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Origine : http://www.kitetoa.com/Pages/Textes/Interviews/20060122-interview-laurent-bonelli-violences-banlieues.html
Kitetoa: Doit-on chercher une explication précise (unique)
aux violences qui ont secoué les banlieues?
Laurent Bonelli:
Il y a plusieurs séries de facteurs. On a eu tendance à
unifier plusieurs choses différentes. Avant tout, que s'est-il
passé réellement? A Clichy, il y a deux jeunes qui
sont morts et un autre qui a été blessé grièvement.
Ca a donné lieu dans la ville à une flambée
de violences réactives qui s'est traduite par des affrontements
des jeunes avec la police, ce qui est quelque chose de finalement
assez classique. C'est en tout cas commun depuis une vingtaine d'années,
lorsque des jeunes meurent lors de contacts directs ou indirects
avec la police. Deuxième chose, à la différence
de ce que l'on a pu voir au cours des années passées,
il y a eu une extension, ou tout au moins, il y a eu des violences
ailleurs. On a dit, « les violences se répandent »,
alors qu'en fait ces violences sont différentes. Alors qu'à
Clichy, on a vu 2 ou 300 personnes affronter durement la police,
on observe ensuite des destructions de voitures, de conteneurs poubelles,
par des petits groupes de 10 ou 15 personnes qui après disparaissaient
sans chercher l'affrontement. Les policiers eux-mêmes l'ont
noté, il ne s'agit pas de la même chose. Si l'on comprend
facilement la violence réactive immédiate, il faut
faire un retour en arrière pour comprendre pourquoi des voitures
brûlent si souvent dans les quartiers, même hors des
périodes de troubles (21500 en 2003, soient 60 en moyenne
par nuit). Cela renvoie à deux grands phénomènes
de fond. D'abord la transformation des quartiers populaires ces
vingt dernières années et des conditions de vie des
populations qui y vivent. Ce sont des quartiers que l'on a construits
dans les années 1950-70 qui étaient à l'époque
des quartiers de mieux-être social lorsque l'on essayait de
résorber les taudis. Dans les années 1970, ces quartiers
vont voir leurs populations les plus favorisées partir, pour
devenir propriétaires dans l'un des multiples lotissements
qui couvrent la France à cette période (maisons Bouygues,
maisons Phénix).
Dans le même temps, les deux choc pétrolier et les
transformations du système de production, en un mot, le passage
au post-fordisme, c'est à dire un chômage de masse
combiné à une précarisation des statuts, vont
toucher très durement les populations qui restent dans ces
quartiers. Elles s'appauvrissent et se précarisent. Et notamment
les jeunes. Ce qui se casse entre la fin des années 1970
et le milieu des années 1980, ce sont les modes ordinaires
de reproduction des milieux populaires. Avant, un fils d'ouvrier
devenait ouvrier. En intégrant l'usine, un jeune intégrait
aussi un mode vie, des normes et des valeurs, qui incluaient d'ailleurs
la résistance syndicale. A partir de cette époque,
les fils d'ouvriers deviendront de moins en moins des ouvriers.
D'abord en raison chômage de masse qui les affecte, ensuite
parce que dans le même temps, on a prolongé dans le
système scolaire les enfants des classes populaires. C'est
une massification de l'enseignement, ce qui ne signifie pas pour
autant démocratisation. La première réponse
du gouvernement socialiste en 1981 au problème du chômage
des jeunes, c'est le prolongement scolaire. C'est un marché
de dupes parce que cette prolongation ne change pas la donne. Là
où le bac était une chose très importante dans
les années 1960, si tout le monde a le bac dans les années
1980, ça ne vaut plus rien. L'inflation scolaire s'accompagne
d'une déflation de la valeur des titres scolaires.
Ca a eu des effets douloureux sur les classes populaires. Le discours
sur la démocratisation scolaire tombe à plat puisque
l'Ecole ne transforme pas les hiérarchies sociales. Cette
déception s'est traduite notamment par une perte de l'autorité
de l'institution scolaire. Beaucoup de jeunes vont contester l'autorité
scolaire parce qu'il y a un hiatus entre les promesses de l'institution
et ses réalisations pratiques.
Certaines fractions des jeunesses populaires se retrouvent de la
sorte sans affectation professionnelle, sans affectation scolaire
et ces formes de non affectation sociale vont créer des problèmes.
Car elles enferment dans l'immédiateté. On a tous
besoin d'une prévisibilité minimale, de savoir de
quoi demain est fait, pour prévoir ce que l'on fera après
demain. C'est nécessaire pour formuler un quelconque projet,
qu'il soit de loisir, immobilier, matrimonial, etc. Une des conséquences
des transformations industrielles dont on parlait, c'est qu'à
la différence des ouvriers des années 1960 qui pouvaient
se projeter dans l'avenir, soit parce qu'ils avaient des contrats
stables, soit parce que la conjoncture permettait de quitter un
emploi pour en prendre un meilleur, certains jeunes des générations
suivantes n'ont aucune possibilité de voir plus loin que
leur contrat d'intérim. On assiste dès lors chez certains
d'entre eux à un retour des formes d'indiscipline qu'on connaissait
au début de la période pré-industrielle, à
l'époque où les statuts étaient justement très
précaires, où les gens étaient des journaliers.
On retrouve le monde des petits vols, de la récupération,
de la débrouille quotidienne.
Le retour des désordres juvéniles est sans doute
une conséquence non voulue et inéluctable de la précarisation
du travail non qualifié.
Depuis le milieu des années 1980 et avec une accélération
dans les années 1990, pour répondre à ces types
de comportements les gouvernements successifs ont mis l'accent sur
des formes de résolution policière. Il existe des
modes d'action policiers très différents. Celui qui
a été choisi depuis le milieu des années 1990,
c'est celui de la police d'intervention qui s'oppose à celui
de la police d'investigation ou de proximité. A un travail
d'enquête qui permet d'arrêter des coupables ou à
un travail de présence et de liens avec la communauté,
on a préféré une pratique du « saute
dessus ». C'est une police qui patrouille, qui s'arrête,
qui arrête et qui repart. L'exemple concret, c'est la BAC,
la brigade anti-criminalité dont les policiers se perçoivent
comme des prédateurs. Leurs écussons en disent long
sur leur philosophie : tigres, cobras, loups, lions, rapaces, etc.
Ce sont des unités très militarisées. Par leur
armement et leurs logiques. L'une des logiques militaires est «
qui peut le plus peut le moins ». C'est l'illusion, violement
démentie au Kosovo ou en Irak, qu'avec un char, on arrête
facilement des manifestants. La logique policière classique,
au contraire, propose une montée en violence. C'est l'institution
qui fixe le degré initial de violence. Si on part d'un très
bas niveau de violence, les adversaires seront à un très
bas niveau de violence aussi. Si la violence monte, on monte aussi.
Ca se voit dans une manifestation avec des gendarmes mobiles qui
au début on des calots sur la tête, mais qui, si le
niveau monte, vont sortir leurs casques, etc. Dans les cités,
on voit cette logique militaire qui s'impose. Les flashball sortent
tout de suite. Dès le départ. Et qui entraîne
un niveau de violence de départ plus fort de la part des
gens qui vont s'opposer à l'institution policière.
Un effet paradoxal de l'introduction des armes non létales
comme le flashball ou les tasers est qu'elles sont utilisées
souvent sans discernement : on sort l'arme plus facilement, son
utilisation est moins encadrée puisque le risque de tuer
est moindre.
Mais cette militarisation a des ressorts pratiques. C'est dû
notamment aux consignes politiques. Les gouvernements demandent
à la police de « reconquérir » ces quartiers.
Reconquérir les cités, cela veut-il dire que
c'est pire qu'avant? Qu'elles sont devenues des « zones de
non-droit », comme disent justement les politiques ?
Des zones de non droit, ce sont des zones où la loi de l'Etat
ne s'applique pas. Cela n'existe pas en France. On peut parler de
ce genre de choses en Colombie par exemple où des zones sont
contrôlées par les FARC qui ont leurs propres lois,
leurs propres systèmes de régulation. En France, on
en est pas là. Il y a des cités où la police
intervient avec plus ou moins de plaisir. Les policiers reçoivent
comme consigne d'entrer dans les quartiers, mais ne savent pas véritablement
ce qu'ils doivent y faire. Le contrôle quotidien, bi-quotidien,
tri-quotidien de jeunes qui stationnent dans une cage d'escalier,
ce n'est pas très intéressant. Ce qui intéresse
les policiers, c'est le judiciaire, le grand criminel faisant le
grand policier. Chaque contrôle de ce type est difficile puisque
l'on est dans une logique de confrontation, de tension. En outre,
la sociologie des policiers a changé. Les policiers sont
souvent des gens qui viennent de milieux sociaux artisans, employés,
majoritairement de petites villes de province. Socialement, ils
sont très loin des gens des cités. Ils sont jeunes
et ils sont tout seuls. Les policiers ayant une ancienneté
demandent une affectation ailleurs et l'obtiennent. Ca se traduit
par la peur et un rapport à leur pratique professionnelle
qui est épidermique avec une vision « délit-répression
». D'où par exemple, l'explosion des délits
d'outrage à agent. Il n'y a plus de distance au rôle.
On aboutit à une confrontation ritualisée quotidienne.
Les jeunes mettent la pression sur les policiers qui le leur rendent
bien.
On retrouve ce contexte général, social, économique
et policier, un peu partout dans les banlieues françaises.
Ce qui implique qu'il existe un terreau favorable à des explosions.
En novembre 2005, le lien entre ce qui s'est passé à
Clichy et ce qui s'est passé ailleurs s'est opéré
au travers des déclarations de Nicolas Sarkozy et du rôle
des médias. Les déclarations du ministre, sur un registre
très méprisant et les médias vont en effet
synchroniser des situations locales. Auparavant, dans des situations
similaires à celle de Clichy, les jeunes étaient présentés
comme des délinquants, ce n'est pas nouveau. Mais parallèlement
à ça il y avait des signes d'apaisement. La famille
était reçue, etc. Là, Nicolas Sarkozy en a
rajouté en posant un rapport de force. La télévision,
quant à elle, a accrédité l'idée d'un
mouvement général, notamment par l'exhibition de belles
cartes enflammées et un discours catastrophiste. Elle a de
la sorte participé de la dynamique d'extension des incendies.
Brûler la voiture du voisin ou une école, c'est
un peu stupide comme moyen d'action pour se faire entendre...
Brûler des voitures ou des containers poubelle devient l'un
des seuls modes de contestation qui leur soit accessible. L'accès
à un répertoire pacifié de la mobilisation,
comme une manifestation de la CGT, c'est quelque chose qui marque
l'appartenance à l'espace politique légitime. Au 19ème
siècle, la manifestation ou la grève étaient
des choses illégales mais qui sont devenues légitime
au fur et à mesure que les organisations qui les portaient
se sont institutionnalisées. Aujourd'hui, les jeunes sont
hors de l'espace politique légitime. Si l'on prend le vote,
on est dans ces quartiers à 52% d'abstention en moyenne,
20% d'étrangers qui n'ont pas le droit de vote, 10 à
15% qui ne sont pas inscrits sur les listes. Donc on a un résultat
de votants à peu près nul. Jusque en 1980, il y avait
à peu près 70% des ouvriers qui votaient. Le PS, traditionnellement
le parti de la gauche, n'est plus un parti ouvrier. En 1960, il
y avait 35% d'ouvriers dans ce parti. En 1998, il y avait 5% d'ouvriers.
Le PC, de son côté, a fait un choix dans les années
1980 qui consistait à défendre les ouvriers encartés
contre les précaires, créant une compétition
dans les milieux populaires. Il n'a pas su non plus intégrer
le milieu associatif et les organisations communautaires.
On a donc des gens n'ayant pas accès à l'espace politique
traditionnel et qui en sont rejetés quand ils essaient d'y
accéder. Il suffit de voir les mobilisations contre les violences
policières, par exemple, qui sont systématiquement
disqualifiées en politique. L'histoire des mouvements issus
de l'immigration, comme le mouvement de l'immigration et des banlieues
(MIB) par exemple est lourde de ces rejets. On ne peut donc pas
simultanément refuser l'accès aux arènes politique
à des revendications profondément politiques et condamner
la violence. En l'absence de débouchés politiques,
brûler des institutions comme l'école, même si
c'est tout à fait condamnable, c'est brûler l'expression
d'une promesse déçue. C'est ici que l'on perçoit
les effets réellement pervers des politiques néo-libérales.
Les institutions sociales (de l'Etat ou des collectivités
territoriales) doivent désormais gérer les conséquences,
les effets les plus intolérables des politiques de ces trente
dernières années. Un prof, un éducateur, ce
sont eux qui vont avoir à gérer les conséquences
de ces phénomènes, sans pouvoir peser sur leurs causes.
L'une des naïvetés des politiques de la ville, ça
a été de croire que l'on pouvait trouver des solutions
pour les quartiers dans les quartiers. Un prof ou un éducateur
peut être aussi bon qu'il veut, s'il ne peut pas assurer un
avenir aux gamins, un logement, un emploi digne de ce nom, il est
placé dans une situation très difficile. Cela dévalorise
l'institution. Ils sont paradoxalement placés dans une situation
où ils deviennent une sorte d'ennemi puisqu'ils sont obligés
d'amener les jeunes à en rabattre sur leurs aspirations.
On retrouve également cette situation de tension dans les
bureaux de poste où les postiers sont amenés à
gérer les effets de la misère, sur fond de RMI. Les
agents de première ligne de l'Etat doivent gérer la
misère au quotidien et cela amène parfois les gens
à penser que les représentants de l'Etat ne sont pas
forcément des alliés. Surtout que l'on demande à
ces fonctionnaires de se placer dans une logique libérale
de concurrence et de rentabilité au moment ou la situation
sociale se tend dangereusement. Les agents d'EDF sont plus souvent
perçus comme ceux qui coupent la lumière que comme
ceux qui l'apportent. Sans compter les effets terriblement néfastes
lorsque les policiers planquent dans des fourgons EDF ou se font
passer pour des éboueurs.
Pourquoi les violences étaient-elles cantonnées
aux banlieues ?
Il y a un phénomène intéressant. Les jeunes,
particulièrement les garçons, qui vivent dans ces
quartiers ont un fort sentiment d'insécurité lorsqu'ils
en sortent. La violence du regard de l'autre, du jugement sur leurs
attitudes, le manière d'être ou de se mouvoir est l'une
des manifestation les plus claire de la domination symbolique qui
s'exerce sur eux. Et qui les conduit à se rendre principalement
dans des lieux où ils vont retrouver leurs pairs. C'est à
dire aux Halles par exemple et pas à Neuilly ou à
Auteuil.
Le fait d'avoir du mal à exprimer une colère, à
mettre des mots sur un problème peut se traduire par des
actes de violence qui deviennent l'unique façon d'exprimer
un mécontentement...
Le rapport à la violence adolescente n'est pas canalisé
de la même manière selon les groupes sociaux. Au sein
de la jeunesse bourgeoise il est canalisé d'une autre manière,
via les clubs de sports, les clubs juvéniles, qui ne la laissent
pas déferler sur la voie publique. Mais cette violence est
très présente également. La violence est encore
plus présente chez les jeunes agriculteurs. Le nombre de
jeunes tués ou blessés dans des rixes est plus important
à la campagne que dans les banlieues. Les bals de villages
du samedi soir restent les plus meurtriers mais on voit rarement
la presse faire ses gros titres sur ce sujet. A part « Bal
tragique à Colombay : 1 mort »... Lorsqu'un jeune des
milieux populaires use de la violence physique face à un
jeune bourgeois, on n'est plus sur les mêmes modes de régulation
de la violence et c'est pour cela que cela choque. La violence physique
l'emporte de manière immédiate, mais sur le long terme,
c'est l'autre qui gagne symboliquement. Il est meilleur à
l'école, etc. Et ça, tous les deux le savent, consciemment
ou inconsciemment... Dans un milieu agricole où la violence
est une valeur partagée ou tout au moins acceptée,
cela ne choque pas. C'est quand il y a des confrontations fortes
entre des modes de rapports à la violence différents
que ça choque. Sans oublier qu'il existe des formes de violences,
moins visibles, qui sont toute aussi douloureuses que la violence
physique. Racisme, discrimination et le plus répandu de tous,
le racisme social, en sont des exemples.
La majorité a parlé de violences organisées
et coordonnées...
Les banlieues comme force organisée de résistance,
c'est quelque chose de très daté et qui a une source
unique. Dans les années 1990 on parle de supprimer les Renseignements
Généraux. A cette époque, leur fonction de
renseignement politique traditionnel souffre d'une crise de légitimité,
des scandales comme l'affaire Doucet les ont éclaboussés.
Ils vont alors faire quelque chose d'assez intelligent, il vont
s'intéresser aux violences urbaines. Ils inventent le terme.
Et ils vont évoquer le problème avec leur discours
propre qui est politique: le monde est mu par des minorités
agissantes cachées. Il faut donc, dans leur esprit, chercher
qui est à l'origine des mouvements, qui ne peuvent pas être
spontanés. On en arrive même à des situations
paradoxales où l'on nous explique que s'il n'y a pas d'agitation,
c'est justement que c'est très contrôlé, verrouillé
même, par des minorités cachées. Mais dans le
cas de novembre 2005, même la direction centrale des RG a
nié le caractère organisé des émeutes.
Et l'avenir?
La question qui n'est pas posée et qui me semble essentielle
est la suivante: quelle place fait-on à la jeunesse sans
qualification dans notre société? On ne fonde pas
la citoyenneté sur l'inutilité sociale. C'est une
question éminemment politique, et qui ne peut passer que
par des formes de réorganisation politique des milieux populaires
à même de résorber les fractures qu'y ont creusé
vingt-cinq ans de révolution conservatrice
Kitetoa
Laurent Bonelli est sociologue (université de Paris X - Nanterre).
Membre du centre d'études sur les conflits (www.conflits.org)
et codirecteur de l'ouvrage La Machine à punir. Pratiques
et discours sécuritaires, L'Esprit frappeur, Paris, 2004.
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