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Compte rendu du livre de Laurent Bonelli « La France a Peur »

Origine : http://s3.archive-host.com/membres/up/1768975560/CRLaFranceapeur2008.pdf

Mettre les travaux de recherche en sociologie au service du grand public, telle est la conception du sociologue Laurent Bonelli venu à Sciences Po Rennes le jeudi 10 décembre pour présenter et débattre du thème de l’inflation de l’insécurité dans la société française et dans les médias.

Les travaux du sociologue se sont axés sur la politique sécuritaire des années 1990, moment de mutations importantes. Ce changement est visible notamment lors du colloque de Villepinte en octobre 1997 où le gouvernement Jospin effectue sa rentrée politique par des ateliers de réflexion sur le thème « Des villes sûres pour des citoyens libres », expliquant ainsi que la sécurité serait la priorité du gouvernement. Laurent Bonelli fait alors état d’une « triple surprise ». D’abord il apparaît que la sécurité n’est désormais plus un thème réservé à la droite. Puis on a constaté une reformulation des termes du débat antérieur : on est passé d’un consensus sur la réinsertion des délinquants liés aux « ratés du progrès » à un consens punitif attesté par le volume croissant d’incarcérations. Enfin se produit une véritable inflation du terme de l’insécurité dans les débats politiques : « on a l’impression que certains secteurs relèvent entièrement de l’insécurité ».

Une première approche par les transformations sociologiques des zones où apparaît l’insécurité

L’insécurité est associée aux ensembles urbains construits dans les années 1950-1970 (contexte de reconstruction après la guerre et de venue de travailleurs immigrés). L'État avait alors lui-même pris en charge cette construction de logements (plus de 6 millions à cette période). Le choix fut porté sur un terrain peu cher et rapidement disponible à la périphérie des villes, et sur le béton, matériau alors en plein essor. Ces logements représentaient un mieux-être social important par les équipements offerts (chauffage, eau courante…). Ces ensembles se transforment au milieu des années 1970. Les plus aisés, c’est-à-dire la fraction supérieure de la classe ouvrière, quittent ces zones au profit des lotissements dont la construction est favorisée par des aides du gouvernement (vision de Valéry Giscard d’Estaing d’une « France de petits propriétaires »). Ceux qui restent vont être frappés par la réorganisation de l’appareil industriel en partie due aux chocs pétroliers de 1973 et 1979. Les premières délocalisations, l’informatisation et la mécanisation des chaînes de montage ont pour effet un chômage de masse (notamment chez les travailleurs peu qualifiés et étrangers), une précarisation des statuts (intérim, CDD, temps partiel subi).

Ces changements socio-économiques transforment durablement la morphologie des quartiers ainsi que le rapport à la vie des populations qui y vivent. Le rapport à l’emploi n’est plus le même, avec la diminution des postes non-qualifiés accessibles et les statuts qui ne sont plus ceux de leurs pères. Avec la seconde généralisation de l’enseignement, le niveau scolaire s’élève mais se heurte à la hiérarchie sociale qui ne suit pas la réforme. De plus, on voit apparaître de nouvelles formes de sociabilité : les « gens en bas d’immeubles », se bricolant une identité par le précaire, le travail au noir. « On s’aperçoit que les indicateurs sont au rouge » : diminution du niveau de vie (avec la diminution des revenus et la dépendance aux minimums sociaux), économie de braconnage à mi-chemin entre le formel et l’informel, le légal et l’illégal.

La cristallisation du thème auprès des pouvoirs publics

Les premières formes d’indiscipline qui se développent (entre autres : agressions, dégradations…) sont perçus dans un premier temps comme des problèmes locaux. Les élus locaux sont donc les premiers à se pencher sur l’insécurité. Les rodéos urbains de l’été 1981 signalent une première intervention des pouvoirs publics par les élus locaux. Il ne s’agit pas seulement d’un problème d’ordre public mais aussi politique puisqu’il faut gérer la coexistence de groupes sociaux sur un territoire donné. Les pétitions de citoyens actifs et mobilisés dont les associations de commerçants, de copropriétaires jouent un rôle important sur la question de l’insécurité.

L’intervention des élus locaux se fait sur trois domaines. Ils tentent de rassurer les ‘bons citoyens’, par exemple en mettant des caméras vidéos, peu importe leur efficacité.

Leur action passe aussi par la menace sur les ‘mauvaises familles’ (expulsion locative, par la pratique des arrêtés sur la mendicité, le couvre-feu des mineurs, et l’instauration du rappel à l’ordre par le maire depuis 2005). Ils cherchent aussi à négocier avec les fauteurs de trouble (par l’emploi ou par la création d’autres structures). Au début les associations transversales d’élus jouent un rôle important. En se réunissant les élus vont alors échanger sur les problèmes rencontrés, et par cela vont effectuer un véritable travail de standardisation et de codification des problèmes : par une montée en généralité ils effectuent un travail symbolique qui va « désencastrer » des problèmes localisés, par exemple en mettant en évidence la responsabilité des parents. Les élus locaux sont ainsi devenus des « entrepreneurs de cause », ce qui a permis de reprendre cette thématique dans le débat national.

Cela va marcher dans un contexte précis, celui de l’inquiétude des principaux partis pour la « désaffection populaire », qui se manifeste par des taux d’abstention croissants dans les quartiers populaires (20 points de plus que la moyenne nationale), par la montée du Front national qui fait, lui, explicitement campagne sur l’insécurité. Dans ce contexte les élus doivent montrer qu’ils sont capables de répondre à l’insécurité.

Cet intérêt pour les élus s’accompagne d’un renversement de perspective. Alors que jusque dans les années 1980, la délinquance est perçue comme la conséquence d’une série de facteurs sociaux (chômage des jeunes, urbanisme…) et qu’il suffit d’agir sur ces facteurs pour remédier à l’insécurité, on laisse place à la vision de la responsabilité individuelle du délinquant. Désormais la délinquance est perçue comme cause de l’échec social et non plus la conséquence.

Le rôle des médias dans la construction symbolique de l’insécurité

L’insécurité était déjà présente dans les médias par la tradition des faits divers, mais ce thème gagne une place prépondérante à la fin des années 1990. Plus surprenant Le Monde titrait dans un numéro d’août 2001 « Délinquance : alerte » signe que les grands médias traditionnels ont pris le relais.

Ces transformations sont endogènes au monde des médias. En effet les hiérarchies médiatiques se transforment par la montée de la télévision qui recherche de l’audience après l’introduction de la publicité, et par le recul de l’information étrangère au profit de l’info de proximité (ils véhiculent un message nouveau : « la délinquance peut arriver près de chez vous »). Les modifications sont liées aussi à l’interdépendance entre médias et gouvernement. Dès que le gouvernement en fait sa priorité, l’insécurité passe des faits divers aux faits de société. Ce sont alors les élites des journalistes politiques qui s’en saisissent. Les médias contribuent à diffuser la manière dont il faut penser l’insécurité. Par exemple sur les plateaux de télévision, on invite en moyenne un tiers de policiers, un tiers de politiques, 20% d’experts et le reste environ 5% venant du médical-scolaire-éducatif.

Les plateaux de télévision mettent en scène à plus de 60% l’action des forces de l’ordre, et près de 80% ont une vision alarmiste ou spectaculaire.

« Les médias ne font pas l’opinion » : il n’empêche que le discours dominant contribue à aligner vers le bas des termes comme banlieue, à diffuser des clichés (délinquants de plus en plus jeunes et violents, ce qui est statistiquement faux) et consacrent des discours, ceux des hommes politiques, renforçant la logique d’auto- alimentation entre médias et politiques. De plus le monde médiatique semble devancer le monde académique car la recherche sur le crime est une discipline très peu définie et dépendante de ces bailleurs de fonds (jusqu’en 1990 le ministère de la justice puis le ministère de l’intérieur).

Le mouvement de construction symbolique a des effets sur le local. L’école par exemple ne reste pas en dehors de la reformulation de nouvelles consignes : désormais on n’exige avant toute autre chose qu’elle scolarise et non enseigne car l’important c’est de « ne pas être dehors ». Il en est de même pour la justice marquée par le triptyque accélération (traitement rapide de la délinquance dans son organisation), durcissement et extension (fraude dans les transports, violences scolaires légères, occupation d’immeubles). La police voit aussi ses missions reformulées. Dans les situations difficiles comme l’occupation de cages d’escalier les policiers intervenants sont souvent ceux qui viennent de sortir de leur formation et venant de province. Il se produit alors une « rivalité mimétique » avec les bandes de jeunes (« toi il y a marqué Lacoste, moi il y a marqué Police »). Pour remédier à cela l'État instaure en 1998 une police de proximité, basée sur une meilleure connaissance des populations et réduisant ainsi les effectifs nécessaires.

Enfin on a constaté une militarisation de l’intervention policière, notamment par l’utilisation du Flash Ball ou du Taiser.

* * *

En une trentaine d’années se construit une nouvelle manière de voir l’insécurité. Ce changement n’est pas l’œuvre d’un seul mais se fait selon une logique basée sur des préoccupations hétérogènes qui vont trouver dans la thématique de l’insécurité un cadre pour parler de la même chose. Pour Laurent Bonelli il s’agit d’une tentative désespérée pour rétablir une discipline sur une jeunesse populaire. « Je crains qu’on oublie des principes assez simples : la stabilité sociale est liée à la stabilité des existences ».

Géraud