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Origine http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-12-26/2003-12-26-385172
Entretien
Autre monde, autres mots Le droit cosmopolitique, une idée
neuve ?
La notion de cosmopolitisme est une vieille idée de la philosophie
politique européenne. L'historien Enzo Traverso en retrace
le parcours et souligne ses contradictions. À l'occasion
du FSE de Paris, surtout dans les séminaires traitant de
la paix dans le monde, le terme de " cosmopolitique "
a été très utilisé.
De quoi s'agit-il ?
Enzo Traverso. Le cosmopolitisme est une notion très ancienne.
Néanmoins, on peut dire que sa première formulation
systématique, sur le plan politico-juridique, est celle de
Kant. Elle est marquée par la Révolution française
et s'inscrit dans une réflexion plus large sur la possibilité
d'une paix universelle. Pour le philosophe allemand, les êtres
humains à venir devraient, comme citoyens d'un État
universel - celui des Hommes -, pouvoir bénéficier
de droits qui dépasseraient le cadre des réglementations
étatiques et nationales. Il s'agirait de droits humains supérieurs
à ce que l'on appelait alors " le droit des gens ".
Seulement, Kant n'a pas réussi à articuler de manière
satisfaisante le rapport entre droit international et droit cosmopolitique.
Il a continué de penser en termes de fédérations
d'États souverains, alors qu'un droit cosmopolitique véritable
suppose le dépassement des souverainetés nationales.
Cette contradiction n'a jamais été levée. Aujourd'hui,
le mouvement altermondialiste relance le débat en posant
des problèmes ne pouvant trouver qu'une solution cosmopolitique
: l'écologie, la santé, les rapports Nord- Sud, l'accès
aux ressources naturelles, la répartition des richesses à
l'échelle du monde, les conditions sociales d'un ordre démocratique,
etc. Toutes questions qui ne peuvent être abordées
qu'à une échelle globale : elles concernent les êtres
humains en tant que citoyens du monde. Le cosmopolitisme de Kant
est fondé sur la doctrine contractualiste libérale.
Et le mouvement altermondialiste se réclame plutôt
de l'anticapitalisme.
Le retour d'une réflexion cosmopolitique dans ce
mouvement ne vous paraît-il pas assez surprenant ?
Enzo Traverso. L'élaboration kantienne est double : d'un
côté une dimension éthique, de l'autre sa dimension
contractualiste, qui est libérale, au sens large. Mais l'idée
d'une citoyenneté mondiale n'est pas inéluctablement
liée à une conception libérale de la propriété
et des droits individuels. Elle est même plus facile à
articuler avec une conception républicaine de la vertu civique
et une conception socialiste de l'éga-liberté. Aussi,
par exemple, n'est-il pas étonnant que le socialisme puis
le communisme aient été des héritiers du cosmopolitisme
des Lumières : tout au long du XIXe siècle, c'est
Marx qui pense une communauté humaine universelle. À
cette époque, le libéralisme accompagne la construction
des États-nations et s'identifie à l'impérialisme,
en reniant la tradition cosmopolite. En fait, le seul vrai cosmopolite
libéral, après Kant, c'est Hans Kelsen. Mais son normativisme
juridique donne à son idée d'une civitas maxima un
caractère extrêmement abstrait et artificiel. Le cosmopolitisme
libéral n'est pas allé au- delà d'un projet
de gouvernance mondiale de type " westphalien ", c'est-à-dire
un ordre international hiérarchisé et centralisé.
C'est le modèle du Congrès de Vienne au XIXe siècle,
de la Société des nations pendant l'entre-deux- guerres,
puis de l'ONU. Et ce modèle de gouvernance internationale
est entré en crise après la fin de la guerre froide,
avec l'essor d'un projet américain d'hégémonie
impériale rompant avec le multilatéralisme. Bien sûr,
personne n'a encore élaboré une théorie cosmopolitique
achevée, opératoire. Mais le mouvement altermondialiste,
en considérant la planète comme bien commun et l'humanité
comme valeur universelle suprême, incompatible avec la forme
marchande des relations sociales et l'ordre militaire des États,
fonde l'utopie d'une humanité sans frontières et constitue
la base pour penser un ordre cosmopolitique alternatif. Je ne suis
donc pas surpris qu'il reprenne l'idée de Kant.
Entretien réalisé par Jérôme-Alexandre
Nielsberg
Un peuple ou des multitudes ?
Aux anciennes désignations politiques des masses, Antonio
Negri fait succéder celle des " multitudes ". La
notion est équivoque. Jean-Luc Nancy lui préfère
celle, peut-être à renouveler, de peuple. Récemment,
lors d'un colloque, vous opposiez le concept de peuple à
celui de multitudes.
Pouvez-vous expliquer cette opposition ?
Jean-Luc Nancy. Les altermondialistes me semblent
utiliser la notion de multitudes pour exprimer leur réserve
vis-à- vis d'une idée de peuple relevant de l'identité
close. Cependant, je décèle dans cet emploi une triple
difficulté. D'abord le mouvement altermondialiste porte les
revendications d'un certain nombre de minorités s'identifiant
comme autant de communautés, sinon de peuples, alors que
la notion de multitudes disperse tout en singularités. Ensuite,
on peut se demander si cette dispersion dans les multitudes n'est
pas un effet direct de l'extension de cette mondialisation sauvage
du capitalisme auquel le mouvement altermondialiste s'oppose.
Enfin, je perçois une grande ambiguïté dans ce
mot : il multiplie les individus, ou les petits groupes, mais non
pas au sens de l'accroissement, d'une force par exemple, et laisse
entendre une sorte d'errance. Ce sont les raisons pour lesquelles
je me demande si quelque chose du peuple ne résiste pas,
tout de même. Du peuple, aux deux sens du mot : une identité,
construite par opposition aux puissants, et comme dit Raffarin "
la France d'en bas ", la populace, tout ce qui est tendanciellement
exclu, opprimé, exploité. On n'entend pas du tout
cela dans " multitudes ".
Si je comprends bien que le mot de " peuple " paraît
avoir été confisqué par le populisme, je ne
vois pas pourquoi on se laisserait impressionner par cette confiscation.
Pourquoi renoncer à se rapproprier le mot " peuple ",
en laissant entendre non pas le côté identitaire, mais
celui, concret, de plèbe. La plèbe qui réclame
son droit. D'autant qu'avec la plèbe, la populace, etc.,
nous ne sommes pas loin d'un autre mot, complètement oublié,
celui de prolétaire. Mot qui longtemps fut le signe de la
révolte, de la protestation des plus démunis contre
ceux qui les démunissent. Tout cela me semble important.
Le peuple, c'est celui qui cherche à se dire, qui se dit,
se proclame, s'institue sans se constituer. Au populisme on peut
opposer que l'épithète dont se qualifie un peuple
- comme dans " peuple français ", par exemple -
est en tous les cas une marque vide. Elle ne repose jamais sur une
essence définie a priori, mais permet qu'une certaine énonciation
commune puisse se faire, que puisse se dire un " nous ".
D'ailleurs le concept de démocratie - le gouvernement par
le peuple - subsume un processus d'identification qui n'est pas,
ne peut pas être identification à une essence. J'aimerais
poser cette question à Toni Negri : les multitudes peuvent-elles
dire " nous " ? Et, le cas échéant, de quel
" nous " s'agit-il ?
Propos recueillis par Jérôme-Alexandre Nielsberg
Multitudes
" Forgé par Toni Negri, le concept de multitude définit
un ensemble de singularités qui déborde aussi bien
le concept de peuple que celui de classe ouvrière. La multitude
n'est pas un sujet, mais un ensemble immanent de pratiques, de formes
productives, de relations qu'aucune unité supérieure
ne subsume. En un mot : une puissance de création ininterrompue.
Cette puissance est quantitativement et qualitativement supérieure
à celle des appareils de pouvoir qui tentent de la contrôler,
de l'exploiter. Concept d'une traversée des identités
éco-politiques modernes, la multitude est adéquate
au phénomène de la mondialisation. Sur son versant
négatif, la mondialisation est l'unification marchande et
technique du monde. Sur son versant positif, elle est la connexion
d'une pluralité des mondes au sein d'un monde ouvert sur
son propre abîme, sur son absence de valeur transcendante.
Ce combat du monde avec lui-même est celui de la multitude
- ou plutôt des multitudes, définitivement plurielles,
que rien n'unifie mais que tout fait coïncider. Politiquement,
cette coïncidence peut signifier ceci :
1ø Une remise en cause du statut de citoyen, au profit de
celui de résident qui reconnaisse un droit d'habitation universel.
2ø Un désir de démocratie directe fondé
sur les capacités d'auto- organisation des multitudes.
3ø Une vision transnationale de la politique.
4ø Un souci écologiste : les multitudes qui ont pris
acte de leur puissance savent qu'une productivité sans limite
est dangereuse. Elles savent qu'il y a souvent plus de puissance
dans la retenue que dans le laisser-faire. " (Frédéric
Neyrat, directeur de programme au Collège international de
philosophie et membre de la revue Multitudes.)
L'Empire
" C'est la forme politique du marché mondial, c'est-à-dire
l'ensemble des armes et des moyens de coercition qui le défendent,
des instruments de régulation monétaire, financière
et commerciale, et enfin, au sein d'une société mondiale
``biopolitique'', l'ensemble des instruments de circulation, de
communication et de langages. Chaque société capitaliste
a besoin d'être commandée : l'Empire est le commandement
exercé sur la société capitaliste mondialisée.
Ses conditions sont, d'une part, l'extinction de l'État-nation
(tel qu'il a été compris pendant des siècles
et tel que quelques entêtés continuent à le
voir) ; de l'autre, la fin des impérialismes ``vieille manière''
(et du colonialisme), qui n'étaient rien d'autre que les
prolongements de l'État-nation. " (Antonio Negri, Exils,
Éditions des Mille et une nuits, 1997.)
Biopolitique
" Cela veut dire à la lettre l'entrecroisement du pouvoir
et de la vie. Le fait que le pouvoir ait choisi de s'inscrire dans
la vie elle-même, d'en faire sa surface d'inscription privilégiée,
n'est pas nouveau : c'est ce que Foucault appelle ``biopouvoir'',
et c'est ce dont il décrit la naissance à partir de
la fin du XVIIIe siècle. Mais la résistance au biopouvoir
existe. Dire que la vie résiste, cela signifie qu'elle affirme
sa puissance, c'est-à-dire sa capacité de création,
d'invention, de production, de subjectivation. C'est ce que nous
appelons ``biopolitique'' : la résistance de la vie au pouvoir,
à l'intérieur même d'un pouvoir qui a investi
la vie. " (Antonio Negri, Du retour, Éditions Calmann-Lévy,
2002.)
Économie solidaire
" De la façon la plus extensive, l'économie solidaire
peut être définie comme l'ensemble des activités
contribuant à la démocratisation de l'économie
à partir d'engagements citoyens. Contrairement à ce
que pourrait faire croire l'accaparement du mot solidarité
par les promoteurs de certaines actions caritatives, l'économie
solidaire n'est pas un symptôme de la dérégulation
qui voudrait remplacer l'action publique par la charité,
nous ramenant plus d'un siècle en arrière. Elle émane
d'actions collectives visant à instaurer des régulations
internationales et locales, complétant les régulations
nationales ou suppléant à leurs manques. L'économie
solidaire (...) peut donc articuler ces deux dimensions de la solidarité
pour renforcer la capacité de résistance de la société
à l'atomisation sociale, elle-même accentuée
par la monétarisation et la marchandisation de la vie quotidienne.
" (Philippe Chanial et Jean-Louis Laville, " l'Économie
solidaire : une question politique ", in Mouvements, nø
19, Éditions de La Découverte, 2002.)
Origine http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-12-26/2003-12-26-385172
Article paru dans l'édition du 26 décembre 2003.
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