"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Savoirs autorisés et discours d'autorité : la banlieue comme problème de sécurité
Par Laurent BONELLI, Yovan GILLES

Origine : http://www.lesperipheriques.org/article.php3?id_article=128

LES PÉRIPHÉRIQUES VOUS PARLENT

Savoirs autorisés et discours d'autorité : la banlieue comme problème de sécurité
Par Laurent BONELLI, Yovan GILLES

Quels sont les vrais motifs du discours sécuritaire sur lequel se focalise actuellement le débat politique et à travers lequel se reformulent à la fois la question sociale et celle de l'immigration ? Quelles sont les stratégies et les objectifs de politiques résolument répressives qui jouent sur le registre d'une peur de l'autre que le traitement médiatique de la violence amplifie ? L'auteur de "La machine à punir" [1] tente ici de répondre à ces questions en démontant les ressorts des discours dominants et en interrogeant le travail de la critique sociologique sur ces questions.

Extrait

(...) GENEALOGIE DU DISCOURS SECURITAIRE

Les périphériques vous parlent : L'émergence des experts en sécurité date des années quatre-vingt-dix. Un des plus fameux d'entre eux, qui n'est pas avare de surenchères sur la "dérive violente des banlieues", est également P-DG d'une société de conseil en sécurité. Le discours pseudo-scientifique en matière de prévention et de répression de la violence recoupe des intérêts économiques privés. Dans le champ des sciences économiques, René Passet affirmait que la plupart des économistes mélangent opinion politique et discours scientifique. Peut-on affirmer la même chose des discours sécuritaires ?

Laurent Bonelli : Cette confusion est indéniable, mais il faut la nuancer. Il y a des intérêts économiques, mais aussi des enjeux de pouvoir. Pour y revenir, l'amalgame entre savoir et autorité renvoie en fait à une croyance dans la vérité de la science. Pourtant, des chercheurs comme Bruno Latour ont montré que les sciences, y compris les sciences dures, étaient discutables et que deux plus deux ne font pas forcément quatre. Dans les sciences sociales, l'autorité de la science est renforcée par la production de chiffres, elle est gouvernée par une sorte de fétichisme du chiffre. C'est particulièrement vrai pour les chiffres policiers, dont la "rareté" confère à ceux qui peuvent se les procurer une forme d'autorité sur laquelle ils vont fonder leur légitimité.
Les rapports des Renseignements généraux sur les "violences urbaines" sont à cet égard emblématiques. Ils sont "vrais" parce que secrets et sont repris sans jamais être questionnés, comme si les difficultés pour se les procurer dispensaient d'interroger les conditions sociales de leur élaboration. Ainsi, quelques "experts" - policiers ou non - vont arguer de cette connaissance pour asseoir leur expertise en disant "les vrais chiffres" de la délinquance, dans des ouvrages, dans les journaux, sur des plateaux de télévision, lors de conférences, voire même dans des formations universitaires. Se constitue de la sorte un groupe assez restreint de "ceux qui savent" et sont à ce titre mobilisés dans ces différentes arènes, qu'ils saturent complètement.
Ce cercle de la raison sécuritaire dissimule ses prises de position idéologiques - déniées comme telles - derrière les informations tirées de leur proximité avec des membres des services de renseignement. Ces agents disqualifient alors systématiquement leurs contradicteurs en les renvoyant à un "angélisme" qui serait dû à l'ignorance de la "réalité" de la situation, qu'ils ne peuvent pas connaître, puisqu'ils n'ont pas accès aux données - confidentielles - qui sont censées l'évaluer. C'est particulièrement le cas d'Alain Bauer, de Xavier Raufer ou de dirigeants du Syndicat des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale [SCHFPN] comme Richard Bousquet.
Ces "experts" apparaissent en France durant les années quatre-vingt-dix et restent formidablement liés au pouvoir médiatique de consécration des interlocuteurs légitimes sur un sujet. Tous tiennent des discours apocalyptiques sur les banlieues, du type : "délinquants de plus en jeunes et de plus en plus violents", multiplication des "cités interdites", des "zones de non droit", etc., qui ont à voir avec leurs investissements intéressés sur le sujet.

Je discernerais schématiquement plusieurs types d'experts. Certains sont simplement des entrepreneurs privés de sécurité, comme Alain Bauer qui est P-DG d'une société de conseil en sûreté urbaine et "vend" aux collectivités locales des solutions aux problèmes terribles qu'il décrit. C'est un marché assez porteur. D'autres émanent de syndicats policiers qui militent en faveur d'un renforcement de la présence policière, sans pour autant que leurs revendications ne soient disqualifiées parce que corporatistes, comme c'est le cas par exemple lorsque des enseignants demandent plus de moyens…
Enfin, on retrouve aussi des figures de mouvements d'extrême-droite comme Occident chrétien qui recyclent dans le discours sécuritaire des idées sur l'immigration qu'ils ne pourraient pas défendre publiquement. Bien que les motivations diffèrent, tous se rejoignent sur le fait qu'ils exigent plus de moyens en matière répressive, et leurs exhortations sont reprises à l'encan par les éditorialistes sous forme de lieux communs incantatoires. Ceux-ci passent d'autant mieux qu'ils sont empreints d'une forme de racisme social que partagent la plupart de ceux en position de prendre la parole sur ces sujets. Plus qu'un racisme anti-immigrés dont nous reparlerons, s'exprime un rejet de l'existence sociale de certaines catégories comme les jeunes des banlieues. Peu de gens sont à même d'opposer à l'autorité de leurs discours d'autres formes d'autorité.
Il y a donc aujourd'hui une nécessité de l'intervention des intellectuels sur cette question-là, de productions de contre-discours, de traduction critique des données chiffrées problématiques, mais aussi de rencontres sur le terrain avec des professionnels ou des militants confrontés à des réels problèmes de violence. Les travaux qu'on peut de la sorte mener avec des enseignants, des éducateurs spécialisés ou d'autres sont très intéressants car ils contribuent à construire une alternative crédible aux tendances de sécurisation actuelle. S'il y a une véritable efficience de l'engagement scientifique, je pense qu'elle passe par là : la sociologie doit s'armer de critique. (...)


[1] "La machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires" (Éditions de l'Esprit frappeur, Paris 2001, 320 pages)