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Origine :
http://www.cite.uqam.ca/magnan/wiki/pmwiki.php/AER/BiopouvoirViePublique?action=search&text=BiopouvoirViePublique
Biopouvoir
Vie Publique
http://www.cite.uqam.ca/magnan/wiki/pmwiki.php/AER/AtelierEnEmpirismeRadical
Atelier
En Empirisme Radical
Si le mot « biopouvoir » permet de désigner du doigt l'autorité
par laquelle certains biologistes évitent la discussion tant sur
les disciplines scientifiques que sur la vie politique, au nom par
exemple d'un certain darwinisme, d'une définition du gène ou d'un
modèle du cerveau, je n'y vois pas d'inconvénient. Lutter contre
le biopouvoir permet de dégager la diversité des biologies de l'hégémonie
de quelques programmes de recherche (voir l'excellent ouvrage de
Evelyn Fox-Keller [1]) et d'éviter qu'on naturalise quelques projets
d'innovation particulièrement discutables en l'imposant au public
sous prétexte qu'ils sont inévitables (comme les OGM ou la production
d'embryons humains pour la culture de cellules).
Si, en revanche, « biopouvoir » désigne une rupture radicale dans
l'histoire de la politique, comme on le prétend à la suite de Michel
Foucault, je suis beaucoup plus sceptique. L'hygiène de la fin du
siècle dernier, comme l'ont montré Murard et Zylberman [2], correspond
beaucoup mieux que notre fin de siècle à cette biopolitique puisqu'elle
a prétendu, pendant une cinquantaine d'années, évincer le vocabulaire
traditionnel de la politique pour parler éducation, dressage, nettoyage,
aération, vaccination, discipline. C'est d'ailleurs, comme Don Kevles
[3] l'a longuement étudié, le grand moment des eugénismes de gauche.
Cette retraduction de tout le vocabulaire de la vie publique dans
celui de la médecine et de l'hygiène nous paraîtrait aujourd'hui
insupportable, preuve que le biopouvoir, dans ce sens-là, possède
moins de prise sur les esprits qu'à l'époque par exemple d'un Alexis
Carrel, au milieu de ce siècle.
Comme beaucoup d'expressions de Foucault, « biopouvoir » fait partie
de ces termes qui éveillent l'esprit critique et le paralysent aussitôt.
Il n'y a en effet pas grand sens, du point de vue de l'histoire
ou de l'anthropologie, à parler d'une rupture radicale : les Arapesh
de Don Tuzin, en Nouvelle Guinée, ont avec leurs lignées d'ignames
des rapports certainement plus intimes que les chercheurs de l'INRA
avec leurs plantes transgéniques ; la nature entièrement domestique
(et non domestiquée) des jardins Achuars étudiés par Anne-Christine
Taylor [4] en pleine forêt amazonienne, suppose un degré de fusion
entre vie sociale et botanique bien plus développé que celui qu'entretient
le PDG de Monsanto avec ses OGM ; que dire des cochons sauvages
dont l'échange a été si bien analysé par Pierre Lemonnier [5] chez
les Ankavé de Nouvelle Guinée ? Faut-il parler de « biopouvoir »
sous prétexte que la vie biologique sert de part en part à produire
du pouvoir et des inégalités ? Certes oui, mais alors c'est de la
situation commune de l'humanité, toujours mêlée aux espèces animales
et végétales, qu'on désigne ainsi de ce mot soudain trop vague.
Il me semble qu'une grande partie de l'efficacité d'une expression
comme biopouvoir tient à ce qu'elle a soudainement rappelé à des
philosophes que l'humain nu dont ils peuplaient jusque-là leur agora
n'a jamais eu d'autre existence que dans l'expression « animal politique
» indéfiniment ressassée depuis Aristote. Ce sont les philosophes
qui ont soudainement découvert à l'occasion des biotechnologies,
que les humains ont toujours fait leur politique, depuis l'aube
de l'humanité, avec autre chose que des paroles. Cela ne veut pas
dire que le phénomène est nouveau mais seulement que la philosophie
politique s'était un peu simplifiée la vie en prenant l'humain parlant
comme unité de base de ses reconstructions savantes. Quoi de plus
invraisemblable pour un historien des sociétés humaines ou animales
que le contrat de Hobbes ou le voile d'ignorance de Rawls ? Des
corps sans histoire, sans physiologie, sans maladies, sans aliment,
sans écosystème réduits à leur seule parole.
Pour un juriste, par exemple, il est évident que la vie publique
s'est toujours occupée de biens, de veaux, de cochons, de couvées,
de bâtards, de dots, de domaines, de sacs de grains. Comment comparer
la procédure locale et compliquée des transferts de gènes avec l'immense
histoire de la domestication des plantes et la socialisation des
animaux au sein de la Cité ? Comment prendre au sérieux la fécondation
in vitro à côté de la longue histoire du choix du conjoint et de
ce que Darwin a appelé la sélection sexuelle ? On ne voit une rupture
brutale dans la dissémination des animaux transgéniques que si l'on
omet de comparer cette petite accélération locale à la formidable
transformation qui a produit les paysages ? Quoi de plus biopolitique
qu'une rizière d'Asie centrale ? Comment un géographe, un agronome,
un médecin des maladies infectieuses, un paléontologue, un écologue
pourrait-il croire que le biopouvoir est un phénomène récent qui
désignerait la saisie par la politique de la corporalité et de la
vie elle-même ?
On dira bien sûr que le passage au niveau des gènes a produit une
rupture qualitative, mais cela ne signifie pas pour autant que l'on
assiste à la survenue d'un biopouvoir nouveau. Je crois au contraire,
que le passage au tout génétique ramène la politique au sort commun.
Je n'en veux d'ailleurs pour preuve que la guerre mondiale autour
des OGM. Soudainement, alors qu'il apparaissait comme une évidence
que ce nouvel objet concocté par les nouveaux biopolitiques étendant
leur domination depuis les aspects superficiels jusqu'au cœur
même de nos cellules, allaient inévitablement s'étendre partout
en remplaçant la politique par la génétique, une levée de bouclier
mondial et multiforme a rendu les OGM à la scène politique la plus
traditionnelle et la plus légitime. Tout le monde voit bien que
la politique s'étend dorénavant à de nouveaux objets - et les Suisses
ont même été jusqu'à procéder sur ce sujet à une votation, chose
impensable si le biopouvoir était en train de couvrir la voix des
politiques. Et le cas des OGM n'est pas isolé : les gènes orphelins
de l'Association française de myopathie sont l'objet d'une politique
militante explicite ; de même les médicaments contre le Sida entre
les mains d'Act Up ; de même la survie des condors et des chouettes
à travers l'action des associations pour la protection de la nature.
Que dire de l'émergence d'un parti « Chasse Pêche Nature et Tradition
» ? Cela ne veut-il pas dire qu'on peut se faire envoyer à Strasbourg
sur des affaires de palombes, de sangliers ou de truite ? Bref,
partout, sur tous les fronts, on assiste à l'exact contraire de
ce qui est prévu par la notion d'un biopouvoir : partout la politique
reprend ses droits en découvrant que le citoyen n'est pas nu et
parlant, mais incorporé, allié à d'autres physiologies et que faire
de la politique c'est prendre en charge, de mille façons précautionneuses
et inquiètes, le vivant dans sa totalité.
On pourrait même faire l'hypothèse, si l'on voulait à tout prix
découvrir quelque transformation radicale, que le passage au tout
génétique, loin de signifier la fin de toute prétention politique
devant l'irruption des cyborgs à la fois détestés et désirés (désirables
parce que détestables) a poussé la biologie là où la physique nucléaire
avait poussé la physique. De même, en effet, qu'en étendant à la
totalité de la planète l'impact virtuel de la menace atomique les
physiciens avaient ramené leur discipline au cœur de l'activité
stratégique et politique - au point que le pouvoir de lier et de
délier s'est identifié pendant cinquante ans à celui d'appuyer sur
le bouton rouge -, de même, en allant jusqu'aux constituants élémentaires
des lignées, les biologistes obligent l'expression politique à reprendre
à son compte ce qui avait toujours été son lot mais que la période
moderniste lui avait fait quelque peu oublié : la vie de la Cité
c'est la Cité de la vie. Dans les deux cas il devient clair qu'on
ne peut laisser la vie publique ni aux physiciens ni aux biologistes.
Tant qu'ils ne remuaient que des aspects périphériques du pouvoir
on pouvait les laisser dans leurs laboratoires et les utiliser comme
experts s'ils touchent aux noyaux (nucléaires, génétiques ou imaginaires)
de la vie publique, alors il faut commencer à reprendre les choses
en main. Pas plus qu'il n'y a eu, dans les années soixante, une
« phusipolitique » il n'y a dans les années quatre-vingt-dix une
« biopolitique ».
L'erreur de diagnostic me paraît dû à une idée fausse concernant
l'histoire moderne : on s'imagine toujours qu'en manipulant des
propriétés toujours plus intimes de la matière, l'époque contemporaine
s'émancipe toujours de son passé anthropologique ; que la manipulation
de l'ADN éloigne davantage un biologiste moléculaire de ses ancêtres
du néolithique qu'un sélecteur traditionnel par hybridation de petits
pois. Or, c'est exactement l'inverse, en descendant plus bas dans
les composants, en prenant en compte des propriétés plus intimes,
les chercheurs actuels s'enfoncent bien davantage que leurs prédécesseurs
modernistes dans la chaîne du vivant et, par un détour qui ne surprendra
pas l'anthropologue, rejoignent davantage les préoccupations de
l'humanité commune : il y a d'après moi plus de ressemblance entre
un numéricien simulant l'hiver nucléaire et nos ancêtres tant moqués
qui liaient le sort du climat à la qualité de leur vie politique,
qu'un physicien scientiste du siècle dernier n'en avait tant avec
ses ancêtres qu'avec ses descendants ; la similitude est plus forte
entre un biochimiste tremblant de manipuler les cellules germinales
d'un embryon pour soigner des vieillards Parkinsoniens et un Arapesh
ou un Achuar qu'ils n'en ont tous deux avec un moderniste à la fois
enthousiaste et désespéré comme Monod ou un fondamentaliste fanatique
comme Dawkins. Les contemporains comme les anciens savent en effet
qu'ils prennent en charge la totalité du vivant dans la vie publique
et qu'il convient donc de trembler, les modernistes gavés d'ignorance
et d'espoir se croient les premiers dans l'histoire du monde qui
n'ont plus besoin de faire attention ni de prendre des précautions.
Mais la modernité fut une parenthèse, elle ne dit rien sur ce qui
s'est passé durant cette brève période de l'histoire. Il n'y a qu'un
rapport de synonymie entre les biologies et les physiques d'aujourd'hui
et la biologie et la physique de l'épisode moderniste.
Contre l'hypothèse du biopouvoir, nous revenons, me semble-t-il,
à l'humanité commune, c'est-à-dire une définition de la politique
comme « cosmopolitique » pour reprendre la belle expression d'Isabelle
Stengers. Loin d'être les témoins du remplacement du langage politique
par les raccourcis foudroyants de la biologie, de la médecine, de
la génétique ou de l'hygiène, nous assistons partout à la prolifération
des anticorps de la politique qui digèrent de mille façons imprévues
les diktats de la nature pour en faire à nouveau les ingrédients
essentiels de la vie publique.
[1] Evelyn Fox-Keller, Le rôle de la métaphore dans les progrès
de la biologie, Institut Sanofi-Synthélabo, 1999
[2] Lion Murard et Pierre Zilberman, L'hygiène dans la République,
Fayard, 1996.
[3] D.J. Kevles, Au nom de l'eugénisme, Presses Universitaires
de France, 1995.
[4] Anne-Christine Taylor, La remontée de l'Amazone, EHESS, 1993.
[5] Pierre Lemonnier, La production du social, Fayard, 1999,
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