|
Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2005/04/BONELLI/12052
Adoptée en 2000 et modifiée en décembre 2001,
la législation antiterroriste britannique (Anti-Terrorism
Crime and Security Act) a permis l’incarcération illimitée,
sans inculpation ni jugement, d’étrangers soupçonnés
de terrorisme, refusant d’être expulsés ou ne
pouvant l’être. Dix-sept personnes ont de la sorte été
emprisonnées – dont huit pendant trois ans –
dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, à
Londres. Le 16 décembre 2004, ces mesures ont été
déclarées illégales par les plus hauts magistrats
britanniques, qui les ont estimées contraires aux «
instincts et aux traditions du peuple du Royaume-Uni » et
discriminatoires, puisqu’elles ne touchent que les étrangers.
Le 26 janvier 2005, le ministre de l’intérieur, Charles
Clarke, abolit la distinction nationaux/étrangers et propose
que tous les individus soupçonnés d’être
(ou d’avoir été) liés à des activités
terroristes, même sans preuves recevables en justice, soient
soumis à une série de contrôles (control orders).
Le suspect peut ainsi se voir imposer – pour une durée
de douze mois, renouvelable à volonté – un couvre-feu,
une assignation à résidence, un « marquage »
(un bracelet électronique) et des restrictions d’accès
aux communications, comme Internet ou le téléphone.
Toute violation peut être punie d’une peine allant jusqu’à
cinq ans d’emprisonnement.
La violente opposition des parlementaires a obligé le gouvernement
à accepter que ces contrôles soient approuvés
préalablement par un juge. Mais la revendication des députés
d’obliger à avancer des preuves – et non de simples
soupçons – pour priver un individu de ses libertés
fondamentales est restée lettre morte. Et c’est cette
philosophie qui sert de colonne vertébrale au Prevention
of Terrorism Act adopté le 11 mars 2005. Elle marque déjà
l’ensemble des mesures en vigueur pour lutter contre les comportements
« antisociaux » des jeunesses populaires. L’Anti-Social
Behaviour Order (ASBO) permet en effet d’imposer des restrictions,
comme celles de fréquenter un quartier, d’emprunter
les transports publics, d’utiliser un téléphone
portable, etc., à des adolescents qui n’ont pas commis
de délit, mais dont les comportements sont « susceptibles
d’effrayer, d’alarmer ou de tourmenter » le voisinage...
Toute infraction à ces contrôles peut être punie
de prison (jusqu’à cinq ans).
La « guerre à l’incivilité » et
la « guerre au terrorisme » empruntent ainsi la même
voie : rendre la vie impossible à certains individus et les
enfermer dès qu’ils contreviennent à l’encadrement
draconien auquel ils sont soumis au quotidien. Ces sacrifices des
libertés individuelles sont justifiés au nom de l’urgence
et de l’ampleur des « menaces » qui pèseraient
sur la société. Ils sont l’aboutissement d’un
fantasme sécuritaire qui fait des suspects des coupables,
dépourvus des droits élémentaires de se défendre.
Ils banalisent un état d’exception pour les individus
ou les groupes qui dérogent à la « normalité
» de l’ordre néolibéral. Qui est sûr
de pouvoir toujours y échapper ?
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/04/BONELLI/12051
« Nous sommes entrés dans une nouvelle période
de l’histoire du terrorisme. Moins régionale et nationale,
cette nouvelle phase est caractérisée par un terrorisme
suicidaire, des attentats menés par des terroristes qui cherchent
à infliger volontairement des dommages massifs à des
civils et qui appartiennent à des groupes qui n’ont
aucun intérêt à la négociation (1). »
A la suite des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, Mme
Eliza Manningham-Buller, directrice générale du Security
Service britannique (MI5), résumait ainsi fidèlement
les difficultés politiques que les groupes de type Al-Qaida
posent aux autorités et aux services de renseignement occidentaux.
La lutte contre le « terrorisme » n’est en effet
pas aussi univoque que pourraient le laisser penser les viriles
déclarations de fermeté de nombre de ministres de
l’intérieur (on se souvient du « il faut terroriser
les terroristes » de M. Charles Pasqua). Elle résulte
au contraire de multiples transactions entre les gouvernements,
les agences de renseignement et les groupes clandestins, dans lesquelles
chacun fait jouer ses intérêts politiques ou organisationnels,
et tente d’imposer sa « vérité ».
Ainsi le « terrorisme » ne décrit pas une réalité
objective qui s’imposerait à tous. L’armée
allemande utilisait ce terme pour parler des résistants français,
la Russie le fait pour les combattants tchétchènes
et aucun groupe clandestin ne se revendique comme tel, préférant
selon les cas « combattants de la liberté »,
« nationalistes », « avant-garde du prolétariat
», « soldats de l’islam », etc. L’apposition
du label « terrorisme » n’est de la sorte qu’un
instrument de délégitimation de certains mouvements
et de leurs revendications.
Vecteur de la violence d’Etat
C’est ce qui explique à la fois l’impossibilité
d’arriver à une définition unanime dans le temps
et dans l’espace et les stratégies différentes
qui sont employées par les gouvernements pour y faire face
: non-intervention, pression, négociation, répression
policière, voire action militaire. Ces réponses dépendent
des rapports de forces politiques entre les parties en présence,
de leur évolution, comme des objectifs des groupes clandestins
et de leurs modes d’action.
Dans la régulation de cette violence politique, les services
de renseignement occupent une place centrale. Leur travail de repérage,
d’identification et de surveillance offre aux autorités
des informations leur permettant d’anticiper l’apparition
et l’évolution d’une crise, d’élire
des interlocuteurs, ou d’être au courant des stratégies
de leurs adversaires. Mais leur rôle ne se borne pas, tant
s’en faut, à celui de simples outils au service de
la décision politique. De la disqualification publique de
certains groupes au sabotage de leurs actions ou à la destruction
– morale, et dans certains cas, physique – de leurs
leaders, en passant par la démoralisation des militants ou
l’exacerbation des tensions internes, les stratégies
qu’ils utilisent sont nombreuses (2).
Dans le cas des renseignements généraux (RG) français,
ce fut même l’objet exclusif de certaines sections,
aux méthodes discrètes et parfois illégales,
comme la section manipulation, le groupe des enquêtes réservées,
ou de cellules opérationnelles plus informelles. En Espagne,
le Cesid appuya les groupes antiterroristes de libération
(GAL), qui assassinèrent des réfugiés basques,
en France, à la fin des années 1980 ; en Grande-Bretagne,
des services de renseignement participèrent à l’élaboration
des pratiques de « shoot to kill » destinées
à éliminer des militants présumés de
l’Armée républicaine irlandaise (IRA). Ils sont
de la sorte un vecteur – partiellement autonome – de
l’exercice de la violence d’Etat, dont l’action
influe tant sur les stratégies des groupes clandestins que
sur celles des autorités.
Plus encore, leur travail routinier de sélection des informations,
d’analyse, d’interprétation et de prospective
participe à la délimitation du jeu politique. En qualifiant
ou en disqualifiant certains interlocuteurs sur la base de leurs
propres appréciations, les services de renseignement leur
permettent ou non d’y participer. Ils apparaissent ainsi comme
des gardiens – souvent méconnus – de l’ordre
politique, et leurs modes de perception pèsent sur sa définition
et son fonctionnement.
Par-delà leur diversité, les membres des services
de renseignement ont en commun d’accorder une place centrale
aux rapports de forces politiques. Leurs principes d’action
s’opposent à ceux du monde judiciaire, pour lequel
le rapport au droit (à la loi) est central. Même dans
le cas où ces agents sont des policiers, ce qui les éloigne
de leurs collègues des services de police judiciaire ou des
polices urbaines est plus qu’une différence de missions.
Réalisant l’essentiel de leur carrière professionnelle
au sein même des services de renseignement, ils vont en intérioriser
les pratiques, les routines bureaucratiques et les visions du monde
héritées de leur histoire.
Cet apprentissage fabrique des dispositions spécifiques,
qui se caractérisent par un intérêt pour le
jeu politique, une maîtrise pratique de ses enjeux, et par
un attachement à l’ordre légitime et à
sa conservation. Elles sont une importation des logiques du soupçon
propres aux policiers en général dans l’activité
politique et expliquent la récurrence des explications en
termes de « complot » et de « manipulation ».
Au prisme d’une vision menaçante
L’une des manifestations les plus claires de ces dispositions
est le degré d’organisation que les services de renseignement
prêtent à leurs adversaires dans leurs rapports et
leurs synthèses. Ils ont tendance à voir derrière
la moindre initiative locale un élément d’une
stratégie politique globale, et à considérer
des groupes ou des individus autonomes comme les agents d’une
organisation occulte et structurée. Directeur des RG de 1992
à 2004, M. Yves Bertrand commentait en ces termes la surveillance
des discours tenus dans les mosquées : « Nous avons
par exemple été particulièrement vigilants
après les attentats du 11 septembre 2001. Nombre d’observateurs
s’attendaient à des dérapages nombreux (...).
Curieusement, les responsables des mosquées et des associations
ont très bien contrôlé leurs troupes ; ce qui,
d’ailleurs, n’est pas pour nous rassurer. Cela signifie
(...) que la communauté est très bien contrôlée
par ces associations (3). »
Dans ce type d’analyse, le calme est pire que la tempête,
car il dissimulerait quelque chose de plus inquiétant. Au
prisme de cette vision menaçante du monde et de la prédominance
donnée au caché sur le visible, la réprobation
quasi unanime de ces actes sanglants devient ainsi une préoccupation
supplémentaire, qui constitue une nouvelle justification
de leur travail de surveillance. Si elle n’est pas forcément
cynique, cette volonté de « grandir » la menace
assure aux agents de renseignement de forts profits, tant matériels
(moyens, budget) que symboliques (importance des services, reconnaissance
personnelle).
En ce qui concerne l’islam, la surveillance des communautés
musulmanes, et notamment des lieux de culte, des leaders et des
associations religieuses, ne date pas des attentats contre le World
Trade Center et le Pentagone. Elle constitue l’une des routines
du contre-espionnage, les services d’un certain nombre de
pays d’émigration (notamment du Maghreb) utilisant
depuis longtemps les infrastructures religieuses pour contrôler
leurs exilés.
Mais l’intérêt des agences de renseignement
occidentales pour les communautés musulmanes va prendre une
tournure assez différente à la suite d’un certain
nombre d’événements internationaux liés
à l’islamisme politique. En France, les principales
étapes du développement des sections spécialisées
ont été la révolution iranienne de 1979, la
situation au Proche-Orient, les attentats du réseau Fouad
Ali Saleh de 1985-1986, et surtout la guerre en Algérie après
juin 1991, qui devait déboucher sur une nouvelle vague d’attentats
en 1995. Les services de renseignement vont de la sorte concentrer
leur attention sur les activités des groupes islamistes armés
(algériens essentiellement), que ce soit pour contrer leurs
velléités d’actions violentes sur le territoire
ou pour perturber le travail logistique qu’ils peuvent y mener
(propagande, recrutement, circuits de financement, etc.).
En Grande-Bretagne, l’attention de ces services pour les
musulmans vient de l’afflux de réfugiés pakistanais,
ou de Frères musulmans pourchassés dans les anciennes
colonies britanniques. Elle resta cependant longtemps marginale
en raison de la focalisation sur le conflit nord-irlandais. En Espagne,
le changement est plus récent encore, la question basque
ayant jusqu’à une date récente occupé
la quasi-totalité de l’énergie des services.
Les attentats du 11 septembre 2001 et du 11 mars 2004 ont de la
sorte réorienté à des degrés divers
l’activité de ces agences. Mais, surtout, ils ont sérieusement
modifié les modes historiquement constitués de régulation
de la violence politique auxquels les agences étaient habituées.
C’est d’abord l’irruption brutale en temps de
paix, sur le territoire d’un Etat occidental, de crimes de
masse, indifférents à la qualité (sociale,
politique, voire confessionnelle) des victimes. Plus encore, ces
attentats subvertissent les principes de vision et de division fondamentaux
du champ politique. Les groupes qui en sont à l’origine
ne s’appuient pas sur des bases et des revendications ethno-nationalistes
ou de classe, qui, jusque-là, structuraient la violence politique,
et continuent de le faire dans de nombreux conflits, y compris dans
ceux qui impliquent des mouvements radicaux musulmans (en Palestine
ou en Tchétchénie, par exemple).
Non seulement les mouvements se réclamant d’Al-Qaida
semblent faire fi des traditionnels processus politiques de négociation,
mais leur autonomie, tant tactique que stratégique, et leur
absence de base territoriale ou sociale compliquent largement la
construction de cet échange. A la différence d’autres
groupes clandestins, pour lesquels les services de renseignement
avaient des interlocuteurs identifiables – liés aux
mouvements eux-mêmes, à des vitrines politiques, ou
à des gouvernements leur apportant leur soutien –,
ce type d’organisations apparaît comme un « ennemi
anonyme et sans visage (4) ».
Il s’agit donc de repérer au sein des communautés
musulmanes quels sont les individus susceptibles de rejoindre les
rangs des groupes radicaux. S’ils continuent à surveiller
les mosquées, les prêches, les associations culturelles,
etc., certains services de renseignement vont avoir de plus en plus
recours à l’élaboration de « profils »,
de « figures » typiques. Fondant leur travail sur des
études de cas d’individus impliqués dans des
actions clandestines, ils vont élaborer des trajectoires
sociales modales et apporter une vigilance particulière aux
activités de ceux qui répondent à ces propriétés.
C’est ainsi qu’une origine étrangère
(et particulièrement d’un pays musulman), un niveau
d’études relativement élevé, la fréquentation
de telle ou telle association ou mosquée (« fondamentaliste
» ou « salafiste » surtout), des voyages fréquents,
une rupture professionnelle et des séjours à l’étranger,
etc. déclenchent presque automatiquement l’attention
des agences de renseignement. Il en va de même pour les «
convertis », qui deviennent la métaphore de l’ennemi
invisible, fondu dans la population et bénéficiant
de tous les avantages que procure la nationalité (libre circulation,
protection juridique, facilités administratives, etc.).
En ligne de mire, l’islam
La difficulté de la tâche, alliée à
l’inquiétude légitime des différents
gouvernements face à cette menace et à leur relatif
désarroi pour y faire face, expliquent et légitiment
les plaidoyers pour la limitation des libertés et la mise
en place de moyens d’exception, qu’ils soient policiers
ou judiciaires (5).
A bien des égards, on pourrait dire que l’on assiste
à une reconfiguration de l’équilibre entre les
logiques du renseignement (la suspicion) et celles du judiciaire
(l’administration de la preuve). La figure du suspect devient
plus importante que celle du coupable. Le camp de Guantanamo incarne
l’exemple le plus frappant de ces logiques de renseignement
: enfermer des individus pour leur soutirer des informations en
s’affranchissant des garanties juridiques élémentaires
qui les protègent. Mais, pour extrême qu’il soit,
cet exemple n’est pas isolé. En Grande-Bretagne, l’Anti-terrorism,
Crime and Security Act, modifié en décembre 2001,
a permis la mise en détention illimitée de personnes
suspectes d’être des terroristes internationaux sans
que leur culpabilité ait été juridiquement
établie (voir « Un contrôle incontrôlable
»).
En France, l’application très extensive de la législation
antiterroriste de 1986 (et notamment les incriminations d’«
association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste
») permet des stratégies dites du « coup de pied
dans la fourmilière », qui consistent à arrêter
massivement des individus qui pourraient entretenir un lien avec
des groupes clandestins afin de « désorganiser les
réseaux ». Et peu importe si l’immense majorité,
après avoir passé jusqu’à vingt-quatre
mois en détention préventive, est innocentée
lors des procès. En règle générale,
en matière de « terrorisme islamiste », le rapport
entre le nombre d’arrestations, le nombre d’inculpations
et de culpabilités avérées est totalement disproportionné.
Mais la suspicion ne s’arrête pas à la lutte
antiterroriste, elle s’étend également à
la loyauté des communautés musulmanes, particulièrement
en France. Passé au prisme des dispositions antisubversives
des agents des services de renseignement, tout élément,
fait ou activité culturelle et religieuse va être relié
à des velléités politiques de subversion de
l’ordre établi provenant d’organisations structurées
et avançant masquées.
C’est ainsi que les services français portent une
attention particulière aux groupes musulmans prosélytes,
tels que la Jama’a at-Tabligh, qui prêchent dans les
quartiers populaires. De la même manière, ils sont
attentifs au rôle que peuvent jouer certaines associations
ou leaders religieux dans l’apaisement des tensions au sein
d’une cité. Ne pouvant toutefois mesurer l’impact
direct de ces influences, ils vont recourir à la notion vague
de « communautarisme », censée menacer l’unité
républicaine par l’exaltation d’une identité
« musulmane ».
Les RG français ont même élaboré une
grille de comptabilité du repli communautaire des quartiers,
sur la base de huit indicateurs : « nombre important de familles
d’origine immigrée, pratiquant parfois la polygamie
» ; « tissu associatif communautaire » ; «
présence de commerces ethniques » ; « multiplication
des lieux de culte musulman » ; « port d’habits
orientaux et religieux » ; « graffitis antisémites
et anti-occidentaux » ; « existence, au sein des écoles,
de classes regroupant des primo-arrivants, ne parlant pas français
» ; « difficulté à maintenir une présence
de Français d’origine ». Ces indicateurs réactivent
l’image de l’intégration républicaine,
liée au modèle historique de développement
de l’Etat, et caractérisée par l’effacement
des différences régionales et culturelles. Ils permettent
ainsi de rappeler à l’ordre tout ce qui semble contester
ce modèle de référence.
Or, il importe d’être particulièrement prudent.
Les adhésions religieuses peuvent revêtir les formes
les plus diverses. Il existe un ensemble de positions qui se déclinent
sur un axe allant d’un pôle spirituel à un pôle
plus culturel. Ces positions renvoient à des motivations
très différentes et génèrent des pratiques,
des comportements et des usages sociaux de l’islam sans lien
entre eux.
Quoi de commun entre un(e) étudiant(e) féru(e) de
théologie et un(e) adolescent(e) en situation de déqualification
sociale, qui se « bricole » une identité visant
à restaurer des formes de dignité personnelle, et
dans lesquelles l’islam peut jouer un rôle (6) ? Quoi
de commun entre la diabolisation de l’Occident prêchée
par certains leaders religieux, les critiques de la politique israélienne
menées par des associations communautaires, et la radicalité
du discours de certains jeunes de cités qui, de la même
manière que des ouvriers précarisés vont voter
pour le Front national pour marquer une ultime frontière
avec le groupe dans lequel ils appréhendent de tomber, vont
rejeter sur les « femmes », les « juifs »
ou « l’Occident » la responsabilité de
leur situation actuelle ? Rien. Les logiques, les mobiles et les
manifestations sont différents. Chacun peut bien sûr
donner lieu à des actes ou des gestes intolérables,
qu’il faut combattre, mais sans faire d’amalgame et
sans tout mélanger.
Ce que s’empressent de ne pas faire nombre de marchands de
peur intéressés à produire une image apocalyptique
du monde, qui sert leurs intérêts économiques
ou politiques. Alors que les travaux sur des individus qui sont
entrés dans l’action violente insistent sur la singularité
des trajectoires et des histoires de vie qui ont conduit au passage
à l’acte (7), MM. Alain Bauer et Xavier Raufer, parmi
d’autres, n’hésitent pas à faire d’un
incendie volontaire un « attentat de basse intensité
», ou encore à affirmer qu’« à partir
de ces zones de non-droit inaccessibles aux forces de l’ordre
et grouillant d’armes de guerre, assurer la logistique d’un
réseau terroriste est stricto sensu un jeu d’enfant
(8) ».
Ces explications télescopent l’image d’une religion
conquérante, homogène et guerrière, construite
dans certains cénacles stratégistes en mal d’ennemi
global après la chute de l’URSS (9) et l’essor
relatif des revendications liées à l’exercice
du culte musulman dans les pays occidentaux, pour les agréger
dans une même totalité menaçante.
Quant à la critique du « communautarisme » telle
qu’elle se développe dans les discours d’Etat,
elle pourrait bien n’être qu’une manière
de s’exonérer à bon compte des effets dévastateurs
des politiques économiques et sociales qui sont conduites
depuis une vingtaine d’années. En 2004, 33 % des 20-29
ans résidant des zones urbaines sensibles (ZUS) étaient
chômeurs ou inactifs (sans être en formation), contre
12 % au niveau national. Les immigrés non européens
qui y vivent ont 17,2 fois moins de chances de trouver un emploi
que leurs homologues nationaux (10). Si l’on ajoute à
cela l’absence de droits politiques des uns, l’auto-exclusion
des autres due au creusement de la distance entre les partis politiques
(de gauche notamment) et les milieux populaires, des services publics
dégradés, de multiples formes quotidiennes de discrimination,
des contrôles policiers à répétition
et des dénis de justice, les cris d’orfraie sur le
danger « communautariste » pourraient prêter à
sourire. En passant sous silence les conditions de précarité
des quartiers (et leur origine), ce thème permet une condamnation
morale de formes d’adaptations individuelles et collectives
à la misère, et la mobilisation au nom d’un
projet républicain idéalisé, dont on occulte
soigneusement les manquements en termes d’égalité.
Question sociale masquée
Soit sous l’angle du « terrorisme » soit sous
celui du « communautarisme », l’islam apparaît
donc aujourd’hui comme un projet global de subversion susceptible
de se substituer au communisme, frappé par les restructurations
du capitalisme post-fordiste et l’effondrement de l’URSS.
Il cumule en effet une dimension transnationale (cohérente
avec la manipulation étrangère) et de fortes communautés
implantées dans les Etats occidentaux, mais occupant des
positions basses dans les hiérarchies sociales.
Ces interprétations proviennent directement du travail des
services de renseignement et des dispositions de leurs agents. Et
leur succès s’explique tant par les positions institutionnelles
qu’ils occupent au sein de la division du travail politique
que par le discours de certains groupes religieux, ayant également
intérêt à une polarisation des positions, qui
les crédite de forces, d’un poids et d’une crédibilité
qu’ils n’ont pas. Mais, n’en déplaise aux
uns comme aux autres, immigré(e) ne veut pas dire musulman(e)
et musulman(e) ne veut pas dire militant(e) politique de l’islam.
Les reformulations intéressées de la question sociale
en question de sécurité ou en question religieuse
permettent d’occulter les fondements des difficultés
réelles que connaissent aujourd’hui les classes populaires,
laminées politiquement et socialement par des décennies
de réformes néo-libérales. Elles redéfinissent
– et installent – des lignes de clivage en leur sein
qui rendent plus difficile encore la reconquête collective
d’un avenir meilleur. Mais est-ce bien là leur projet
?
Avec la disparition du « péril communiste »
et de l’« empire du Mal », les services de renseignement
européens et américains ont été privés
d’un ennemi qui justifiait leur existence et leur budget substantiel.
S’appuyant sur les activités de groupes terroristes
hétérogènes et disparates, ils ont, notamment
depuis le 11-Septembre, construit un nouvel ennemi stratégique,
disposant d’une vision globale, qui mettrait en danger les
valeurs fondamentales de la liberté et de la démocratie.
Laurent Bonelli.
(1) « Global terrorism : are we meeting the challenge ? »,
conférence au City of London Police Headquarters, octobre
2003. Cette enquête comparative porte sur des services de
renseignement français : renseignements généraux
(RG) et direction de la surveillance du territoire (DST) ; britanniques
: Security Service et Special Branch (SO12) et espagnols : Comisaría
general de información (CGI) et Centro nacional de intelligencia
(CNI), qui prend la suite en 2002 du Centro superior de información
de la defensa (Cesid).
(2) Gary T. Marx, Undercover. Police Surveillance in America. University
of California Press, Berkeley, 1988.
(3) Souligné par l’auteur. Rapport de M. Jean-Louis
Debré sur la question du port des signes religieux à
l’école (n° 1275), Assemblée nationale,
décembre 2003.
(4) L’expression est de Jorge Dezcallar de Mazarredo, directeur
du Cesid, puis du CNI, de 2001 à 2004.
(5) Un observatoire des pratiques et des politiques en matière
antiterroriste dans les différents Etats de l’Union,
ainsi qu’au niveau communautaire a été mis en
place dans le cadre du programme européen Challenge. Données
et analyses sont accessibles sur son site.
(6) Voir Jocelyne Césari, Musulmans et républicains.
Les jeunes, l’islam et la France, Complexe, Bruxelles, 1998.
(7) Stéphane Beaud et Olivier Masclet, « Un passage
à l’acte improbable ? Notes de recherche sur la trajectoire
sociale de Zacarias Moussaoui », French Politics, Culture
and Society, vol. 20, n° 2, New York University, New York, été
2002.
(8) Alain Bauer et Xavier Raufer, La guerre ne fait que commencer,
J.-C. Lattès, Paris 2002.
(9) Notamment Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and
Remaking of World Order, New York, Simon and Schuster, 1996.
(10) Observatoire des zones sensibles, Rapport 2004, Editions de
la DIV, 2004. Les ZUS représentent 751 quartiers répartis
sur l’ensemble du territoire et comptent 4 672 089 habitants.
|
|