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Origine : http://www.univ-tours.fr/ash/polycop/philo/chevalley/foucault/02.htm
Thèse principale de Foucault, écrite pour l'essentiel
pendant son séjour à Uppsala entre 1955 et 1958. Soutenue
en mai 1961 sous le titre de Folie et déraison. Publiée
(difficilement) en 1961, avec une première préface (reprise
dans DE I). Rééditée en 1972 avec une seconde
préface (sur ce que c'est qu'un livre) et deux Appendices:
"La folie, l'absence d'œuvre" (article paru en 1964
dans La Table ronde; en partie conçu pour répondre à
certaines objections de Henri Gouhier formulées lors de la
soutenance), et "Mon corps, ce papier, ce feu" (réponse
aux objections présentées par Jacques Derrida dans sa
conférence de 1963, reprise dans Ecriture et différence
en 1967).
Hypothèses directrices
On peut résumer abruptement les hypothèses du livre
de la façon suivante.
Pendant la Renaissance la folie vient au premier plan, prenant le
relais de la lèpre et de la hantise de la mort, et deux attitudes
fondamentales coexistent: une attitude "tragique" et une
attitude "critique".
Puis vient l'âge classique (XVIIe siècle), pendant
lequel les fous cessent d'être omniprésents dans l'espace
social pour être enfermés dans un lieu particulier,
l'Hôpital général. Sont enfermés en même
temps que les fous les pauvres, les mendiants, les débauchés.
Ce "grand renfermement", dit Foucault, est le corollaire
du partage raison-déraison qui se fait explicitement en philosophie
avec le "moment cartésien".
Une fois enfermé, le fou peut devenir objet de savoir. A
la fin du XVIIIe siècle, la folie devient "maladie mentale",
l'asile apparaît , l'internement est médicalisé,
la science psychiatrique commence à se développer.
On va observer les malades mentaux, les faire écrire (d'où
le nombre de textes écrits par des fous à cette époque),
les traiter, souvent de manière terrible, les exhiber. Triomphe
de l'attitude "critique", qui dure jusqu'à nos
jours.
Au XIXe siècle et au Xxe enfin, on voit ressurgir la folie
sous la forme de la conscience tragique, en art (de Goya à
Van Gogh), en philosophie (Nietzsche), en littérature (Artaud).
Divergence maximale entre les deux attitudes qui coexistaient à
la Renaissance.
L'histoire de la folie comme généalogie d'une
expérience sociale, morale, imaginaire
Ces thèses donnent la ligne générale du livre,
quoique de façon très sommaire. Mais on peut souligner
tout de suite que l'Histoire de la folie procède de l'idée,
essentielle dans toute l'œuvre de Foucault, que les partages
fondamentaux se font originairement dans une expérience indifférenciée,
non reconnue et non vécue comme telle, qui est une expérience
de violence extrême. Il s'agit en effet pour Foucault non
pas de faire l'histoire de la science psychiatrique - vue, par exemple,
comme "science nouvelle" -, mais de faire une histoire
"du contexte social, moral et imaginaire dans lequel elle s'est
développée" (lettre à Stirn Lindroth du
10 août 1957): "Car il me semble que jusqu'au XIXe siècle,
pour ne pas dire jusqu'à maintenant, il n'y a pas eu de savoir
objectif de la folie, mais seulement la formulation, en termes d'analogie
scientifique, d'une certaine expérience (morale, sociale,
etc.) de la Déraison" (cité in Eribon, p. 107).
La première Préface, celle de 1961, détermine
ainsi l'objet presque insaisissable du livre comme étant
la recherche d'un "degré zéro de la folie":
"Pascal: "Les hommes sont si nécessairement fous
que ce serait être fou par un autre tour de folie de n'être
pas fou". Et cet autre texte, de Dostoïevski, dans le
Journal d'un écrivain: "Ce n'est pas en enfermant son
voisin qu'on se convainc de son propre bon sens". Il faut faire
l'histoire de cet autre tour de folie - de cet autre tour par lequel
les hommes, dans le geste de raison souveraine qui enferme leur
voisin, communiquent et se reconnaissent, à travers le langage
sans merci de la non-folie; retrouver le moment de cette conjuration,
avant qu'elle n'ait été définitivement établie
dans le règne de la vérité, avant qu'elle n'ait
été ranimée par le lyrisme de la protestation.
Tâcher de rejoindre, dans l'histoire, ce degré zéro
de l'histoire de la folie, où elle est expérience
indifférenciée, expérience non encore partagée
du partage lui-même. Décrire, dès l'origine
de sa courbure, cet "autre tour" qui, de part et d'autre
de son geste, laisse retomber, choses désormais extérieures,
sourdes à tout échange, et comme mortes l'une à
l'autre, la Raison et la Folie".
L'Histoire de la folie, c'est donc la tentative de retrouver cette
expérience indifférenciée, non reconnue et
non vécue comme telle, et qui est elle-même une autre
forme de "folie". Cette expérience est liée
à la concomitance entre l'instauration de la raison comme
souveraine et le geste de l'enfermement du "voisin", le
second venant légitimer la première puisque c'est
en communiquant dans le langage "sans merci" de leur rationalité
pensée comme "non-folie" que les hommes se confortent
dans la puissance ainsi acquise. Ainsi l'instauration de la rationalité
n'a-t-elle rien d'un acte pur, neutre, objectif - elle est plutôt
l'instauration d'une forme particulière, nouvelle, de violence.
La violence de la raison
L'idée qu'il existe une violence propre à la raison
elle-même a été tellement commentée,
déformée, affaiblie en poses subversives et caricaturée
qu'il est difficile aujourd'hui d'en faire voir la signification
philosophique. Il faut donc oublier toutes les modes que Foucault
a suscitées et tirer des textes ce qu'ils contiennent effectivement.
En l'occurrence: bien moins une critique du rationalisme des Lumières
qui procéderait de la promotion d'un quelconque irrationalisme
de principe Lumières (ne pas oublier l'éloge que fera
Foucault du "siècle de la critique"), que l'idée
générale qu'il existe, à l'origine de nos classifications
(fous et non fous, honnêtes et malhonnêtes, etc.), une
expérience qui est celle d'un groupe social et qui ne relève
ni de la décision, ni même de la formulation linguistique.
Expérience d'un partage qui est elle-même non encore
partagée, et indifférenciée. Expérience
qui est geste. Montrer quelqu'un du doigt et dire: celui-là
est fou. Geste, ou cri, hurlement: ainsi s'agissant du langage,
dont Foucault envisage, dans les extraordinaires Sept Propos sur
le Septième Ange, qu'il s'est formé à coups
d'analogies, de ressemblances d'abord primitives, entre les sons
émis par des foules en proie à la colère, à
la passion, à la faim, à tout sauf à la décision
d'instituer des conventions symboliques, ou un contrat politique.
Au degré zéro de l'histoire, il n'y aurait que des
"conjurations". C'est ensuite seulement que les partages
effectués par ces conjurations seraient "définitivement
établis dans le règne de la vérité"
- ensuite seulement que les décisions conscientes prises
par les hommes au sujet de ce qui est vrai et de ce qui est faux
institueraient tel ou tel régime de vérité,
qui viendrait justifier rétroactivement le partage originaire.
N. B. Bien voir que les termes d'origine ou d'originaire ne sont
pas à prendre en un sens strictement historique, au sens
où il y aurait une telle origine fixée dans la violence,
une fois pour toutes, au début de notre histoire collective.
En réalité, ces origines se répètent,
d'une part en chacun de nous, d'autre part dans chaque groupe social
constitué, à propos des situations nouvelles qui se
présentent. A l'égard de l'autre, nos grandes classifications
sont ainsi la répétition ou la modification des expériences
de partages dont nous avons hérité (racisme, moralité,
manières de table (cf. Lévi-Strauss), façons
de faire l'amour, etc.).
Dès le début, donc, Foucault recherche les traces
d'une expérience qui serait non formulée, violente,
et légitimée après-coup par la constitutions
de savoirs présentés comme "vrais". "Est
constitutif le geste qui partage la folie, et non la science qui
s'établit, ce partage une fois fait, dans le calme revenu
(…) Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la
raison sur la folie, n'a pu s'établir que sur un tel silence
(…). Je n'ai pas voulu faire l'histoire de ce langage, plutôt
l'archéologie de ce silence" (Folie et Déraison,
Préface, p. i-v). Il faut "faire une histoire des limites
- ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès
qu'accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui
sera pour elle l'Extérieur; et tout au long de son histoire,
ce vide creux, cet espace blanc par lequel elle s'isole la désigne
tout autant que ses valeurs (…). Interroger une culture sur
ses expériences limites, c'est la questionner aux confins
de l'histoire, sur un déchirement qui est comme la naissance
même de son histoire" (ibid., p. ix).
A contrario, pour Foucault, mais cela n'est pas encore explicite
au début des années 1960, le travail propre de l'intellectuel
consiste à retrouver ces violences originaires sous le consensus
tacite qui les protège, à les faire émerger,
à les critiquer, et enfin à leur opposer une éthique
de l'individu.
Note sur la non-préface de 1972
En 1972, pour la réédition de Histoire de la folie,
Foucault écrira une "non-préface". C'est
une seconde préface dans laquelle il explique qu'il ne saurait,
précisément, écrire une seconde préface,
mais seulement supprimer l'ancienne. Le paradoxe est conscient,
naturellement: "--Mais vous venez de faire une préface.
-- Du moins est-elle courte". Mais sous le paradoxe, il y a
une nouvelle version de ce que dit Platon au sujet de l'existence
libre des écrits démunis de leur "père".
Qu'est-ce qu'un livre? demande Foucault. Et il répond: un
livre n'est pas la propriété de celui qui l'écrit.
Moi qui en ai tracé les phrases, je n'ai pas à m'instituer
dans un rôle de monarque, une tyrannie d'auteur. Je n'ai pas
à dire au lecteur: "mon intention doit être votre
précepte; vous plierez votre lecture, vos analyses, vos critiques,
à ce que j'ai voulu faire (…) Je suis le monarque des
choses que j'ai dites et je garde sur elles une éminente
souveraineté: celle de mon intention et du sens que j'ai
voulu leur donner" (p. 8). Et si je n'ai pas à faire
tout cela, alors je n'ai pas non plus à écrire une
préface, où j'expliquerais cette intention.
Si un livre n'est pas la propriété de son auteur,
qu'est-il? Il est un événement. "Evénement
minuscule, petit objet maniable". Et dès lors "pris
dans un jeu incessant de répétitions; ses doubles,
autour de lui et bien loin de lui, se mettent à fourmiller;
chaque lecture lui donne, pour un instant, un corps impalpable et
unique; des fragments de lui-même circulent qu'on fait valoir
pour lui, qui passent pour le contenir presque tout entier, en lesquels
finalement il lui arrive de trouver refuge; les commentaires le
dédoublent, autres discours où il doit enfin paraître
lui-même, avouer ce qu'il a refusé de dire, se délivrer
de ce que, bruyamment, il feignait d'être". (p. 7). Un
livre n'est que cela: un événement, quelque chose
qui arrive dans le discours, avec plein de doubles autour (ou pas
du tout). "Je voudrais qu'un livre ne se donne pas lui-même
ce statut de texte auquel la pédagogie ou la critique sauront
bien le réduire; mais qu'il ait la désinvolture de
se présenter comme discours: à la fois bataille et
arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure,
conjonctures et vestiges, rencontre irrégulière et
scène répétable" (p. 8).
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