|
Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2008/05/BONELLI/15888
A moins d’être un spécialiste ou un monomaniaque,
il sera difficile de lire l’ensemble des publications consacrées
à Mai 68, à l’occasion de son quarantième
anniversaire. Une véritable avalanche de Mémoires,
d’études monographiques, nationales ou internationales,
de romans, de livres de photographies, d’essais ou même
de bandes dessinées est en effet venue recouvrir l’événement.
Contrairement aux commémorations de 1988 et 1998, encore
dominées par la célébration de leaders étudiants,
celle de 2008 laisse une place bien plus importante aux masses d’anonymes
qui ont inscrit l’événement dans l’histoire
et aux raisons pour lesquelles elles l’ont fait.
Certes, les querelles d’interprétation demeurent :
certaines figures de premier plan persistent à occuper les
plateaux de radio ou de télévision comme jadis la
Sorbonne, et des convertis au marché continuent à
faire de Mai 68 le berceau de leur rectification de parcours. Mais
la mémoire des millions de grévistes qui paralysèrent
le pays retrouve enfin une place dans le débat (1). Les luttes
des ouvriers, de petits groupes politiques, de minorités
sexuelles, de mouvements anticolonialistes ou de travailleurs du
« social » sont ainsi au cœur d’une série
d’ouvrages à vocation plus ou moins encyclopédique,
réévaluant la contribution de chacun au mouvement
(2).
C’est sans doute le livre Mai-Juin 68 (3) qui fait voir l’articulation
de ces dynamiques sociales hétérogènes de la
manière la plus convaincante. Analysant cette période
comme une crise du consentement à l’ordre établi,
ce travail collectif évite le fétichisme des dates,
tout en rendant justice aux développements propres de la
crise et à ce qui s’y invente. L’agitation révèle
en effet de lourds mouvements souterrains qui, dans la famille,
dans l’usine, dans l’Eglise ou à l’école,
sapent les hiérarchies et les modes d’encadrement antérieurs.
Des formes traditionnelles d’autorité sont remises
en question par ceux sur lesquels elles s’exerçaient,
créant une humeur critique propice aux mobilisations.
Or la convergence de ces contestations, l’action des organisations
structurées et leur concurrence, tout comme les réactions
du gouvernement, participent à redéfinir un cours
des événements que personne ne peut véritablement
contrôler. Des paroles non autorisées se libèrent,
si bien que le retour à la normale dans l’ordre politique
n’est pas un retour à l’ordre ancien. Des formes
d’insubordination se perpétuent dans les usines, de
nouveaux rapports à l’activité voient le jour
dans les campagnes, dans l’école, etc. Richement nourri
par des études concrètes (sur les ouvriers ou les
étudiants, mais aussi sur les bonnes, les paysans, les écrivains,
un lycée de province, ou sur des soixante-huitards «
ordinaires »), cet ouvrage présente également
un intérêt politique. Il permet de redécouvrir
ce que des années de restauration conservatrice s’acharnent
à refouler : que l’ordre social n’est pas une
fatalité et que la revendication d’une société
égalitaire peut constituer une utopie mobilisatrice.
Laurent Bonelli.
(1) Sur ce point, voir le documentaire 1968. Les ouvriers aussi,
par Bruno Muel et Xavier Vigna, DVD Regards, Paris, 2006, 7 euros.
(2) Notamment Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel
(sous la dir. de), 68. Une histoire collective (1962-1981), La Découverte,
Paris, 2008, 848 pages, 28 euros ; Antoine Artous, Didier Epsztajn
et Patrick Silberstein (sous la dir. de), La France des années
1968. Une encyclopédie de la contestation, Syllepse, Paris,
2008, 904 pages, 30 euros ; Jacques Capdevielle et Henri Rey (sous
la dir. de), Dictionnaire de Mai 68, Larousse, Paris, 2008, 480
pages, 22 euros.
(3) Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique
Mattonti et Bernard Pudal (sous la dir. de), Mai-Juin 68, L’Atelier,
Ivry-sur-Seine, 2008, 445 pages, 27 euros. On peut également
mentionner dans cette optique la synthèse de Boris Gobille,
Mai 68, La Découverte (coll. « Repères »),
Paris, 2008, 120 pages, 8,50 euros.
|
|