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COMMENT PENSER UNE GAUCHE QUI SORTE DU RESSENTIMENT ?

Biopouvoir, biopolitique, Empire et Europe, repensée de la transformation sociale...
Mercredi soir, à Beaubourg, le débat s'est noué autour de ces questions entre Yann Moulier Boutang, Peter Sloterdijk et Toni Negri.

Paris, Rome, Karlsruhe... Trois penseurs de trois villes d'Europe, mercredi soir, où, à l'occasion du symposium "Cloner or not cloner", le Centre Pompidou accueillait la revue "Multitudes" (1) : Yann Moulier Boutang, Toni Negri et Peter Sloterdijk ont ainsi dialogué pendant plus d'une heure... "Biopouvoir", "biopolitique", "Empire" et "Europe", modifications en cours (et en jeu) du côté de l'Etat, de la propriété, du système de représentation, variations autour de ce qu'il peut en être des conceptions mêmes de la transformation sociale : autant de questions débattues, parfois seulement effleurées, dont on lira ici une transcription, parmi d'autres possibles... La singularité et l'intérêt de cet échange ne tenait pas seulement à la confrontation de trois philosophes majeurs dans leurs pays respectifs, dont les travaux ont peut-être en commun d'introduire du conflit dans la pensée politique européenne d'aujourd'hui : elle avait aussi à voir avec "l'inhumanité" de la situation de Toni Negri, arrêté et condamné en 1979 pendant les "années de plomb" du terrorisme, exilé pendant quatorze longues années en France, revenu à Rome le 1er juillet 1997 afin de trouver une solution pour les personnes encore détenues dans son pays pour des délits politiques, emprisonné dès son arrivée à l'aéroport, et toujours soumis à un régime semi-carcéral dont la rigueur sonna d'ailleurs le gong du débat... A 20 heures, donc, l'auteur d'"Exil" dut regagner sa cellule : on l'entendit lancer au téléphone - ah ! la résonance de cette voix dans la grande salle de Beaubourg - un "Arrivederci" las, à l'image de ce "monde ancien" auquel Peter Sloterdijk n'entend pas lui non plus se résigner, plaidant le "risque de penser" contre "le centrisme mou" (2) et interrogeant : "Comment créer une gauche qui ne soit pas ancrée dans le ressentiment ?". Auparavant, en guise d'incipit d'une soirée plaçant Marx et Foucault en exergue d'un mouvement permanent de repensée du monde, Yann Moulier Boutang avait donné cette sorte de "la" pour l'échange à venir : "S'interroger sur les transformations de ce que Michel Foucault nommait le "gouvernement des vivants" - et donc le "biopouvoir" - et interroger aussi les "multitudes", c'est-à-dire les multiples sujets qui déterminent l'inflexion de ce que l'on nomme la révolution biotechnologique et les transformations du pouvoir lui-même"..
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- Toni Negri. Dans les années soixante-dix, il s'est agi pour certains d'entre nous, en Italie, de parvenir à une définition nouvelle du pouvoir, comme relation qui penserait la sujétion de la vie à la production. A l'époque, nous estimions qu'il y avait toujours comme un "reste" entre la pression que le capital exerce sur le social et la vie sociale elle-même : un "reste" négatif, antagonique, mais toujours un "reste"... La grande découverte, à partir de Foucault, a été de considérer que la politique était en fait subordonnée à ce "reste", à la vie, à l'affect, au corps, à la subjectivité : ainsi, par exemple, le travail était cette relation ambiguë et puissante dans laquelle il n'y a pas seulement production de marchandises, mais production d'une relation autour de laquelle s'exerce la domination. Cela nous a amené à distinguer entre la notion de "pouvoir" - le pouvoir se pose en quelque sorte sur la vie - et la notion de "politique", qu'il faut entendre justement au sens de la vie, de la résistance... Autrement dit, le pouvoir d'un gouvernement ne tient pas seulement à l'exercice d'une domination, mais aussi à la capacité des dominés à s'approprier cette domination... J'ai lu récemment un article intitulé "For Trees and For Jobs" (3), écrit autour de la révolte de Seattle : ce qui m'intéressait était de comprendre de quels "arbres" et de quel "travail" il était question. Là, il ne s'agissait pas d'une défense archaïque de la nature évoquant la Carinthie de Haider, avec plein de "beaux" arbres et de "beaux" postes de travail... Non ! Ce qui s'y affirmait relevait d'une "militance biopolitique", à partir de questions dites écologiques, mais n'ayant rien à voir avec une quelconque régression néoconservatrice... Reste le conflit entre le "biopouvoir" et le "biopolitique" - j'entends ici "biopouvoir" au sens de la volonté d'organiser l'humanité d'un point de vue génétique. Affirmer, comme je le fais, que l'on est partisan de la métamorphose continue de l'humain, n'est-ce pas contester la domination du "biopouvoir" du capitalisme, celle du profit sur l'humain ? Je suis certain que la "militance biopolitique" va se développer, du côté du refus de tous les nouveaux blocages que le capitalisme est en train d'établir dans et sur l'humanité. Il y a, au coeur même de la globalisation, l'amorce de la possibilité d'élargir encore une rupture...

- Yann Moulier Boutang. J'entends bien aussi travailler à dépasser les oppositions classiques, en indiquant que je ne suis pas satisfait d'une manière de poser le débat entre les "fixistes" de la nature humaine et des droits de l'homme, d'une part, et, d'autre part, les "transformistes" d'une "science", qui est aussi celle des multinationales qui entendent mettre la main sur la source de toute richesse, sur tout le potentiel du vivant. Il y a là de nouveaux défis - les "arbres", par exemple, dont parlait Toni Negri à l'instant. J'ai envie de demander à Peter Sloterdijk ce qui, dans sa propre pensée, consonne ou dissone avec ce qui vient d'être dit...

- Peter Sloterdijk. Je formulerais quelques remarques, dans un style "jeune hégélien", mais, après tout, la pensée allemande n'a jamais cessé d'être, depuis Hegel, "jeune hégélienne", et mon itinéraire philosophique se résume, au fond, à la volonté d'en sortir... En écoutant Toni Negri, je pensais à la détérioration des rapports intellectuels entre la France et l'Allemagne depuis au moins vingt ans. A partir du voyage d'Habermas en France et du sentiment d'amertume qu'il en avait retiré, la presse a établi comme une sorte de "garde sur le Rhin" face à l'émergence de ce que l'on pourrait appeler une "gauche nietzschéenne" à Paris. Je relie d'ailleurs cette incompréhension à la question qui me semble être posée en France et en Europe depuis les années soixante-dix : "Comment créer une gauche qui ne serait pas ancrée dans le ressentiment ?" Cela, au moment où l'on sait que le XXè siècle a été marqué par des mouvements réactionnaires, au sens littéral, qui consistaient à rassembler les énergies réactives, jusqu'à ce mouvement qui s'appelait le "national-socialisme". Je déconseille d'ailleurs à tout le monde d'assumer l'abréviation faussement intimiste de "nazisme", qui fait disparaître le scandale même qu'a été l'association de ces deux termes : "national" et "socialisme"... Je pense que l'on ne mesure pas encore assez l'apport de Deleuze et de Foucault dans le travail de réinvention d'un mouvement de gauche qui ne serait plus fondé sur le négativisme historique, et qui s'opposerait à un certain hégélianisme, celui là même qui donne un rôle créateur à la négativité...

- Toni Negri. Le "ressentiment" dont parle Peter Sloterdijk me paraît être une notion essentielle : il a perduré, et jusqu'à se confondre avec un certain marxisme... En Italie, un Nietzsche "soft" - issu de 1968 - a été opposé à un Nietsche "hard". Et nous avons ici, aujourd'hui, une gauche "soft" dans "l'économisme", "soft" dans le "libéralisme", "soft" dans le "softisme", une gauche qui transforme toute radicalité en quelque chose qui peut être facilement digéré... Je n'aime pas l'antagonisme en tant que tel, mais j'aime la possibilité de l'antagonisme. Face à la globalisation, qui fonctionne comme une structure presque étatique, et qui tend à occuper tous les espaces, je ne crois pas que les résistances puissent venir de l'Etat-nation, mais de grands élans, de mouvements errants, de mouvements "Exodus", capables de temporalités intempestives... C'est cela qui est beau : même s'il y a des blocages, même s'il y a des guerres, comme celle du Kosovo, qui sont destinées à enrayer ce processus, ce nomadisme...

- Peter Sloterdijk. Il y a eu, dans toute l'Europe, une grande mobilisation d'intellectuels - dont j'ai été - pour demander aux autorités italiennes qu'elles tirent un trait sur les "années de plomb" et qu'elles vous accordent une amnistie, ainsi qu'à toutes les autres personnes concernées. On se demande comment la justice italienne peut assumer une attitude aussi méprisante à l'égard de ce mouvement...

- Toni Negri. Il n'y a rien de nouveau. La politique italienne est dominée par une gauche qui vit dans le ressentiment. Entre 150 et 200 personnes sont encore en prison, et autant en exil... On nous dit que si nous devions bénéficier de l'amnistie, il faudrait alors l'accorder à tous les délinquants de droit commun. Je ne suis même plus fâché. C'est une démonstration d'inhumanité. Arrivederci...

- Peter Sloterdijk. Pour bien comprendre la situation intellectuelle dans laquelle nous sommes, nous Européens, il faut cerner la manière dont fonctionne un tabou, alors que toute notre histoire, depuis les Lumières, avait été celle de l'émergence d'une civilisation qui avait osé aménager un espace sans tabou. Comment se fait-il, dès lors, que le présent apparaisse comme autant marqué par un retour du tabou ? Que s'est-il passé ? Avons-nous appris quelque chose du XXè siècle qui nous obligerait à nouveau à nous plier à cette loi du tabou ? Le néoconservatisme et le néoconformisme généralisé n'expriment-ils pas un refus de tirer vraiment les leçons du siècle ? Il s'avère, en fait, que nous avons découvert un seuil infranchissable, qui se résume pratiquement à ce que dit le cinquième commandement de la Bible, "Tu ne tueras point". Si l'on avait vraiment saisi qu'il s'agissait là d'un axe majeur de la vie culturelle, peut-être aurions-nous pu dépasser ce climat de plomb dans lequel nous évoluons... Tout mon projet philosophique a consisté à reformuler un certain nombre de données conceptuelles, dont l'enjeu moral serait de créer une pensée que j'appellerais post-paranoïaque, permettant de sortir de ce champ de bataille où se sont trouvées, cent cinquante ans durant, des luttes dont il faut remettre en question la productivité. J'aimerais bien savoir ce que veut dire lutter, ce que veut dire rêver... Ne s'agit-il pas de rendre à la société l'interprétation de ses propre rêves ? Voilà en quoi consiste peut-être le rôle de l'intellectuel...

Jean-Paul Monferran

- (1) Revue théorique et politique, se donnant notamment pour ambition de "repenser une alternative", celle du "pouvoir constituant de la transformation en acte". (voir "l'Humanité" du 30 mars 2000).
- (2) Lire, ci-contre, la critique de "L'heure du crime et le temps de l'oeuvre d'art".
- (3) Littéralement, "Pour les arbres et pour les emplois".

Article paru dans l'édition du 3 avril 2000.
http://www.humanite.presse.fr/journal/2000-04-03/2000-04-03-222949
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