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Blocage de la société entreprise
"De ces lois formulées par d’autres et qui nous
fabriquent, le refus.
Je préfèrerais ne pas. Si on me touche, je hurle."
À la faveur de conflits sociaux récents, un constat
s’est de nouveau imposé : les réformes de la
protection sociale prolongent une guerre. Des pensions de retraite
aux indemnités chômage des intermittents, l’imposition
de la durée d’emploi comme condition d’accès
aux droits déclenche les conflits qui jalonnent cette guerre
permanente ayant pour enjeu l’appropriation et la distribution
des temps sociaux. La "mobilisation pour l’emploi"
est l’un des noms de cette guerre, faite de pratiques, de
paroles et de savoirs opposés.
Qu’est-il licite d’imaginer et de vivre ?
À modifier l’ordre manifesté par le cadre législatif
et les dispositifs administratifs qui encadrent les rapports sociaux,
les réformes de la protection sociale suscitent donc chroniquement
des conflits ouverts, tandis que la banalité cachée
des comportements quotidiens en nourrit d’autres, le plus
souvent invisibles.
Ainsi le salarié démissionnaire opère-t-il,
malgré la sanction économique qu’entraîne
pour lui son geste, une reprise de cette disponibilité qui
caractérise le précaire. Il interrompt une sujétion.
Mais un tel phénomène de fuite, pourtant très
fréquent, notamment parmi les apprentis et autres entrants
dans le salariat, restera dissimulé sous un discours victimaire
dont le conflit capital/travail est désormais lui aussi tributaire.
Refusant d’explorer les pistes ouvertes par ces écarts
à la norme, un tel discours contribuera à faire de
l’emploi le premier, voire l’unique besoin des chômeurs.
D’où une politique qui reprend et amplifie les expressions
de la conformité à l’ordre social. Le travail
précaire reste ainsi depuis des décennies l’angle
mort d’une représentation syndicale qui persiste à
considérer le chômage comme l’envers du travail,
et non comme un de ses moments. Ce qui ne ressort pas de cette vision
binaire doit simplement être "résorbé".
On défendra donc l’emploi plus que le travailleur.
Se résumant aux moyens de rétablir le plein emploi,
la lutte ne peut dès lors manifester qu’un accord.
Le vocabulaire d’État et les discours libéraux
présentent l’avantage d’être plus explicites
que bien des propos syndicaux. Contre le mouvement des intermittents,
Sellières portait le fer en déclarant : "les
intermittents font la grève avec l’argent des ASSEDIC".
Il dénonçait ainsi l’une des conditions de la
durée exceptionnelle de ce mouvement, mais il livrait également
le motif réel de la destruction des annexes VIII et X qui
régissaient jusqu’alors les modalités d’indemnisation
: l’État ne fournit, si possible, de support social
qu’en contrepartie de comportements normés.
Que la production dépende de la mobilité des travailleurs
implique de chercher à contrôler celle-ci. C’est
d’ailleurs une double fonction du salaire que d’être
à la fois contrepartie du travail et moyen de le discipliner.
Le salaire direct lié à l’emploi se double d’un
salaire socialisé composé des transferts sociaux existants
et d’éléments octroyés en nature (école,
santé, etc), et assurant les mêmes fonctions au-delà
des murs de l’entreprise. Or, alors même que, depuis
1982, le régime d’assurance-chômage a été
périodiquement restructuré pour soumettre chacun à
l’emploi précaire, le secteur de la production de marchandises
culturelles abritait, et abrite encore, de dangereuses pratiques
d’appropriation du temps. Il fallait en finir avec ce modèle
"dérogatoire".
Si la langue syndicale est "défensive", la vie
quotidienne charrie des trouvailles qui sont autant de prises de
position sur cet enjeu politique du temps, les conditions de son
usage, les moyens d’existence. Parmi la jeunesse interdite
de RMI en raison de son âge, le terme "caillasse"
vient désigner l’argent, violence de l’équivalent,
violence de la dépossession, tandis qu’à La
Réunion, "argent gratuit" qualifie un RMI auquel
les salariés ont pu s’adosser, disposant ainsi d’un
revenu (potentiellement) annuel sur lequel s’appuyer pour
négocier le salaire horaire de l’emploi saisonnier.
Qu’un conflit ouvert succède à ces escarmouches
diffuses dont la langue porte trace, et l’on verra soudain
retravaillés ces énoncés quotidiens.
L’application du Plan d’Aide au retour à l’emploi
(PARE) ‹ adoptée sous majorité de gauche, cette
convention d’assurance chômage évince des centaines
de milliers de personnes du droit à l’allocation-chômage,
dont un bon nombre n’ont plus droit à un quelconque
revenu ‹ a suscité l’expression "recalculés
de l’UNEDIC". Faut-il entendre ici un écho du
fréquent "tu me calcules pas, toi !", employé
pour déjouer la prise et échapper à à
cette Raison comptable? Dénonçant la loi qui instaure
le revenu minimum d’activité (RMA) comme un "STO
(Service du travail obligatoire) déguisé", les
mouvements de précaires refusent l’emploi forcé
et le contrôle. Ils définissent par là cette
loi comme liberticide ; la formule dit la guerre, elle désigne
une situation qui ignore la séparation de l’économique,
du social et de la politique. Quant à parler à propos
du R.M.A de "Retour au Moyen-Âge", c’est une
façon de ridiculiser les variations psychologisantes sur
la servitude contemporaine. Le propos renvoie de surcroît
à la territorialité, avec le "bassin d’emploi",
l’adversaire, la classe dominante locale, soit les coordonnées
des conflits que l’instauration du RMA, et plus généralement
la "mobilisation pour l’emploi", provoquent et provoqueront.
Le contrôle du temps passe par celui de la mobilité
dans l’emploi, capture qui se déploie d'adhésions
en contraintes. On apprenait auprès de l’ANPE à
se vendre et, pour ce faire, à expliquer aux employeurs ce
qu’une embauche rapporterait en dégrèvements
et subventions. Avec le RMA, on fait aujourd’hui du versement
de l’allocation de l’embauché à son employeur
une norme, tandis que le PARE prévoit de subordonner le travail
des agents de l’ANPE aux objectifs du régime d’assurance
chômage : la proportion de chômeurs radiés, la
rapidité de satisfaction des offres d’emploi définissent
les nouveaux critères de productivité appliqués
aux salariés de l’agence d’État. On s’oriente
vers une "architecture intégrée" des différents
services, publics et privés, chargés de "suivre"
un précaire que l’on veut absolument traçable..
L’interconnexion des fichiers, sociaux, fiscaux et bancaires,
va bon train, tandis que ceux qui font face à ces institutions
sont atomisés, confrontés à un maquis de procédures
aux effets aléatoires.
Violente insécurité sociale que renforce encore la
criminalisation accélérée des pauvres ‹
arrêtés anti-mendicité, incarcération
de fraudeurs dans les transports en commun, etc.
La grève de décembre 1995, moment de cristallisation
qui a vu reculer l’atomisation, avait été annoncée
elle-même par le mouvement massif de refus du Contrat d’Insertion
Professionnel (CIP), le "SMIC jeune" balladurien, en 1994.
C’était la première fois qu’une lutte
étudiante avait le salaire pour enjeu. Qui ‹ à
part l’État, dans sa logique ‹ a pris en compte
le fait que la lutte salariale se déplaçait hors de
l’entreprise ? Le renouveau des mouvements de chômeurs
et précaires témoigne pourtant, lui aussi, d’un
tel déplacement. Après la réforme CFDT de l’UNEDIC
qui, en 1992, instaurait la "dégressivité"
des allocations suivant la durée de chômage, ce renouveau
s’effectua sur fond de "retour au plein emploi"
, avant de s’orienter peu à peu vers l’exigence
de nouveau droits sociaux et en particulier d’une garantie
de revenu pour tous. Il s’agissait dès lors d’une
revendication plus conforme à la composition sociale hétérogène
du mouvement et aux caractéristiques générales
du travail actuel, dont le moins que l’on puisse dire est
que la "question du travail" ne s’y borne pas à
la simple mesure de l’emploi ou du "taux d’activité".
Ce déplacement du conflit hors des seuls lieux de travail
est également constitutif de deux mouvements des années
90, celui des sans-papiers pour leur régularisation en 1996
et celui des chômeurs et précaires en 1997/98 pour
le droit à des moyens d’existence. Une de leurs particularités
à chacun est de n’avoir pas eu pour déclencheur
le refus d’une loi, et de porter du même coup des exigences
qui récusent par avance le statu quo. "Des papiers pour
tous !" ou "revenu garanti pour tous !" exige de
cette société l’impossible, ouvrant ainsi sur
sa lisière une durée politique opposée à
la clôture gestionnaire du présent. L’avenir
de tels mouvements dépend de la persistance de la mobilisation
(permanences d’accueil, réunions, actions) contre les
dispositifs de contrôle, une mobilisation à l’occasion
de laquelle s’éprouvent d’autres sociabilités.
Critique en acte dans laquelle le conflit effectif prolonge son
efficacité au-delà de l’urgence politique, dans
une relation ouverte à d’autres temporalités.
Maldonne invivable et paralysante, la culpabilité d’être
un coût grève nombre d’existences. Cette intériorisation
de la norme n’est pas irréversible. L’option
de la désertion semble en tout cas compromise aujourd’hui
par un capitalisme sans dehors qui se revendique d’une nouvelle
utopie de la "mobilisation totale". Par-delà les
clichés qui réunissent "défenseurs"
et "adversaires" du libéralisme, il faut prendre
acte de ce que la gestion de l’organisation du travail et
de la vie est fondamentalement affaire d’État. Par
le seul fait de déborder le cadre de l’entreprise pour
toucher toute la société, ces politiques du travail
et de la protection sociale disqualifient, s’il en était
encore besoin, les visions travaillistes de la production. On prétend
contester un monde tout en en partageant les valeurs. Qu’objecter
alors à un Jospin répondant en janvier 98 aux luttes
de chômeurs et précaires par un "nous voulons
une société de travail, pas d’assistance",
ou aujourd’hui, dans la continuité, à la mise
de "la France au travail" prônée par la droite
avec les accents vichyssois de rigueur ? C’est pourtant bien
pour cette (dés)orientation travailliste qu’optent
les États européens : dans l’Angleterre de Blair
comme l’Allemagne de Schröder, on diminue le montant
et la durée des droits, on multiplie évictions, radiations
et contrôles. Faut-il préciser que le projet de constitution
européenne élude bien sûr toute référence
à des droits sociaux fondamentaux ?
Formulés ou non, les enseignements de trente années
d’expérience de précarisation massive sont connus.
Des restrictions du droit à pension de retraite qui ont motivé
les grèves du printemps 2003, chacun aura saisi qu’elles
visaient à faire travailler davantage et à moindre
coût. Le slogan majoritaire pendant ces grèves réclamait
un improbable retour à la situation antérieure, l’ouverture
du droit à pension à partir de 37 années et
demi d’emploi, en complète inadéquation avec
l’évolution des "carrières professionnelles".
Depuis plusieurs décennies, l’allongement du temps
de formation initiale, la discontinuité de l’emploi
et une alternance de périodes d’emploi, de formation
et de chômage rendent parfaitement illusoire une telle "durée
d’activité". Reprendre une telle revendication
laissait ouverte la voie de l’emploi précaire à
perpétuité. Un facétieux "trente-sept
ans et demi, c’est quarante ans de trop !", parfois entendu
au fil des cortèges, se taillait un succès à
la mesure de l’absence de perspective qu’il interrogeait.
Défenseurs du droit à la retraite ou intermittents
revendiquant une liberté de produire sans assujettissement
à l’emploi : si de tels mouvements rassemblent des
catégories sociales a priori très distinctes, ils
n’en sont pas moins secrètement unis par une opposition
à l’organisation capitaliste du temps de vie, par l’affirmation
d’une existence.
Après les échecs de l’année dernière,
le conflit des intermittents, grâce à sa durée,
aura permis d’éclairer davantage ces enjeux. Ses explorations
fourbissent l’arme d’un savoir qui attend sa reprise.
À quand une appropriation de l’appropriation ? Découvertes
initiales : la lutte et ses effets de vérité. Avignon
ferait danser la pensée ? Après le refus, l’expérience
partagée a produit un savoir social concret ; germination,
"puissance du nous". Les mutations du travail s’opèrent
selon deux tendances dominantes, d’une part son intellectualisation
et d’autre part sa précarisation.. Voilà les
déterminations à partir desquelles peut se construire
une politique non pas d’État mais bien du commun. Pour
avoir répondu aux accusations de corporatisme en affirmant
que "ce que nous défendons, nous le défendons
pour tous", pour avoir prolongé la critique méticuleuse
du protocole Unedic par la proposition d’un modèle
alternatif d’indemnisation du chômage des salariés
intermittents, ce mouvement pourrait contribuer à réduire
l'écart entre les mouvements de chômeurs et les mouvements
de précaires de toutes professions, notamment intellectuelles.
Pour faire pièce à la diffusion de la production
dans toute la société, au brouillage des distinctions
entre temps de travail et temps de vie, et pour affirmer une sécession
d’avec une société devenue toute entière
entreprise, un au-delà de la grève est en cours d’invention
: le blocage de la société entreprise est à
l’ordre du jour. Le conflit exprimé au moment de l’emploi,
primordial pour la constitution d’une collectivité
de lutte et par la capacité de nuisance qu’il peut
mettre en ¦uvre, ne suffit donc plus : il n’est pas
plus adapté aux salariés à l’emploi discontinu
et aux chômeurs que ne l’est le salaire, borné
à la reconnaissance de ce même temps d’emploi.
Interprofessionalité immédiate possible malgré
les cantonnements identitaires, capacité de nuisance économique
et symbolique en voie d’expérimentation, renaissance
de formes d’auto-organisation avec les coordinations ‹
autant de conditions favorables. L’exemple des actions menées
par les Piqueteros argentins ne reste pas sans répliques
: périphérique bloqué par des manifestants
peu après le 21 avril, écran noir, émissions
télé interrompues, perturbation prolongée de
la valorisation capitaliste de la création et de tout le
patrimoine culturel et touristique ‹ la reprise de la logique
de la grève ouvre aujourd’hui sur mille modalités
d’interruption. Dans une ambiance de restauration morale,
d’apologie de la surveillance, de la sécurité
et de l’isolement, le compte à rebours a commencé.
[Encadré liste de sites :]
Coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France
:
http://cip-idf.ouvaton.org/
Précaires Associés de Paris :
http://pap.ouvaton.org/
L’Intermutin ! Matériaux pour le Précariat
:
http://www.lalune.org/big-a6/L’Intermutin0103.pdf
Quels droits pour les salariés à l’emploi discontinu
?
: http://www.cip-idf.ouvaton.org/article.php3?id_article=390
Puissance du nous :
http://www.cip-idf.ouvaton.org/article.php3?id_article=926
Irons-nous tous à Avignon ?:
http://www.cip-idf.ouvaton.org/article.php3?id_article=1110&var
Le nouveau modèle d’indemnisation du chômage
des salariés intermittents :
http://www.cip-idf.ouvaton.org/article.php3?id_article=437
Films/vidéos :
http://video.protocole.free.fr
http://www.cip-idf.ouvaton.org/rubrique.php3?id-_rubrique=101
m u l t i t u d e s - i n f o s
Liste transnationale des lecteurs de "Multitudes" ................................
Pour accéder aux archives
http://listes.samizdat.net/wws/info/multitudes-infos
Site Web de la revue multitudes :
http://multitudes.samizdat.net
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