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L'archéologie médicale du bio-pouvoir
Guillaume Le Blanc

Origine :
http://www.univ-lille3.fr/set/col/LeBlanc.html

1. L'hypothèse du biopouvoir est une hypothèse fort tardive dans le travail de Foucault. Elle est formulée pour la première fois dans le dernier cours de 1976, le cours du 17 mars et est reprise ensuite dans le dernier chapitre de La volonté de savoir, datée d'octobre 1976. Ces deux versions que nous allons analyser ne disent pas exactement la même chose mais toutes deux s'accordent pour situer à côté de la souveraineté et du disciplinaire un troisième type de pouvoir, la biopolitique. Il est frappant de constater en effet que dans certains entretiens de 1975 ou même dans le cours du 14 janvier 1976, aucune mention n'est faite à ce dernier type de pouvoir et que les choses sont présentées dans le tête-à-tête de la souveraineté et de la discipline. Quand il envisage les luttes contre le pouvoir disciplinaire, il signale que l'ancien droit de la souveraineté ne peut être d'aucune utilité et qu'un nouveau droit doit voir le jour, anti-disciplinaire tout autant qu'affranchi de la souveraineté sans être en mesure de nommer de droit ou seulement de l'imaginer (cours du 10 janvier 1976). Il est même encore plus frappant de constater combien la société disciplinaire est confondue avec la société de normalisation. C'est ainsi que dans une radioscopie du 10 mars 1975 (un an donc avant l'irruption de la notion de biopouvoir), Foucault peut affirmer que les pouvoirs actuels sont liés au pouvoir de la normalisation alors même que les techniques de normalisation sont comprises sur le seul mode des disciplines (l'institution pénale, les ateliers, les usines, les administrations), la normalisation étant alors logiquement confondue avec l'assujettissement (p. 793 tome II DE). De même, dans le cours du 14 janvier 1976. Foucault note, p. 34-35 que les techniques et les discours de la discipline qui envahissent le droit désignent, je cite, une "société de normalisation".

Cette impossibilité de prendre en charge le biopouvoir s'explique sûrement par une certaine négligence accordée au thème de l'Etat ou plus exactement un contournement du thème de l'Etat. Soit parce que la réalité spécifique de l'Etat se découpe dans les vêtements du Souverain et qu'ainsi considéré dans les limites de la souveraineté l'Etat est globalement disqualifié puisque débordé par le champ du disciplinaire dont il constitue d'ailleurs un élément, offrant un point de passage de la souveraineté à la discipline par l'appareil de police et le thème de la raison d'état qui correspondent à la dimension décrite par Foucault dans Surveiller et punir de l'Etatisation de la discipline. L'Etat est soit un instrument aux mains d'un souverain, soit une dimension de la discipline mais il n'a pas à proprement parler de réalité propre. Plus exactement, sa réalité propre il ne peut pas la faire jouer pour lui-même. D'où le reproche qui lui est souvent fait de négliger, en étudiant les micro-pouvoirs, l'appareil d'Etat. Voir sur ce point un entretien intitulé "Pouvoir et corps" de septembre 1975 (DE III, pp. 757-758). Parce que Foucault refuse, pour des raisons théoriques mais surtout pratiques de luttes, de localiser le pouvoir dans l'appareil d'Etat, il en résulte que le discours d'Etat tend à être maintenu dans les limites de la fonction de la souveraineté, luttant contre son débordement par les pouvoirs disciplinaires. Ce n'est donc pas un hasard si l'irruption du biopouvoir est pensée directement en référence à l'Etat (réponse de Foucault à ceux qui lui reprochaient de minorer, dans ses analyses et dans ses luttes, le thème de l'Etat). Foucault démarre son cours du 17 mars 1976 par une définition du biopouvoir qui est la "prise en compte de la vie par le pouvoir" considérée, je cite, comme "une étatisation du biologique" (p. 213).

Ce qui est pensé avec le biopouvoir, c'est donc désormais quelque chose comme un pouvoir propre de l'Etat qui ne joue le jeu d'aucun autre pouvoir, du moins directement. En un sens, il est donc vrai de dire que Foucault découvre tardivement que si la politique n'épuise pas la discipline puisqu'elle est à la fois ce qui, jusqu'à un certain point, masque le jeu disciplinaire, jusqu'à un autre point s'intègre dans le disciplinaire, on peut dire en retour que la discipline n'épuise pas le problème politique. Le pouvoir disciplinaire constitue des individus en les assujettissant. Il individualise tout autant qu'il homogénéise : il crée des corps individués en même temps qu'il élabore un corps social. Or précisément ce corps social ne peut exister dans le seul jeu de la discipline. Si la discipline fait être les individus dans un corps social, elle ne peut faire être le corps social. Que lui manque-t-il? Un ensemble de règles touchant non aux corps à individuer mais au corps social lui-même. Le biopouvoir répond aux insuffisances de la discipline et ce-faisant en limite la fonction. Il répond aux insuffisances de la discipline à réguler le corps social qui est pourtant l'horizon de la discipline, horizon puisque la discipline, en homogénéisant, rend littéralement possible quelque chose comme un corps social, horizon que la discipline ne peut faire vivre par elle-même en raison même de son caractère fortement individualisant.

Précisément, la discipline n'homogénéise que dans les limites de l'individualisation. La discipline d'atelier n'homogénéise une population ouvrière, par des règlements, des sanctions aux manquements du règlement, des surveillances de chaque partie de l'atelier, que dans les limites d'une individualisation à construire toujours plu. Si dans un premier temps la surveillance des gestes de l'ouvrier suffit, dans un second temps, il s'agira dans un second temps de traquer les temps de repos, de veiller à ce qu'il ne divertisse pas trop d'autres ouvriers au moment des pauses, qu'il n'agite pas trop la conscience ouvrière à l'heure de la vie après le travail, de cerner par des renseignements généraux, les pensées de l'ouvrier... A l'âge de la discipline, on n'individualise jamais assez les comportements ouvriers, scolaires... Les institutions disciplinaires ne peuvent homogénéiser que dans les limites du microscopique. Ce qui fait dire à Foucault que la discipline est infinitésimale. La misère non de Pascal malis de la discipline (qui est une misère donc toute relative) : la discipline, perdue dans l'infiniment petit, ne peut rejoindre l'infiniment grand du corps social. La limite de la discipline vient de ce qu'elle s'adresse toujours à quelqu'un.

Comment inventer des règles qui ne s'adresseraient à personne et donc à tout le monde à la fois, c'est précisément la tâche du biopouvoir. Le biopouvoir achève de ce point de vue le processus de normalisation de la discipline. A la norme disciplinaire toujours adressée à quelqu'un, toujours prête à rendre ses services à un pauvre individu ordinaire ou infâme s'associe la norme biopolitique qui s'exerce sur un ensemble d'individus. La discipline fait prévaloir le règne de l'un tandis que la biopolitique met en avant le règne du multiple. De ce point de vue la biopolitique fait apparaître trois nouveautés dans l'ordre des pouvoirs ; une nouveauté d'objet : la population plutôt que les individus, la masse organisée selon certaines règles plutôt que les individus à régler. Cf 17 mars 1976 : "Les disciplines avaient affaire à l'individu et à son corps... La biopolitique a affaire à la population" (p. 218). Cette notion de population ne peut être comprise que par référence à la seconde nouveauté introduite par Foucault, une nouveauté de sujet : si le sujet de la discipline est la production (Foucault le note à plusieurs reprises), le sujet de la biopolitique est la vie, la vie qu'il s'agit désormais de faire croître sous toutes ses formes par une détection-prévention-correction des maladies qui la caractérisent cf 17 mars 1976, p. 219-220 : "Il ne s'agit absolument pas de se brancher (terme important car il renvoie à la production : extirper un travail du corps) sur le corps individuel comme le fait la discipline... [Il s'agit] de prendre en compte la vie, les processus biologiques de l'homme-espèce"; une nouveauté dans la manière d'exercer le pouvoir : l'Etat comme réalité de pouvoir spécifique en tant qu'il ne discipline pas une population mais la régularise. Les normes de régularisation sont produites par le pouvoir de l'Etat : "la bio-régulation par l'Etat" écrit Foucault p. 223 du Cours du 17 mars 1976.

En quoi consiste cette régulation? Elle consiste pour l'Etat, directement, par un certain nombre de fonctions qui lui sont propres (qui renvoient par exemple à un ministère de la santé ou de la famille), indirectement par des institutions qui en dépendent (institutions médicales, caisses de secours, assurances) à veiller à l'ensemble des phénomènes vitaux qui concernent une population sur un territoire qu'il gouverne, ceci sous une double forme d'un savoir des phénomènes vitaux qui affectent une population (enquêtes démographiques, observation régulière des types de maladies en fonction des types de populations, étude des phénomènes de fécondité, de longévité, de mortalité) et d'un pouvoir d'intervention sur les phénomènes vitaux par des mesures incitatives (politique familiale, aide au troisième enfant lorsque la proportion des naissances et des décès n'est plus correcte, correctives (mise en place d'une couverture-maladie...), préventives (par exemple avec l'instauration de l'hygiène publique).

Plusieurs constatations s'imposent dès lors à propos du biopouvoir.
Première constatation :
les normes de régulation de la vie introduisent dans le pouvoir un souci de sécurité. Ce qui caractérise en effet l'ensemble de ces normes mises sur pied tout d'abord dans des savoirs particuliers (démographiques) et objets ensuite d'une politique (essentiellement d'allure médicale) qui veille à leur bon déroulement, c'est qu'il a en souci la sécurité d'une population identifiée comme telle. La gouvernementalité trouve là sa naissance réelle.

Seconde constatation :
le biopouvoir va aux racines du disciplinaire. Retour rapide aux disciplines. Toutes les disciplines n'existent qu'en tant qu'elles intensifient les productions, les comportements qui puisent dans les forces corporelles. Le biopouvoir, en s'intéressant à cette force, avant qu'elle ne s'individualise, ou plutôt en dehors de son mouvement d'individualisation, dénoue le drame de la discipline qui est l'exténuation, la fatigue, la mort. Il n'est pas absurde de penser que le biopouvoir, en cherchant à valoriser la vie, renforce le disciplinaire en écartant au maximum le péril de la mort du jeu disciplinaire. Le biopouvoir n'est pas l'autre de la discipline à l'âge des normes. C'est plutôt ce qui va chercher dans la discipline ce qui risque sans arrêt de mettre en péril la discipline elle-même, la fragilité ou précarité de la vie, la mortalité de la vie, pour retourner la vie en valeur positive. (La vie est peut-être alors le vrai sujet de la discipline comme du biopouvoir, ce que Foucault découvrirait dans La volonté de savoir). Le biopouvoir ne menace pas la discipline. Il la préserve en la rendant possible. Il vaut en quelque sorte comme une archéologie des limites de la discipline (la mort) par une prise en compte des phénomènes propres à la vie.

Troisième constatation (qui en résulte).
D'où l'importance du pouvoir médical dans le débordement du pouvoir disciplinaire et le passage au biopouvoir. Le pouvoir médical assure la jonction entre le pouvoir disciplinaire et le biopouvoir. En prenant en charge la vie sous ses grandes tendances, la médecine s'intéresse à la limite même de la discipline qui est non la production suscitée par la force mais la production empêchée par la faiblesse de la force. Le pouvoir médical, en faisant de la vie sa préoccupation, fait régresser la limite même de la discipline (elle rend possible le "toujours plus de discipline" tout autant qu'elle déplace l'analyse des corps individués au corps collectif. Ce n'est pas, on le voit clairement, n'importe quelle médecine qui opère cette fonction. Il ne s'agit pas de la clinique dont la valeur n'a de sens qu'à l'intérieur du fameux colloque singulier (clinique sur laquelle Foucault se montre extrêmement réservé -nouvelle différence avec Canguilhem- mais d'une médecine collective, d'Etat, attentive aux régularités des populations, aux fréquences statistiques des maladies dans des groupes de populations identifiés au préalable. La médecine, d'où son exemplarité, en tant que pouvoir, concentre en son jeu, les trois thèmes de la vie, de la population et de l'Etat. C'est à partir d'elle que peut être formulé l'impératif biopolitique qui renverse l'ancien droit de la souveraineté, non plus laisser vivre et faire mourir mais faire vivre et laisser mourir.

Au droit de glaive déposé dans les mains du souverain se substitue le droit à la vie codifié par la médecine. Les phénomènes nouveaux de l'étude de la natalité, du problème de la morbidité, de la durée des maladies, de leur forme, non plus au niveau individuel d'une naissance de la clinique mais au niveau collectif d'une population "amènent la mise en place d'une médecine" (17 mars 1976, p. 217). La médicalisation de la population devient le fait d'une politique de l'Etat dont le souci majeur est la vie. D'où l'importance que revêtent pour un lecteur de Foucault désireux de reconstruire l'archéologie du biopouvoir les conférences brésiliennes de 1974 sur la médecine. J'irai assez vite cependant (faute de temps). Je me contente de les citer, de vous y renvoyer et d'indiquer leurs directions respectives. Elles se trouvent dans le tome III des DE. Il s'agit respectivement de "Crise de la médecine ou crise de l'antimédecine?" prononcée en octobre 1974 et publiée en janvier-avril 1976 (pp. 40-57); "La naissance de la médecine sociale", prononcée en octobre 1974, publiée en janvier-avril 1977 (pp. 207-228); "L'incorporation de l'hôpital dans la technologie moderne", prononcée en octobre 1974, publiée en mai-août 1978 (pp. 508-521)

Dans la première conférence "Crise de la médecine ou crise de l'antimédecine", il s'agit de partir d'une double situation; situation interne à la pratique médicale : situation de crise dans laquelle la médecine est débordée par une certaine antimédecine; situation politique : l'élaboration en 1942 en Grande-Bretagne du plan Beveridge, point de départ d'une nouvelle organisation de la santé aux lendemains de la guerre dans beaucoup de pays. Foucault interprète le plan Beveridge comme l'indice, en période de guerre, donc de mort, de la formulation d'un droit à la santé comme bon critère d'un droit à la vie. "A un moment où la guerre causait de grandes destructions, une société prenait en charge la tâche explicite de garantir à ses membres non seulement la vie mais aussi la vie en bonne santé" (p. 40). Plusieurs éléments sont à prendre en compte dans la formulation d'un tel droit à la santé. Tout d'abord, au niveau juridique, il importe de comprendre que le droit à la santé est une affaire d'Etat, ceci non parce que les sujets pourraient mieux servir l'Etat en bonne santé que parce que l'Etat s'engage à mieux servir des sujets en prenant en charge les problèmes de santé. Ensuite, à un niveau moral, le droit à la santé devient symétriquement un droit à pouvoir être malade dont la conséquence directe est une acceptation de l'interruption de travail. D'autre part au niveau économique cette fois, les dépenses attenantes à la santé ne sont plus le seul fait de pensions ou d'assurances privées mais occupent une place majeure dans les dépenses de l'Etat. Enfin au niveau politique, la santé devient un enjeu de positionnement des partis politiques. Foucault, au fond, ne formule rien d'autre que l'émergence du biopouvoir.

Certes la médecine se formule également dans le registre disciplinaire. C'est que le droit à la santé continue pour Foucault à formuler un droit, une politique, une morale et une économie du corps, ce que Foucault désigne sous le terme de "somatocratie". Le soin des corps par l'Etat prolonge, de ce point de vue, la discipline des corps décrite en 1974 par Foucault (p. 43). Mais en même temps la médecine fait tout autre chose. Ceci non pas tant parce qu'elle est au bout du compte une 'activité socialisée s'élaborant en dehors du mythe clinique du rapport singulier, ce qui est le cas dès le décollage de la médecine au 18ème siècle. La médecine en effet, ne se contente pas de soigner. Elle tue, non par ignorance note Foucault mais par savoir. Les prises de médicaments, les opérations chirurgicales font entrer l'individu dans l'ère du "risque :médical" (p. 46). Or le risque médical est l'objet d'un double calcul, calcul des rapports entre les effets positifs et négatifs de la médecine, calcul également des coûts d'une politique médicale comme affaire d'un Etat qui fait entrer la médecine dans l'ère de la transformation. En effet, le risque médical ne se liimite pas au seul individu qui croise (mauvaises fréquentations) la médecine. Le risque médical ne concerne pas seulement l'individu à soigner. Il s'étend désormais à toute une population en fonction des techniques médicales modernes par la capacité qu'elles ont de modifier la structure génétique des cellules...Par la médecine, l'individu devient l'élément d'une population dont l'unité provient de l'ensemble des risques que fait peser sur elle la médecine. En ce sens, la médecine construit la population comme son objet d'application privilégié, ceci non pour améliorer nécessairement le sort des individus qui forment cette population mais plutôt pour mieux prendre en compte les événements de la vie. "Le médecin et le biologiste ne travaillent plus dorénavant au niveau de l'individu et de sa descendance mais commencent à le faire au niveau de la vie elle-même et de ses événements fondamentaux".

Ce n'est plus l'individu mais la vie qui est le sujet de la médecine, l'individu étant seulement le point de rencontre de la vie, de la médecine et du risque médical dans une visée qui est proprement politique et qui culmine dans ce que Foucault appelle "le phénomène de la médicalisation indéfinie" (p. 48). Ce qui caractérise la médicalisation, c'est la généralisation du risque médical jusque dans des domaines non médicaux. C'est lorsque l'autorité médicale ne fonctionne plus seulement comme autorité de savoir mais autorité sociale dans des décisions relatives à une ville, un quartier, c'est lorsque parallèlement à cette extension de l'autorité sociale de la médecine des domaines distincts de la médecine sont désormais l'objet de la médecine, l'air, l'eau, les constructions, les terrains, les égouts... qu('il y a à proprement parler médicalisation de la société. La médicalisation de la société est le signe que nous sommes désormais dans ce que Foucault nomme "la biohistoire" (p. 48). La biohistoire désigne trois traits caractéristiques.

1/ Elle indique tout d'abord que l'histoire de l'homme et l'histoire de la vie sont, en l'homme, identifiées au point que des phénomènes vitaux (maladie, vieillesse...) sont déterminants dans la compréhension de l'espèce humaines mais au point également qu'en retour les événements vitaux (génome...) peuvent être eux-mêmes transformés par des artifices humains.

2/ Elle indique ensuite que l'activité politique se conçoit comme une activité médicale. Foucault parle de nos Etats comme des "Etats médicaux ouverts" dans lesquels la médicalisation est sans limites"(p. 53). Dans ce contexte, les dangers dans une société sont identifiés à des pathologies particulières qu'une expertise doit pouvoir identifier ou elle doit pouvoir nous prévenir. "La prépondérance conférée à la pathologie devient une forme générale de régulation de la société. La médecine n'a plus aujourd'hui de champ extérieur" (p. 53).

3/ Enfin la biohistoire est l’accompagnement politique à la transformation de la société d'un système de lois à un système de normes. De même que les juristes accompagnèrent la formation d'une société de lois, de la même façon les médecins accompagnent la formation d'un système de la normalité reposant sur la distinction du normal et de l'anormal.

La seconde conférence souligne la médicalisation de la société par l'exemple précis du développement de la médecine sociale en lieu et place de la médecine individuelle. La médecine devient dans ce registre une stratégie "biopolitique" qui s'adresse au corps comme réalité biologique : passage de la biohistoire à la biopolitique. La troisième conférence, enfin, s'attache à isoler, dans la médicalisation de la société comme signe d'une biopolitique faisant que l'Etat se constitue à travers la question de la médecine, la formation de l'hôpital comme instrument thérapeutique. La médicalisation de la société correspond à une médicalisation de l'hôpital dont les fonctions extra-thérapeutiques (assistance aux pauvres...) disparaissent peu à peu. Ce dernier texte est surtout remarquable en ce qui nous concerne car il précise le rapport du médical au disciplinaire sous l'aspect particulier de l'hôpital. Après avoir rappelé d'une part que les fonctions de la discipline sont une nouvelle manière au XVIIIe siècle "de gouverner l'homme"(p. 515) grâce à un meilleur contrôle des activités de l'homme, après avoir rappelé d'autre part que la discipline suppose un art de la répartition spatiale des individus, exerce son contrôle sur le développement d'une action plus que sur le résultat, est une technique de pouvoir qui implique une surveillance constante des individus ainsi que des informations permanentes sur les individus, Foucault note que la médicalisation de l'hôpital passe par l'introduction des mécanismes disciplinaires dans l'institution hospitalière. Dans cette perspective, et c'est peut-être le point le plus étonnant pour nous, la biopolitique à partir de laquelle la médicalisation prend sens, reste en 1974 dans les limites du pouvoir disciplinaire. Plus exactement la biopolitique, c'est une certaine manière de gouverner à l'intérieur de la discipline.

Si la médicalisation de la société se fait, par l'hôpital, dans un premier temps dans les limites d'une institution disciplinaire, cette médicalisation dans un second temps en vient, à côté d'une médecine qui est une médecine à la fois de l'individu et de la population (p. 521), à s'affirmer dans des savoirs-pouvoirs portant sur la population dans son ensemble. La médicalisation de la société, si elle commence dans la médecine de la guérison, s'accomplit dans la médecine de la prévention. Tel est en un sens la signification des deux versions du biopouvoir de '"Il faut défendre la société" et de La volonté de savoir en laquelle se joue l'idée même de la gouvernementalité.

2/ Les deux versions du bio-pouvoir

1. Les deux versions du biopouvoir ne disent pas la même chose. Les embarras respectifs des deux textes sont intéressants pour mieux comprendre l'introduction de la notion de gouvernementalité.

1. Dans le Cours du 17 mars 1976 :

- Le biopouvoir est pensé comme pouvoir de l'Etat : "étatisation du biologique" (p. 213) et cette forme politique de l'Etat est opposée à celle de la Souveraineté. Il s'agit de penser la biopolitique contre la souveraineté à partir du présupposé commun d'un rôle nouveau de l'Etat non plus à partir de la volonté du Souverain incarnée par le droit de glaive qui implique une dissymétrie entre la mort et la vie au profit de la mort mais à partir d'un ensemble de règles qui ont pour but de valoriser la vie.

- L'explication du passage au bio-pouvoir se fait à partir des insuffisances du pouvoir souverain. Le droit de souveraineté est complété p. 212 par un nouveau droit alors même que ce nouveau droit renvoie à un type de technologies étranger au pouvoir du souverain. Le débat commence sur un plan théorique entre la souveraineté et la biopolitique alors même qu'il se poursuit sur un plan pratique entre la technologie disciplinaire et la technologie biopolitique. Le passage du plan théorique au plan pratique ne fait que rappeler que la technologie disciplinaire n'épuise pas l'ensemble des technologies dans la seconde moitié du 18ème siècle. Au bout du compte, l'entrelacement de la souveraineté, de la discipline et du biopouvoir est énigmatique. Cette énigme trouve une explication p. 222. C'est parce que la souveraineté aurait été incapable de résoudre les problèmes économiques et politiques de la société préindustrielle qu'elle aurait cédé la place à deux types de technologies qui ont permis de contrôler l'individu et l'ensemble, la discipline et le biopouvoir.

En fait, la discipline serait venue résoudre les apories de la souveraineté et le biopoouvoir serait venu résoudre les apories de la discipline. La discipline est suscitée par une impossibilité de la souveraineté. Idem pour le bopouvoir à l'égard de la discipline. Comment se conçoit cette impossibilité? Comme un déficit dans chaque pouvoir à rendre raison de l'ensemble du réel. L'impossibilité d'un pouvoir s'obtient par une soustraction aux pratiques du pouvoir de la part de réel qui lui échappe. L'impossibilité de la souveraineté c'est l'individu comme l'impossibilité de la discipline c'est la population. Un tel schéma suppose une théorie de l'expansion du pouvoir comme phénomène normal du pouvoir. Ce que Foucault traduit sous le terme d' "accommodation" : il s'agit d'accommoder des mécanismes à des éléments qui jusqu'à présent échappaient au pouvoir. Cette explication a deux avantages évidents ; 1/elle permet de resserrer le sens de la discipline désormais pensée à partir d'une institution en laquelle elle s'exerce (voir haut p. 223). Alors que Surveiller et punir plaidait pour un sens désinstitutionnalisé de la discipline au risque d'en dissoudre la signification exacte (c'est le fameux passage de la discipline-blocus à la discipline ouverte qui sort de lieux précis pour s'exercer de manière souple, en essaimant dans l'ensemble de la société), la dernière leçon rabat la discipline sur une institution à la manière du sociologue Castel dans son livre sur la psychanalyse. 2/elle permet de redonner un sens à l'Etat dans l'ensemble des pouvoirs que radicalisera la notion de gouvernementalité. Le pouvoir d'état n'est plus quelconque. Il joue désormais un rôle à la fois central et particulier dans les tactiques des pouvoirs, sur un tout autre registre cependant que le pouvoir d'Etat d'un Souverain dont on ne voit plus trop, du coup, en quoi il est lié à l'Etat praticien du bio-pouvoir. Là est peut-être la principale faiblesse dans l'exacte signification que la Souveraineté peut revêtir aujourd'hui. Si le pouvoir du souverain a été débordé, en deçà et au-delà, faut-il dire qu'il n'est plus qu'un accompagnement idéologique des deux autres formes de pouvoirs. Si tel était le cas, on ne voit pas comment ou par quelles procédures exactes le pouvoir du Souverain a cessé de devenir une chose réelle pour devenir un élément idéologique dans une configuration matérielle de pouvoirs.

2/ Le dernier chapitre de La volonté de savoir me semble repartir d'une double difficulté dans le dernier cours de 1976. La première difficulté a trait à la notion de vie. Dans la séance du 12 mars 1976, la vie joue à un double niveau : elle est d'abord l'élément à partir duquel un contrat peut se formuler à l'origine d'un souverain. 2/ Elle est ensuite ce sur quoi se dirigent les techniques du biopouvoir. Or la vie à l'origine de la souveraineté n'est jamais analysée car elle se situe à un niveau seulement de philosophie politique dont il convient de se déprendre au niveau d'une analyse des mécanismes réels de pouvoir. Or par un étrange glissement, la vie comme élément à l'origine du contrat n'est plus repensée dans la volonté de savoir. En revanche, la vie fait retour dans les disciplines. C'est ainsi que le "pouvoir sur la vie s'est développé depuis le 17ème siècle sous deux formes principales" (VS, p. 182). Les disciplines qui portent sur le corps sont désormais pensées à l'intérieur d'un pouvoir plus général sur la vie (VS, p. 183) "Les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s'est déployée l'organisation du pouvoir sur la vie"(VS, p. 283).

Par un renversement stupéfiant par rapport à 1974 où c'était le biopouvoir qui était pensé dans les limites de la discipline, la discipline est repensée dans les limites du biopouvoir. La discipline, élément du biopouvoir face à l'unique souveraineté : "La mise en place au cours de l'âge classique de cette grande technologie à double face, anatomique et biologique, individualisante et spécifiante, tournée vers les performances du corps et regardant vers les processus de la vie, caractérise un pouvoir dont la plus haute fonction désormais n'est peut-être plus de tuer mais d'investir la vie de part en part. Tandis qu'il s'agissait dans le Cours de 1976 d'une part d'asseoir la spécificité du pouvoir de l'Etat (biopouvoir) dans l'ensemble des techniques normatives des pouvoirs actuels et d'envisager d'autre part des corrélations entre les pouvoirs disciplinaires et le biopouvoir par une compréhension de la société de normalisation, il s'agit dans la volonté de savoir de ne plus tant considérer la spécificité du pouvoir d'Etat (dont le terme d'Etat disparait quasiment de la volonté de savoir) que la prise globale d'un pouvoir sur la vie dénoté comme pouvoir de la norme à travers les deux cas de la norme de discipline et de la norme de régulation. Reformulation de la biopolitique : la vie est le sujet commun des disciplines et des normes de régulation d'une population. Autre preuve p. 184 : Foucault évoque les deux directions dans lesquelles le bio-pouvoir se développe du côté de la discipline et du côté de la régulation.