du crime dans l'observation des comportements
criminels, ces savoirs fournissent des cadres théoriques
qui paraissent immédiatement transposables en théories
de la pratique, pour des hommes politiques soucieux de réformes
ou d'améliorer l'action quotidienne des institutions. La
focalisation de l'analyse sur les conséquences des illégalismes
populaires opère également une réduction de
la complexité sociale, qui favorise l'amnésie des
responsabilités politiques dans les transformations structurelles
du salariat. Pour le dire autrement, les discours sur les «
violences urbaines » ou « scolaires » créent
une politique de l'oubli et du silence sur la désaffiliation
qui permet de fustiger les « mauvais pauvres », la «
démission des familles populaires » et d'insister sur
la nécessité de traitement policier de ces questions.
Une gestion policière de la désaffiliation ?
Les agences policières jouent un rôle particulier
dans le processus d'élaboration, de diffusion et de naturalisation
de ces systèmes de savoirs. Elles se caractérisent
en effet par la capacité à produire des énoncés
sur les illégalismes, les risques et les menaces dont le
succès dépend d'un système d'échanges
entre agents sociaux qui occupent des positions différentes
dans et hors de l'Etat : gouvernement, hommes politiques, magistrats,
institutions sociales et/ou d'encadrement, groupes de citoyens mobilisés,
groupes criminels, etc. Les définitions de l'ordre (et du
désordre) et de leurs modalités de régulation
se modifient de la sorte en permanence, en fonction de l'évolution
des relations entre chacun d'entre eux54. Les transformations du
regard porté par la plupart des professionnels de la politique
sur les illégalismes populaires, de même que les réelles
difficultés que rencontrent les différentes institutions
présentes sur ces quartiers (écoles, bailleurs sociaux,
transporteurs publics, etc.) pour encadrer ces populations et leurs
comportements, vont renforcer certains types d'expertises policières.
Cette reformulation de la question sociale en question d'abord policière
va donner à l'institution une place centrale dans la mise
en forme du problème. Elle va modifier les équilibres
antérieurs tant internes55 qu'avec d'autres espaces sociaux
: justice, école, services sociaux, etc.
Ce qui ne va pas sans difficultés. En effet, si la police
est valorisée, symboliquement comme en termes de crédits,
les réponses qu'elle peut apporter restent ambivalentes.
Les missions de « pacification sociale » n'intéressent
pas beaucoup les policiers, dont la hiérarchie des normes
est autre, plaçant au sommet de l'échelle le travail
judiciaire voire le renseignement. La police est de facto une institution
qui se caractérise, peut-être plus que d'autres, par
le choix de ses missions et la manière dont elle va les exercer.
C'est particulièrement le cas pour des branches « généralistes
», comme la Sécurité publique. Ses policiers
se rapprochent des street corner politicians décrits par
W.K. Muir56, c'est-à-dire des agents qui vont choisir dans
l'éventail des illégalismes, que la multiplication
des règles et des règlements rend chaque jour plus
nombreux, ceux qu'ils vont considérer ou pas. Cette hiérarchie
des normes, jamais codifiée comme telle détermine,
en dernière analyse, ce qui va être poursuivi dans
l'activité ordinaire des agents.
Cette latitude d'action n'est pas forcément en phase avec
les sollicitations extérieures. La question des groupes d'adolescents
qui stationnent dans les halls d'immeubles jusqu'à des heures
très tardives est à ce point de vue intéressante,
puisqu'elle est le point de convergence de nombreuses plaintes,
tant de la part de particuliers que d'agents institutionnels. Le
décalage entre des demandes d'intervention relativement anodines
mais répétées et la poursuite des délits
limite l'enthousiasme des policiers pour intervenir. En effet, les
demandes de régulation des petits désordres excèdent
largement les capacités de la police et son savoir-faire
(ou son savoir-être). Comme le rappelait un commissaire de
police d'une grande ville du sud-ouest de la France :
« Ici, il y a une spécialité, c'est le rugby,
c'est-à-dire qu'on passe la balle à son voisin. Le
problème c'est que la police est sur l'aile, au bord de la
touche et qu'elle ne peut la refiler à personne ! ».
[Commissaire principal de Sécurité publique, 44 ans.
Entretien mars 2001].
Cette intervention solitaire, qui se réduit souvent à
une répression sans délits, un contrôle sans
infractions, reste de surcroît très difficile. Un chef
de police de région parisienne résumait ainsi l'action
de ses brigades anti-criminalité (BAC) dans les halls d'immeuble
:
« S'ils trouvent quelque chose, arme, shit [haschich] ou
autre, ils interpellent, mais sinon, ils se contentent de contrôles
d'identité et les font partir en leur expliquant qu'ils font
chier tout le monde ». [Commissaire divisionnaire de Sécurité
publique, 53 ans. Entretien, mars 2001].
Dans tous les cas de figure, ces missions restent peu gratifiantes
judiciairement et leur répétition instaure un fort
climat de défiance entre forces de l'ordre et les groupes
qu'elles contrôlent. Défiance qui trouve une traduction
immédiate dans l'augmentation des outrages, voire des rebellions,
qui passent de 11 687 en 1974 à 43 937 en 200157. Ces deux
délits devenant d'ailleurs le plus souvent le seul chef d'inculpation
possible dans ces situations58. Comme le soulignait un magistrat
:
« On se rend compte que c'est le contrôle d'identité
lui même - contrôlé et ordonné par l'autorité
judiciaire - qui provoque l'apparition des délits. Au départ,
on a une personne qui n'a rien fait, qui ne devait pas être
contrôlée et qui au bout du compte se retrouve poursuivie
par la justice pour un délit qui est provoqué directement
par le contrôle lui même. C'est-à-dire en effet
l'outrage, parce qu'il est parfaitement humiliant de se faire contrôler
quand il n'y a aucune raison de l'être et qu'il est particulièrement
humiliant de se retrouver avec les menottes ou emmené au
poste parce qu'on a pas une carte d'identité dans la poche.
Donc dans ces cas là, il y a un entraînement assez
fréquent et assez légitime, je dirais, des personnes
qui ne veulent pas sortir une carte d'identité, parce qu'on
ne peut rien leur reprocher ou qui sortent leur carte d'identité
mais contestent la légitimité de l'action policière.
Et dans ces cas là, on voit que absence de contrôle,
absence de volonté de l'institution judiciaire, la personne
est systématiquement condamnée selon des procédures
rapides et dans lesquelles elle n'est pas à même d'exercer
ses droits à la défense ». [Juge d'instance.
Entretien, mai 2002]
L'autorité judiciaire est ainsi enrôlée dans
une logique d'ordre public fort différente de ses modes ordinaires
de fonctionnement et sommée de prolonger l'action de la police
par des sanctions. Les circulaires des gardes des Sceaux n'ont cessé
de se multiplier depuis une dizaine d'années appelant à
l'abaissement du temps de traitement de affaires, à la poursuite
systématique de tous les délits, et à plus
de sévérité.
On assiste de la sorte à une accélération
du délai de traitement des petits délits. C'est l'objet
du traitement en temps réel de la délinquance (TTR).
Expérimenté au début des années 1990
au Parquet de Bobigny et généralisé par Elisabeth
Guigou quant elle devint ministre de la Justice (1997), le TTR constitue
l'une des transformations majeures du système pénal
français. Son principe est simple : « toute affaire
élucidée, crime, délit ou contravention de
5e classe, doit faire l'objet d'un compte-rendu téléphonique
immédiat au Parquet par le service enquêteur ; toute
affaire dont il est ainsi rendu compte doit faire l'objet d'un traitement
immédiat par le Parquet »59. D'abord limité,
ce principe s'est généralisé à l'ensemble
des Parquets, dépassant 90% de l'activité de certains
d'entre eux. Il vise à rapprocher les temps judiciaires des
temporalités de commission de l'acte : « si la lenteur
de l'institution judiciaire est stigmatisée, ce n'est pas
tant parce qu'elle serait intrinsèquement mauvaise que parce
qu'elle ne correspond plus à la réalité d'une
société dont les rythmes sont tout autres »60.
Ce qui se joue ici est en fait un changement des modes d'évaluation
de l'activité judiciaire, qui induit une transformation de
son sens même. Philippe Mary expliquait au sujet du TTR que
« ces dispositifs de justice rapprochée et accélérée
font figure de fers de lance du managerisme qui commence à
imprégner l'ensemble de l'administration de la justice pénale
et comptent parmi les indicateurs les plus clairs de cette logique
systémique, où la justice serait comprise non comme
un système rationnel, mais à travers la rationalité
du système »61.
Dans le même temps, on observe une extension de la sphère
pénale à des comportements qui n'étaient jusque-là
pas poursuivis par la Justice (violences scolaires légères,
fraudes dans les transports en commun, et plus largement les «
incivilités »). C'est l'objet de la 3e voie judiciaire,
dont l'ambition affichée est de réduire les classements
secs. Cette inflation pénale se traduit par la naissance,
en amont de la chaîne pénale de toutes les procédures
de médiation pénale, de conciliation, de réparation,
qui s'effectuent dans les maisons de justice et du droit (MJD).
Enfin, on note un durcissement des peines prononcées pour
les petits délits. La sévérité des chambres
de comparution immédiate par rapport aux juridictions ordinaires
est à cet égard particulièrement emblématique.
Les transformations de la Justice des enfants, où on observe
un accroissement massif des réponses pénales, au détriment
des réponses éducatives, plus longues à mettre
en place, sont un exemple significatif de ce mouvement62.
Ce durcissement observable dans le champ judiciaire est également
manifeste dans les méthodes d'intervention de la police.
Certains policiers eux-mêmes n'hésitent pas à
dénoncer une militarisation des rapports qu'illustrent les
attitudes (le « saute dessus », les opérations
« coup de poing ») et les tenues adoptées par
les unités spécialisées qui travaillent dans
ces quartiers : combinaisons noires, assorties de nombreux accessoires
(tonfas, bombes lacrymogènes de grande taille, etc.), casques,
armement (flash-balls63, fusils à pompe). Le vocabulaire
emprunte de plus en plus au registre guerrier. Des policiers comme
Richard Bousquet, commissaire divisionnaire et responsable du syndicat
des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale
(SCHFPN, majoritaire) parlent de « logique de guerre »,
de « zones de sécurité » qui entourent
des cages d'escalier, « d'armée en ordre de marche
disposant d'une logistique efficace », de « fantassins
de la drogue »64, etc. Les logiques d'action sont à
l'unisson. Justifiant l'emploi des unités mobiles spécialisées
(UMS), le préfet d'un département de petite couronne
parisienne expliquait :
« C'est un outil majeur d'endiguement des violences urbaines
dans le département. Dès qu'il y a une rixe entre
bandes et qu'un équipage [de police] est en difficulté,
j'ai trente mecs taillés qui peuvent se porter sur place
en 10-15 minutes. Ça les calme… et c'est plus efficace
qu'un CRS, qui ne connaît pas le terrain et qui se déploie
à l'aveuglette (…). L'îlotage ne sert à
rien s'il n'est pas appuyé par la cavalerie. L'îlotier
n'arrête personne et s'il ne se sent pas épaulé,
il rase les murs. Il est donc hors de question que je me départisse
de ma cavalerie ». [Préfet, ancien délégué
interministériel à la Ville et au Développement
Social Urbain, 53 ans. Entretien, janvier 1999].
Le chef de la sûreté urbaine d'une circonscription
située dans l'un des trente départements classés
« très sensibles » décrivait pour sa part
son travail ordinaire dans « ses » cités :
« C'est le Kosovo, là-bas. On est en mission de pacification.
Il faut tenir les hauts, comme les militaires tiennent les crêtes...
On assiste à une surenchère dans le matériel
utilisé. On ne se sert plus du flash-ball, qui était
le nec il y a 5 ans. Les gardiens ont des grenades de désencerclement,
qui sont des grenades à fort effet de souffle, et ils utilisent
des fusils à pompe. Les balles sont certes en caoutchouc,
mais pour le policier, le principal geste est fait : braquer quelqu'un
avec un fusil à pompe. Avant, ces armes collectives ne sortaient
pas des armureries, où alors, pour des missions très
ponctuelles et encadrées. (…) Cela vient des consignes
de tenir le terrain à tout prix, même en sous effectif.
Et il faut le tenir, mais bon ». [Commissaire divisionnaire
de Sécurité publique, 51 ans. Entretien, avril 1999].
Ceci dit, les consignes ne suffisent pas à justifier ce
durcissement, qui découle également de motifs plus
structurels, au premier rang desquels la jeunesse des unités
d'intervention. Celle-ci s'explique, outre les sélections
physiques nécessaires pour y entrer par le fort turn over
qu'elles connaissent. Les policiers les plus expérimentés
les désertent en effet grâce à leur ancienneté
qui leur permet de demander des mutations dans des services plus
« tranquilles » ou des rapprochements géographiques
de leur région d'origine. Elles restent donc le plus souvent
dépourvues « d'anciens » qui pourraient inculquer
des savoir-faire opératoires et donner quelques clés
de décryptage d'une situation incompréhensible à
beaucoup, particulièrement en l'absence de formation adéquate.
En effet, peu assurés professionnellement, ces jeunes policiers,
souvent issus de petites villes de province, sont socialement très
éloignés des cités et de leurs habitants, qu'ils
soient où non d'origine immigrée. D'où leur
malaise persistant à intervenir dans des grands ensembles
dont ils ne connaissent ni les codes ni le fonctionnement, qui se
traduit à la fois par une peur pour intervenir et surtout
par une application restrictive du métier policier et l'absence
de distance au jeu qui caractérise des policiers plus expérimentés
et en affinité avec leur terrain.
Les interactions quotidiennes avec les groupes de jeunes prennent
la forme de confrontations ritualisées où il s'agit
de sauver l'honneur du groupe, voire de laver virilement les affronts.
Dans cette relation de rivalité mimétique, sans doute
jamais aussi nette que dans ce commentaire d'un policier à
un adolescent : « toi y'a marqué Lacoste, moi y'a marqué
Police »65, toute défaite symbolique ou physique de
l'un est vue comme une victoire de l'autre. Ceci explique les attroupements
systématiques lors des contrôles voire les «
caillassages », auxquels répondent d'inutiles vérifications
d'identité à répétition, des intimidations,
des humiliations, voire les coups. Pour les groupes de jeunes, il
s'agit de « mettre la pression »- pour reprendre une
expression souvent entendue en entretien - sur les policiers en
leur faisant comprendre qu'ils sont en infériorité
numérique et donc que le rapport de force est en leur défaveur.
Pour les policiers, à l'inverse, l'enjeu est de montrer qu'ils
sont les maîtres de l'espace public, quitte à faire
un usage illégitime de leur monopole de la violence légitime
ou à jouer sur les ressources d'autorité - morales
et juridiques notamment - que leur confère leur statut66.
Pour autant, le durcissement des modes d'action et des relations,
de même que l'augmentation du nombre de poursuites pour outrages
ne résolvent pas la question initiale, celle des petites
nuisances qui avaient déclenché ce type d'interventions.
L'enrôlement policier des services sociaux et éducatifs
Les policiers confrontés au quotidien à ce type de
contradictions sont alors d'autant plus portés à s'investir
dans les structures « partenariales », comme les Contrats
Locaux de Sécurité (CLS), qu'ils ont pratiquement
et symboliquement tout à y gagner. En effet, engager d'autres
agents sociaux dans le contrôle et la normalisation de ces
comportements déviants est l'une des solutions les moins
coûteuses et les plus efficaces pour répondre à
des troubles qu'ils sont incapables de résoudre, pour des
raisons tant internes (priorités policières, «
inversion hiérarchique ») que liées à
leurs prérogatives (nécessité de constater
un délit, déplacement des problèmes, de quelques
mètres parfois en cas d'opérations intensives de police).
C'est ainsi qu'on assiste en France à un travail d'enrôlement
policier des autres institutions, soit direct dans le cas des bailleurs
sociaux, des transporteurs publics, voire des municipalités,
qui développent leurs propres forces de sécurité
; soit indirect, pour l'école, les ANPE (agence nationale
pour l'emploi), les missions locales d'insertion, etc., sommées
de fournir des informations sur les adolescents qu'ils suivent ou
côtoient. Cette collaboration repose sur le décloisonnement
de l'information entre « partenaires ». L'échange
« dans le respect des déontologies réciproques
» de données personnelles précises, sur des
individus qui « posent problème » est vu comme
l'une des clés du succès de l'action publique locale.
C'est ce qu'on appelle dans les arènes où il se déploie
le « secret partagé ». S'il est loin d'être
unique, l'exemple du CLS de Chalon sur Saône - dont l'actuel
ministre de la Justice est maire - est particulièrement emblématique
:
« Il faut ici parler de traçabilité. Le constat
est sévère. Tous les acteurs ont peu ou prou connaissance
des noms et prénoms qui, dossier après dossier, groupe
de travail après groupe de travail, reviennent dans l'actualité
de notre CLS. A ceci près que le cumul de ces 'signalements'
n'est centralisé nulle part. (…) Avec l'autorisation
des co-signataires, [il faut] dresser l'état nominatif des
familles et des fratries qui, sur l'année 2000 et sur l'année
2001 sont revenus régulièrement dans l'actualité
et dans le suivi par les opérateurs principaux du CLS. Dix,
vingt, cinquante familles, il est nécessaire de pouvoir dresser
cette liste en croisant les données de la police nationale,
de la police municipale, des services de la CAF, des services de
l'Education Nationale, des bailleurs sociaux, de la ville, de la
sous-préfecture. (…) Il faut alors dresser par famille,
un 'bilan d'activité'. Qui travaille ? Où ? Qui ne
travaille pas ? Qui est scolarisé ? Qui suit la famille ?
Qui en rend compte à qui ? Qui connaît la situation
? Qui intervient ? Qu'a demandé la famille ? Le mineur ?
Qu'ont déjà demandé les institutionnels ? Ce
bilan nécessaire, donnera l'état de la situation et
désormais, cette famille ou cette fratrie aura l'intime conviction
que quelque chose s'est mis en marche et que désormais, on
ne peut plus ' jouer' entre les lignes et opposer telle ou telle
administration à tel ou tel autre décideur »67.
Ce décloisonnement de l'information est un processus de
divulgation dont l'ambition est de ruiner les différentes
personnalités ou facettes que peut présenter un individu
à différentes institutions. Il renvoie aux mécanismes
du secret d'initiés décrits par Erwing Goffman : «
les différentes images de lui-même qui lui sont habituellement
renvoyées à tous les niveaux de son entourage finissent
ici par se retrouver réduites, derrière son dos, à
une seule »68.
Mais cet échange reste profondément inégalitaire,
puisque la police en conserve très largement le leadership,
y compris d'ailleurs vis-à-vis de la justice. Comme le rappelle
ce commissaire de police :
« Au GLTD [groupement local de traitement de la délinquance],
on arrive avec la liste des gamins qui foutent la merde sur le quartier,
et le juge dit ah ! Mais on ne peut pas travailler si on donne des
noms, etc. J'ai répondu que nous, on était pas là
pour perdre notre temps et que s'ils ne voulaient pas travailler,
nous on se retirait ». [Commissaire principal de Sécurité
publique, 44 ans. Entretien, mars 2001].
Ce « partenariat » confère aux policiers une
position de centralité assez nouvelle dans la régulation
de comportements qualifiés publiquement de déviants,
qui étaient auparavant pris en charge par d'autres institutions
sociales ou sur d'autres modes69. Ce qui faisait dire non sans humour
à un adolescent régulièrement confronté
à la police :
« Maintenant, la BAC [brigade anti-criminalité], quand
elle nous tape dessus, elle nous appelle par notre prénom
» [Entretien, mars 2001].
La prégnance de l'expertise policière transfigure
les formes de traitement de ces phénomènes. Murray
Edelman rappelle en effet que les bureaucraties ont tendance «
à construire les problèmes comme justifications des
solutions qu'elles proposent »70. L'habitus professionnel
des policiers, qui place au sommet de la hiérarchie des normes
le judiciaire - ce dont témoigne ce vieux leitmotiv : «
nous ne sommes pas des assistantes sociales » - valorise la
coercition. Les arrestations et les poursuites sont la pierre angulaire
de leurs pratiques professionnelles. Et même si beaucoup de
policiers sont conscients que les condamnations ne suffisent pas
à faire disparaître le jeunes délinquants qu'ils
côtoient, ils restent prisonniers d'une grille de lecture
du monde fortement solidifiée : celle de leur institution
et de ses fonctions sociales. Ceci se traduit par une naturalisation
de la délinquance - qu'attestent les qualificatifs de mineur
délinquant, de voyou, de malfaisant, etc. - au détriment
de visions qui resituent l'acte délinquant dans une histoire
de vie plus complexe, où il voisine avec de multiples autres
insertions (scolaire, familiale, affective, professionnelle, etc.).
Ces antagonismes cognitifs pèsent lourdement sur les formes
de solutions publiques qui vont être envisagées. La
désaffiliation et son cortège de maux se transforment
de la sorte en « délinquance des mineurs » ;
en « violences urbaines » ou en « violences scolaires
», autant de « problèmes » administrativement
constitués appelant des « réponses » dans
lesquelles la police occupe un rôle privilégié.
Les standards, les formats policiers - même s'ils suscitent
parfois des résistances - tendent ainsi à devenir
le prisme pertinent d'appréhension de certaines populations.
Ils s'imposent lentement dans des espaces sociaux où ils
n'avaient pas cours auparavant. Comme le signalent Richard V. Ericson
et Kevin D. Haggerty : « il n'y a pas de limites à
la participation de la police dans la construction et la gestion
des problèmes sociaux.[La police]fabrique les savoirs dont
les autres institutions ont besoin dans la gestion des risques des
populations particulières dont elles sont responsables »71.
C'est parfois le cas à l'école. Un proviseur de lycée
de région parisienne m'expliquait de la sorte :
« Avec la police, cela se passe également très
bien. Les établissements n'hésitent plus à
faire appel à elle quand il y a un incident. Inversement,
la police fait appel aux établissements quand elle veut interpeller
quelqu'un : on communique l'adresse, on montre les photos, etc.
C'est une collaboration durable qui s'est instaurée. Les
réticences diminuent chez les chefs d'établissement
; il se diffuse une mentalité qui fait tache d'huile : ils
se disent, si mes collègues le font, il n'y a pas de raisons
que je ne le fasse pas moi-même. Ailleurs, là où
il n'y a pas eu de CLS, c'est une surprise. Un collègue s'étonnait
que la police entre dans mon établissement, en uniforme de
surcroît. Il m'a dit que chez lui ce serait l'émeute
et que les profs se mettraient en grève. Ils restent encore
très marqués par une mentalité 68 et pour eux
les policiers, c'est les CRS ». [Entretien, mars 2001]
Les ressorts de cette « collaboration durable », que
l'on retrouve également dans d'autres institutions, comme
la prévention spécialisée, l'animation socio-culturelle,
etc. sont à rechercher dans la situation de porte-à-faux
dans laquelle se retrouvent placés les agents subalternes
de l'Etat (ou des collectivités locales), particulièrement
ceux qui sont chargés de remplir les fonctions dites «
sociales ». Ceux-ci sont obligés de compenser sans
en avoir les moyens les effets et les carences les plus intolérables
de la logique du marché et des mutations économiques
de ces vingt dernières années. La contradiction entre
ces missions démesurées et la confrontation effective
avec les populations les plus démunies économiquement
et culturellement ne peut dès lors être résolue
qu'au prix du sacrifice - et de l'exclusion - des éléments
perturbateurs, qui mettent en péril les faibles chances d'amélioration
du destin social collectif. C'est donc la police - et la justice
- qui vont être chargées de résoudre la question
centrale que pose Robert Castel : « que faire d'individus
qui soulèvent des problèmes inextricables parce qu'ils
ne sont pas à leur place, mais qui n'ont nulle part de place
dans la structure sociale »72. Les poursuites systématiques,
l'incarcération ou la mise à l'écart dans des
structures spécialisées (unités éducatives
à encadrement renforcé [UEER], centres éducatifs
renforcés [CER], centres éducatifs fermés)
deviennent de la sorte le mode naturel de régulation de ces
« surnuméraires ».
Si ces mesures sont politiquement très fonctionnelles, particulièrement
en période électorale, parce qu'elles permettent aux
gouvernements successifs de s'exonérer des conséquences
de leurs politiques et qu'elles viennent redonner force au mythe
de la souveraineté du politique, battu en brèche en
matière économique et financière notamment73,
elles posent problème à moyen et à long terme.
La police n'a en effet pas les moyens de juguler la petite délinquance,
qui constitue bien souvent - avec le travail intérimaire,
les allocations sociales le travail au noir - l'un des seuls modes
de (sur)vie de petits groupes exclus durablement du circuit des
échanges productifs. Elle peut arrêter autant de revendeurs
de drogue qu'elle veut, il existe une véritable armée
de réserve de jeunes gens prêts à les remplacer74.
C'est d'ailleurs ce qui explique ce sentiment de « puits sans
fonds » qu'expriment plusieurs policiers de Sécurité
publique en entretien. Comme le soulignent les études menées
outre-atlantique rien ne montre que l'augmentation du nombre de
policiers sur le terrain ou que les stratégies intensives
de police aient été responsables du déclin
de la délinquance aux Etats-Unis75.
Ensuite, l'incarcération - dont la France vient d'atteindre
un record historique avec 60 513 détenus en mai 2003 - reste
marquée par de très forts taux de récidive.
Le passage par l'enfermement renforce en effet le stigmate initial
sur les marchés scolaire, de l'emploi, voire sexuel, rendant
l'insertion plus difficile encore et la poursuite d'activités
illicites plus plausible. Par un effet d'inversion, il tend également
à devenir au sein du groupe de pairs un brevet de gloire
qui enferme dans un rôle social de délinquant. De la
même manière, la saturation de la présence policière
dans certains quartiers creuse un fossé d'incompréhension
entre leurs populations - et notamment les plus jeunes - et les
institutions. Elle radicalise et durcit les positions de chacun,
ce qu'illustre la multiplication des violences policières
illégitimes observées ces derniers mois, à
Poissy, Saint-Denis, Dammarie les Lys, Nîmes ou ailleurs76.
Ce court circuit sécuritaire est d'autant plus préjudiciable,
qu'il repose sur des présupposés erronés. La
sécurité n'est pas le contraire de l'insécurité,
mais son double. Il faut insécuriser pour sécuriser,
et toute procédure de sécurisation insécurise77.
La fuite en avant dans le maelström sécuritaire génère
des représentations du monde où tout devient menaçant
et où chaque incertitude se mue en peur. Ce mouvement consolide
le racisme et la méfiance à l'encontre de ceux qui
tendent à devenir des « nouvelles classes dangereuses
»78 et rend, par là même, leur marginalisation
plus profonde. Il constitue à l'évidence une impasse,
sauf à admettre que le creusement des inégalités
et l'exclusion de certains groupes sociaux ne relèvent que
d'une prise en charge policière. C'est-à-dire à
accepter la doxa conservatrice qui limite les fonctions régaliennes
d'un Etat au maintien de l'ordre social et subordonne l'ensemble
de ses activités intellectuelles, administratives et politiques
à cette fin.
Notes
1 Elias N., Qu'est-ce que la sociologie ?, Paris, Edde l'aube,
1991, pp154 et suiv
2 Lenoir R., « Objet sociologique et problème social
», in Champagne P., Lenoir R., Merllié Det Pinto LInitiation
à la pratique sociologique, Paris, Dunod, 1996, p77
3 Entre 1955 et 1975, deux millions de logements sociaux ont été
construits en France Sur l'évolution de la question du logement
depuis la seconde guerre mondiale, voir Flamand J.-P., Loger le
peuple : essai sur l'histoire du logement social en France, La Découverte,
Paris 1989 et Bachmann Cet Le Guennec N., Violences urbaines Ascension
et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de
politique de la ville, Paris, Albin Michel, 1996, particulièrement
la troisième partie, pp105 et suiv
4 Seys B., « L'évolution de la population active »,
INSEE Première n°434, mars 1996
5 A partir d'une enquête en banlieue parisienne, Olivier
Masclet montre à la fois les réticences des familles
ouvrières à intégrer ces grands ensembles et
l'exclusion des familles immigrées qui n'ont pu y accéder
qu'à la faveur de leur désertification - et décadence
– progressive Voir Masclet O., La gauche et les cités
Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La dispute,
2003
6 Bourdieu P., Les structures sociales de l'Economie, Paris, Seuil,
2000, particulièrement pp113 et suiv
7 Il convient de manier les catégories « français
» et « immigrés » avec prudence En effet,
elles ne reposent pas sur des catégories objectives désignant
un groupe social, mais au contraire sont un perpétuel enjeu
de luttes, à l'intérieur et à l'extérieur
du groupe Elles tendent de surcroît à agréger
sous un même label des situations sociales, des statuts et
des conditions hétérogènes, qui opposent les
individus plus qu'elles ne les rassemblent Il en va de même
pour les représentations statistiques d'Etat, qui loin d'être
neutralisées engagent des présupposés que l'on
ne peut négliger lorsqu'il s'agit de distinguer statistiquement
qui fait partie de la communauté nationale ou non Pour autant,
en l'absence d'indicateurs alternatifs, c'est sur ces taxinomies
que sont basées les différentes données socio-morphologiques
sur les « immigrés » utilisées infra Pour
l'INSEE, « est considérée comme immigrée
toute personne résidant en France née à l'étranger
et se déclarant de nationalité étrangère
ou française par acquisition »En 1999, la population
immigrée de 15 ans ou plus vivant dans des ménages
s'établit à 3 800 000 personnes Près de 30%
d'entre elles ont pris la nationalité française(Thave
S., « L'emploi des immigrés en 1999 », INSEE
Première n°717, mai 2000)
8 En 1996, le parc social abrite près d'un ménage
immigré sur trois (un sur deux pour les immigrés originaires
du Maghreb), contre moins de un sur six pour l'ensemble des ménages
Boëldieu Jet Thave S., « Le logement des immigrés
en 1996 », INSEE Première n°730, août 2000
9 Chardon O., « Les transformations de l'emploi non qualifié
depuis vingt ans », INSEE Première n°796, juillet
2001
10 Thave S., « L'emploi des immigrés en 1999 »,
opcit
11 Cézard M., « Les ouvriers », INSEE Première
n° 455, mai 1996
12 Chardon O., « Les transformations de l'emploi non qualifié
depuis vingt ans », opcit
13 Sur les comportements de ces groupes, voir Mauger Get Fossé-Poliak
C., « Les loubards », Actes de la recherche en sciences
sociales n°50, novembre 1983
14 Voir notamment Willis P., « L'école des ouvriers
», Actes de la recherche en sciences sociales n°24, novembre
1978
15 Sur les transformations de la structure de l'emploi industriel
et ses effets sur les adolescents des quartiers populaires, voir
Pialoux M., « jeunesse sans avenir et travail intérimaire
», Actes de la recherche en sciences sociales, n°26-27,
mars-avril 1979, pp19-47
16 « Dans le commerce, des emplois peu qualifiés ont
accompagné l'essor de la grande distribution : les caissiers,
les vendeurs en alimentation et les employés de libre-service
sont 273 000 de plus qu'il y a 20 ans(…) Dans le domaine de
l'entretien, les employés de nettoyage de bureaux ou de locaux
industriels sont 117 000 de plus qu'en 1982De même, les professions
d'agents de sécurité ou de surveillance se sont développées(…)
L'essor de la restauration et notamment de la restauration rapide
a bénéficié aux emplois de serveurs, aides
cuisiniers ou plongeurs, dont les effectifs ont augmenté
de plus d'un quart Au total, les professions non qualifiées
en essor ont vu leurs effectifs progresser d'un million en 20 ans
En 2001, ces emplois représentent la moitié de l'emploi
non qualifié, contre moins d'un tiers en 1982 »Chardon
O., « Les transformations de l'emploi non qualifié
depuis vingt ans », opcit
17 Les travaux qu'a pu mener Philippe Bourgois sur les dealers
de crack à New York sont très éclairants pour
comprendre comment ces normes et ces valeurs s'opposent en tous
points à celles qui ont cours dans les nouveaux emplois déqualifiésVoir
Bourgois P., En quête de respect Le crack à New York,
Paris, Seuil, 2001, 327 pages, particulièrement chapitres
4 et 5
18 Les enfants des ménages immigrés longeant en HLM
quittent tardivement le foyer parental : 48% des jeunes de 20 à
34 ans vivent encore avec leurs parents, soit deux fois plus souvent
que la moyenne Boëldieu Jet Thave S., « Le logement des
immigrés en 1996 », opcit
19 Sur ce sujet, voir Beaud Set Pialoux M., Retour sur la condition
ouvrière, Paris, Fayard, 1999, particulièrement la
seconde partie « Le salut par l'école » et Grignon
C., L'ordre des chosesLes fonctions sociales de l'enseignement technique,
Paris, Editions de Minuit, 1971
20 Poupeau F., « Professeurs en grève », Actes
de la recherche en sciences sociales, n°136-137, mars 2002,
pp83-94 et Garcia Set Poupeau F., « Violences scolaires :
la faute à l'école ? » in Bonelli Let Sainati
G (dir.), La machine à punir Pratiques et discours sécuritaires,
Paris, L'Esprit frappeur, 2001, pp125-126
21 Castel R., Les métamorphoses de la question sociale Une
chronique du salariat, Paris, Gallimard, 1999, pp665-666
22 Mauger G., « La reproduction des milieux populaires en
'crise' », Ville - Ecole - Intégration n°113, 1998
23 Lepoutre D., Cœur de banlieue Codes rites et langages,
Paris, Odile Jacob, 1997
24 « Parce qu'ils ne peuvent fournir ce minimum de sécurité
et d'assurances concernant le présent et l'avenir immédiat
que procurent l'emploi permanent et le salaire régulier,
le chômage, l'emploi intermittent et le travail comme simple
occupation interdisent tout effort pour rationaliser la conduite
économique en référence à une fin future
et enferment l'existence dans la hantise du lendemain, c'est-à-dire
dans la fascination de l'immédiat » Bourdieu P., «
Les sous prolétaires algériens », Agone n°26/27,
2002, p205 [Les temps modernes, décembre 1962]
25 Bourgois P., En quête de respect, opcit
26 Beaud S., « L'école et le quartier », Critiques
sociales n°5-6, 1994, pp13-46Olivier Masclet montre pour sa
part le « déshonneur », la « honte »
des pères immigrés algériens devant la déviance
de leurs fils : « l'arrestation des 'fils indignes' (…)
est plutôt le signe insupportable du fossé qui s'est
creusé entre eux », entre ouvriers stables et sous-prolétaires,
entre « ouvriers respectables » et « jeunes sans
avenir » Masclet O., « Les parents immigrés pris
au piège de la cité », Cultures & Conflits
n°46, 2002, pp147-173
27 Elias Net Scotson J.L., Les logiques de l'exclusion, Fayard,
Paris 1997 [1965], pp158 et suiv
28 Thompson EP., La formation de la classe ouvrière anglaise,
Paris, Gallimard - le Seuil, 1988 [1963]
29 Rey H., Etude pour le compte de la délégation
interministérielle à la ville, rapport dactylographié,
2001
30 Sur ce sujet voir Mauger G., « La politique des bandes
», Politix n°14, 1991
31 Voir notamment Pudal B., Prendre parti Pour une sociologie historique
du PCF, Paris, Presses de Science-Po, 1989
32 C'est le rendez-vous manqué entre le PCF et les jeunes
des cités que décrit de manière très
détaillée Olivier Masclet dans La gauche et les cités,
opcit
33Sayad A., La double absence Des illusions de l'émigré
aux souffrances de l'immigré, Paris, Seuil, 1999, 439 pages
34 Ministres de l'Intérieur français, respectivement
de gauche et de droite
35 Khaled Kelkal, un jeune de Vaulx en Velin impliqué dans
les attentats de 1995 en France constitue de ce point de vue une
exception due à l'implication forte de sa famille dans les
questions algériennesSon père était à
cette période imam en Algérie et très engagé
dans l'islam politique
36 Pour un historique, voir Abdallah M.H., J'y suis, j'y reste
! Les luttes de l'immigration en France depuis les années
60, Paris, Reflex, 2001,160 p
37 Le préfet de région commentait ainsi les mouvements
consécutifs au décès d'un adolescent, tué
par un policier à Toulouse en décembre 1998 : «
ces casseurs ne sont pas sans liens avec les 19 personnes que nous
avons arrêtées récemment pour des casses chez
des commerçants Au-delà de l'émotion légitime
ressentie après la mort du jeune Habib, on peut voir dans
les mouvements du Mirail une réaction à ces arrestations
qui n'ont certainement pas fait plaisir à tout le monde,
en mettant un coup d'arrêt à toute sortes de trafics
»La Croix, 18 décembre 1999Sur l'attitude de la municipalité
et de la préfecture lors de la mobilisation d'un quartier
de Dammarie les Lys durant l'été 2002, autour de l'association
Bouge qui bouge et du Mouvement de l'Immigration et des Banlieues
(MIB), voir Vacarme n°21, automne 2002
38 L'exemple du mouvement Stop la violence, lancé à
la suite de la mort de Stéphane Coulibaly à Bouffémont,
dans le Val d'Oise, le 14 janvier 1999 est emblématique Parti
de la volonté d'un certain nombre d'adolescents de rétablir
l'image de leur camarade, présenté dans les médias
comme un délinquant, ce mouvement - encadré dès
le début par un journaliste de Nova et un conseiller municipal
socialiste (David Assouline, adjoint au maire du XXe arrondissement
de Paris) - va connaître une reconnaissance rapide des pouvoirs
publics et des médiasFondé sur un manifeste condamnant
« la violence des banlieues », il cadre parfaitement
dans le fond et dans les formes avec les catégories pertinentes
du moment dans le jeu politique Des émissions spéciales
on lieu à la radio, Canal + tourne un documentaire, diffusé
en mai, et surtout, des représentants sont invités
à grand renfort de publicité aux Rencontres nationales
des acteurs de la prévention de la délinquance à
Montpellier, en mars 1999Le ministre de la Ville, Claude Bartolone
les reçoit, alors que Jean-Pierre Chevènement, ministre
de l'Intérieur, leur adresse un message d'encouragement,
avant de donner des consignes aux préfets pour favoriser
le développement de groupes locaux
39 Claude Grignon et Jean-Claude Passeron parlent même de
racisme de classe, entendu comme « certitude propre à
une classe pour monopoliser la définition culturelle de l'être
humain et donc des hommes qui méritent d'être pleinement
reconnus comme tels »Ils précisent également
que cette certitude « habite de vastes secteurs des classes
dominantes, et pas forcément les plus traditionnels ou les
plus élitistes »Grignon Cet Passeron J-CLe savant et
le populaire Misérabilisme et populisme en sociologie et
en littérature, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1989, p32
40 Comité d'études sur la violence, la criminalité
et la délinquance, Réponses à la violence,
Paris, Presses Pocket, 1977
41 Pour la nébuleuse modernisatrice, et les transformations
des manières de dire et de faire l'Etat durant les «
trente glorieuses », voir Kuisel RF., Le capitalisme et l'Etat
en France Modernisme et dirigisme au XXème siècle,
Paris, Gallimard, 1984, 477 pages
42 Le CERES était un courant d'orientation marxiste dirigé
par Jean-Pierre Chevènement, qui rédigea notamment
le programme du parti socialiste de 1980Lire à ce sujet les
doléances et l'amertume exprimées par Serge July et
Michel Marian, dans « Surpris, soufflés hors du coup…
», Esprit n°10-11, octobre-novembre 1981, pp196-210
43 L'ouvrage de Jacques Donzelot et Philippe Estèbe (L'Etat
animateurEssai sur la politique de la ville, éditions Esprit,
1994) constitue un bon résumé de ces thèses
Sur la structuration des catégories de pensée de la
politique de la Ville - et leurs effets - voir la thèse de
Sylvie Tissot : Réformer les quartiers Enquête sociologique
sur une catégorie de l'action publique, sous la direction
de Christian Topalov, Paris, EHESS, 2002
44 Alors que les rodéos des Minguettes n'avaient fait l'objet
que d'un entrefilet dans le Monde, le Figaro et l'Humanité
(Libération les passe sous silence), la flambée de
violence du quartier du Mas du Taureau, à Vaulx-en-Velin,
en octobre 1990, donna lieu à 34 reportages et 9 éditoriaux
dans la presse audiovisuelle, alors que la presse écrite
nationale y consacrait 60 articles Le volume des articles sur la
question du « malaise », du « mal » ou de
« la crise » des banlieues se multiplie dès lors
et cela devient un « genre » journalistique à
part entière Sur l'évolution du traitement de ces
questions voir Collovald A., « Des désordres sociaux
à la violence urbaine », Actes de la recherche en sciences
sociales, n°136-137, mars 2001Les médias, notamment audiovisuels,
vont dès lors jouer un rôle important dans la structuration
d'une image publique du problème, en homogénéisant
des réalités sociales et géographiques («
les banlieues ») ; des populations (les « jeunes »)
et des faits (les « violences urbaines », les «
émeutes ») de statuts très hétérogènes
Voir Champagne P., « La construction médiatique des
'malaises sociaux' », Actes de la recherche en sciences sociales
n°90, décembre 1991, pp64-75
45 Philippe Juhem montre de la sorte « l'affaiblissement
tendanciel de la prééminence des hommes politiques
sur les journalistes », lié à l'alternance politique
Voir Juhem PSOS-Racisme, histoire d'une mobilisation « apolitique
»Contribution à une analyse des transformations des
représentations politiques après 1981, Thèse
de science politique sous la direction de Bernard Lacroix, Paris
X-Nanterre, 1998
46 Rapport sur La politique de la ville, présenté
par Gérard Larché, Sénat, session 1992-1993,
p12
47 Le Parisien, 31 octobre 2001
48 Interview télévisée de monsieur Jacques
Chirac, président de la République à l'occasion
de la fête nationale, samedi 14 juillet 2001
49 Voir notamment Roché S., Tolérance Zéro
? Incivilités et insécurité, Paris, Odile Jacob,
2002 ; « La théorie de la vitre cassée en France
Incivilités et désordres en public », Revue
française de science politique, vol50, n°3, juin 2000,
pp387-412
50 Wilson J.Q et Kelling G., « Broken Windows : The Police
and Neighbourhood Safety », The Atlantic Monthly, march 1982
Pour une traduction française, voir les Cahiers de la sécurité
intérieure, n°15, 1er trimestre 1994
51 Voir par exemple Bousquet R., Insécurité : nouveaux
risques Les quartiers de tous les dangers, Paris, L'Harmattan, 1998
ou Bauer Aet Raufer X., Violences et insécurité urbaine,
Paris, PUF (CollQue sais-je n° 3421), 1998
52 Les travaux fins sur les trajectoires de jeunes délinquants
- corroborés par des témoignages policiers et judiciaires
- font apparaître dans la majorité des cas une baisse
voire une disparition de l'activité délictuelle dès
que ces adolescents trouvent un emploi, fondent un couple, etcVoir
par exemple Mauger G., « Espace des styles de vie déviants
des jeunes de milieux populaires », in Baudelot Cet Mauger
G(dir.), Jeunesses populaires Générations de la crise,
Paris, L'Harmattan, 1994Dans un registre différent, on lira
avec intérêt Harcourt BE., « Reflecting on the
Subject : A Critique of the Social Influence Conception of Deterrence,
the Broken Windows Theory, and Order-Maintenance Policing New-York
Style », Michigan Law Review, 97-2, November 1998, pp291-389
53 Voir Mucchielli L., Violences et insécurité Fantasmes
et réalités dans le débat français,
Paris, La découverte, 2001 et Rimbert P., « Les managers
de l'insécurité Production et circulation d'un discours
sécuritaire », in Bonelli Let Sainati G(dir.), La machine
à punir (…), opcit
54 Salvatore Palidda parle ainsi de « gestion négociée
des règles du désordre »Voir Palidda S., Polizia
postmoderna Etnografia del nuovo controllo sociale, Milan, Feltrinelli,
2000
55 La montée en puissance des catégories de la sécurité
publique va avoir des effets sur les autres services qui s'occupent
du renseignement ou du judiciaireSur ce processus, voir notamment
Bonelli L., « Les Renseignements généraux et
les violences urbaines », Actes de la Recherche en Sciences
Sociales, n°136-137, mars 2001, pp95-103Pour les tensions inhérentes
à la structuration d'un champ des professionnels de la sécurité,
voir Bigo D« La mondialisation de la sécurité
? Réflexions sur le champ des professionnels de la gestion
des inquiétudes à l'échelle transatlantique
et sur ses implications », TRACES, à paraître,
et Bigo DPolices en réseaux L'expérience européenne,
Paris, Presse de Science-Po, 1996
56 Muir W.K., Police : Street Corner Politicians, Chicago, University
of Chicago, 1977
57 Ces délits consistent respectivement en des insultes
et des violences exercées sur des dépositaires de
l'autorité Ils passent sur la période de 0,64% à
1,08% de l'ensemble des faits constatés(Source : Aspects
de la criminalité et de la délinquance constatée
en France, Paris, La documentation française)Ce calcul reste
toutefois trop global, car il agrège des réalités
très différentes, notamment entre petites et grandes
villes Sur l'un de mes terrains en banlieue parisienne, l'augmentation
est de 470% entre 1993 et 2001
58 La loi pour la sécurité intérieure du 18
mars 2003 (NOR : INTX0200145L) stipule à l'article L126-3
que « les voies de fait (…) ou l'entrave apportée,
de manière délibérée, à l'accès
et à la libre circulation des personnes ou au bon fonctionnement
des dispositifs de sécurité et de sûreté,
lorsqu'elles sont commises en réunion de plusieurs auteurs
ou complices, dans les entrées, cages d'escaliers ou autres
parties communes d'immeubles collectifs d'habitation, sont punies
de deux mois d'emprisonnement et de 3 750 Euros d'amende »Pour
la première fois, le 8 juillet 2003, trois adolescent(e)s
de la cité de Brugnauts à Bagneux ont été
mis(es) en examen pour « occupation d'une cage d'escalier
»Le 25 juillet, le tribunal correctionnel de Lille condamnait
à son tour deux jeunes de 19 ans à un mois de prison
ferme pour « occupation illicite des parties communes d'un
immeuble »
59 Le traitement en temps réel, DACG, ministère de
la Justice, p3
60 Ibid., p4
61 Mary P., « Pénalité et gestion des risques
: vers une justice 'actuarielle' en Europe ? », Déviance
et société, vol25, n°1, 2001, p35
62 Voir Sainati G., « Des techniques aux pratiques de pénalisation
de la pauvreté » in Bonelli Let Sainati G(dir), La
machine à punir (…), opcit., pp87-105
63 Pistolet spécial tirant des balles en caoutchouc
64 Insécurité : les nouveaux risques, opcit., pp121-122Il
est repris en cela par des journalistes à sensation, comme
Christian Jelen, par exemple, qui n'hésite pas à intituler
son ouvrage La guerre des rues (Paris, Plon, 1999)
65 Le rapport 2002 du Comité pour les droits, la justice
et les libertés de Saint Denis (Seine Saint Denis) donne
de nombreux témoignages de ces relations mimétiques
tant au niveau du langage (« pourquoi tu m'as regardé
? » ; « alors, c'est qui le chef ? » ; «
viens te battre si t'es un homme ») que des pratiquesOn trouvera
d'autres exemples dans le rapport de la commission d'enquête
sur les comportements policiers à Châtenay-Malabry,
Poissy et Paris 20e (juillet 2002), menée par la Ligue des
droits de l'homme, le syndicat des avocats de France et le syndicat
de la magistrature
66 Voir Jobard F., Bavures policières ? La force publique
et ses usages, Paris, La découverte, 2002
67 Contrat local de sécurité de la ville de Chalon
sur Saône - Document de travail page 66 - 26 septembre 2002
- Annexe 4 : Note sur le suivi personnalisé des familles
et mineurs signalés
68Goffman E., AsilesEtudes sur la condition sociale des malades
mentaux, Paris, éditions de Minuit, 1968, pp214-218
69 Pierre Bourdieu rappelle de la sorte qu'on ne peut pas rendre
compte des dispositions et des pratiques des adolescents des quartiers
populaires, et notamment des plus « déviantes »,
sans faire intervenir d'autres facteurs, au premier rang desquels
« le dépérissement ou l'affaiblissement des
instances de mobilisation, telles les organisations politiques et
syndicales qui, dans les anciennes 'banlieues rouges', ne se contentaient
pas seulement, comme on le dit souvent de 'canaliser et de réguler
la révolte', mais assuraient une sorte 'd'enveloppement continu'
de toute l'existence (à travers notamment l'organisation
des activités sportives, culturelles et sociales), contribuant
ainsi à donner un sens à la révolte, mais aussi
à toute l'existence »Bourdieu P(dir.), La misère
du monde, Paris, Seuil, 1993, p225
70 Edelman M., Pièces et règles du jeu politique,
Paris, Seuil, 1991, pp53 et suiv
71 « there is no limit to police participation in the construction
and management of social problems[The police are] shaping the knowledges
requirements of other institutions in order to assist those institutions
in the risk management of the special populations for whom they
are responsible »Ericson RVand Haggerty KD., Policing the
Risk Society, University of Toronto Press, 1997, pp73 et 75
72 Castel R., Les métamorphoses de la question sociale Une
chronique du salariat, opcitp163
73 Christie N., L'industrie de la punition Prison et politique
pénale en Occident, Paris, Autrement, 2003
74 Ce qui diffère fondamentalement des groupes organisés,
qu'ils soient « criminels » ou « terroristes »En
cas d'arrestations, reconstituer un groupe dont la cohérence
repose sur des relations de confiance à la hauteur des risques
encourus est en effet beaucoup plus long et compliqué
75 Pour une présentation de ces thèses, voir Wacquant
L., « Les mythes savants du nouveau sécuritarisme »,
Les politiques sociales, n° 1&2 - 2003
76 En 2002, l'inspection générale de la police nationale
(IGPN) a enregistré 592 plaintes pour violences policières
illégitimes, contre 566 en 2001 et 548 en 2000, soit une
hausse de 8% en trois ansCette évolution est encore plus
flagrante pour l'inspection générale des services
(IGS) qui s'occupe de Paris et de la petite couronne : 432 dossiers
en 2001, 385 en 2001, 360 en 2000, et 216 en 1997En cinq ans, ce
chiffre a donc été multiplié par deux(Source,
Le Monde, 21 février 2003)
77 Voir Bigo D., « Sécurité et immigration
Vers une gouvernementalité par l'inquiétude ? »,
Cultures & Conflits n°32-32, automne 1998 et Delumeau J.,
Rassurer et protéger : le sentiment de sécurité
dans l'Occident d'autrefois, Paris, Fayard, 1989
78 Beaud Set Pialoux M. Violences urbaines, violences sociales
Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard,
2003.
Laurent Bonelli, « Evolutions et régulations des illégalismes
populaires en France depuis le début des années 1980
», Cultures & Conflits, 51, automne 2003, [En ligne],
mis en ligne le 02 février 2004.
URL : http://www.conflits.org/index957.html
Cultures & Conflits n°51 3/2003 pp. 9-42
http://www.conflits.org/index2270.html.
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