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Origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/44-531.asp
Je ne vis pas en banlieue. Ce trait biographique m’exclut-il
du droit à la parole concernant la banlieue ? M’exclut-il de
la réalité de la vie en banlieue ? C’est justement de la vie,
de l’exclusion de la vie et de son exposition au droit dont
il sera question dans ce texte en quête d’un certain sens politique
de la banlieue. La banlieue est liée à la ville (polis), à la limite
de la ville, selon un lien qu’il s’agit d’interroger
mais qui annonce d’emblée que la banlieue est une question éminemment
et originairement politique.
La question de la banlieue, et de ce qu’elle est, n’est
pas une question parmi d’au-tres de la politique en général,
n’est pas seulement ce à quoi tend de la restreindre la vision
politique de l’Etat qui la cantonne à la « politique de la ville
», en lui déniant même le nom de « banlieue », mais elle interroge
en retour le sens aujourd’hui de la politique et de la démocratie.
« La question d’une politique démocratique de la ville doit
toujours commencer par la grave question : Que veut dire banlieue
? »1. La banlieue est le lieu où se déclare véritablement le sens
de la politique, où le politique déclare sa vérité. Elle n’est
pas une simple réalité mais le lieu exemplaire de l’espace politique
dans lequel s’inscrivent les vies qui se vivent comme laissées
à l’abandon, abandonnées par les pouvoirs publics. Mais cette
puissance d’abandon est elle-même constitutive du pouvoir :
la banlieue est le lieu de la manifestation de la souveraineté de
l’Etat abandonnant la vie à elle-même tout en la réduisant à
l’objet de sa puissance souveraine.
Se présentant de cette manière, la question de la banlieue s’inscrit
délibérément dans la perspective d’une analyse biopolitique
au sens réélaboré par le philosophe italien Giorgio Agamben à la suite
de Michel Foucault. Chez Foucault, le concept de biopolitique désigne
la prise en charge de la vie par les institutions sociales et étatiques
à travers les politiques de la population et de la santé. Chez Agamben,
il exprime le rapport essentiel de la politique et de la vie. La souveraineté
porte la trace d’une duplicité fondamentale ; d’une part,
elle est configuration de la vie en fonction d’idéalités comme
celle de la citoyenneté, transformation de la vie en vie protégée
par le droit (bios) ; d’autre part, et indissociablement, elle
est puissance d’exception, capacité à suspendre le droit et
les formes de vie normalisées, pouvoir de défiguration des vies protégées
par le droit (bios) dans la réduction à la vie nue (zoè), informe
et ex-posée ainsi hors de l’idéalité normative. Ces deux aspects
sont indissociables, car c’est toujours sur le pouvoir d’exception
que repose l’ordre juridique et par là-même la puissance de
configuration du « citoyen » et de défiguration de la vie nue rendue
à elle-même2.
Peut-on penser la banlieue de manière biopolitique, en avançant que
la banlieue manifeste la suspension souveraine du droit ? Quelques
remarques d’Agamben y autorisent depuis la comparaison qu’il
opère avec le camp, espace d’exception qu’il institue
en paradigme de la politique contemporaine3 : « Mais aussi certaines
banlieues des grandes villes post-industrielles – et, dans un
sens inverse, mais homologue, celles qu’on appelle aux Etats-Unis
des gated communities – commencent aujourd’hui aussi à
ressembler à des camps où vie nue et vie politique entrent, du moins
à des moments bien précis, dans une zone d’indétermination »4
ou encore « le camp comme localisation disloquante est la matrice
secrète de la politique dans laquelle nous vivons toujours, que nous
devons apprendre à reconnaître à travers toutes ses métamorphoses,
dans les zones d’attente de nos aéroports comme dans les banlieues
de nos villes »5 La banlieue peut se comprendre alors comme le lieu
de l’exception souveraine et de l’abandon de la vie nue
laissée à elle-même qu’Agamben nomme la vie sacrée de l’homo
sacer. Provenant du droit romain archaïque, la figure défigurée de
l’homo sacer est celle de l’homme vivant qu’on peut
mettre à mort sans être saisi par le droit comme un meurtrier et dont
la mort ne peut faire l’objet d’un rituel sacrificiel
: il est le vivant qu’on peut tuer sans léser le droit qui protège
le citoyen, mais dont la vie ne peut être offerte comme sacrifice
sublime. Déployant ensuite une analyse du ban, auquel l’étymologie
de la banlieue nous renvoie, Agamben écrit « le ban est à proprement
parler la force, à la fois attractive et répulsive, qui lie les deux
pôles de l’exception souveraine : la vie nue et le pouvoir,
l’homo sacer et le souverain.[…]
C’est cette structure de ban que l’on doit apprendre à
reconnaître dans les relations politiques et dans les espaces publics
où nous vivons encore. L’espace du ban – la ban-lieue
de la vie sacrée – est, dans la cité, plus intime encore que
tout dedans et plus extérieur que tout dehors. Elle est le nomos souverain
qui conditionne toutes les autres normes, la spatialisation originaire
qui rend possibles et qui gouverne toute localisation et toute assignation
de territoire. »6. La puissance de la loi est indissociable de sa
capacité à décider que certains individus ne méritent pas d’être
protégés par elle, et toujours plus, la puissance de la loi prend
la forme de cette puissance d’exception, d’abandon. Et
précisément, la banlieue est constituée par un certain abandon, l’abandon
du pouvoir souverain et de la loi : la loi s’y abandonne dans
un état d’exception. La loi protectrice des corps dans la figuration
citoyenne s’abandonne à l’absence de protection, à la
défiguration de la vie dé-nudée, abandonnée à elle-même. Non pas parce
que la loi serait impuissante à y régner, non pas par absence d’intérêt
ou par capitulation, mais au contraire parce que cet abandon n’est
que le revers de la puissance de la loi. Aussi prend-il la forme d’une
emprise souveraine sur la vie ainsi abandonnée La banlieue est la
part suspendue de la souveraineté.
Ainsi la banlieue apparaît-elle sous la forme de l’état d’exception,
comme espace d’exception. Qu’il suffise de rappeler l’exception
de la civilité (brutalités policières, les prérogatives policières
abusives), l’exception aux règles de la mobilité sociale de
l’Etat social (la panne de l’ascenseur social se répétant
dans la panne des ascenseurs), l’exception au droit social7,
l’exception de la mobilité géographique (communautarisme ethnique)
et urbaine (ghetto) et l’exception au processus d’intégration
d’un Etat républicain universaliste. La banlieue est le lieu
de l’exception souveraine du droit que l’on reconnaît
et méconnaît dans l’expression commune d’une zone de non-droit.
Mais si elle est une « zone de non-droit », c’est qu’elle
est alors l’envers de la souveraineté qui mime la monopolisation
de la violence par l’Etat : elle conteste moins le monopole
de la violence de l’Etat qu’elle n’est plutôt le
miroir du micro-pouvoir de la souveraineté anonyme et démocratique
exercé par les agents ou fonctionnaires de l’Etat. Et la volonté
déclarée de faire entrer le droit dans les prétendues zones de non-droit
de l’Etat, selon le discours policier ou le discours universaliste
républicains, de même que la demande de protection et de sécurité
des habitants de la banlieue à l’encontre des délinquants qu’elle
produit en son sein (dans une sorte de réaction d’auto-immunité
du corps d’une vie nue qui se divise encore elle-même) sont
aveugles à l’origine et à la genèse de la banlieue comme zone
de suspension du droit où l’Etat manifeste son pouvoir souverain,
où l’Etat, à peu de frais, manifeste sa fonction étatique et
son pouvoir de souveraineté. La « bavure » en constitue une trace
visible et surexposée8 : elle n’est pas un simple accident mais
l’exposition de la vie nue du « sauvageon », dont on a suspendu
la détermination « citoyenne », à l’intervention policière souveraine.
La pensée d’Agamben conduit à voir dans la banlieue le modèle
même de ce qu’est la politique aujourd’hui : la banalisation.
L’indice de cette banalisation – du devenir-banlieue de
la vie politique – est le nom que revêt aujourd’hui la
banlieue : « la cité ». « La cité, aujourd’hui, désigne un ensemble
d’immeubles de banlieue, avec son territoire et ses repères,
loin du centre-ville et loin de la ville elle-même, morceau de ville
distancié de la ville, détaché comme un iceberg à la dérive, flottant
sur un océan incertain. »9. Et si la cité était le nom de la ville
comme lieu politique, peut-être faudrait-il également parler de devenir-banlieue
de la ville. Cette banalisation de la ville elle aussi est visible,
comme par exemple dans la création, la prolongation des Zones franches
urbaines (ZFU) et leur extension en un grand projet de ville (GPV,
comme celui de la métropole lilloise) : la politique de la ville,
nom de l’action politique de l’Etat en vue de réorganiser
et d’administrer les banlieues, retourne à la ville banalisée
; la ville et son centre s’apprêtant à être recouvertes par
les mêmes dispositions d’exceptions des zones franches de banlieues10.
C’est la grande ville, les centres-villes et la ville en son
centre qui se voient régis par les dérogations économiques des banlieues
: la politique économique de la banlieue devenant le paradigme de
la politique de la ville. Si ce retournement indique lui aussi que
l’exception est devenue la règle, est-ce parce que les citoyens
que nous sommes aujourd’hui ne sont rien d’autres que
des « banlieusards » sacrés potentiels11 ?
Banalisation… La banlieue est sa simple réalité nue : la réalité
mise à nue et abandonnée par l’idéalité des formes de vies normalisées.
D’où ce sentiment de souffrance de la vie en banlieue laissée
elle-même à sa seule réalité, dépouillée de sa sublimation idéalisante.
Banalisation : extension généralisée de la banlieue comme paradigme
de nos vies « citoyennes ». Agamben nous suggère qu’elle est
le processus accompagnant la souveraineté. Ne nous reste-il pas à
penser une résistance à la souveraineté et à la banalisation ? Que
serait une exception à l’exception souveraine du droit ? Peut-être
la justice ? La justice inconditionnelle distinguée du droit, ouvrant
le juridique et la politique de la banlieue : la justice en banlieue
au-delà du ban du droit.
Aujourd’hui, l’exception est la règle : je ne vis pas
en banlieue. Nous vivons tous en banlieue.
Vincent Houillon est Philosophe.
(1) Jacques Derrida, Voyous, Galilée, 2003, p. 99.
(2) Agamben reprend ainsi la définition du juriste allemand Carl Schmitt,
penseur de la radicalité de la politique échouée dans le nazisme,
pour lequel le souverain est celui qui décide concrètement de l’exception
et de la suspension du droit. La souveraineté prend la forme d’une
décision sur l’exception « dans laquelle le droit se réfère
à la vie et l’inclut en lui à travers sa propre suspension.
» (Homo sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p.
33).
(3) « Qu’est-ce qu’un camp ? », Moyens sans fins, Notes
sur la politique, Ed. Payot et Rivages, 2002, p. 50)
(4) Ibid., p. 53.
(5) Ibid., p. 54-55. Ce passage est repris dans Homo sacer dont la
traduction fait disparaître la banlieue au profit de la « périphérie
», y rappelant le lien intime de la ville et de la banlieue rejetée
hors de la ville en tant que jetée à la vie : « comme dans certaines
périphéries de nos villes », Homo sacer, p. 189. Mais la banlieue
n’est pas la simple périphérie de la ville, mais est dans ville
au sens où elle est et a toujours été de la ville. La banalisation
de la ville y trouve son origine et comme sa condition de possibilité
historique.
(6) Homo sacer, p. 121-122.
(7) Ne serait-ce pas ce que Loïc Waquant désigne par la « démission
de l’Etat social (et économique) » et le « renforcement de l’Etat
pénal dans les quartiers anciennement ouvriers sacrifiés sur l’autel
de la modernisation du capitalisme français » dans Les prisons de
la misère, Raisons d’agir,1999, p. 63.
(8) La bavure est une opération policière dans une zone de non-droit
infestée de « sauvageons » qu’il s’agit de civiliser en
reconquérant le territoire ou en le recolonisant – (et il est
aisé de reconnaître dans la colonisation un état d’exception
à outrance), en redressant les « jeunes de banlieues » identifiés
au jeune d’origine étrangère, maghrébine ou musulmane (Il y
aurait peut-être là une autre figure du Musulman dont parle Agamben
dans Ce qui reste d’Auschwit : ce terme désignait les déportés
qui avaient atteint un stade terminal d’apathie dans les camps
d’extermination nazis, déporté mort dans la vie, exemplaire
sans exemplarité du témoin intégral qui ne peut plus témoigner selon
la réflexion d’Agamben). La bavure policière est la trace laissée
au lieu même de la jonction entre l’espace normatif et l’espace
d’exception, elle est le symptôme de ce qui coule au lieu où
ça dis-jointe, où « ça dis-joncte » !.
(9) Jean-Luc Nancy, La ville au loin, Ed. Mille et une nuits, 1999,
p. 44. Ce texte, qui est une merveilleuse méditation de la ville à
partir de Los Angeles, mériterait une longue discussion avec la thèse
élaborée depuis la réflexion d’Agamben tant Nancy y insiste
sur la cooriginarité de la ville et de la banlieue, sans la relier
à un « état d’exception », invitant à penser une banlieue avant
la banlieue : « La ville n’a-t-elle pas toujours mis en oeuvre,
avec la volonté du centre, du rassemblement, une violence sourde d’éclatement,
de décentrement dans le rejet ou dans l’indifférence ? Ne s’est-elle
pas toujours rejetée d’elle-même, créant sa banlieue (son sub-urb…),
sa banalisation du lieu avant même de la disposer en périphérie, faubourg,
fortifs, périphs, zones commerciales artisanales, à urbaniser, à scolariser,
zones franches d’impôt, etc. ? »( ibid., p. 16-17).
(10) Cf. Le Monde du lundi 13 janvier 2003, « Le Nord-Pas-de-Calais
apprécie ses zones franches » qui relate la proposition par les maires
du GPV de la métropole lilloise de la création d’une vaste zone
franche de nouvelle génération, expérimentale, étendue à l’ensemble
du territoire du GPV.
(11) S’inquiétant de la multiplication des dérogations au droit
commun dans l’avant-projet de loi sur la criminalité organisée,
l’éditorial du journal Le Monde du vendredi 24 janvier 2003
s’alarme : « L’anesthésie du pays, et de la gauche parlementaire
en premier lieu, est si complète que nul ne semble prendre la mesure
de la régression des libertés publiques. Le gouvernement cible les
jeunes, les banlieues, les pauvres, les étrangers, les parents débordés
par leurs enfants ; il accumule des textes d’exception qui constituent
autant de reculs. Le très mesuré bâtonnnier de Paris, Paul-Albert
Iweins, ne dit pas autre chose : Il faut que les gens comprennent
qu’un jour ou l’autre ces mesures techniques sont susceptibles
de les concerner. » Que toute dérogation ou suspension du droit concerne
potentiellement tout citoyen indique ce que je nomme la banalisation
de la vie citoyenne, seul avenir dorénavant promis à tous les « citoyens
». Promis comme la terrible menace du pouvoir souverain !
Origine : Passant N° 44 (avril 2003 - mai 2003) : le
Passant Ordinaire
L'auteur : Vincent
Houillon
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