|
Origine :
http://www.psychasoc.com/print_article.php?ID=319
Trop…
(Face au vertige biopolitique la nécessité d’une
« clause éthique »)
La « réforme » de la santé qui se met
en place aujourd’hui ne consiste pas en une simple technologisation
de la médecine, elle vise une technologisation totale, sans
reste, de ce champ tout entier. Elle signifie donc une transformation
de l’être humain lui-même, car elle est évidemment
corollaire de la métamorphose des ex-patients en une matière
première, gérée à partir de critères
statistiques d’efficacité. Chacun est désormais
un malade virtuel, à la fois consommateur de médicaments
visant à prévenir des risques statistiques, et base
potentielle de données, bientôt exploitable par les
laboratoires, grâce à l’informatisation obligatoire
des dossiers médicaux.
Il serait donc temps de relire les travaux de l’historien
Robert Jay Lifton, qui a établi le rôle déterminant
que peut jouer la médecine dans un dispositif totalement
« rationalisé », en particulier concernant les
risques de bascule thanatopolitique. Par thanatopolitique, il faut
entendre que la mort elle même devient objet de planification
(participant d’une stratégie raciale dans les années
trente, d’une stratégie assurantielle demain –
certaines prémisses l’indiquent déjà).
Certes, on aurait pu supposer que les sociétés occidentales,
après la Victoire de 1945, s’emploieraient avec la
plus grande vigilance à analyser les causes de l’état
de soumission absolu aux décisions bureaucratiques, dont
elles venaient d’avoir la démonstration, pour tenter
d’éviter sa répétition. Car il est bien
difficile de ne pas souscrire à ce que notait Sygmunt Bauman,
dans son livre Modernité et holocauste, concernant la solution
de l’extermination comme produit raisonné de procédures
bureaucratiques ordinaires : équilibre du budget, évaluation
du rapport moyen-fin, coopération des agents mais aussi des
victimes avec les procédures à l’œuvre...
Cela n’a, hélas, pas été le cas. Il est
en tout cas trop facile de renvoyer les Mengele, les Fischer, les
von Verschuer et tant de médecins directement impliqués
dans le biopolitique nazi, à leur monstruosité : ils
sont surtout le produit d’une médecine allemande totalement
technologisée depuis des générations, c’est
à dire des médecins sans « états d’âme
», se pliant à toutes les exigences du pouvoir, dont
l’assujettissement s’était substituée
à la responsabilité éthique. Un tel assujettissement
est très précisément ce qui est à nouveau
recherché. Déjà les autorités sanitaires
font l’éloge de ce qu’elles appellent une «
culture du contrôle », s’appuyant sur la criminalisation
a priori des interlocuteurs qui doivent sans cesse faire la preuve
de leur innocence. Nous pouvons donc être rassurés
: avec le dossier médical informatisé et les innombrables
procédures de vérification qui doivent rapidement
s’imposer à tous dans un univers désormais sans
ombres, demain tout sera enfin transparent. Rappelons cependant
que dans le roman Radio free Albemuth, Philip K. Dick avait imaginé
une évolution « policière » du gouvernement
des Etats Unis d’Amérique dès la fin des années
soixante. Concernant le contrôle de la population, Dick décrivait
en particulier le rôle joué par les « Amis du
Peuple Américain » (APA), ces agents en civil déployés
dans le cadre d’une opération baptisée Mission
Check-up, « le terme ayant d’évidentes connotations
médicales ». Certes, les APA portent en France un autre
nom, en effet, sous le prétexte lénifiant de la sécurité
sanitaire, des ASF - entendez par là des Amis de la Santé
des Français - se proposent d’intervenir dans tous
les cabinets médicaux pour réduire les risques, veiller
à la rationalisation des soins, à la bonne informatisation
des dossiers médicaux. Cette ASF, vous l’avez sans
doute reconnue, même si son nom habituel est bien plus dissonant.
Infatigable, elle conduit déjà des études d'évaluation
technologique, élabore des Recommandations et références
médicales, mène des actions d'évaluation des
pratiques professionnelles des médecins libéraux et
des établissements de santé… Vous pouvez donc
dormir en paix, l’ASF vous protège et vous indiquera
bientôt sans doute des hypnotiques vertueux, somnifères-citoyens
vous assurant un sommeil à toute épreuve, garanti
sans rêves.
Il n’est donc pas forcément infondé de considérer
d’un œil critique la réforme actuelle de la santé.
C’est pour cela qu’il s’impose qu’un minimum
de choix soit laissé aux médecins, minimum qui ne
ferait que prendre acte du fait que la totale technologisation de
la médecine serait une pure folie et un déni de l’histoire.
En particulier parce que la médecine concerne directement
ces temps essentiels où il y va de l’être même
de l’homme : la naissance, la mort, la maladie, la folie,
la sexualité… Les réduire à de simples
enjeux biologiques et techniques ne s’avérerait pas
seulement une décision imbécile, mais un « assassinat
d’âmes », un assassinat que la notion juridique
de « crime contre l’humanité » méconnaît
d’ailleurs résolument. Rilke, Blanchot, et tant d’autres
en ont dit le péril. Mais quelle formation médicale
? quel parcours politique ? quelle carrière bureaucratique
? peuvent aujourd’hui croiser ces œuvres…
Pourtant, on qualifie encore la médecine et quelques autres
pratiques, ayant l’homme lui-même pour objet, d’«
activités libérales ». Ce n’est nullement
parce que ce terme désigne, comme on le suppose trop souvent,
les modalités économiques d’un certain type
d’exercice. Héritage des arts libéraux médiévaux,
ce libéral ne fait qu’indiquer la nécessité
d’un minimum de liberté dans l’exercice de certaines
pratiques. Notamment la liberté de pouvoir en réinterroger
les fondements éthiques et épistémologiques,
sans en laisser le soin à quelque instance spécialisée.
On peut en tout cas déjà constater les conséquences
consternantes de l’absence d’un tel souci dans le débat
actuel, ou plutôt dans l’échange d’arguments
de pacotille qui tente d’en tenir lieu. Ce minimum de liberté
se marquait aussi avec le terme d’« honoraires »,
qui indiquait littéralement que dans la rétribution
de certains actes se jouait une dimension dépassant chacun
des protagonistes, quelque chose touchant à la dignité
de l’humain et inassimilable à une relation marchande.
Il est remarquable que la destruction de ces honoraires constitue
une véritable obsession pour les bureaucraties qui n’ont
de cesse de les abaisser et de les ridiculiser. Les honoraires en
effet, contrairement à la logique marchande, ne sont pas
fixés par les lois anonymes du marché, mais prennent
en compte la singularité de chaque rencontre, c’est
leur fonction et il y va là d’une éthique fondamentale.
Il n’y a donc rien d’étonnant que ce soit précisément
ce qui apparaît scandaleux aux bureaucraties, à leur
fantasme d’anonymisation et de standardisation de toutes relations,
comme à leur fascination scientiste pour des actes aux coordonnées
intégralement calculable. Disons le, l’analyse bureaucratique
du paiement de l’acte médical est pour le moins rudimentaire,
on pourrait même considérer qu’elle est, par
de multiples aspects, « obscène » : l’«
inégalité », entendez par là l’absence
de connaissances médicales du patient, est seule retenue,
autrement dit le médecin sera systématiquement suspecté
de potentielle tromperie sur la « marchandise » : il
faudra donc l’encadrer bien davantage qu’un autre marchand.
Car il va de soi pour ces amateurs d’évidences, pour
ces spécialistes d’un bon sens dont Marx avait reconnu
la dimension fétiche, que la santé et le médecin
ne peuvent être défini que comme une marchandise et
un marchand.
Il serait donc plus que temps de considérer ce que le prétendu
« réalisme » des fantasmes bureaucratiques nous
prépare, notamment avec ce qui se dessine déjà
de la production à grande échelle, dès la maternité
et l’école maternelle, de cet « homme-de-la-masse
» annoncé par Hannah Arendt. Cette philosophe avait
su reconnaître les traits décisifs de celui qu’elle
définissait comme l’élément de base des
systèmes totalitaires : incapacité à penser,
goût pour l’anonymat, mais aussi pente suicidaire. Rien
de surprenant d’ailleurs concernant des sujet mécanisés,
coupés de tout enjeu tragique, réduits à des
automates. C’est à leur propos qu’Imre Kertész,
constatant que le totalitarisme confisquait le destin de l’homme
en décidant intégralement de son tracé terrestre,
a forgé l’appellation d’« hommes sans destin
». Mais il serait temps de proclamer qu’avec une bureaucratie
sanitaire, prétendant, pour notre santé, contrôler
le moindre détail de nos gestes et de nos habitudes, il en
est exactement de même : notre destin est par elle tout aussi
bien confisqué !
On retiendra ici la particulière responsabilité des
organisations syndicales, médicales, mais aussi ouvrières,
ces dernières usurpant le crédit encore fait à
une contestation sociale pourtant depuis longtemps reniée.
Ces organisations s’avèrent aujourd’hui constituer,
à l’égal de l’ENA, une pépinière
des figures, nouvelles mais redoutables, de cet « homme-de-la-masse
». Déployant une inoxydable incapacité à
penser, elles viennent enrichir la liste dressée au siècle
dernier par Hanna Arendt. Par exemple, selon un des rouages centraux
du système sanitaire actuel, « il faut toujours rappeler
qu’en médecine ou dans tout autre domaine l’informatique
et la messagerie ne sont que des outils au service des personnes
et du développement de la connaissance humaine ». Une
telle formule est évidemment l’exhibition, naïve
et inquiétante, de la parfaite incapacité à
tirer l’expérience des tragédies de l’histoire
la plus récente chez un haut « responsable »,
expérience qui aurait pu et qui aurait dû lui apprendre,
que la technique risquait régulièrement d’échapper
à l’homme, s’emballer et le détruire sans
recours, emportée par le mouvement infininiste qui la caractérise.
Mais une telle formule est aussi la démonstration de l’incapacité
métaphysique à penser en terme d’essence et
de limite là où se serait le plus nécessaire.
Autrement dit, c’est bien ça ! tout se vaut et s’évalue,
il n’y a plus que des marchandises.
Résumons nous, les aveugles et les sourds – pour rester
dans l’euphémisme mais aussi dans le médical
– sont à nouveau aux commandes : nous allons enfin
dans la bonne direction !
Le précédent des années trente rend en tout
cas d’autant plus étrange que les médecins,
à l’image des journalistes qui bénéficient
eux d’une « clause de conscience », ne disposent
pas d’une « clause éthique » leur permettant
de refuser les propositions qu’ils jugent inacceptables. Ce
qui suppose d’ailleurs que ce refus leur laisse ensuite une
possibilité effective d’exercice. Les caisses d’assurances
maladies doivent de ce fait renoncer à la pratique du «
verrouillage », directement issue des dispositifs bureaucratiques
des années trente, qui pérennise le piège et
la falsification légalisée comme normes du rapport
à l’autre. On sait en effet que les consultations des
médecins non conventionnés sont remboursées,
selon la loi, sur la base d'un tarif d'autorité, lequel est
inférieur à 1 €. Dans les conditions actuelles
les médecins (et à travers eux leurs patients aussi
– ce que l’on cache soigneusement) sont totalement coincés
: ils se soumettent ou ils sont ruinés.
Remarquable en tout cas le rigoureux trompe-l’œil qui
jusqu’à présent a ordonné le débat,
tel qu’aucune question de fond ne soit jamais posée,
ni même que le terme de biopolitique ne soit une seule fois
prononcé. Un biopolitique que nous nous contenterons de définir,
sans commentaires, comme la réduction, banale comme le mal,
de l’humain à une masse biologique rationnellement
exploitable en toutes ses dimensions.
Nous ne sommes certainement pas les premiers à constater
que toute bureaucratie s’approprie les domaines qu’on
lui confie et s’emploie à les modeler selon le fantasme,
, que nous avons donc tenté ici de dégager, fantasme
fondateur d’ailleurs de sa position et qui lui tient lieu
d’être. Un tel fantasme aboutit à un dévoiement
radical du champ médical, il est urgent d’y parer.
C’est ce qui rendait particulièrement nécessaire
d’enfin identifier les véritables enjeux des réformes
actuelles : bien loin d’être simplement technico-économiques,
ces réformes sont destinales et touchent à ce que
Sophocle nommait « lois non écrites ». C’est
à dire à ces lois qui s’imposent à toute
société humaine pour qu’elle reste digne de
ce nom. C’est ce qu’il importe d’affirmer face
aux nouveaux Créon de la technique.
Que nous le dénions ou pas, nous sommes donc aujourd’hui
confrontés à un choix. Tous : médecins, soignants,
patients, bureaucrates, politiciens. Ce choix consiste dans le refus
ou l’acceptation d’emprunter ce que l’on pourrait
nommer, reprenant une formule d’Imre Kertész, ce long
chemin tortueux. Un chemin qui est à nouveau tracé,
et qui, un jour ou l’autre inéluctablement (et à
ce moment là sans possibilité de retour) basculera
dans une nouvelle béance.
Pierre Ginésy
Mars 2005
|
|