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Le blues du manoeuvre
Théophile Hazebroucq

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-02-19/2005-02-19-457005

De la même façon que pour toute action humaine, exercer un « boulot alimentaire » engage son auteur dans son entier. S’en abstraire totalement une fois la journée terminée est impossible. La fatigue physique et la lassitude demeurent, bien sûr, mais elles s’accompagnent d’autres formes de tensions plus inattendues, qui créent à la longue un état mental bien spécifique. Le cas du manoeuvre est exemplaire à ce titre. Sur un chantier de construction règne un vacarme perpétuel, où s’entrechoquent les percussions de marteaux-piqueurs, de perceuses et le grondement des bétonnières. L’environnement est stressant, agressif. La poussière recouvre tout. Les odeurs sont rarement agréables : le goudron le dispute à la peinture, aux effluves de métal cisaillé ou au néoprène. Et plutôt que d’avoir à descendre et remonter cinq étages, certains préfèrent de loin uriner dans la pièce d’à-côté : « Bah ! c’est pas chez nous. » Le soir, les ouvriers quittent le chantier les mains poisseuses et écorchées, couverts de sciure ou de plâtre. Ils crachent noir.

Les métiers du bâtiment emploient toujours beaucoup de main-d’oeuvre étrangère pauvre. Un immeuble en construction à Paris s’apparente à une véritable tour de Babel. On y parle malien, arabe, arménien, yougoslave et un français petit-nègre... qui finit par déteindre sur les autochtones. À force de travailler avec des Polonais qui ne s’expriment qu’à l’infinitif, il en est qui prennent le pli, sans même s’en rendre compte : « Tu donner moi marteau ? » Ça vient tout seul, c’est plus simple. Le BTP, c’est aussi le règne de l’anonymat. Surtout chez les manoeuvres, parfaitement interchangeables. Les entreprises variant d’un chantier à l’autre, il est difficile de retenir le nom de ceux qui les composent et que l’on côtoie pourtant chaque jour, sauf au cas où les travaux s’éternisent... Les métiers font donc office de vocatif pour les travailleurs : « Oh, plombier, t’en as encore pour longtemps ? » Cette dépersonnalisation généralisée n’est toutefois pas parvenue à faire disparaître la fierté du travailleur qualifié. Fierté d’appartenir à un corps, de détenir un savoir-faire. Il reste malgré tout quelque chose de l’orgueil de l’artisan qui résiste à la spécialisation et à la standardisation du travail.

La sociologie des métiers du bâtiment est édifiante. En gros, les ouvriers sont immigrés, et tous les postes de direction occupés par des Français hautains. La maçonnerie n’est plus l’apanage des Portugais, qui se sont diversifiés dans la plomberie, plus lucrative. Signe que leur sort s’est amélioré. C’est le Maghreb qui fournit désormais le plus gros de son contingent. Les ressortissants des pays de l’Est (Pologne, ex-Yougoslavie) sont nombreux chez les plaquistes et les couvreurs. Les rares corps de métier encore constitués d’une majorité de Français sont ceux à forte valeur ajoutée, comme la vitrerie ou l’électricité, ou les moins pénibles, comme la peinture. Les Africains, eux, se coltinent les tâches les plus abrutissantes : démolition et déblayage. Le fait est d’ailleurs communément admis : le travail le plus ingrat, c’est pour les Noirs. Une fois où l’on s’apprêtait à débarrasser des gravats, notre chef d’équipe nous a retenus : « Laissez ça, c’est pas à nous. Les Négros vont le faire. » Ambiance.

L’organisation même d’un chantier, très éclatée, ne favorise ni la conscience de classe ni la représentation syndicale, totalement inexistante. Les conditions de travail ne sont que très rarement abordées entre ouvriers. Ils s’accoutument. C’est qu’au contact permanent de la saleté et des intempéries, à force de se cogner à l’échafaudage, de se couper, le souci de soi s’estompe. On se contente de déjeuner sur le pouce en une demi-heure : une salade ou un sandwich. Éternel paradoxe de la pyramide : ceux qui ont les besoins énergétiques les plus importants sont aussi ceux qui mangent le moins. Tant pis ; l’essentiel c’est de bosser. Le reste attendra. Un jour où l’un de nos congénères, s’émouvant du poids d’un rouleau de cuivre qu’il nous fallait transporter, cherchait des solutions techniques pour alléger notre peine, notre chef d’équipe mit abruptement fin à ses réflexions : « Chantier : pas penser ! Toi prendre rouleau avec moi à la main. » Trois jours auparavant, le même chef était encore terrassé par un mal de dos insoutenable qui l’a littéralement cloué au sol pendant vingt minutes.

Un manoeuvre n’est pas embauché pour ses compétences, mais pour ses bras. La différence avec les ouvriers qualifiés est parfaitement perceptible sur la fiche de paie : c’est pour cela qu’il est rémunéré au SMIC strict (5,90 euros net de l’heure). Et c’est aussi la raison pour laquelle son horizon est plutôt bouché. Il est certes concevable de grimper les échelons d’une entreprise en apprenant les métiers sur le tas, mais le terrain ne remplacera jamais la théorie. L’inéluctable s’attache au pas du manoeuvre et favorise « l’aquoibonisme ». Travailler uniquement pour assurer sa subsistance, et jamais par goût, n’est pas très enthousiasmant. Et puis, pour quelle raison s’appliquer à réaliser quelque chose qui ne s’attire pas une once de reconnaissance ? Le manoeuvre n’est jamais félicité pour un travail bien fait, puisqu’il n’effectue que des travaux de force ou des tâches qui ne réclament au mieux qu’un peu d’attention. En revanche, il essuie toujours la réprimande pour une erreur. L’échec et l’approximation sont tolérés (ils passent par pertes et profits), mais systématiquement conspués.

Le travail pénible est évidemment harassant. Après une journée passée à transbahuter des bottes de 50 kg de voliges de 4 mètres ou à percer du béton ventilé, le manoeuvre n’aspire qu’à s’écrouler sur son canapé. La fatigue physique enveloppe tout l’être. Le corps ne veut plus faire d’efforts ? Eh bien, l’esprit non plus. Trop liés. Le désir le plus impérieux au sortir d’une journée de labeur n’est pas de sortir ni de voir des amis, encore moins de se cultiver. Le premier réflexe consiste plutôt à allumer la télé, à s’affaler devant et à attendre que le réveil retentisse le lendemain pour reprendre le collier. Les rencontres sont plus difficiles, les joies se raréfient. Gregor le constate : « Tous les soirs, je me couche vers 21 h 30, sinon, c’est impossible de tenir. » Sachant qu’il rentre chez lui vers 18 h 30, que lui reste-t-il comme temps personnel loisible ?

L’économie psychique engendrée par un travail pénible s’apparente à un cercle vicieux. Si l’on n’y prête attention, une idée insidieuse fait progressivement son chemin : « Mais si je fais ce boulot de merde, c’est que je ne vaux pas grand-chose non plus, au fond. » Un emploi peu valorisant conduit inévitablement à la dépréciation de soi : on n’est jamais que ce qu’on fait. Le doute, la docilité et le fatalisme s’installent. La fréquence des comportements de fuite de soi augmente subrepticement. Si les « vices » raccourcissent la durée de vie, ils ont au moins le mérite de l’adoucir en agissant comme un baume sur une réalité trop rugueuse. La consommation des petites drogues s’accroît insensiblement : une cigarette, ça fait toujours du bien quand on est crevé ou qu’on a « taffé » durement. Et puis, ça permet de souffler. De même, un petit verre requinque, et un joint détend. « Moi, ce week-end, j’ai bu quinze litres de vin ! » raconte Gregor le lundi matin. Quand il réussit à venir ce jour-là. Le recours à ces viatiques est à ce point décomplexé qu’il est naturel. À vingt-quatre ans, Ben boit une bouteille de rouge tous les midis. L’ouvrier se sent parfaitement légitime, et même dans son droit vis-à-vis de ce genre d’habitude. La dureté de son travail fait qu’il a bien mérité ces petits extras et qu’il n’a aucune leçon à recevoir.