"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

Entretiens au FSE : Enzo Traverso, Jean-Luc Nancy
Des définitions : Multitudes, Biopolitique, Economie solidaire


Origine http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-12-26/2003-12-26-385172

Entretien

Autre monde, autres mots Le droit cosmopolitique, une idée neuve ?

La notion de cosmopolitisme est une vieille idée de la philosophie politique européenne. L'historien Enzo Traverso en retrace le parcours et souligne ses contradictions. À l'occasion du FSE de Paris, surtout dans les séminaires traitant de la paix dans le monde, le terme de " cosmopolitique " a été très utilisé.
De quoi s'agit-il ?

Enzo Traverso. Le cosmopolitisme est une notion très ancienne. Néanmoins, on peut dire que sa première formulation systématique, sur le plan politico-juridique, est celle de Kant. Elle est marquée par la Révolution française et s'inscrit dans une réflexion plus large sur la possibilité d'une paix universelle. Pour le philosophe allemand, les êtres humains à venir devraient, comme citoyens d'un État universel - celui des Hommes -, pouvoir bénéficier de droits qui dépasseraient le cadre des réglementations étatiques et nationales. Il s'agirait de droits humains supérieurs à ce que l'on appelait alors " le droit des gens ". Seulement, Kant n'a pas réussi à articuler de manière satisfaisante le rapport entre droit international et droit cosmopolitique. Il a continué de penser en termes de fédérations d'États souverains, alors qu'un droit cosmopolitique véritable suppose le dépassement des souverainetés nationales. Cette contradiction n'a jamais été levée. Aujourd'hui, le mouvement altermondialiste relance le débat en posant des problèmes ne pouvant trouver qu'une solution cosmopolitique : l'écologie, la santé, les rapports Nord- Sud, l'accès aux ressources naturelles, la répartition des richesses à l'échelle du monde, les conditions sociales d'un ordre démocratique, etc. Toutes questions qui ne peuvent être abordées qu'à une échelle globale : elles concernent les êtres humains en tant que citoyens du monde. Le cosmopolitisme de Kant est fondé sur la doctrine contractualiste libérale. Et le mouvement altermondialiste se réclame plutôt de l'anticapitalisme.

Le retour d'une réflexion cosmopolitique dans ce mouvement ne vous paraît-il pas assez surprenant ?

Enzo Traverso. L'élaboration kantienne est double : d'un côté une dimension éthique, de l'autre sa dimension contractualiste, qui est libérale, au sens large. Mais l'idée d'une citoyenneté mondiale n'est pas inéluctablement liée à une conception libérale de la propriété et des droits individuels. Elle est même plus facile à articuler avec une conception républicaine de la vertu civique et une conception socialiste de l'éga-liberté. Aussi, par exemple, n'est-il pas étonnant que le socialisme puis le communisme aient été des héritiers du cosmopolitisme des Lumières : tout au long du XIXe siècle, c'est Marx qui pense une communauté humaine universelle. À cette époque, le libéralisme accompagne la construction des États-nations et s'identifie à l'impérialisme, en reniant la tradition cosmopolite. En fait, le seul vrai cosmopolite libéral, après Kant, c'est Hans Kelsen. Mais son normativisme juridique donne à son idée d'une civitas maxima un caractère extrêmement abstrait et artificiel. Le cosmopolitisme libéral n'est pas allé au- delà d'un projet de gouvernance mondiale de type " westphalien ", c'est-à-dire un ordre international hiérarchisé et centralisé.

C'est le modèle du Congrès de Vienne au XIXe siècle, de la Société des nations pendant l'entre-deux- guerres, puis de l'ONU. Et ce modèle de gouvernance internationale est entré en crise après la fin de la guerre froide, avec l'essor d'un projet américain d'hégémonie impériale rompant avec le multilatéralisme. Bien sûr, personne n'a encore élaboré une théorie cosmopolitique achevée, opératoire. Mais le mouvement altermondialiste, en considérant la planète comme bien commun et l'humanité comme valeur universelle suprême, incompatible avec la forme marchande des relations sociales et l'ordre militaire des États, fonde l'utopie d'une humanité sans frontières et constitue la base pour penser un ordre cosmopolitique alternatif. Je ne suis donc pas surpris qu'il reprenne l'idée de Kant.

Entretien réalisé par Jérôme-Alexandre Nielsberg

Un peuple ou des multitudes ?

Aux anciennes désignations politiques des masses, Antonio Negri fait succéder celle des " multitudes ". La notion est équivoque. Jean-Luc Nancy lui préfère celle, peut-être à renouveler, de peuple. Récemment, lors d'un colloque, vous opposiez le concept de peuple à celui de multitudes.

Pouvez-vous expliquer cette opposition ?

Jean-Luc Nancy. Les altermondialistes me semblent utiliser la notion de multitudes pour exprimer leur réserve vis-à- vis d'une idée de peuple relevant de l'identité close. Cependant, je décèle dans cet emploi une triple difficulté. D'abord le mouvement altermondialiste porte les revendications d'un certain nombre de minorités s'identifiant comme autant de communautés, sinon de peuples, alors que la notion de multitudes disperse tout en singularités. Ensuite, on peut se demander si cette dispersion dans les multitudes n'est pas un effet direct de l'extension de cette mondialisation sauvage du capitalisme auquel le mouvement altermondialiste s'oppose.

Enfin, je perçois une grande ambiguïté dans ce mot : il multiplie les individus, ou les petits groupes, mais non pas au sens de l'accroissement, d'une force par exemple, et laisse entendre une sorte d'errance. Ce sont les raisons pour lesquelles je me demande si quelque chose du peuple ne résiste pas, tout de même. Du peuple, aux deux sens du mot : une identité, construite par opposition aux puissants, et comme dit Raffarin " la France d'en bas ", la populace, tout ce qui est tendanciellement exclu, opprimé, exploité. On n'entend pas du tout cela dans " multitudes ".

Si je comprends bien que le mot de " peuple " paraît avoir été confisqué par le populisme, je ne vois pas pourquoi on se laisserait impressionner par cette confiscation. Pourquoi renoncer à se rapproprier le mot " peuple ", en laissant entendre non pas le côté identitaire, mais celui, concret, de plèbe. La plèbe qui réclame son droit. D'autant qu'avec la plèbe, la populace, etc., nous ne sommes pas loin d'un autre mot, complètement oublié, celui de prolétaire. Mot qui longtemps fut le signe de la révolte, de la protestation des plus démunis contre ceux qui les démunissent. Tout cela me semble important.

Le peuple, c'est celui qui cherche à se dire, qui se dit, se proclame, s'institue sans se constituer. Au populisme on peut opposer que l'épithète dont se qualifie un peuple - comme dans " peuple français ", par exemple - est en tous les cas une marque vide. Elle ne repose jamais sur une essence définie a priori, mais permet qu'une certaine énonciation commune puisse se faire, que puisse se dire un " nous ". D'ailleurs le concept de démocratie - le gouvernement par le peuple - subsume un processus d'identification qui n'est pas, ne peut pas être identification à une essence. J'aimerais poser cette question à Toni Negri : les multitudes peuvent-elles dire " nous " ? Et, le cas échéant, de quel " nous " s'agit-il ?

Propos recueillis par Jérôme-Alexandre Nielsberg

Multitudes
" Forgé par Toni Negri, le concept de multitude définit un ensemble de singularités qui déborde aussi bien le concept de peuple que celui de classe ouvrière. La multitude n'est pas un sujet, mais un ensemble immanent de pratiques, de formes productives, de relations qu'aucune unité supérieure ne subsume. En un mot : une puissance de création ininterrompue. Cette puissance est quantitativement et qualitativement supérieure à celle des appareils de pouvoir qui tentent de la contrôler, de l'exploiter. Concept d'une traversée des identités éco-politiques modernes, la multitude est adéquate au phénomène de la mondialisation. Sur son versant négatif, la mondialisation est l'unification marchande et technique du monde. Sur son versant positif, elle est la connexion d'une pluralité des mondes au sein d'un monde ouvert sur son propre abîme, sur son absence de valeur transcendante. Ce combat du monde avec lui-même est celui de la multitude - ou plutôt des multitudes, définitivement plurielles, que rien n'unifie mais que tout fait coïncider. Politiquement, cette coïncidence peut signifier ceci :
1ø Une remise en cause du statut de citoyen, au profit de celui de résident qui reconnaisse un droit d'habitation universel.
2ø Un désir de démocratie directe fondé sur les capacités d'auto- organisation des multitudes.
3ø Une vision transnationale de la politique.
4ø Un souci écologiste : les multitudes qui ont pris acte de leur puissance savent qu'une productivité sans limite est dangereuse. Elles savent qu'il y a souvent plus de puissance dans la retenue que dans le laisser-faire. " (Frédéric Neyrat, directeur de programme au Collège international de philosophie et membre de la revue Multitudes.) L'Empire
" C'est la forme politique du marché mondial, c'est-à-dire l'ensemble des armes et des moyens de coercition qui le défendent, des instruments de régulation monétaire, financière et commerciale, et enfin, au sein d'une société mondiale ``biopolitique'', l'ensemble des instruments de circulation, de communication et de langages. Chaque société capitaliste a besoin d'être commandée : l'Empire est le commandement exercé sur la société capitaliste mondialisée. Ses conditions sont, d'une part, l'extinction de l'État-nation (tel qu'il a été compris pendant des siècles et tel que quelques entêtés continuent à le voir) ; de l'autre, la fin des impérialismes ``vieille manière'' (et du colonialisme), qui n'étaient rien d'autre que les prolongements de l'État-nation. " (Antonio Negri, Exils, Éditions des Mille et une nuits, 1997.)

Biopolitique
" Cela veut dire à la lettre l'entrecroisement du pouvoir et de la vie. Le fait que le pouvoir ait choisi de s'inscrire dans la vie elle-même, d'en faire sa surface d'inscription privilégiée, n'est pas nouveau : c'est ce que Foucault appelle ``biopouvoir'', et c'est ce dont il décrit la naissance à partir de la fin du XVIIIe siècle. Mais la résistance au biopouvoir existe. Dire que la vie résiste, cela signifie qu'elle affirme sa puissance, c'est-à-dire sa capacité de création, d'invention, de production, de subjectivation. C'est ce que nous appelons ``biopolitique'' : la résistance de la vie au pouvoir, à l'intérieur même d'un pouvoir qui a investi la vie. " (Antonio Negri, Du retour, Éditions Calmann-Lévy, 2002.)

Économie solidaire
" De la façon la plus extensive, l'économie solidaire peut être définie comme l'ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l'économie à partir d'engagements citoyens. Contrairement à ce que pourrait faire croire l'accaparement du mot solidarité par les promoteurs de certaines actions caritatives, l'économie solidaire n'est pas un symptôme de la dérégulation qui voudrait remplacer l'action publique par la charité, nous ramenant plus d'un siècle en arrière. Elle émane d'actions collectives visant à instaurer des régulations internationales et locales, complétant les régulations nationales ou suppléant à leurs manques. L'économie solidaire (...) peut donc articuler ces deux dimensions de la solidarité pour renforcer la capacité de résistance de la société à l'atomisation sociale, elle-même accentuée par la monétarisation et la marchandisation de la vie quotidienne. " (Philippe Chanial et Jean-Louis Laville, " l'Économie solidaire : une question politique ", in Mouvements, nø 19, Éditions de La Découverte, 2002.)



Origine http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-12-26/2003-12-26-385172
Article paru dans l'édition du 26 décembre 2003.